Jean-Paul II

264e pape ; de 1978 à 2005

14 septembre 1998

Lettre encyclique Fides et Ratio

Sur les rapports entre la foi et la raison

Table des matières

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 14 sep­tembre 1998,
fête de la Croix glo­rieuse, en la ving­tième année de mon Pontificat.

Vénérés Frères dans l’é­pis­co­pat, salut et Bénédiction apostolique !

LA FOI ET LA RAISON sont comme les deux ailes qui per­mettent à l’es­prit humain de s’é­le­ver vers la contem­pla­tion de la véri­té. C’est Dieu qui a mis au cœur de l’homme le désir de connaître la véri­té et, au terme, de Le connaître lui-​même afin que, Le connais­sant et L’aimant, il puisse atteindre la pleine véri­té sur lui-​même (cf. Ex 33, 18 ; Ps 27 [26], 8–9 ; 63 [62], 2–3 ; Jn 14, 8 ; 1 Jn 3, 2).

INTRODUCTION – « CONNAIS-​TOI TOI-MÊME »

1. En Orient comme en Occident, on peut dis­cer­ner un par­cours qui, au long des siècles, a ame­né l’hu­ma­ni­té à s’ap­pro­cher pro­gres­si­ve­ment de la véri­té et à s’y confron­ter. C’est un par­cours qui s’est dérou­lé — il ne pou­vait en être autre­ment — dans le champ de la conscience per­son­nelle de soi : plus l’homme connaît la réa­li­té et le monde, plus il se connaît lui-​même dans son uni­ci­té, tan­dis que devient tou­jours plus pres­sante pour lui la ques­tion du sens des choses et de son exis­tence même. Ce qui se pré­sente comme objet de notre connais­sance fait par là-​même par­tie de notre vie. Le conseil Connais-​toi toi-​même était sculp­té sur l’ar­chi­trave du temple de Delphes, pour témoi­gner d’une véri­té fon­da­men­tale qui doit être prise comme règle mini­mum par tout homme dési­reux de se dis­tin­guer, au sein de la créa­tion, en se qua­li­fiant comme « homme » pré­ci­sé­ment parce qu’il « se connaît lui-même ».

Un simple regard sur l’his­toire ancienne montre d’ailleurs clai­re­ment qu’en diverses par­ties de la terre, mar­quées par des cultures dif­fé­rentes, naissent en même temps les ques­tions de fond qui carac­té­risent le par­cours de l’exis­tence humaine : Qui suis-​je ? D’où viens-​je et où vais-​je ? Pourquoi la pré­sence du mal ? Qu’y aura-​t-​il après cette vie ? Ces inter­ro­ga­tions sont pré­sentes dans les écrits sacrés d’Israël, mais elles appa­raissent éga­le­ment dans les Védas ain­si que dans l’Avesta ; nous les trou­vons dans les écrits de Confucius et de Lao Tseu, comme aus­si dans la pré­di­ca­tion des Tirthankaras et de Bouddha ; ce sont encore elles que l’on peut recon­naître dans les poèmes d’Homère et dans les tra­gé­dies d’Euripide et de Sophocle, de même que dans les trai­tés phi­lo­so­phiques de Platon et d’Aristote. Ces ques­tions ont une source com­mune : la quête de sens qui depuis tou­jours est pres­sante dans le cœur de l’homme, car de la réponse à ces ques­tions dépend l’o­rien­ta­tion à don­ner à l’existence.

2. L’Eglise n’est pas étran­gère à ce par­cours de recherche, et elle ne peut l’être. Depuis que, dans le Mystère pas­cal, elle a reçu le don de la véri­té ultime sur la vie de l’homme, elle est par­tie en pèle­ri­nage sur les routes du monde pour annon­cer que Jésus Christ est « le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). Parmi les divers ser­vices qu’elle doit offrir à l’hu­ma­ni­té, il y en a un qui engage sa res­pon­sa­bi­li­té d’une manière tout à fait par­ti­cu­lière : c’est la dia­co­nie de la véri­té.[1] D’une part, cette mis­sion fait par­ti­ci­per la com­mu­nau­té des croyants à l’ef­fort com­mun que l’hu­ma­ni­té accom­plit pour atteindre la véri­té [2] et, d’autre part, elle l’o­blige à prendre en charge l’an­nonce des cer­ti­tudes acquises, tout en sachant que toute véri­té atteinte n’est jamais qu’une étape vers la pleine véri­té qui se mani­fes­te­ra dans la révé­la­tion ultime de Dieu : « Nous voyons, à pré­sent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. À pré­sent, je connais d’une manière par­tielle ; mais alors je connaî­trai comme je suis connu » (1 Co 13, 12).

3. L’homme pos­sède de mul­tiples res­sources pour sti­mu­ler le pro­grès dans la connais­sance de la véri­té, de façon à rendre son exis­tence tou­jours plus humaine. Parmi elles res­sort la phi­lo­so­phie, qui contri­bue direc­te­ment à poser la ques­tion du sens de la vie et à en ébau­cher la réponse ; elle appa­raît donc comme l’une des tâches les plus nobles de l’hu­ma­ni­té. Le mot phi­lo­so­phie, selon l’é­ty­mo­lo­gie grecque, signi­fie « amour de la sagesse ». En effet, la phi­lo­so­phie est née et s’est déve­lop­pée au moment où l’homme a com­men­cé à s’in­ter­ro­ger sur le pour­quoi des choses et sur leur fin. Sous des modes et des formes dif­fé­rentes, elle montre que le désir de véri­té fait par­tie de la nature même de l’homme. C’est une pro­prié­té innée de sa rai­son que de s’in­ter­ro­ger sur le pour­quoi des choses, même si les réponses don­nées peu à peu s’ins­crivent dans une pers­pec­tive qui met en évi­dence la com­plé­men­ta­ri­té des dif­fé­rentes cultures dans les­quelles vit l’homme.

La forte inci­dence qu’a eue la phi­lo­so­phie dans la for­ma­tion et dans le déve­lop­pe­ment des cultures en Occident ne doit pas nous faire oublier l’in­fluence qu’elle a exer­cée aus­si dans les manières de conce­voir l’exis­tence dont vit l’Orient. Tout peuple pos­sède en effet sa propre sagesse autoch­tone et ori­gi­nelle qui, en tant que richesse cultu­relle authen­tique, tend à s’ex­pri­mer et à mûrir éga­le­ment sous des formes typi­que­ment phi­lo­so­phiques. Que cela soit vrai, on en a pour preuve le fait qu’une forme fon­da­men­tale de savoir phi­lo­so­phique, pré­sente jus­qu’à nos jours, peut être iden­ti­fiée jusque dans les pos­tu­lats dont s’ins­pirent les diverses légis­la­tions natio­nales et inter­na­tio­nales pour éta­blir les règles de la vie sociale.

4. Il faut en tout cas obser­ver que der­rière un mot unique se cachent des sens dif­fé­rents. Une expli­ci­ta­tion pré­li­mi­naire est donc néces­saire. Poussé par le désir de décou­vrir la véri­té der­nière de l’exis­tence, l’homme cherche à acqué­rir les connais­sances uni­ver­selles qui lui per­mettent de mieux se com­prendre et de pro­gres­ser dans la réa­li­sa­tion de lui-​même. Les connais­sances fon­da­men­tales découlent de l’é­mer­veille­ment sus­ci­té en lui par la contem­pla­tion de la créa­tion : l’être humain est frap­pé d’ad­mi­ra­tion en décou­vrant qu’il est insé­ré dans le monde, en rela­tion avec d’autres êtres sem­blables à lui dont il par­tage la des­ti­née. Là com­mence le par­cours qui le condui­ra ensuite à la décou­verte d’ho­ri­zons tou­jours nou­veaux de connais­sance. Sans émer­veille­ment, l’homme tom­be­rait dans la répé­ti­ti­vi­té et, peu à peu, il devien­drait inca­pable d’une exis­tence vrai­ment personnelle.

La capa­ci­té spé­cu­la­tive, qui est propre à l’in­tel­li­gence humaine, conduit à éla­bo­rer, par l’ac­ti­vi­té phi­lo­so­phique, une forme de pen­sée rigou­reuse et à construire ain­si, avec la cohé­rence logique des affir­ma­tions et le carac­tère orga­nique du conte­nu, un savoir sys­té­ma­tique. Grâce à ce pro­ces­sus, on a atteint, dans des contextes cultu­rels dif­fé­rents et à des époques diverses, des résul­tats qui ont conduit à l’é­la­bo­ra­tion de vrais sys­tèmes de pen­sée. Historiquement, cela a sou­vent expo­sé à la ten­ta­tion de consi­dé­rer un seul cou­rant comme la tota­li­té de la pen­sée phi­lo­so­phique. Il est cepen­dant évident qu’entre en jeu, dans ces cas, une cer­taine « superbe phi­lo­so­phique » qui pré­tend éri­ger sa propre pers­pec­tive impar­faite en lec­ture uni­ver­selle. En réa­li­té, tout sys­tème phi­lo­so­phique, même tou­jours res­pec­té dans son inté­gra­li­té sans aucune sorte d’ins­tru­men­ta­li­sa­tion, doit recon­naître la prio­ri­té de la pen­sée phi­lo­so­phique d’où il tire son ori­gine et qu’il doit ser­vir d’une manière cohérente.

En ce sens, il est pos­sible de recon­naître, mal­gré les chan­ge­ments au cours des temps et les pro­grès du savoir, un noyau de notions phi­lo­so­phiques dont la pré­sence est constante dans l’his­toire de la pen­sée. Que l’on songe, à seul titre d’exemple, aux prin­cipes de non-​contradiction, de fina­li­té, de cau­sa­li­té, et de même à la concep­tion de la per­sonne comme sujet libre et intel­li­gent, et à sa capa­ci­té de connaître Dieu, la véri­té, le bien ; que l’on songe éga­le­ment à cer­taines normes morales fon­da­men­tales qui s’a­vèrent com­mu­né­ment par­ta­gées. Ces thèmes et d’autres encore montrent que, indé­pen­dam­ment des cou­rants de pen­sée, il existe un ensemble de notions où l’on peut recon­naître une sorte de patri­moine spi­ri­tuel de l’hu­ma­ni­té. C’est comme si nous nous trou­vions devant une phi­lo­so­phie impli­cite qui fait que cha­cun se sent pos­ses­seur de ces prin­cipes, fût-​ce de façon géné­rale et non réflé­chie. Ces notions, pré­ci­sé­ment parce qu’elles sont par­ta­gées dans une cer­taine mesure par tous, devraient consti­tuer des réfé­rences pour les diverses écoles phi­lo­so­phiques. Quand la rai­son réus­sit à sai­sir et à for­mu­ler les prin­cipes pre­miers et uni­ver­sels de l’être et à faire cor­rec­te­ment décou­ler d’eux des conclu­sions cohé­rentes d’ordre logique et moral, on peut alors par­ler d’une rai­son droite ou, comme l’ap­pe­laient les anciens, de orthòs logos, rec­ta ratio.

5. L’Eglise, pour sa part, ne peut qu’ap­pré­cier les efforts de la rai­son pour atteindre des objec­tifs qui rendent l’exis­tence per­son­nelle tou­jours plus digne. Elle voit en effet dans la phi­lo­so­phie le moyen de connaître des véri­tés fon­da­men­tales concer­nant l’exis­tence de l’homme. En même temps, elle consi­dère la phi­lo­so­phie comme une aide indis­pen­sable pour appro­fon­dir l’in­tel­li­gence de la foi et pour com­mu­ni­quer la véri­té de l’Évangile à ceux qui ne la connaissent pas encore.

Faisant donc suite à des ini­tia­tives ana­logues de mes pré­dé­ces­seurs, je désire moi aus­si por­ter mon regard vers cette acti­vi­té par­ti­cu­lière de la rai­son. J’y suis inci­té par le fait que, de nos jours sur­tout, la recherche de la véri­té ultime appa­raît sou­vent occul­tée. Sans aucun doute, la phi­lo­so­phie moderne a le grand mérite d’a­voir concen­tré son atten­tion sur l’homme. A par­tir de là, une rai­son char­gée d’in­ter­ro­ga­tions a déve­lop­pé davan­tage son désir d’a­voir une connais­sance tou­jours plus éten­due et tou­jours plus pro­fonde. Ainsi ont été bâtis des sys­tèmes de pen­sée com­plexes, qui ont don­né des fruits dans les divers ordres du savoir, favo­ri­sant le déve­lop­pe­ment de la culture et de l’his­toire. L’anthropologie, la logique, les sciences de la nature, l’his­toire, le lan­gage…, d’une cer­taine manière, c’est l’u­ni­vers entier du savoir qui a été embras­sé. Les résul­tats posi­tifs qui ont été atteints ne doivent tou­te­fois pas ame­ner à négli­ger le fait que cette même rai­son, occu­pée à enquê­ter d’une façon uni­la­té­rale sur l’homme comme sujet, semble avoir oublié que celui-​ci est éga­le­ment tou­jours appe­lé à se tour­ner vers une véri­té qui le trans­cende. Sans réfé­rence à cette der­nière, cha­cun reste à la mer­ci de l’ar­bi­traire, et sa condi­tion de per­sonne finit par être éva­luée selon des cri­tères prag­ma­tiques fon­dés essen­tiel­le­ment sur le don­né expé­ri­men­tal, dans la convic­tion erro­née que tout doit être domi­né par la tech­nique. Il est ain­si arri­vé que, au lieu d’ex­pri­mer au mieux la ten­sion vers la véri­té, la rai­son, sous le poids de tant de savoir, s’est repliée sur elle-​même, deve­nant, jour après jour, inca­pable d’é­le­ver son regard vers le haut pour oser atteindre la véri­té de l’être. La phi­lo­so­phie moderne, oubliant d’o­rien­ter son enquête vers l’être, a concen­tré sa recherche sur la connais­sance humaine. Au lieu de s’ap­puyer sur la capa­ci­té de l’homme de connaître la véri­té, elle a pré­fé­ré sou­li­gner ses limites et ses conditionnements.

Il en est résul­té diverses formes d’ag­nos­ti­cisme et de rela­ti­visme qui ont conduit la recherche phi­lo­so­phique à s’é­ga­rer dans les sables mou­vants d’un scep­ti­cisme géné­ral. Puis, récem­ment, ont pris de l’im­por­tance cer­taines doc­trines qui tendent à déva­lo­ri­ser même les véri­tés que l’homme était cer­tain d’a­voir atteintes. La plu­ra­li­té légi­time des posi­tions a cédé le pas à un plu­ra­lisme indif­fé­ren­cié, fon­dé sur l’af­fir­ma­tion que toutes les posi­tions se valent : c’est là un des symp­tômes les plus répan­dus de la défiance à l’é­gard de la véri­té que l’on peut obser­ver dans le contexte actuel. Certaines concep­tions de la vie qui viennent de l’Orient n’é­chappent pas, elles non plus, à cette réserve ; selon elles, en effet, on refuse à la véri­té son carac­tère exclu­sif, en par­tant du pré­sup­po­sé qu’elle se mani­feste d’une manière égale dans des doc­trines dif­fé­rentes, voire contra­dic­toires entre elles. Dans cette pers­pec­tive, tout devient simple opi­nion. On a l’im­pres­sion d’être devant un mou­ve­ment ondu­la­toire : tan­dis que, d’une part, la réflexion phi­lo­so­phique a réus­si à s’en­ga­ger sur la voie qui la rap­proche tou­jours plus de l’exis­tence humaine et de ses diverses expres­sions, elle tend d’autre part à déve­lop­per des consi­dé­ra­tions exis­ten­tielles, her­mé­neu­tiques ou lin­guis­tiques qui passent sous silence la ques­tion radi­cale concer­nant la véri­té de la vie per­son­nelle, de l’être et de Dieu. En consé­quence, on a vu appa­raître chez l’homme contem­po­rain, et pas seule­ment chez quelques phi­lo­sophes, des atti­tudes de défiance assez répan­dues à l’é­gard des grandes res­sources cog­ni­tives de l’être humain. Par fausse modes­tie, on se contente de véri­tés par­tielles et pro­vi­soires, sans plus cher­cher à poser des ques­tions radi­cales sur le sens et sur le fon­de­ment ultime de la vie humaine, per­son­nelle et sociale. En somme, on a per­du l’es­pé­rance de pou­voir rece­voir de la phi­lo­so­phie des réponses défi­ni­tives à ces questions.

6. Forte de la com­pé­tence qui lui vient du fait qu’elle est dépo­si­taire de la Révélation de Jésus Christ, l’Eglise entend réaf­fir­mer la néces­si­té de la réflexion sur la véri­té. C’est pour cette rai­son que j’ai déci­dé de m’a­dres­ser à vous, véné­rés Frères dans l’é­pis­co­pat avec les­quels je par­tage la mis­sion de « mani­fes­ter la véri­té » (2 Co 4, 2), ain­si qu’aux théo­lo­giens et aux phi­lo­sophes, aux­quels revient le devoir de s’en­qué­rir des dif­fé­rents aspects de la véri­té, et aus­si aux per­sonnes qui sont en recherche, pour faire part de quelques réflexions sur la voie qui conduit à la vraie sagesse, afin que tous ceux qui ont au cœur l’a­mour de la sagesse puissent s’en­ga­ger sur la bonne route qui per­met de l’at­teindre et trou­ver en elle la récom­pense de sa peine et la joie spirituelle.

Ce qui me porte à cette ini­tia­tive, c’est tout d’a­bord la conscience de ce qu’ex­prime le Concile Vatican II, quand il affirme que les évêques sont des « témoins de la véri­té divine et catho­lique ».[3] Témoigner de la véri­té est donc une tâche qui nous a été confiée, à nous évêques ; nous ne pou­vons y renon­cer sans man­quer au minis­tère que nous avons reçu. En réaf­fir­mant la véri­té de la foi, nous pou­vons redon­ner à l’homme de notre époque une authen­tique confiance en ses capa­ci­tés cog­ni­tives et lan­cer à la phi­lo­so­phie le défi de retrou­ver et de déve­lop­per sa pleine dignité.

Un autre motif m’in­cite à écrire ces réflexions. Dans l’en­cy­clique Veritatis splen­dor, j’ai atti­ré l’at­ten­tion sur « quelques véri­tés fon­da­men­tales de la doc­trine catho­lique, qui risquent d’être défor­mées ou reje­tées dans le contexte actuel ».[4] Par la pré­sente Encyclique, je vou­drais conti­nuer cette réflexion et concen­trer l’at­ten­tion sur le thème même de la véri­té et sur son fon­de­ment par rap­port à la foi. On ne peut nier en effet que cette période de chan­ge­ments rapides et com­plexes expose sur­tout les jeunes géné­ra­tions, aux­quelles appar­tient l’a­ve­nir et dont il dépend, à éprou­ver le sen­ti­ment d’être pri­vées d’au­then­tiques points de repères. L’exigence d’un fon­de­ment pour y édi­fier l’exis­tence per­son­nelle et sociale se fait sen­tir de manière pres­sante, sur­tout quand on est contraint de consta­ter le carac­tère frag­men­taire de pro­po­si­tions qui élèvent l’é­phé­mère au rang de valeur, dans l’illu­sion qu’il sera pos­sible d’at­teindre le vrai sens de l’exis­tence. Il arrive ain­si que beau­coup traînent leur vie presque jus­qu’au bord de l’a­bîme sans savoir vers quoi ils se dirigent. Cela dépend aus­si du fait que ceux qui étaient appe­lés par voca­tion à expri­mer dans des formes cultu­relles le fruit de leur spé­cu­la­tion ont par­fois détour­né leur regard de la véri­té, pré­fé­rant le suc­cès immé­diat à la peine d’une recherche patiente de ce qui mérite d’être vécu. La phi­lo­so­phie, qui a la grande res­pon­sa­bi­li­té de for­mer la pen­sée et la culture par l’ap­pel per­ma­nent à la recherche du vrai, doit retrou­ver vigou­reu­se­ment sa voca­tion ori­gi­nelle. C’est pour­quoi j’ai res­sen­ti non seule­ment l’exi­gence mais aus­si le devoir d’in­ter­ve­nir sur ce thème, pour que l’hu­ma­ni­té, au seuil du troi­sième mil­lé­naire de l’ère chré­tienne, prenne plus clai­re­ment conscience des grandes res­sources qui lui ont été accor­dées et s’en­gage avec un cou­rage renou­ve­lé dans la réa­li­sa­tion du plan de salut dans lequel s’ins­crit son histoire.

CHAPITRE I – LA RÉVÉLATION DE LA SAGESSE DE DIEU

Jésus révèle le Père

7. Au point de départ de toute réflexion que l’Eglise entre­prend, il y a la conscience d’être dépo­si­taire d’un mes­sage qui a son ori­gine en Dieu même (cf. 2 Co 4, 1–2). La connais­sance qu’elle pro­pose à l’homme ne lui vient pas de sa propre spé­cu­la­tion, fût-​ce la plus éle­vée, mais du fait d’a­voir accueilli la parole de Dieu dans la foi (cf. 1 Th 2, 13). A l’o­ri­gine de notre être de croyants se trouve une ren­contre, unique en son genre, qui a fait s’en­trou­vrir un mys­tère caché depuis les siècles (cf. 1 Co 2, 7 ; Rm 16, 25–26), mais main­te­nant révé­lé : « Il a plu à Dieu, dans sa bon­té et sa sagesse, de se révé­ler lui-​même et de faire connaître le mys­tère de sa volon­té (cf. Ep 1, 9), par lequel les hommes ont accès auprès du Père par le Christ, Verbe fait chair, dans l’Esprit Saint, et sont ren­dus par­ti­ci­pants de la nature divine »[5] C’est là une ini­tia­tive plei­ne­ment gra­tuite, qui part de Dieu pour rejoindre l’hu­ma­ni­té et la sau­ver. En tant que source d’a­mour, Dieu désire se faire connaître, et la connais­sance que l’homme a de Lui porte à son accom­plis­se­ment toute autre vraie connais­sance que son esprit est en mesure d’at­teindre sur le sens de son existence.

8. Reprenant presque lit­té­ra­le­ment l’en­sei­gne­ment don­né par la Constitution Dei Filius du Concile Vatican I et tenant compte des prin­cipes pro­po­sés par le Concile de Trente, la Constitution Dei Verbum de Vatican II a conti­nué le pro­ces­sus sécu­laire d’intel­li­gence de la foi et a réflé­chi sur la Révélation à la lumière de l’en­sei­gne­ment biblique et de l’en­semble de la tra­di­tion patris­tique. Au pre­mier Concile du Vatican, les Pères avaient sou­li­gné le carac­tère sur­na­tu­rel de la révé­la­tion de Dieu. La cri­tique ratio­na­liste, qui s’at­ta­quait alors à la foi en par­tant de thèses erro­nées et très répan­dues, por­tait sur la néga­tion de toute connais­sance qui ne serait pas le fruit des capa­ci­tés natu­relles de la rai­son. Ce fait avait obli­gé le Concile à réaf­fir­mer avec force que, outre la connais­sance propre de la rai­son humaine, capable par nature d’ar­ri­ver jus­qu’au Créateur, il existe une connais­sance qui est propre à la foi. Cette connais­sance exprime une véri­té fon­dée sur le fait même que Dieu se révèle, et c’est une véri­té très cer­taine car Dieu ne trompe pas et ne veut pas trom­per.[6]

9. Le Concile Vatican I enseigne donc que la véri­té atteinte par la voie de la réflexion phi­lo­so­phique et la véri­té de la Révélation ne se confondent pas, et que l’une ne rend pas l’autre super­flue : « Il existe deux ordres de connais­sance, dis­tincts non seule­ment par leur prin­cipe mais aus­si par leur objet. Par leur prin­cipe, puisque dans l’un c’est par la rai­son natu­relle et dans l’autre par la foi divine que nous connais­sons. Par leur objet, parce que, outre les véri­tés que la rai­son natu­relle peut atteindre, nous sont pro­po­sés à croire les mys­tères cachés en Dieu, qui ne peuvent être connus s’ils ne sont divi­ne­ment révé­lés ».[7] La foi, qui est fon­dée sur le témoi­gnage de Dieu et béné­fi­cie de l’aide sur­na­tu­relle de la grâce, est effec­ti­ve­ment d’un ordre dif­fé­rent de celui de la connais­sance phi­lo­so­phique. Celle-​ci, en effet, s’ap­puie sur la per­cep­tion des sens, sur l’ex­pé­rience, et elle se déve­loppe à la lumière de la seule intel­li­gence. La phi­lo­so­phie et les sciences évo­luent dans l’ordre de la rai­son natu­relle, tan­dis que la foi, éclai­rée et gui­dée par l’Esprit, recon­naît dans le mes­sage du salut la « plé­ni­tude de grâce et de véri­té » (cf. Jn 1, 14) que Dieu a vou­lu révé­ler dans l’his­toire et de manière défi­ni­tive par son Fils Jésus Christ (cf. 1 Jn 5, 9 ; Jn 5, 31–32).

10. Les Pères du Concile Vatican II, fixant leur regard sur Jésus qui révèle, ont mis en lumière le carac­tère sal­vi­fique de la révé­la­tion de Dieu dans l’his­toire et ils en ont expri­mé la nature dans les termes sui­vants : « Par cette révé­la­tion, le Dieu invi­sible (cf. Col 1, 15 ; 1 Tm 1, 17), dans son amour sur­abon­dant, s’a­dresse aux hommes comme à des amis (cf. Ex 33, 11 ; Jn 15, 14–15) et est en rela­tion avec eux (cf. Ba 3, 38), pour les invi­ter à la vie en com­mu­nion avec lui et les rece­voir en cette com­mu­nion. Cette éco­no­mie de la Révélation se réa­lise par des actions et des paroles intrin­sè­que­ment liées entre elles, si bien que les œuvres, accom­plies par Dieu dans l’his­toire du salut, mani­festent et cor­ro­borent la doc­trine et les réa­li­tés signi­fiées par les paroles, et que les paroles, de leur côté, pro­clament les œuvres et élu­cident le mys­tère qui y est conte­nu. Par cette révé­la­tion, la véri­té pro­fonde sur Dieu aus­si bien que sur le salut de l’homme se met à briller pour nous dans le Christ, qui est à la fois le Médiateur et la plé­ni­tude de toute la Révélation ».[8]

11. La révé­la­tion de Dieu s’ins­crit donc dans le temps et dans l’his­toire. Et même l’in­car­na­tion de Jésus Christ advient à la « plé­ni­tude du temps » (Ga 4, 4). Deux mille ans après cet évé­ne­ment, j’é­prouve le besoin de réaf­fir­mer avec force que, « dans le chris­tia­nisme, le temps a une impor­tance fon­da­men­tale ».[9] En lui, en effet, vient à la lumière toute l’œuvre de la créa­tion et du salut et sur­tout est mani­fes­té le fait que, par l’in­car­na­tion du Fils de Dieu, nous vivons et nous anti­ci­pons dès main­te­nant ce qui sera l’ac­com­plis­se­ment du temps (cf. He 1, 2).

La véri­té que Dieu a confiée à l’homme sur lui-​même et sur sa vie s’ins­crit donc dans le temps et dans l’his­toire. Il est cer­tain qu’elle a été pro­non­cée une fois pour toutes dans le mys­tère de Jésus de Nazareth. La Constitution Dei Verbum le dit clai­re­ment : « Après avoir, à maintes reprises et sous bien des formes, par­lé par les pro­phètes, Dieu, « en ces jours qui sont les der­niers, nous a par­lé par son Fils » (He 1, 1–2). Il a, en effet, envoyé son Fils, à savoir le Verbe éter­nel qui éclaire tous les hommes, pour qu’il habi­tât par­mi les hommes et leur fît connaître les pro­fon­deurs de Dieu (cf. Jn 1, 1–18). Jésus Christ donc, Verbe fait chair, envoyé « comme homme vers les hommes », « pro­nonce les paroles de Dieu » (Jn 3, 34) et achève l’œuvre de salut que le Père lui a don­née à faire (cf. Jn 5, 36 ; 17, 4). C’est pour­quoi lui-​même — qui le voit, voit aus­si le Père (cf. Jn 14, 9) —, par toute sa pré­sence et par toute la mani­fes­ta­tion de lui-​même, par ses paroles et ses œuvres, par ses signes et ses miracles, mais sur­tout par sa mort et sa glo­rieuse résur­rec­tion d’entre les morts, enfin par l’en­voi de l’Esprit de véri­té, achève la Révélation en l’ac­com­plis­sant ».[10]

L’histoire consti­tue pour le peuple de Dieu un che­min à par­cou­rir entiè­re­ment, de façon que la véri­té révé­lée exprime en plé­ni­tude son conte­nu grâce à l’ac­tion constante de l’Esprit Saint (cf. Jn 16, 13). C’est encore une fois ce que dit la Constitution Dei Verbum quand elle affirme que « l’Eglise, tan­dis que les siècles s’é­coulent, tend constam­ment vers la plé­ni­tude de la divine véri­té, jus­qu’à ce que soient accom­plies en elle les paroles de Dieu ».[11]

12. L’histoire devient donc le lieu où nous pou­vons consta­ter l’ac­tion de Dieu en faveur de l’hu­ma­ni­té. Il nous rejoint en ce qui pour nous est le plus fami­lier et le plus facile à véri­fier parce que cela consti­tue notre cadre quo­ti­dien, sans lequel nous ne pour­rions nous comprendre.

L’incarnation du Fils de Dieu per­met de voir se réa­li­ser la syn­thèse défi­ni­tive que l’es­prit humain, à par­tir de lui-​même, n’au­rait même pas pu ima­gi­ner : l’Eternel entre dans le temps, le Tout se cache dans le frag­ment, Dieu prend le visage de l’homme. La véri­té expri­mée dans la révé­la­tion du Christ n’est donc plus enfer­mée dans un cadre ter­ri­to­rial et cultu­rel res­treint, mais elle s’ouvre à qui­conque, homme ou femme, veut bien l’ac­cueillir comme parole de valeur défi­ni­tive pour don­ner un sens à l’exis­tence. Or tous ont dans le Christ accès au Père ; en effet, par sa mort et sa résur­rec­tion, le Christ a don­né la vie divine que le pre­mier Adam avait refu­sée (cf. Rm 5, 12–15). Par cette Révélation est offerte à l’homme la véri­té ultime sur sa vie et sur le des­tin de l’his­toire : « En réa­li­té, le mys­tère de l’homme ne s’é­claire vrai­ment que dans le mys­tère du Verbe incar­né », affirme la Constitution Gaudium et spes[12] En dehors de cette pers­pec­tive, le mys­tère de l’exis­tence per­son­nelle reste une énigme inso­luble. Où l’homme pourrait-​il cher­cher la réponse à des ques­tions dra­ma­tiques comme celles de la souf­france, de la souf­france de l’in­no­cent et de la mort, sinon dans la lumière qui vient du mys­tère de la pas­sion, de la mort et de la résur­rec­tion du Christ ?

La rai­son devant le mystère

13. Il ne fau­dra pas oublier en tout cas que la Révélation demeure empreinte de mys­tère. Certes, par toute sa vie, Jésus révèle le visage du Père, puis­qu’il est venu pour faire connaître les pro­fon­deurs de Dieu;(13) et pour­tant la connais­sance que nous avons de ce visage est tou­jours mar­quée par un carac­tère frag­men­taire et par les limites de notre intel­li­gence. Seule la foi per­met de péné­trer le mys­tère, dont elle favo­rise une com­pré­hen­sion cohérente.

Le Concile déclare qu”« à Dieu qui révèle il faut appor­ter l’o­béis­sance de la foi ».[13] Par cette affir­ma­tion brève mais dense, est expri­mée une véri­té fon­da­men­tale du chris­tia­nisme. On dit tout d’a­bord que la foi est une réponse d’o­béis­sance à Dieu. Cela implique qu’Il soit recon­nu dans sa divi­ni­té, dans sa trans­cen­dance et dans sa liber­té suprême. Le Dieu qui se fait connaître dans l’au­to­ri­té de sa trans­cen­dance abso­lue apporte aus­si des motifs pour la cré­di­bi­li­té de ce qu’il révèle. Par la foi, l’homme donne son assen­ti­ment à ce témoi­gnage divin. Cela signi­fie qu’il recon­naît plei­ne­ment et inté­gra­le­ment la véri­té de ce qui est révé­lé parce que c’est Dieu lui-​même qui s’en porte garant. Cette véri­té, don­née à l’homme et que celui-​ci ne pour­rait exi­ger, s’ins­crit dans le cadre de la com­mu­ni­ca­tion inter­per­son­nelle et incite la rai­son à s’ou­vrir à elle et à en accueillir le sens pro­fond. C’est pour cela que l’acte par lequel l’homme s’offre à Dieu a tou­jours été consi­dé­ré par l’Eglise comme un moment de choix fon­da­men­tal où toute la per­sonne est impli­quée. L’intelligence et la volon­té s’exercent au maxi­mum de leur nature spi­ri­tuelle pour per­mettre au sujet d’ac­com­plir un acte dans lequel la liber­té per­son­nelle est plei­ne­ment vécue.(15) Dans la foi, la liber­té n’est donc pas seule­ment pré­sente, elle est exi­gée. Et c’est même la foi qui per­met à cha­cun d’ex­pri­mer au mieux sa liber­té. Autrement dit, la liber­té ne se réa­lise pas dans les choix qui sont contre Dieu. Comment, en effet, le refus de s’ou­vrir vers ce qui per­met la réa­li­sa­tion de soi-​même pourrait-​il être consi­dé­ré comme un usage authen­tique de la liber­té ? C’est lors­qu’elle croit que la per­sonne pose l’acte le plus signi­fi­ca­tif de son exis­tence ; car ici la liber­té rejoint la cer­ti­tude de la véri­té et décide de vivre en elle.

Les signes pré­sents dans la Révélation viennent aus­si en aide à la rai­son qui cherche l’in­tel­li­gence du mys­tère. Ils servent à effec­tuer plus pro­fon­dé­ment la recherche de la véri­té et à per­mettre que l’es­prit, de façon auto­nome, scrute l’in­té­rieur même du mys­tère. En tout cas, si, d’un côté, ces signes donnent plus de force à la rai­son parce qu’ils lui per­mettent de mener sa recherche à l’in­té­rieur du mys­tère par ses propres moyens, dont elle est jalouse à juste titre, d’un autre côté ils l’in­vitent à trans­cen­der leur réa­li­té de signes pour en rece­voir la signi­fi­ca­tion ulté­rieure dont ils sont por­teurs. En eux est donc déjà pré­sente une véri­té cachée à laquelle l’es­prit est ren­voyé et qu’il ne peut igno­rer sans détruire le signe même qui lui est proposé.

On est ren­voyé là, d’une cer­taine façon, à la pers­pec­tive sacra­men­telle de la Révélation et, en par­ti­cu­lier, au signe eucha­ris­tique dans lequel l’u­ni­té indi­vi­sible entre la réa­li­té et sa signi­fi­ca­tion per­met de sai­sir la pro­fon­deur du mys­tère. Dans l’Eucharistie, le Christ est véri­ta­ble­ment pré­sent et vivant, il agit par son Esprit, mais, comme l’a­vait bien dit saint Thomas, « tu ne le com­prends ni ne le vois ; mais la foi vive, elle, l’af­firme, en dépas­sant la nature. Par-​dessous la double appa­rence, signe elle-​même d’autre chose, vit la réa­li­té sainte »[14] Le phi­lo­sophe Pascal lui fait écho : « Comme Jésus Christ est demeu­ré incon­nu par­mi les hommes, ain­si sa véri­té demeure par­mi les opi­nions com­munes, sans dif­fé­rence à l’ex­té­rieur. Ainsi l’Eucharistie par­mi le pain com­mun ».[15]

En somme, la connais­sance de foi n’an­nule pas le mys­tère ; elle ne fait que le rendre plus évident et le mani­fes­ter comme un fait essen­tiel pour la vie de l’homme : le Christ Seigneur, « dans la révé­la­tion même du mys­tère du Père et de son amour, mani­feste plei­ne­ment l’homme à lui-​même et lui dévoile sa plus haute voca­tion »,[16] qui est de par­ti­ci­per au mys­tère de la vie tri­ni­taire de Dieu.[17]

14. L’enseignement des deux Conciles du Vatican ouvre éga­le­ment une véri­table pers­pec­tive de nou­veau­tés pour le savoir phi­lo­so­phique. La Révélation intro­duit dans l’his­toire un point de repère que l’homme ne peut igno­rer s’il veut arri­ver à com­prendre le mys­tère de son exis­tence ; mais, d’autre part, cette connais­sance ren­voie constam­ment au mys­tère de Dieu que l’es­prit ne peut explo­rer à fond mais seule­ment rece­voir et accueillir dans la foi. À l’in­té­rieur de ces deux moments, la rai­son dis­pose d’un espace par­ti­cu­lier qui lui per­met de cher­cher et de com­prendre, sans être limi­tée par rien d’autre que par sa fini­tude face au mys­tère infi­ni de Dieu.

La Révélation fait donc entrer dans notre his­toire une véri­té uni­ver­selle et ultime, qui incite l’es­prit de l’homme à ne jamais s’ar­rê­ter ; et même elle le pousse à élar­gir conti­nuel­le­ment les champs de son savoir tant qu’il n’a pas conscience d’a­voir accom­pli tout ce qui était en son pou­voir, sans rien négli­ger. Pour cette réflexion, nous sommes aidés par l’une des intel­li­gences les plus fécondes et les plus signi­fi­ca­tives de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, à laquelle la phi­lo­so­phie aus­si bien que la théo­lo­gie se font un devoir de se réfé­rer : saint Anselme. Dans son Proslogion, l’ar­che­vêque de Cantorbéry s’ex­prime ain­si : « Comme sou­vent, avec ardeur, je tour­nais ma pen­sée sur ce point, ce que je cher­chais par­fois me sem­blait pou­voir être déjà sai­si, et par­fois fuyait tout à fait le regard de mon esprit ; déses­pé­rant à la fin, je vou­lus ces­ser comme s’il s’a­gis­sait de recher­cher chose impos­sible à trou­ver. Mais, alors que je vou­lais abso­lu­ment exclure de moi cette pen­sée, de peur qu’en occu­pant vai­ne­ment mon esprit elle n’empêchât d’autres occu­pa­tions où je pusse pro­gres­ser, voi­là qu’elle com­men­ça, d’une impor­tu­ni­té cer­taine, à s’im­po­ser de plus en plus à moi, mal­gré mon refus et ma défense. […] Mais hélas, mal­heu­reux, un des autres mal­heu­reux fils d’Ève éloi­gnés de Dieu que je suis, qu’ai-​je entre­pris, qu’ai-​je ache­vé ? Où tendais-​je, où en suis-​je venu ? A quoi aspirais-​je, en quoi soupiré-​je ? […] Par suite, Seigneur, tu n’es pas seule­ment tel que plus grand ne peut être pen­sé, (non solum es quo maius cogi­ta­ri nequit), mais tu es quelque chose de plus grand qu’il ne se puisse pen­ser (quid­dam maius quam cogi­ta­ri pos­sit). […]. Si tu n’es pas cela même, il est pos­sible de pen­ser quelque chose de plus grand que toi, ce qui ne peut se faire ».[18]

15. La véri­té de la Révélation chré­tienne, que l’on trouve en Jésus de Nazareth, per­met à qui­conque de rece­voir le « mys­tère » de sa vie. Comme véri­té suprême, tout en res­pec­tant l’au­to­no­mie de la créa­ture et sa liber­té, elle l’en­gage à s’ou­vrir à la trans­cen­dance. Ici, le rap­port entre la liber­té et la véri­té devient suprême, et l’on com­prend plei­ne­ment la parole du Seigneur : « Vous connaî­trez la véri­té et la véri­té vous libé­re­ra » (Jn 8, 32).

La Révélation chré­tienne est la vraie étoile sur laquelle s’o­riente l’homme qui avance par­mi les condi­tion­ne­ments de la men­ta­li­té imma­nen­tiste et les impasses d’une logique tech­no­cra­tique ; elle est l’ul­time pos­si­bi­li­té offerte par Dieu pour retrou­ver en plé­ni­tude le pro­jet ori­gi­nel d’a­mour com­men­cé à la créa­tion. A l’homme qui désire connaître le vrai, s’il est encore capable de regar­der au-​delà de lui-​même et de lever son regard au-​delà de ses pro­jets, est don­née la pos­si­bi­li­té de retrou­ver un rap­port authen­tique avec sa vie, en sui­vant la voie de la véri­té. Les paroles du Deutéronome peuvent bien s’ap­pli­quer à cette situa­tion : « Cette loi que je te pres­cris aujourd’­hui n’est pas au-​delà de tes moyens ni hors de ton atteinte. Elle n’est pas dans les cieux, qu’il te faille dire : « Qui mon­te­ra pour nous aux cieux nous la cher­cher, que nous l’en­ten­dions pour la mettre en pra­tique ? » Elle n’est pas au-​delà des mers, qu’il te faille dire : « Qui ira pour nous au-​delà des mers nous la cher­cher, que nous l’en­ten­dions pour la mettre en pra­tique ? » Car la parole est tout près de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur pour que tu la mettes en pra­tique » (30, 11–14). A ce texte fait écho la célèbre pen­sée du saint phi­lo­sophe et théo­lo­gien Augustin : « Noli foras ire, in te ipsum redi. In inter­iore homine habi­tat veri­tas » — « Ne va pas au dehors, rentre en toi-​même. C’est dans l’homme inté­rieur qu’­ha­bite la véri­té ».[19]

A la lumière de ces consi­dé­ra­tions, une pre­mière conclu­sion s’im­pose : la véri­té que la Révélation nous fait connaître n’est pas le fruit mûr ou le point culmi­nant d’une pen­sée éla­bo­rée par la rai­son. Elle se pré­sente au contraire avec la carac­té­ris­tique de la gra­tui­té, elle engendre une réflexion et elle demande à être accueillie comme expres­sion d’a­mour. Cette véri­té révé­lée est une anti­ci­pa­tion, située dans notre his­toire, de la vision der­nière et défi­ni­tive de Dieu qui est réser­vée à ceux qui croient en lui et qui le cherchent d’un cœur sin­cère. La fin ultime de l’exis­tence per­son­nelle est donc un objet d’é­tude aus­si bien pour la phi­lo­so­phie que pour la théo­lo­gie. Toutes les deux, bien qu’a­vec des moyens et des conte­nus dif­fé­rents, pros­pectent ce « che­min de la vie » (Ps 16 [20], 11) qui, comme nous le dit la foi, débouche fina­le­ment sur la joie pleine et durable de la contem­pla­tion de Dieu Un et Trine.

CHAPITRE II – CREDO UT INTELLEGAM

« La Sagesse sait et com­prend tout » (Sg 9, 11)

16. La pro­fon­deur du lien entre la connais­sance par la foi et la connais­sance par la rai­son est déjà expri­mée dans la Sainte Écriture en des termes d’une clar­té éton­nante. Le pro­blème est abor­dé sur­tout dans les Livres sapien­tiaux. Ce qui frappe dans la lec­ture faite sans pré­ju­gés de ces pages de l’Ecriture est le fait que dans ces textes se trouvent conte­nus non seule­ment la foi d’Israël, mais aus­si le tré­sor de civi­li­sa­tions et de cultures main­te­nant dis­pa­rues. Pour ain­si dire, dans un des­sein déter­mi­né, l’Egypte et la Mésopotamie font entendre de nou­veau leur voix et font revivre cer­tains traits com­muns des cultures de l’Orient ancien dans ces pages riches d’in­tui­tions par­ti­cu­liè­re­ment profondes.

Ce n’est pas un hasard si, au moment où l’au­teur sacré veut décrire l’homme sage, il le dépeint comme celui qui aime et recherche la véri­té : « Heureux l’homme qui médite sur la sagesse et qui rai­sonne avec intel­li­gence, qui réflé­chit dans son cœur sur les voies de la sagesse et qui s’ap­plique à ses secrets. Il la pour­suit comme le chas­seur, il est aux aguets sur sa piste ; il se penche à ses fenêtres et écoute à ses portes ; il se poste tout près de sa demeure et fixe un pieu dans ses murailles ; il dresse sa tente à proxi­mi­té et s’é­ta­blit dans une retraite de bon­heur ; il place ses enfants sous sa pro­tec­tion et sous ses rameaux il trouve un abri ; sous son ombre il est pro­té­gé de la cha­leur et il s’é­ta­blit dans sa gloire » (Si 14, 20–27).

Pour l’au­teur ins­pi­ré, comme on le voit, le désir de connaître est une carac­té­ris­tique com­mune à tous les hommes. Grâce à l’in­tel­li­gence, la pos­si­bi­li­té de « pui­ser l’eau pro­fonde » de la connais­sance (cf. Pr 20, 5) est don­née à tous, croyants comme non-​croyants. Dans l’an­cien Israël, la connais­sance du monde et de ses phé­no­mènes ne se fai­sait certes pas abs­trai­te­ment, comme pour le phi­lo­sophe ionien ou le sage égyp­tien. Le bon israé­lite appré­hen­dait encore moins la connais­sance selon les para­mètres de l’é­poque moderne, qui est davan­tage por­tée à la divi­sion du savoir. Malgré cela, le monde biblique a fait conver­ger son apport ori­gi­nal vers l’o­céan de la théo­rie de la connaissance.

Quel est cet apport ? La par­ti­cu­la­ri­té qui dis­tingue le texte biblique consiste dans la convic­tion qu’il existe une pro­fonde et indis­so­luble uni­té entre la connais­sance de la rai­son et celle de la foi. Le monde et ce qui s’y passe, de même que l’his­toire et les vicis­si­tudes du peuple, sont des réa­li­tés regar­dées, ana­ly­sées et jugées par les moyens propres de la rai­son, mais sans que la foi demeure étran­gère à ce pro­ces­sus. La foi n’in­ter­vient pas pour amoin­drir l’au­to­no­mie de la rai­son ou pour réduire son domaine d’ac­tion, mais seule­ment pour faire com­prendre à l’homme que le Dieu d’Israël se rend visible et agit dans ces évé­ne­ments. Par consé­quent, connaître à fond le monde et les évé­ne­ments de l’his­toire n’est pas pos­sible sans pro­fes­ser en même temps la foi en Dieu qui y opère. La foi affine le regard inté­rieur et per­met à l’es­prit de décou­vrir, dans le dérou­le­ment des évé­ne­ments, la pré­sence agis­sante de la Providence. Une expres­sion du livre des Proverbes est signi­fi­ca­tive à ce pro­pos : « Le cœur de l’homme déli­bère sur sa voie, mais c’est le Seigneur qui affer­mit ses pas » (16, 9). Autrement dit, l’homme sait recon­naître sa route à la lumière de la rai­son, mais il peut la par­cou­rir rapi­de­ment, sans obs­tacle et jus­qu’à la fin, si, avec rec­ti­tude, il situe sa recherche dans la pers­pec­tive de la foi. La rai­son et la foi ne peuvent donc être sépa­rées sans que l’homme perde la pos­si­bi­li­té de se connaître lui-​même, de connaître le monde et Dieu de façon adéquate.

17. Il ne peut donc exis­ter aucune com­pé­ti­ti­vi­té entre la rai­son et la foi : l’une s’in­tègre à l’autre, et cha­cune a son propre champ d’ac­tion. C’est encore le livre des Proverbes qui oriente dans cette direc­tion quand il s’ex­clame : « C’est la gloire de Dieu de celer une chose, c’est la gloire des rois de la scru­ter » (25, 2). Dans leurs mondes res­pec­tifs, Dieu et l’homme sont pla­cés dans une rela­tion unique. En Dieu réside l’o­ri­gine de toutes choses, en Lui se trouve la plé­ni­tude du mys­tère, et cela consti­tue sa gloire ; à l’homme revient le devoir de recher­cher la véri­té par sa rai­son, et en cela consiste sa noblesse. Un autre élé­ment est ajou­té à cette mosaïque par le Psalmiste quand il prie en disant : « Pour moi, que tes pen­sées sont dif­fi­ciles, ô Dieu, que la somme en est impo­sante ! Je les compte, il en est plus que sable ; ai-​je fini, je suis encore avec toi » (139, 17–18). Le désir de connaître est si grand et com­porte un tel dyna­misme que le cœur de l’homme, même dans l’ex­pé­rience de ses limites infran­chis­sables, sou­pire vers l’in­fi­nie richesse qui est au-​delà, parce qu’il a l’in­tui­tion qu’en elle se trouve la réponse satis­fai­sante à toutes les ques­tions non encore résolues.

18. Nous pou­vons donc dire que, par sa réflexion, Israël a su ouvrir à la rai­son la voie vers le mys­tère. Dans la révé­la­tion de Dieu, il a pu son­der en pro­fon­deur tout ce qu’il cher­chait à atteindre par la rai­son, sans y réus­sir. A par­tir de cette forme plus pro­fonde de connais­sance, le peuple élu a com­pris que la rai­son doit res­pec­ter cer­taines règles fon­da­men­tales pour pou­voir expri­mer au mieux sa nature. Une pre­mière règle consiste à tenir compte du fait que la connais­sance de l’homme est un che­min qui n’a aucun répit ; la deuxième naît de la conscience que l’on ne peut s’en­ga­ger sur une telle route avec l’or­gueil de celui qui pense que tout est le fruit d’une conquête per­son­nelle ; une troi­sième règle est fon­dée sur la « crainte de Dieu », dont la rai­son doit recon­naître la sou­ve­raine trans­cen­dance et en même temps l’a­mour pré­voyant dans le gou­ver­ne­ment du monde.

Quand il s’é­loigne de ces règles, l’homme s’ex­pose au risque de l’é­chec et finit par se trou­ver dans la condi­tion de l”« insen­sé ». Dans la Bible, cette stu­pi­di­té com­porte une menace pour la vie ; l’in­sen­sé en effet s’i­ma­gine connaître beau­coup de choses, mais en réa­li­té il n’est pas capable de fixer son regard sur ce qui est essen­tiel. Cela l’empêche de mettre de l’ordre dans son esprit (cf. Pr 1, 7) et de prendre l’at­ti­tude qui convient face à lui-​même et à son envi­ron­ne­ment. Et quand il en arrive à affir­mer « Dieu n’existe pas » (cf. Ps 14 [21], 1), il montre en toute clar­té que sa connais­sance est défi­ciente et com­bien elle est loin de la pleine véri­té sur les choses, sur leur ori­gine et sur leur destinée.

19. Le Livre de la Sagesse com­porte des textes impor­tants qui pro­jettent une autre lumière sur ce sujet. L’auteur sacré y parle de Dieu qui se fait connaître aus­si à tra­vers la nature. Pour les anciens, l’é­tude des sciences natu­relles cor­res­pon­dait en grande par­tie au savoir phi­lo­so­phique. Après avoir affir­mé que par son intel­li­gence l’homme est en mesure de « connaître la struc­ture du monde et l’ac­ti­vi­té des élé­ments […], les cycles de l’an­née et les posi­tions des astres, la nature des ani­maux et les ins­tincts des bêtes sau­vages » (Sg 7, 17.19–20), en un mot, qu’il est capable de phi­lo­so­pher, le texte sacré accom­plit un pas en avant de grande impor­tance. Retrouvant la pen­sée de la phi­lo­so­phie grecque, à laquelle il semble se réfé­rer dans ce contexte, l’au­teur affirme qu’en rai­son­nant sur la nature, on peut remon­ter au Créateur : « La gran­deur et la beau­té des créa­tures font, par ana­lo­gie, contem­pler leur Auteur » (Sg 13, 5). Un pre­mier stade de la Révélation divine, consti­tué du mer­veilleux « livre de la nature », est donc recon­nu ; en le lisant avec les ins­tru­ments de la rai­son humaine, on peut arri­ver à la connais­sance du Créateur. Si l’homme ne par­vient pas, par son intel­li­gence, à recon­naître Dieu créa­teur de toute chose, cela est dû non pas tant au manque de moyen adé­quat, qu’aux obs­tacles mis par sa libre volon­té et par son péché.

20. De ce point de vue, la rai­son est valo­ri­sée, mais non sur­es­ti­mée. Tout ce qu’elle atteint, en effet, peut être vrai, mais elle n’ac­quiert une pleine signi­fi­ca­tion que si son conte­nu est pla­cé dans une pers­pec­tive plus vaste, celle de la foi : « Le Seigneur dirige les pas de l’homme : com­ment l’homme comprendrait-​il son che­min ? » (Pr 20, 24). Pour l’Ancien Testament la foi libère donc la rai­son en ce qu’elle lui per­met d’at­teindre d’une manière cohé­rente son objet de connais­sance et de le situer dans l’ordre suprême où tout prend son sens. En un mot, l’homme atteint la véri­té par la rai­son, parce que, éclai­ré par la foi, il découvre le sens pro­fond de toute chose, en par­ti­cu­lier de sa propre exis­tence. L’auteur sacré met donc très jus­te­ment le com­men­ce­ment de la vraie connais­sance dans la crainte de Dieu : « La crainte du Seigneur est le prin­cipe du savoir » (Pr 1, 7 ; cf. Si 1, 14).

« Acquiers la sagesse, acquiers l’in­tel­li­gence » (Pr 4,5)

21. La connais­sance, pour l’Ancien Testament, ne se fonde pas seule­ment sur une obser­va­tion atten­tive de l’homme, du monde et de l’his­toire. Elle sup­pose néces­sai­re­ment un rap­port avec la foi et avec le conte­nu de la Révélation. On trouve ici les défis que le peuple élu a dû affron­ter et aux­quels il a répon­du. En réflé­chis­sant sur sa condi­tion, l’homme biblique a décou­vert qu’il ne pou­vait pas se com­prendre sinon comme un « être en rela­tion » : avec lui-​même, avec le peuple, avec le monde et avec Dieu. Cette ouver­ture au mys­tère, qui lui venait de la Révélation, a fina­le­ment été pour lui la source d’une vraie connais­sance, qui a per­mis à sa rai­son de s’en­ga­ger dans des domaines infi­nis, ce qui lui don­nait une pos­si­bi­li­té de com­pré­hen­sion jus­qu’a­lors inespérée.

Pour l’au­teur sacré, l’ef­fort de la recherche n’é­tait pas exempt de la peine due à l’af­fron­te­ment aux limites de la rai­son. On le sai­sit, par exemple, dans les paroles par les­quelles le Livre des Proverbes révèle la fatigue que l’on éprouve lors­qu’on cherche à com­prendre les des­seins mys­té­rieux de Dieu (cf. 30, 1–6). Cependant, mal­gré la peine, le croyant ne cède pas. La force pour conti­nuer son che­min vers la véri­té lui vient de la cer­ti­tude que Dieu l’a créé comme un « explo­ra­teur » (cf. Qo 1, 13), dont la mis­sion est de ne renon­cer à aucune recherche, mal­gré la ten­ta­tion conti­nuelle du doute. En s’ap­puyant sur Dieu, il reste tour­né, tou­jours et par­tout, vers ce qui est beau, bon et vrai.

22. Saint Paul, dans le pre­mier cha­pitre de sa Lettre aux Romains, nous aide à mieux appré­cier à quel point la réflexion des Livres sapien­tiaux est péné­trante. Développant une argu­men­ta­tion phi­lo­so­phique dans un lan­gage popu­laire, l’Apôtre exprime une véri­té pro­fonde : à tra­vers le créé, les « yeux de l’es­prit » peuvent arri­ver à connaître Dieu. Celui-​ci en effet, par l’in­ter­mé­diaire des créa­tures, laisse pres­sen­tir sa « puis­sance » et sa « divi­ni­té » à la rai­son (cf. Rm 1, 20). On recon­naît donc à la rai­son de l’homme une capa­ci­té qui semble presque dépas­ser ses propres limites natu­relles : non seule­ment elle n’est pas confi­née dans la connais­sance sen­so­rielle, puis­qu’elle peut y réflé­chir de manière cri­tique, mais, en argu­men­tant sur les don­nés des sens, elle peut aus­si atteindre la cause qui est à l’o­ri­gine de toute réa­li­té sen­sible. Dans une ter­mi­no­lo­gie phi­lo­so­phique, on pour­rait dire que cet impor­tant texte pau­li­nien affirme la capa­ci­té méta­phy­sique de l’homme.

Selon l’Apôtre, dans le pro­jet ori­gi­nel de la créa­tion était pré­vue la capa­ci­té de la rai­son de dépas­ser faci­le­ment le don­né sen­sible, de façon à atteindre l’o­ri­gine même de toute chose, le Créateur. A la suite de la déso­béis­sance par laquelle l’homme a choi­si de se pla­cer lui-​même en pleine et abso­lue auto­no­mie par rap­port à Celui qui l’a­vait créé, la pos­si­bi­li­té de remon­ter faci­le­ment à Dieu créa­teur a disparu.

Le Livre de la Genèse décrit de manière très expres­sive cette condi­tion de l’homme, quand il relate que Dieu le pla­ça dans le jar­din d’Eden, au centre duquel était situé « l’arbre de la connais­sance du bien et du mal » (2, 17). Le sym­bole est clair : l’homme n’é­tait pas en mesure de dis­cer­ner et de déci­der par lui-​même ce qui était bien et ce qui était mal, mais il devait se réfé­rer à un prin­cipe supé­rieur. L’aveuglement de l’or­gueil don­na à nos pre­miers parents l’illu­sion d’être sou­ve­rains et auto­nomes, et de pou­voir faire abs­trac­tion de la connais­sance qui vient de Dieu. Ils entraî­nèrent tout homme et toute femme dans leur déso­béis­sance ori­gi­nelle, infli­geant à la rai­son des bles­sures qui allaient alors l’en­tra­ver sur le che­min vers la pleine véri­té. Désormais, la capa­ci­té humaine de connaître la véri­té était obs­cur­cie par l’a­ver­sion envers Celui qui est la source et l’o­ri­gine de la véri­té. C’est encore l’Apôtre qui révèle com­bien les pen­sées des hommes, à cause du péché, devaient deve­nir « vaines » et les rai­son­ne­ments défor­més et orien­tés vers ce qui est faux (cf. Rm 1, 21–22). Les yeux de l’es­prit n’é­taient plus capables de voir avec clar­té : pro­gres­si­ve­ment la rai­son est demeu­rée pri­son­nière d’elle-​même. La venue du Christ a été l’é­vé­ne­ment de salut qui a rache­té la rai­son de sa fai­blesse, la libé­rant des chaînes dans les­quelles elle s’é­tait elle-​même emprisonnée.

23. Par consé­quent, le rap­port du chré­tien avec la phi­lo­so­phie demande un dis­cer­ne­ment radi­cal. Dans le Nouveau Testament, sur­tout dans les Lettres de saint Paul, un point res­sort avec une grande clar­té : l’op­po­si­tion entre « la sagesse de ce monde » et la sagesse de Dieu révé­lée en Jésus Christ. La pro­fon­deur de la sagesse révé­lée rompt le cercle de nos sché­mas habi­tuels de réflexion, qui ne sont pas du tout en mesure de l’ex­pri­mer de façon appropriée.

Le com­men­ce­ment de la pre­mière Lettre aux Corinthiens pose radi­ca­le­ment ce dilemme. Le Fils de Dieu cru­ci­fié est l’é­vé­ne­ment his­to­rique contre lequel se brise toute ten­ta­tive de l’es­prit pour construire sur des argu­men­ta­tions seule­ment humaines une jus­ti­fi­ca­tion suf­fi­sante du sens de l’exis­tence. Le vrai point cen­tral, qui défie toute phi­lo­so­phie, est la mort en croix de Jésus Christ. Ici, en effet, toute ten­ta­tive de réduire le plan sal­vi­fique du Père à une pure logique humaine est vouée à l’é­chec. « Où est-​il, le sage ? Où est-​il, l’homme culti­vé ? Où est-​il, le rai­son­neur de ce siècle ? Dieu n’a-​t-​il pas frap­pé de folie la sagesse du monde ? » (1 Co 1, 20), se demande l’Apôtre avec emphase. Pour ce que Dieu veut réa­li­ser, la seule sagesse de l’homme sage n’est plus suf­fi­sante ; c’est un pas­sage déci­sif vers l’ac­cueil d’une nou­veau­té radi­cale qui est deman­dé : « Ce qu’il y a de fou dans le monde, voi­là ce que Dieu a choi­si pour confondre les sages ; […] ce qui dans le monde est sans nais­sance et ce que l’on méprise, voi­là ce que Dieu a choi­si ; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est » (1 Co 1, 27–28). La sagesse de l’homme refuse de voir dans sa fai­blesse la condi­tion de sa force ; mais saint Paul n’hé­site pas à affir­mer : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12, 10). L’homme ne réus­sit pas à com­prendre com­ment la mort peut être source de vie et d’a­mour, mais, pour révé­ler le mys­tère de son des­sein de salut, Dieu a choi­si jus­te­ment ce que la rai­son consi­dère comme « folie » et « scan­dale ». Paul, par­lant le lan­gage des phi­lo­sophes ses contem­po­rains, atteint le som­met de son ensei­gne­ment ain­si que du para­doxe qu’il veut expri­mer : Dieu a choi­si dans le monde ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est (cf. 1 Co 1, 28). Pour expri­mer la nature de la gra­tui­té de l’a­mour révé­lé dans la Croix du Christ, l’Apôtre n’a pas peur d’u­ti­li­ser le lan­gage plus radi­cal que les phi­lo­sophes employaient dans leurs réflexions sur Dieu. La rai­son ne peut pas vider le mys­tère d’a­mour que la Croix repré­sente, tan­dis que la Croix peut don­ner à la rai­son la réponse ultime qu’elle cherche. Ce n’est pas la sagesse des paroles, mais la Parole de la Sagesse que saint Paul donne comme cri­tère de Vérité et, en même temps, de salut.

La sagesse de la Croix dépasse donc toutes les limites cultu­relles que l’on veut lui impo­ser et nous oblige à nous ouvrir à l’u­ni­ver­sa­li­té de la véri­té dont elle est por­teuse. Quel défi est ain­si posé à notre rai­son et quel pro­fit elle en retire si elle l’ac­cepte ! La phi­lo­so­phie, qui déjà par elle-​même est en mesure de recon­naître le conti­nuel dépas­se­ment de l’homme vers la véri­té, peut, avec l’aide de la foi, s’ou­vrir pour accueillir dans la « folie » de la Croix la cri­tique authen­tique faite à tous ceux qui croient pos­sé­der la véri­té, alors qu’ils l’é­touffent dans l’im­passe de leur sys­tème. Le rap­port entre la foi et la phi­lo­so­phie trouve dans la pré­di­ca­tion du Christ cru­ci­fié et res­sus­ci­té l’é­cueil contre lequel il peut faire nau­frage, mais au-​delà duquel il peut se jeter dans l’o­céan infi­ni de la véri­té. Ici se mani­feste avec évi­dence la fron­tière entre la rai­son et la foi, mais on voit bien aus­si l’es­pace dans lequel les deux peuvent se rencontrer.

CHAPITRE III – INTELLEGO UT CREDAM

Avancer dans la recherche de la vérité

24. L’évangéliste Luc rap­porte dans les Actes des Apôtres que, durant ses voyages mis­sion­naires, Paul arri­va à Athènes. La cité des phi­lo­sophes était rem­plie de sta­tues repré­sen­tant dif­fé­rentes idoles. Un autel frap­pa son atten­tion et, sai­sis­sant aus­si­tôt cette occa­sion, il défi­nit un point de départ com­mun pour lan­cer l’an­nonce du kérygme : « Athéniens — dit-​il —, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus reli­gieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et consi­dé­rant vos monu­ments sacrés, j’ai trou­vé jus­qu’à un autel avec l’ins­crip­tion : « Au dieu incon­nu ». Eh bien ! ce que vous ado­rez sans le connaître, je viens, moi, vous l’an­non­cer » (Ac 17, 22–23). A par­tir de là, saint Paul parle de Dieu comme créa­teur, comme de Celui qui trans­cende toute chose et qui donne la vie à tout. Il conti­nue ensuite son dis­cours ain­si : « Si d’un prin­cipe unique il a fait tout le genre humain pour qu’il habite sur toute la face de la terre, s’il a fixé des temps déter­mi­nés et les limites de l’ha­bi­tat des hommes, c’é­tait afin qu’ils cherchent la divi­ni­té pour l’at­teindre, si pos­sible, comme à tâtons et la trou­ver ; aus­si bien n’est-​elle pas loin de cha­cun de nous » (Ac 17, 26–27).

L’Apôtre met en lumière une véri­té dont l’Eglise a tou­jours fait son pro­fit : au plus pro­fond du cœur de l’homme sont semés le désir et la nos­tal­gie de Dieu. La litur­gie du Vendredi saint le rap­pelle aus­si avec force quand, invi­tant à prier pour ceux qui ne croient pas, elle nous fait dire : « Dieu éter­nel et tout-​puissant, toi qui as créé les hommes pour qu’ils te cherchent de tout leur cœur et que leur cœur s’a­paise en te trou­vant ».[22] Il y a donc un che­min que l’homme peut par­cou­rir s’il le veut ; il part de la capa­ci­té de la rai­son de s’é­le­ver au-​dessus de ce qui est contin­gent pour s’é­lan­cer vers l’infini.

De plu­sieurs façons et en des temps dif­fé­rents, l’homme a mon­tré qu’il sait expri­mer cet intime désir. La lit­té­ra­ture, la musique, la pein­ture, la sculp­ture, l’ar­chi­tec­ture et tous les autres pro­duits de son intel­li­gence créa­trice sont deve­nus des canaux par les­quels il exprime les aspi­ra­tions de sa recherche. La phi­lo­so­phie, de façon par­ti­cu­lière, a épou­sé ce mou­ve­ment et a expri­mé, avec ses moyens et selon les moda­li­tés scien­ti­fiques qui lui sont propres, ce désir uni­ver­sel de l’homme.

25. « Tous les hommes aspirent à la connais­sance »,[23] et l’ob­jet de cette aspi­ra­tion est la véri­té. La vie quo­ti­dienne elle-​même montre que cha­cun éprouve de l’in­té­rêt pour décou­vrir, au-​delà du simple ouï-​dire, com­ment sont vrai­ment les choses. L’homme est l’u­nique être dans toute la créa­tion visible qui, non seule­ment est capable de savoir, mais qui sait aus­si connaître et, pour cela, il s’in­té­resse à la véri­té réelle de ce qui lui appa­raît. Personne ne peut être sin­cè­re­ment indif­fé­rent à la véri­té de son savoir. S’il découvre qu’il est faux, il le rejette ; s’il peut, au contraire, en véri­fier la véri­té, il se sent satis­fait. C’est la leçon de saint Augustin quand il écrit : « J’ai ren­con­tré beau­coup de gens qui vou­laient trom­per, mais per­sonne qui vou­lait se faire trom­per ».[24] On pense à juste titre qu’une per­sonne a atteint l’âge adulte quand elle peut dis­cer­ner, par ses propres moyens, ce qui est vrai de ce qui est faux, en se for­mant un juge­ment sur la réa­li­té objec­tive des choses. C’est là l’ob­jet de nom­breuses recherches, en par­ti­cu­lier dans le domaine des sciences, qui ont conduit au cours des der­niers siècles à des résul­tats très signi­fi­ca­tifs, favo­ri­sant un authen­tique pro­grès de l’hu­ma­ni­té tout entière.

La recherche réa­li­sée dans le domaine pra­tique est aus­si impor­tante que celle qui est faite dans le domaine théo­rique : je veux par­ler de la recherche de la véri­té sur le bien à accom­plir. Par son agir éthique, en effet, la per­sonne qui suit son libre et juste vou­loir s’en­gage sur le che­min du bon­heur et tend vers la per­fec­tion. Dans ce cas, il s’a­git aus­si de véri­té. J’ai déjà expri­mé cette convic­tion dans l’en­cy­clique Veritatis splen­dor : « Il n’y a pas de morale sans liber­té. […] S’il existe un droit à être res­pec­té dans son propre iti­né­raire de recherche de la véri­té, il existe encore anté­rieu­re­ment l’o­bli­ga­tion morale grave pour tous de cher­cher la véri­té et, une fois qu’elle est connue, d’y adhé­rer ».[25]

Il est donc néces­saire que les valeurs choi­sies et pour­sui­vies dans la vie soient vraies, parce que seules des valeurs vraies peuvent per­fec­tion­ner la per­sonne en accom­plis­sant sa nature. Cette véri­té des valeurs, l’homme la trouve non pas en se ren­fer­mant sur lui-​même mais en s’ou­vrant pour l’ac­cueillir éga­le­ment dans les dimen­sions qui le dépassent. C’est là une condi­tion néces­saire pour que cha­cun devienne lui-​même et gran­disse comme per­sonne adulte et mûre.

26. La véri­té se pré­sente ini­tia­le­ment à l’homme sous une forme inter­ro­ga­tive : la vie a‑t-​elle un sens ? quel est son but ? A pre­mière vue, l’exis­tence per­son­nelle pour­rait se pré­sen­ter comme radi­ca­le­ment pri­vée de sens. Il n’est pas néces­saire d’a­voir recours aux phi­lo­sophes de l’ab­surde ni aux ques­tions pro­vo­ca­trices qui se trouvent dans le livre de Job pour dou­ter du sens de la vie. L’expérience quo­ti­dienne de la souf­france, la sienne propre et celle d’au­trui, la vue de tant de faits qui à la lumière de la rai­son appa­raissent inex­pli­cables, suf­fisent à rendre iné­luc­table une ques­tion aus­si dra­ma­tique que celle du sens.[26] Il faut ajou­ter à cela que la pre­mière véri­té abso­lu­ment cer­taine de notre exis­tence, outre le fait que nous exis­tons, est l’i­né­luc­ta­bi­li­té de notre mort. Face à cette don­née trou­blante s’im­pose la recherche d’une réponse com­plète. Chacun veut — et doit — connaître la véri­té sur sa fin. Il veut savoir si la mort sera le terme défi­ni­tif de son exis­tence ou s’il y a quelque chose qui dépasse la mort ; s’il lui est per­mis d’es­pé­rer une vie ulté­rieure ou non. Il n’est pas sans signi­fi­ca­tion que la pen­sée phi­lo­so­phique ait reçu de la mort de Socrate une orien­ta­tion déci­sive et qu’elle en soit demeu­rée mar­quée depuis plus de deux mil­lé­naires. Il n’est donc pas du tout for­tuit que, devant le fait de la mort, les phi­lo­sophes se soient sans cesse repo­sé ce pro­blème en même temps que celui du sens de la vie et de l’immortalité.

27. Personne ne peut échap­per à ces ques­tions, ni le phi­lo­sophe ni l’homme ordi­naire. De la réponse qui leur est don­née dépend une étape déci­sive de la recherche : est-​il pos­sible ou non d’at­teindre une véri­té uni­ver­selle et abso­lue ? En soi, toute véri­té, même par­tielle, si elle est réel­le­ment une véri­té, se pré­sente comme uni­ver­selle. Ce qui est vrai doit être vrai pour tous et pour tou­jours. En plus de cette uni­ver­sa­li­té, cepen­dant, l’homme cherche un abso­lu qui soit capable de don­ner réponse et sens à toute sa recherche : quelque chose d’ul­time, qui se place comme fon­de­ment de toute chose. En d’autres termes, il cherche une expli­ca­tion défi­ni­tive, une valeur suprême, au-​delà de laquelle il n’y a pas, et il ne peut y avoir, de ques­tions ou de ren­vois ulté­rieurs. Les hypo­thèses peuvent fas­ci­ner, mais elles ne satis­font pas. Pour tous vient le moment où, qu’on l’ad­mette ou non, il faut ancrer son exis­tence à une véri­té recon­nue comme défi­ni­tive, qui donne une cer­ti­tude qui ne soit plus sou­mise au doute.

Au cours des siècles, les phi­lo­sophes ont cher­ché à décou­vrir et à expri­mer une véri­té de cet ordre, en don­nant nais­sance à un sys­tème ou à une école de pen­sée. Toutefois, au-​delà des sys­tèmes phi­lo­so­phiques, il y a d’autres expres­sions dans les­quelles l’homme cherche à don­ner forme à sa propre « phi­lo­so­phie » : il s’a­git de convic­tions ou d’ex­pé­riences per­son­nelles, de tra­di­tions fami­liales et cultu­relles ou d’i­ti­né­raires exis­ten­tiels dans les­quels on s’ap­puie sur l’au­to­ri­té d’un maître. En cha­cune de ces mani­fes­ta­tions, ce qui demeure tou­jours vif est le désir de rejoindre la cer­ti­tude de la véri­té et de sa valeur absolue.

Les dif­fé­rents visages de la véri­té de l’homme

28. Il faut recon­naître que la recherche de la véri­té ne se pré­sente pas tou­jours avec une telle trans­pa­rence et une telle cohé­rence. La nature limi­tée de la rai­son et l’in­cons­tance du cœur obs­cur­cissent et dévient sou­vent la recherche per­son­nelle. D’autres inté­rêts d’ordres divers peuvent étouf­fer la véri­té. Il arrive aus­si que l’homme l’é­vite abso­lu­ment, dès qu’il com­mence à l’en­tre­voir, parce qu’il en craint les exi­gences. Malgré cela, même quand il l’é­vite, c’est tou­jours la véri­té qui influence son exis­tence. Jamais, en effet, il ne pour­rait fon­der sa vie sur le doute, sur l’in­cer­ti­tude ou sur le men­songe ; une telle exis­tence serait constam­ment mena­cée par la peur et par l’an­goisse. On peut donc défi­nir l’homme comme celui qui cherche la véri­té.

29. Il n’est pas pen­sable qu’une recherche aus­si pro­fon­dé­ment enra­ci­née dans la nature humaine puisse être com­plè­te­ment inutile et vaine. La capa­ci­té même de cher­cher la véri­té et de poser des ques­tions implique déjà une pre­mière réponse. L’homme ne com­men­ce­rait pas à cher­cher ce qu’il igno­re­rait com­plè­te­ment ou ce qu’il esti­me­rait impos­sible à atteindre. Seule la pers­pec­tive de pou­voir arri­ver à une réponse peut le pous­ser à faire le pre­mier pas. De fait, c’est bien ce qui arrive nor­ma­le­ment dans la recherche scien­ti­fique. Quand un savant, à la suite d’une intui­tion, se met à la recherche de l’ex­pli­ca­tion logique et véri­fiable d’un phé­no­mène déter­mi­né, il est convain­cu dès le com­men­ce­ment qu’il trou­ve­ra une réponse et il ne cède pas devant les insuc­cès. Il ne juge pas inutile son intui­tion pre­mière seule­ment parce qu’il n’a pas atteint l’ob­jec­tif ; avec rai­son il dira plu­tôt qu’il n’a pas encore trou­vé la réponse adéquate.

La même chose doit valoir aus­si pour la recherche de la véri­té dans le domaine des ques­tions ultimes. La soif de véri­té est tel­le­ment enra­ci­née dans le cœur de l’homme que la lais­ser de côté met­trait l’exis­tence en crise. En somme, il suf­fit d’ob­ser­ver la vie de tous les jours pour consta­ter que cha­cun de nous porte en lui la han­tise de quelques ques­tions essen­tielles et en même temps garde dans son esprit au moins l’é­bauche de leurs réponses. Ce sont des réponses dont on est convain­cu de la véri­té, notam­ment parce que l’on constate qu’en sub­stance elles ne dif­fèrent pas des réponses aux­quelles sont arri­vés beau­coup d’autres. Certes, toute véri­té acquise ne pos­sède pas la même valeur. Cependant, la capa­ci­té que l’être humain a de par­ve­nir, en prin­cipe, à la véri­té est confir­mée par l’en­semble des résul­tats atteints.

30. Il peut être utile, main­te­nant, de faire une brève allu­sion aux diverses formes de véri­té. Les plus nom­breuses sont celles qui reposent sur des évi­dences immé­diates ou qui sont confir­mées par l’ex­pé­rience. C’est là l’ordre de véri­té de la vie quo­ti­dienne et de la recherche scien­ti­fique. À un autre niveau se trouvent les véri­tés de carac­tère phi­lo­so­phique, que l’homme atteint grâce à la capa­ci­té spé­cu­la­tive de son intel­li­gence. Enfin, il y a les véri­tés reli­gieuses, qui en quelque mesure s’en­ra­cinent aus­si dans la phi­lo­so­phie. Elles sont conte­nues dans les réponses que les dif­fé­rentes reli­gions offrent aux ques­tions ultimes selon leurs tra­di­tions.[27]

Quant aux véri­tés phi­lo­so­phiques, il faut pré­ci­ser qu’elles ne se limitent pas aux seules doc­trines, par­fois éphé­mères, des phi­lo­sophes de pro­fes­sion. Tout homme, comme je l’ai déjà dit, est, d’une cer­taine manière, un phi­lo­sophe et pos­sède ses concep­tions phi­lo­so­phiques avec les quelles il oriente sa vie. D’une façon ou d’une autre, il se consti­tue une vision glo­bale et une réponse sur le sens de son exis­tence : il inter­prète sa vie per­son­nelle et règle son com­por­te­ment à cette lumière. C’est là que devrait se poser la ques­tion du rap­port entre la véri­té philosophico-​religieuse et la véri­té révé­lée en Jésus Christ. Avant de répondre à ce pro­blème, il est oppor­tun de tenir compte d’un don­né ulté­rieur de la philosophie.

31. L’homme n’est pas fait pour vivre seul. Il naît et gran­dit dans une famille, pour s’in­tro­duire plus tard par son tra­vail dans la socié­té. Dès la nais­sance, il se trouve donc inté­gré dans dif­fé­rentes tra­di­tions, dont il reçoit non seule­ment son lan­gage et sa for­ma­tion cultu­relle, mais aus­si de mul­tiples véri­tés aux­quelles il croit presque ins­tinc­ti­ve­ment. En tout cas, la crois­sance et la matu­ra­tion per­son­nelles impliquent que ces véri­tés elles-​mêmes puissent être mises en doute et sou­mises à l’ac­ti­vi­té cri­tique de la pen­sée. Cela n’empêche pas que, après ce pas­sage, ces mêmes véri­tés soient « retrou­vées » sur la base de l’ex­pé­rience qui en est faite ou, par la suite, en ver­tu du rai­son­ne­ment. Malgré cela, dans la vie d’un homme, les véri­tés sim­ple­ment crues demeurent beau­coup plus nom­breuses que celles qu’il acquiert par sa véri­fi­ca­tion per­son­nelle. Qui, en effet, serait en mesure de sou­mettre à la cri­tique les innom­brables résul­tats des sciences sur les­quels se fonde la vie moderne ? Qui pour­rait contrô­ler pour son compte le flux des infor­ma­tions qui jour après jour par­viennent de toutes les par­ties du monde et que l’on tient géné­ra­le­ment pour vraies ? Qui, enfin, pour­rait repar­cou­rir les che­mins d’ex­pé­rience et de pen­sée par les­quels se sont accu­mu­lés les tré­sors de sagesse et de reli­gio­si­té de l’hu­ma­ni­té ? L’homme, être qui cherche la véri­té, est donc aus­si celui qui vit de croyance.

32. Dans son acte de croire, cha­cun se fie aux connais­sances acquises par d’autres per­sonnes. On peut obser­ver là une ten­sion signi­fi­ca­tive : d’une part, la connais­sance par croyance appa­raît comme une forme impar­faite de connais­sance, qui doit se per­fec­tion­ner pro­gres­si­ve­ment grâce à l’é­vi­dence atteinte per­son­nel­le­ment ; d’autre part, la croyance se révèle sou­vent humai­ne­ment plus riche que la simple évi­dence, car elle inclut un rap­port inter­per­son­nel et met en jeu non seule­ment les capa­ci­tés cog­ni­tives per­son­nelles, mais encore la capa­ci­té plus radi­cale de se fier à d’autres per­sonnes, et d’en­trer dans un rap­port plus stable et plus intime avec elles.

Il est bon de sou­li­gner que les véri­tés recher­chées dans cette rela­tion inter­per­son­nelle ne sont pas en pre­mier lieu d’ordre fac­tuel ou d’ordre phi­lo­so­phique. Ce qui est plu­tôt deman­dé, c’est la véri­té même de la per­sonne : ce qu’elle est et ce qu’elle exprime de son être pro­fond. La per­fec­tion de l’homme, en effet, ne se trouve pas dans la seule acqui­si­tion de la connais­sance abs­traite de la véri­té, mais elle consiste aus­si dans un rap­port vivant de dona­tion et de fidé­li­té envers l’autre. Dans cette fidé­li­té qui sait se don­ner, l’homme trouve pleine cer­ti­tude et pleine sécu­ri­té. En même temps, cepen­dant, la connais­sance par croyance, qui se fonde sur la confiance inter­per­son­nelle, n’est pas sans réfé­rence à la véri­té : en croyant, l’homme s’en remet à la véri­té que l’autre lui manifeste.

Que d’exemples on pour­rait appor­ter pour illus­trer ces don­nées ! Mais ma pen­sée se tourne d’emblée vers le témoi­gnage des mar­tyrs. Le mar­tyr, en réa­li­té, est le témoin le plus vrai de la véri­té de l’exis­tence. Il sait qu’il a trou­vé dans la ren­contre avec Jésus Christ la véri­té sur sa vie, et rien ni per­sonne ne pour­ra jamais lui arra­cher cette cer­ti­tude. Ni la souf­france ni la mort vio­lente ne pour­ront le faire reve­nir sur l’adhé­sion à la véri­té qu’il a décou­verte dans la ren­contre avec le Christ. Voilà pour­quoi jus­qu’à ce jour le témoi­gnage des mar­tyrs fas­cine, sus­cite l’ap­pro­ba­tion, ren­contre l’é­coute et est sui­vi. C’est la rai­son pour laquelle on se fie à leur parole ; on découvre en eux l’é­vi­dence d’un amour qui n’a pas besoin de longues argu­men­ta­tions pour être convain­cant, du moment qu’il parle à cha­cun de ce que, au plus pro­fond de lui-​même, il per­çoit déjà comme vrai et qu’il recherche depuis long­temps. En somme, le mar­tyr sus­cite en nous une pro­fonde confiance, parce qu’il dit ce que nous sen­tons déjà et qu’il rend évident ce que nous vou­drions nous aus­si trou­ver la force d’exprimer.

33. On peut voir ain­si que les termes de la ques­tion se com­plètent pro­gres­si­ve­ment. L’homme, par nature, recherche la véri­té. Cette recherche n’est pas des­ti­née seule­ment à la conquête de véri­tés par­tielles, obser­vables, ou scien­ti­fiques ; l’homme ne cherche pas seule­ment le vrai bien pour cha­cune de ses déci­sions. Sa recherche tend vers une véri­té ulté­rieure qui soit sus­cep­tible d’ex­pli­quer le sens de la vie ; c’est donc une recherche qui ne peut abou­tir que dans l’ab­so­lu.[28] Grâce aux capa­ci­tés inhé­rentes à la pen­sée, l’homme est en mesure de ren­con­trer et de recon­naître une telle véri­té. En tant que vitale et essen­tielle pour son exis­tence, cette véri­té est atteinte non seule­ment par une voie ration­nelle, mais aus­si par l’a­ban­don confiant à d’autres per­sonnes, qui peuvent garan­tir la cer­ti­tude et l’au­then­ti­ci­té de la véri­té même. La capa­ci­té et le choix de se confier soi-​même et sa vie à une autre per­sonne consti­tuent assu­ré­ment un des actes anthro­po­lo­gi­que­ment les plus signi­fi­ca­tifs et les plus expressifs.

Il ne faut pas oublier que la rai­son elle-​même a besoin d’être sou­te­nue dans sa recherche par un dia­logue confiant et par une ami­tié sin­cère. Le cli­mat de soup­çon et de méfiance, qui par­fois entoure la recherche spé­cu­la­tive, oublie l’en­sei­gne­ment des phi­lo­sophes antiques, qui consi­dé­raient l’a­mi­tié comme l’un des contextes les plus adé­quats pour bien philosopher.

De ce que j’ai dit jus­qu’i­ci, il résulte que l’homme est enga­gé sur la voie d’une recherche humai­ne­ment sans fin : recherche de véri­té et recherche d’une per­sonne à qui faire confiance. La foi chré­tienne lui vient en aide en lui don­nant la pos­si­bi­li­té concrète de voir abou­tir cette recherche. Dépassant le stade de la simple croyance, en effet, elle intro­duit l’homme dans l’ordre de la grâce qui lui per­met de par­ti­ci­per au mys­tère du Christ, dans lequel lui est offerte la connais­sance vraie et cohé­rente du Dieu Un et Trine. Ainsi, en Jésus Christ, qui est la Vérité, la foi recon­naît l’ul­time appel adres­sé à l’hu­ma­ni­té, pour qu’elle puisse accom­plir ce qu’elle éprouve comme désir et comme nostalgie.

34. Cette véri­té que Dieu nous révèle en Jésus Christ n’est pas en contra­dic­tion avec les véri­tés que l’on atteint en phi­lo­so­phant. Les deux ordres de connais­sance conduisent au contraire à la véri­té dans sa plé­ni­tude. L’unité de la véri­té est déjà un pos­tu­lat fon­da­men­tal de la rai­son humaine, expri­mé dans le prin­cipe de non contra­dic­tion. La Révélation donne la cer­ti­tude de cette uni­té, en mon­trant que le Dieu créa­teur est aus­si le Dieu de l’his­toire du salut. Le même et iden­tique Dieu, qui fonde et garan­tit l’in­tel­li­gi­bi­li­té et la jus­tesse de l’ordre natu­rel des choses sur les­quelles les savants s’ap­puient en toute confiance,[29] est celui-​là même qui se révèle Père de notre Seigneur Jésus Christ. Cette uni­té de la véri­té, natu­relle et révé­lée, trouve son iden­ti­fi­ca­tion vivante et per­son­nelle dans le Christ, ain­si que le rap­pelle l’Apôtre : « La véri­té qui est en Jésus » (Ep 4, 21 ; cf. Col 1, 15–20). Il est la Parole éter­nelle en laquelle tout a été créé, et il est en même temps la Parole incar­née, que le Père révèle dans toute sa per­sonne (cf. Jn 1, 14.18).[30] Ce que la rai­son humaine cherche « sans le connaître » (cf. Ac 17, 23) ne peut être trou­vé qu’à tra­vers le Christ : ce qui se révèle en lui est, en effet, la « pleine véri­té » (cf. Jn 1, 14–16) de tout être qui a été créé en lui et par lui et qui ensuite trouve en lui son accom­plis­se­ment (cf. Col 1, 17).

35. A par­tir de ces consi­dé­ra­tions géné­rales, il faut main­te­nant exa­mi­ner de façon plus directe le rap­port entre la véri­té révé­lée et la phi­lo­so­phie. Ce rap­port impose une double consi­dé­ra­tion, du fait que la véri­té qui nous pro­vient de la Révélation est en même temps une véri­té com­prise à la lumière de la rai­son. En effet, c’est seule­ment dans cette double accep­tion qu’il est pos­sible de pré­ci­ser la juste rela­tion de la véri­té révé­lée avec le savoir phi­lo­so­phique. Nous consi­dé­re­rons donc en pre­mier lieu les rap­ports entre la foi et la phi­lo­so­phie au cours de l’his­toire. De là il sera pos­sible de dis­cer­ner quelques prin­cipes qui consti­tuent les points de réfé­rence aux­quels se rap­por­ter pour éta­blir la rela­tion juste entre les deux ordres de connaissance.

CHAPITRE IV – LES RAPPORTS ENTRE LA FOI ET LA RAISON

Les étapes signi­fi­ca­tives de la ren­contre entre la foi et la raison

36. D’après le témoi­gnage des Actes des Apôtres, le mes­sage du chris­tia­nisme se heur­ta dès le début aux cou­rants phi­lo­so­phiques de l’é­poque. Le même livre rap­porte la dis­cus­sion qu’eut saint Paul à Athènes avec « cer­tains phi­lo­sophes épi­cu­riens et stoï­ciens » (17, 18). L’analyse exé­gé­tique de ce dis­cours à l’Aréopage a mis en évi­dence de nom­breuses allu­sions à des croyances popu­laires, d’o­ri­gine stoï­cienne pour la plu­part. Ce n’é­tait cer­tai­ne­ment pas un hasard. Pour se faire com­prendre des païens, les pre­miers chré­tiens ne pou­vaient se bor­ner à ren­voyer dans leurs dis­cours « à Moïse et aux pro­phètes » ; ils devaient aus­si faire appel à la connais­sance natu­relle de Dieu et à la voix de la conscience morale de tout homme (cf. Rm 1, 19–21 ; 2, 14–15 ; Ac 14, 16–17). Mais comme, dans la reli­gion païenne, cette connais­sance natu­relle avait bas­cu­lé dans l’i­do­lâ­trie (cf. Rm 1, 21–32), l’Apôtre esti­ma plus sage de mettre son dis­cours en rap­port avec la pen­sée des phi­lo­sophes qui, depuis les débuts, avaient oppo­sé aux mythes et aux cultes à mys­tères des concep­tions plus res­pec­tueuses de la trans­cen­dance divine.

L’un des efforts majeurs opé­rés par les phi­lo­sophes de la pen­sée clas­sique fut, en effet, de puri­fier de ses formes mytho­lo­giques la concep­tion que les hommes se fai­saient de Dieu. Comme nous le savons, la reli­gion grecque elle aus­si, peu dif­fé­rente en cela de la majeure par­tie des reli­gions cos­miques, était poly­théiste, si bien qu’elle divi­ni­sait des choses et des phé­no­mènes natu­rels. Les ten­ta­tives faites par l’homme pour com­prendre l’o­ri­gine des dieux et, en eux, celle de l’u­ni­vers s’ex­pri­mèrent d’a­bord par la poé­sie. Les théo­go­nies demeurent, aujourd’­hui encore, le pre­mier témoi­gnage de cette recherche de l’homme. Il revint aux pères de la phi­lo­so­phie de mettre en évi­dence le lien qui existe entre la rai­son et la reli­gion. Portant plus loin le regard, vers les prin­cipes uni­ver­sels, ils ne se conten­tèrent plus des mythes anciens, mais ils vou­lurent aller jus­qu’à don­ner un fon­de­ment ration­nel à leur croyance en la divi­ni­té. On s’en­ga­gea ain­si sur une voie qui, aban­don­nant les tra­di­tions antiques par­ti­cu­lières, débou­chait sur un déve­lop­pe­ment qui cor­res­pon­dait aux exi­gences de la rai­son uni­ver­selle. La fin vers laquelle ten­dait ce déve­lop­pe­ment était de faire prendre une conscience cri­tique de ce à quoi l’on croyait. La concep­tion que l’on se fai­sait de la divi­ni­té fut la pre­mière à tirer avan­tage d’un tel iti­né­raire. Les super­sti­tions furent recon­nues comme telles et la reli­gion fut, au moins en par­tie, puri­fiée par l’a­na­lyse ration­nelle. C’est sur cette base que les Pères de l’Eglise entre­prirent un dia­logue fécond avec les phi­lo­sophes de l’Antiquité, ouvrant la route à l’an­nonce et à la com­pré­hen­sion du Dieu de Jésus Christ.

37. Lorsqu’on évoque ce mou­ve­ment qui rap­pro­cha les chré­tiens de la phi­lo­so­phie, il faut éga­le­ment rap­pe­ler l’at­ti­tude de pru­dence que sus­ci­taient en eux d’autres élé­ments du monde cultu­rel païen, comme par exemple la gnose. La phi­lo­so­phie, en tant que sagesse pra­tique et école de vie, pou­vait faci­le­ment être confon­due avec une connais­sance de type supé­rieur et éso­té­rique, réser­vée à un petit nombre d’hommes par­faits. C’est sans aucun doute à ce genre de spé­cu­la­tions éso­té­riques que pense saint Paul lors­qu’il met en garde les Colossiens : « Prenez garde qu’il ne se trouve quel­qu’un pour vous réduire en escla­vage par le vain leurre de la « phi­lo­so­phie », selon une tra­di­tion toute humaine, selon les élé­ments du monde, et non selon le Christ » (2, 8). Les paroles de l’Apôtre se révèlent par­ti­cu­liè­re­ment actuelles si nous les met­tons en rap­port avec les dif­fé­rentes formes d’é­so­té­risme qui aujourd’­hui se répandent même chez cer­tains croyants dépour­vus du sens cri­tique néces­saire. Sur les traces de saint Paul, d’autres écri­vains des pre­miers siècles, notam­ment saint Irénée et Tertullien, émirent à leur tour des réserves à l’é­gard d’une atti­tude cultu­relle qui pré­ten­dait sou­mettre la véri­té de la Révélation à l’in­ter­pré­ta­tion des philosophes.

38. La ren­contre du chris­tia­nisme avec la phi­lo­so­phie ne fut donc ni immé­diate ni facile. La pra­tique de la phi­lo­so­phie et la fré­quen­ta­tion des écoles furent consi­dé­rées par les pre­miers chré­tiens comme une source de trouble plus que comme une chance. Pour eux, le devoir pre­mier et pres­sant était l’an­nonce du Christ res­sus­ci­té, à pro­po­ser dans une ren­contre per­son­nelle capable de conduire l’in­ter­lo­cu­teur à la conver­sion du cœur et à la demande du Baptême. Cela ne signi­fie pas pour autant qu’ils aient igno­ré le devoir d’ap­pro­fon­dir l’in­tel­li­gence de la foi et de ses moti­va­tions, bien au contraire. La cri­tique de Celse, qui accuse les chré­tiens d’être une popu­la­tion « illet­trée et fruste »,[31] s’a­vère donc injuste et sans fon­de­ment. L’explication de leur dés­in­té­rêt ini­tial doit être recher­chée ailleurs. En fait, la ren­contre avec l’Évangile offrait une réponse si satis­fai­sante à la ques­tion du sens de la vie, demeu­rée jus­qu’a­lors sans réponse, que la fré­quen­ta­tion des phi­lo­sophes leur appa­rais­sait comme une chose loin­taine et, dans une cer­taine mesure, dépassée.

Cela appa­raît aujourd’­hui encore plus clai­re­ment si l’on pense à l’ap­port du chris­tia­nisme qui consiste à affir­mer le droit uni­ver­sel d’ac­cès à la véri­té. Ayant abat­tu les bar­rières raciales, sociales ou sexuelles, le chris­tia­nisme avait, depuis ses débuts, pro­cla­mé l’é­ga­li­té de tous les hommes devant Dieu. La pre­mière consé­quence de cette concep­tion concer­nait le thème de la véri­té. On dépas­sait défi­ni­ti­ve­ment le carac­tère éli­tiste que sa recherche avait pris chez les Anciens : dès lors que l’ac­cès à la véri­té est un bien qui per­met de par­ve­nir à Dieu, tous doivent être aptes à par­cou­rir cette route. Les voies d’ac­cès à la véri­té res­tent mul­tiples ; tou­te­fois, la véri­té chré­tienne ayant une valeur sal­vi­fique, cha­cune de ces voies peut être emprun­tée, du moment qu’elle conduit au but final, la révé­la­tion de Jésus Christ.

Parmi les pion­niers d’une ren­contre fruc­tueuse avec la pen­sée phi­lo­so­phique, même mar­quée par un dis­cer­ne­ment pru­dent, il faut men­tion­ner saint Justin : tout en conser­vant, même après sa conver­sion, une grande estime pour la phi­lo­so­phie grecque, il affir­mait avec force et clar­té qu’il avait trou­vé dans le chris­tia­nisme « la seule phi­lo­so­phie sûre et pro­fi­table ».[32] De même, Clément d’Alexandrie appe­lait l’Evangile « la vraie phi­lo­so­phie »,[33] et il com­pre­nait la phi­lo­so­phie par ana­lo­gie à la loi mosaïque comme un ensei­gne­ment pré­pa­ra­toire à la foi chré­tienne [34] et une pro­pé­deu­tique à l’Evangile.[35] Puisque « la phi­lo­so­phie désire la sagesse qui consiste dans la droi­ture de l’âme et de la parole et dans la pure­té de la vie, elle a des dis­po­si­tions d’a­mour et d’a­mi­tié pour la sagesse et elle fait tout pour l’at­teindre. Chez nous, on appelle phi­lo­sophes ceux qui sont épris de la Sagesse créa­trice et édu­ca­trice de l’u­ni­vers, c’est-​à-​dire épris de la connais­sance du Fils de Dieu ».[36] Pour l’Alexandrin, la phi­lo­so­phie grecque n’a pas pour but pre­mier de com­plé­ter ou de ren­for­cer la véri­té chré­tienne ; sa mis­sion est plu­tôt la défense de la foi : « L’enseignement du Sauveur se suf­fit à lui-​même et n’a besoin de rien d’autre, puis­qu’il est « force et sagesse de Dieu ». Lorsqu’elle sur­vient, la phi­lo­so­phie grecque ne rend pas la véri­té plus puis­sante, mais, ren­dant impuis­sante l’at­taque de la sophis­tique contre elle et déjouant les pièges contre la véri­té, elle est appe­lée à bon droit la haie et le mur de la vigne ».[37]

39. Dans l’his­toire de ce déve­lop­pe­ment, il est tou­jours pos­sible de consta­ter que les pen­seurs chré­tiens ont repris la pen­sée phi­lo­so­phique de manière cri­tique. Parmi les pre­miers exemples que l’on peut trou­ver, celui d’Origène est cer­tai­ne­ment signi­fi­ca­tif. Contre les attaques por­tées par le phi­lo­sophe Celse, Origène prend la phi­lo­so­phie pla­to­ni­cienne pour argu­men­ter et lui répondre. En se réfé­rant à un grand nombre d’élé­ments de la pen­sée pla­to­ni­cienne, il com­mence à éla­bo­rer une pre­mière forme de théo­lo­gie chré­tienne. Le mot même et le concept de théo­lo­gie comme dis­cours ration­nel sur Dieu étaient liés jus­qu’a­lors à leur ori­gine grecque. Dans la phi­lo­so­phie aris­to­té­li­cienne, par exemple, ce mot dési­gnait la par­tie la plus noble et le véri­table som­met du dis­cours phi­lo­so­phique. A la lumière de la Révélation chré­tienne, au contraire, ce qui indi­quait d’a­bord une doc­trine géné­rale sur la divi­ni­té en vint à prendre un sens entiè­re­ment nou­veau, dans la mesure où cela défi­nis­sait la réflexion accom­plie par le croyant pour expri­mer la véri­table doc­trine sur Dieu. Cette nou­velle pen­sée chré­tienne en déve­lop­pe­ment se ser­vait de la phi­lo­so­phie, mais elle ten­dait en même temps à s’en dis­tin­guer net­te­ment. L’histoire montre que la pen­sée pla­to­ni­cienne elle-​même, uti­li­sée par la théo­lo­gie, a subi de pro­fondes trans­for­ma­tions, en par­ti­cu­lier dans le domaine de concepts comme l’im­mor­ta­li­té de l’âme, la divi­ni­sa­tion de l’homme et l’o­ri­gine du mal.

40. Dans cette œuvre de chris­tia­ni­sa­tion de la pen­sée pla­to­ni­cienne et néo-​platonicienne, il faut men­tion­ner par­ti­cu­liè­re­ment les Pères Cappadociens, Denys dit l’Aréopagite et sur­tout saint Augustin. Le grand Docteur d’Occident était entré en contact avec dif­fé­rentes écoles phi­lo­so­phiques, mais toutes l’a­vaient déçu. Quand la véri­té de la foi chré­tienne se trou­va devant lui, il eut alors la force d’ac­com­plir la conver­sion radi­cale à laquelle les phi­lo­sophes ren­con­trés aupa­ra­vant n’a­vaient pas réus­si à l’a­me­ner. Il en donne lui-​même la rai­son : « Préférant désor­mais pour cela la doc­trine catho­lique, je sen­tais que, chez elle, il était deman­dé avec plus de mesure et sans aucun désir de trom­pe­rie, de croire ce qui n’é­tait pas démon­tré — soit qu’il y ait eu démons­tra­tion, mais pour quel­qu’un qui ne l’au­rait pas com­prise, soit qu’il n’y ait pas eu de démons­tra­tion —, alors que chez [les mani­chéens], tout en pro­met­tant la science de manière témé­raire, on se moquait de la cré­du­li­té et qu’on impo­sait ensuite de croire une immen­si­té de fables et d’ab­sur­di­tés, parce qu’on ne pou­vait pas les démon­trer ».[38] Aux pla­to­ni­ciens eux-​mêmes, à qui il se réfé­rait de manière pri­vi­lé­giée, Augustin repro­chait, à eux qui connais­saient la fin vers laquelle il fal­lait tendre, d’a­voir igno­ré la voie qui y condui­sait, le Verbe incar­né.[39] L’évêque d’Hippone réus­sit à pro­duire la pre­mière grande syn­thèse de la pen­sée phi­lo­so­phique et théo­lo­gique vers laquelle confluaient les cou­rants de pen­sée grec et latin. Chez lui aus­si, la grande uni­té du savoir, qui trou­vait son fon­de­ment dans la pen­sée biblique, en vint à être confir­mée et sou­te­nue par la pro­fon­deur de la pen­sée spé­cu­la­tive. La syn­thèse opé­rée par saint Augustin res­te­ra pen­dant des siècles en Occident la forme la plus haute de spé­cu­la­tion phi­lo­so­phique et théo­lo­gique. Fort de son his­toire per­son­nelle et sou­te­nu par une admi­rable sain­te­té de vie, il fut aus­si en mesure d’in­tro­duire dans ses œuvres de mul­tiples élé­ments qui, fai­sant réfé­rence à l’ex­pé­rience, pré­lu­daient aux futurs déve­lop­pe­ments de cer­tains cou­rants philosophiques.

41. C’est donc de diverses manières que les Pères d’Orient et d’Occident sont entrés en rap­port avec les écoles phi­lo­so­phiques. Cela ne signi­fie pas qu’ils aient iden­ti­fié le conte­nu de leur mes­sage avec les sys­tèmes aux­quels se réfé­raient ces écoles. La ques­tion de Tertullien : « Qu’ont de com­mun Athènes et Jérusalem ? L’Académie et l’Eglise ? »[40] est un signe clair de la conscience cri­tique avec laquelle les pen­seurs chré­tiens, depuis les ori­gines, abor­dèrent le pro­blème des rap­ports entre la foi et la phi­lo­so­phie, en le voyant glo­ba­le­ment sous ses aspects posi­tifs et avec ses limites. Ce n’é­taient pas des pen­seurs naïfs. C’est bien parce qu’ils vivaient inten­sé­ment le conte­nu de la foi qu’ils savaient atteindre les formes les plus pro­fondes de la spé­cu­la­tion. Il est donc injuste et réduc­teur de ne voir dans leur œuvre que la trans­po­si­tion des véri­tés de la foi en caté­go­ries phi­lo­so­phiques. Ils firent beau­coup plus. Ils réus­sirent en effet à faire sur­gir en plé­ni­tude ce qui demeu­rait encore impli­cite et en germe dans la pen­sée des grands phi­lo­sophes antiques.[41] Ces der­niers, comme je l’ai dit, avaient eu la mis­sion de mon­trer dans quelle mesure la rai­son, déli­vrée de ses liens exté­rieurs, pou­vait sor­tir de l’im­passe des mythes, pour s’ou­vrir de manière plus adap­tée à la trans­cen­dance. Une rai­son puri­fiée et droite était donc en mesure de mon­ter jus­qu’aux degrés les plus éle­vés de la réflexion, en don­nant un fon­de­ment solide à la per­cep­tion de l’être, du trans­cen­dant et de l’absolu.

C’est pré­ci­sé­ment ici que se situe la nou­veau­té des Pères. Ils accueillirent entiè­re­ment la rai­son ouverte à l’ab­so­lu et ils y gref­fèrent la richesse pro­ve­nant de la Révélation. La ren­contre ne se fit pas seule­ment au niveau des cultures, dont l’une suc­com­ba peut-​être à la fas­ci­na­tion de l’autre ; elle se fit au plus pro­fond des âmes et ce fut la ren­contre entre la créa­ture et son Créateur. Dépassant la fin même vers laquelle elle ten­dait incons­ciem­ment en ver­tu de sa nature, la rai­son put atteindre le bien suprême et la véri­té suprême de la per­sonne du Verbe incar­né. Néanmoins, face aux phi­lo­so­phies, les Pères n’eurent pas peur de recon­naître les élé­ments com­muns aus­si bien que les dif­fé­rences qu’elles pré­sen­taient par rap­port à la Révélation. La conscience des conver­gences ne por­tait chez eux nulle atteinte à la recon­nais­sance des différences.

42. Dans la théo­lo­gie sco­las­tique, le rôle de la rai­son édu­quée par la phi­lo­so­phie devient encore plus consi­dé­rable, sous la pous­sée de l’in­ter­pré­ta­tion ansel­mienne de l’intel­lec­tus fidei. Pour le saint arche­vêque de Cantorbéry, la prio­ri­té de la foi ne s’op­pose pas à la recherche propre à la rai­son. Celle-​ci, en effet, n’est pas appe­lée à expri­mer un juge­ment sur le conte­nu de la foi ; elle en serait inca­pable, parce qu’elle n’est pas apte à cela. Sa tâche est plu­tôt de savoir trou­ver un sens, de décou­vrir des rai­sons qui per­mettent à tous de par­ve­nir à une cer­taine intel­li­gence du conte­nu de la foi. Saint Anselme sou­ligne le fait que l’in­tel­lect doit se mettre à la recherche de ce qu’il aime : plus il aime, plus il désire connaître. Celui qui vit pour la véri­té est ten­du vers une forme de connais­sance qui s’en­flamme tou­jours davan­tage d’a­mour pour ce qu’il connaît, tout en devant admettre qu’il n’a pas encore fait tout ce qu’il dési­re­rait : « J’ai été fait pour te voir et je n’ai pas encore fait ce pour quoi j’ai été fait » (Ad te viden­dum fac­tus sum, et non­dum feci prop­ter quod fac­tus sum).[42] Le désir de véri­té pousse donc la rai­son à aller tou­jours au-​delà ; mais elle est comme acca­blée de consta­ter qu’elle a une capa­ci­té tou­jours plus grande que ce qu’elle appré­hende. A ce point, tou­te­fois, la rai­son est en mesure de décou­vrir l’ac­com­plis­se­ment de son che­min : « Car j’es­time qu’il doit suf­fire à qui recherche une chose incom­pré­hen­sible de par­ve­nir en rai­son­nant à connaître ce qu’elle est plus que cer­tai­ne­ment, même s’il ne peut, par son intel­li­gence, péné­trer com­ment elle est de la sorte […]. Or qu’est-​il d’aus­si incom­pré­hen­sible, d’aus­si inef­fable, que cela qui est au-​dessus de toutes choses ? Si les points qui furent jus­qu’i­ci dis­cu­tés au sujet de l’es­sence sur­émi­nente sont assu­rés par des rai­sons néces­saires, la soli­di­té de leur cer­ti­tude ne vacille nul­le­ment, bien que l’in­tel­li­gence ne puisse les péné­trer, ni les expli­quer par des paroles. Et, si une consi­dé­ra­tion pré­cé­dente a com­pris ration­nel­le­ment qu’est incom­pré­hen­sible (ratio­na­bi­li­ter com­pre­hen­dit incom­pre­hen­si­bile esse) la manière dont la sagesse sur­émi­nente sait ce qu’elle a fait, […] qui expli­que­ra com­ment elle se sait ou se dit elle-​même, elle dont l’homme ne peut rien savoir ou presque ? ».[43]

L’harmonie fon­da­men­tale de la connais­sance phi­lo­so­phique et de la connais­sance de la foi est confir­mée une fois encore : la foi demande que son objet soit com­pris avec l’aide de la rai­son ; la rai­son, au som­met de sa recherche, admet comme néces­saire ce que pré­sente la foi.

La constante nou­veau­té de la pen­sée de saint Thomas d’Aquin

43. Sur ce long che­min, saint Thomas occupe une place toute par­ti­cu­lière, non seule­ment pour le conte­nu de sa doc­trine, mais aus­si pour le dia­logue qu’il sut ins­tau­rer avec la pen­sée arabe et la pen­sée juive de son temps. À une époque où les pen­seurs chré­tiens redé­cou­vraient les tré­sors de la phi­lo­so­phie antique, et plus direc­te­ment aris­to­té­li­cienne, il eut le grand mérite de mettre au pre­mier plan l’har­mo­nie qui existe entre la rai­son et la foi. La lumière de la rai­son et celle de la foi viennent toutes deux de Dieu, expliquait-​il ; c’est pour­quoi elles ne peuvent se contre­dire.[44]

Plus radi­ca­le­ment, Thomas recon­naît que la nature, objet propre de la phi­lo­so­phie, peut contri­buer à la com­pré­hen­sion de la révé­la­tion divine. La foi ne craint donc pas la rai­son, mais elle la recherche et elle s’y fie. De même que la grâce sup­pose la nature et la porte à son accom­plis­se­ment, [45] ain­si la foi sup­pose et per­fec­tionne la rai­son. Cette der­nière, éclai­rée par la foi, est libé­rée des fra­gi­li­tés et des limites qui pro­viennent de la déso­béis­sance du péché, et elle trouve la force néces­saire pour s’é­le­ver jus­qu’à la connais­sance du mys­tère de Dieu Un et Trine. Tout en sou­li­gnant avec force le carac­tère sur­na­tu­rel de la foi, le Docteur Angélique n’a pas oublié la valeur de sa ratio­na­li­té ; il a su au contraire creu­ser plus pro­fon­dé­ment et pré­ci­ser le sens de cette ratio­na­li­té. En effet, la foi est en quelque sorte « un exer­cice de la pen­sée » ; la rai­son de l’homme n’est ni anéan­tie ni humi­liée lors­qu’elle donne son assen­ti­ment au conte­nu de la foi ; celui-​ci est tou­jours atteint par un choix libre et conscient.[46]

C’est pour ce motif que saint Thomas a tou­jours été pro­po­sé à juste titre par l’Eglise comme un maître de pen­sée et le modèle d’une façon cor­recte de faire de la théo­lo­gie. Il me plaît de rap­pe­ler, dans ce contexte, ce qu’a écrit le Serviteur de Dieu Paul VI, mon pré­dé­ces­seur, à l’oc­ca­sion du sep­tième cen­te­naire de la mort du Docteur Angélique : « Sans aucun doute, Thomas avait au plus haut degré le cou­rage de la véri­té, la liber­té d’es­prit per­met­tant d’af­fron­ter les nou­veaux pro­blèmes, l’hon­nê­te­té intel­lec­tuelle de celui qui n’ad­met pas la conta­mi­na­tion du chris­tia­nisme par la phi­lo­so­phie pro­fane, sans pour autant refu­ser celle-​ci a prio­ri. C’est la rai­son pour laquelle il figure dans l’his­toire de la pen­sée chré­tienne comme un pion­nier sur la voie nou­velle de la phi­lo­so­phie et de la culture uni­ver­selle. Le point cen­tral, le noyau, pour ain­si dire, de la solu­tion qu’a­vec son intui­tion pro­phé­tique et géniale il don­na au pro­blème de la confron­ta­tion nou­velle entre la rai­son et la foi, c’est qu’il faut conci­lier le carac­tère sécu­lier du monde et le carac­tère radi­cal de l’Evangile, échap­pant ain­si à cette ten­dance contre nature qui nie le monde et ses valeurs, sans pour autant man­quer aux suprêmes et inflexibles exi­gences de l’ordre sur­na­tu­rel ».[47]

44. Parmi les grandes intui­tions de saint Thomas, il y a éga­le­ment celle qui concerne le rôle joué par l’Esprit Saint pour faire mûrir la connais­sance humaine en vraie sagesse. Dès les pre­mières pages de sa Somme théo­lo­gique, [48] l’Aquinate vou­lut mon­trer le pri­mat de la sagesse qui est don de l’Esprit Saint et qui intro­duit à la connais­sance des réa­li­tés divines. Sa théo­lo­gie per­met de com­prendre la par­ti­cu­la­ri­té de la sagesse dans son lien étroit avec la foi et avec la connais­sance divine. Elle connaît par conna­tu­ra­li­té, pré­sup­pose la foi et arrive à for­mu­ler son juge­ment droit à par­tir de la véri­té de la foi elle-​même : « La sagesse comp­tée par­mi les dons du Saint-​Esprit est dif­fé­rente de celle qui est comp­tée comme une ver­tu intel­lec­tuelle acquise, car celle-​ci s’ac­quiert par l’ef­fort humain, et celle-​là au contraire « vient d’en haut », comme le dit saint Jacques. Ainsi, elle est éga­le­ment dis­tincte de la foi, car la foi donne son assen­ti­ment à la véri­té divine consi­dé­rée en elle-​même, tan­dis que c’est le propre du don de sagesse de juger selon la véri­té divine ».[49]

La prio­ri­té recon­nue à cette sagesse ne fait pour­tant pas oublier au Docteur Angélique la pré­sence de deux formes com­plé­men­taires de sagesse : la sagesse phi­lo­so­phique, qui se fonde sur la capa­ci­té de l’in­tel­lect à recher­cher la véri­té à l’in­té­rieur des limites qui lui sont conna­tu­relles, et la sagesse théo­lo­gique, qui se fonde sur la Révélation et qui exa­mine le conte­nu de la foi, attei­gnant le mys­tère même de Dieu.

Intimement convain­cu que « omne verum a quo­cumque dica­tur a Spiritu Sancto est » (« toute véri­té dite par qui que ce soit vient de l’Esprit Saint »), [50] saint Thomas aima la véri­té de manière dés­in­té­res­sée. Il la cher­cha par­tout où elle pou­vait se mani­fes­ter, en met­tant le plus pos­sible en évi­dence son uni­ver­sa­li­té. En lui, le Magistère de l’Église a recon­nu et appré­cié la pas­sion pour la véri­té ; sa pen­sée, pré­ci­sé­ment parce qu’elle s’est tou­jours main­te­nue dans la pers­pec­tive de la véri­té uni­ver­selle, objec­tive et trans­cen­dante, a atteint « des som­mets aux­quels l’in­tel­li­gence humaine n’au­rait jamais pu pen­ser ».[51] C’est donc avec rai­son qu’il peut être défi­ni comme « apôtre de la véri­té ».[52] Précisément parce qu’il cher­chait la véri­té sans réserve, il sut, dans son réa­lisme, en recon­naître l’ob­jec­ti­vi­té. Sa phi­lo­so­phie est vrai­ment celle de l’être et non du simple apparaître.

Le drame de la sépa­ra­tion entre la foi et la raison

45. Avec la nais­sance des pre­mières uni­ver­si­tés, la théo­lo­gie allait se confron­ter plus direc­te­ment avec d’autres formes de la recherche et du savoir scien­ti­fique. Saint Albert le Grand et saint Thomas, tout en main­te­nant un lien orga­nique entre la théo­lo­gie et la phi­lo­so­phie, furent les pre­miers à recon­naître l’au­to­no­mie dont la phi­lo­so­phie et la science avaient néces­sai­re­ment besoin pour œuvrer effi­ca­ce­ment dans leurs champs de recherche res­pec­tifs. A par­tir de la fin du Moyen Âge, tou­te­fois, la légi­time dis­tinc­tion entre les deux savoirs se trans­for­ma pro­gres­si­ve­ment en une sépa­ra­tion néfaste. A cause d’un esprit exces­si­ve­ment ratio­na­liste, pré­sent chez quelques pen­seurs, les posi­tions se radi­ca­li­sèrent, au point d’ar­ri­ver en fait à une phi­lo­so­phie sépa­rée et abso­lu­ment auto­nome vis-​à-​vis du conte­nu de la foi. Parmi les consé­quences de cette sépa­ra­tion, il y eut éga­le­ment une défiance tou­jours plus forte à l’é­gard de la rai­son elle-​même. Certains com­men­cèrent à pro­fes­ser une défiance géné­rale, scep­tique et agnos­tique, soit pour don­ner plus d’es­pace à la foi, soit pour jeter le dis­cré­dit sur toute réfé­rence pos­sible de la foi à la raison.

En somme, ce que la pen­sée patris­tique et médié­vale avait conçu et mis en œuvre comme for­mant une uni­té pro­fonde, géné­ra­trice d’une connais­sance capable d’ar­ri­ver aux formes les plus hautes de la spé­cu­la­tion, fut détruit en fait par les sys­tèmes épou­sant la cause d’une connais­sance ration­nelle qui était sépa­rée de la foi et s’y substituait.

46. Les radi­ca­li­sa­tions les plus influentes sont connues et bien visibles, sur­tout dans l’his­toire de l’Occident. Il n’est pas exa­gé­ré d’af­fir­mer qu’une bonne par­tie de la pen­sée phi­lo­so­phique moderne s’est déve­lop­pée en s’é­loi­gnant pro­gres­si­ve­ment de la Révélation chré­tienne, au point de s’y oppo­ser expli­ci­te­ment. Ce mou­ve­ment a atteint son apo­gée au siècle der­nier. Certains repré­sen­tants de l’i­déa­lisme ont cher­ché de diverses manières à trans­for­mer la foi et son conte­nu, y com­pris le mys­tère de la mort et de la résur­rec­tion de Jésus Christ, en struc­tures dia­lec­tiques ration­nel­le­ment conce­vables. À cette pen­sée se sont oppo­sées diverses formes d’hu­ma­nisme athée, phi­lo­so­phi­que­ment struc­tu­rées, qui ont pré­sen­té la foi comme nocive et alié­nante pour le déve­lop­pe­ment de la pleine ratio­na­li­té. Elles n’ont pas eu peur de se faire pas­ser pour de nou­velles reli­gions, consti­tuant le fon­de­ment de pro­jets qui, sur le plan poli­tique et social, ont abou­ti à des sys­tèmes tota­li­taires trau­ma­ti­sants pour l’humanité.

Dans le cadre de la recherche scien­ti­fique, on en est venu à impo­ser une men­ta­li­té posi­ti­viste qui s’est non seule­ment éloi­gnée de toute réfé­rence à la vision chré­tienne du monde, mais qui a aus­si et sur­tout lais­sé de côté toute réfé­rence à une concep­tion méta­phy­sique et morale. En consé­quence, cer­tains hommes de science, pri­vés de tout repère éthique, risquent de ne plus avoir comme centres d’in­té­rêt la per­sonne et l’en­semble de sa vie. De plus, cer­tains d’entre eux, conscients des poten­tia­li­tés inté­rieures au pro­grès tech­no­lo­gique, semblent céder, plus qu’à la logique du mar­ché, à la ten­ta­tion d’un pou­voir démiur­gique sur la nature et sur l’être humain lui-même.

Enfin, le nihi­lisme a pris corps comme une consé­quence de la crise du ratio­na­lisme. Philosophie du néant, il réus­sit à exer­cer sa fas­ci­na­tion sur nos contem­po­rains. Ses adeptes font la théo­rie de la recherche comme fin en soi, sans espé­rance ni pos­si­bi­li­té aucune d’at­teindre la véri­té. Dans l’in­ter­pré­ta­tion nihi­liste, l’exis­tence n’est qu’une occa­sion pour éprou­ver des sen­sa­tions et faire des expé­riences dans les­quelles le pri­mat revient à l’é­phé­mère. Le nihi­lisme est à l’o­ri­gine de la men­ta­li­té répan­due selon laquelle on ne doit plus prendre d’en­ga­ge­ment défi­ni­tif, parce tout est fugace et provisoire.

47. D’autre part, il ne faut pas oublier que, dans la culture moderne, le rôle même de la phi­lo­so­phie a fini par chan­ger. De sagesse et de savoir uni­ver­sel qu’elle était, elle a été pro­gres­si­ve­ment réduite à n’être qu’un des nom­breux domaines du savoir humain, bien plus, par cer­tains aspects, elle a été can­ton­née dans un rôle tota­le­ment mar­gi­nal. Entre temps, d’autres formes de ratio­na­li­té se sont affir­mées avec tou­jours plus de vigueur, met­tant en évi­dence la mar­gi­na­li­té du savoir phi­lo­so­phique. Au lieu d’être tour­nées vers la contem­pla­tion de la véri­té et la recherche de la fin der­nière et du sens de la vie, ces formes de ratio­na­li­té tendent — ou au moins peuvent tendre — à être « une rai­son fonc­tion­nelle » au ser­vice de fins uti­li­ta­ristes, de pos­ses­sion ou de pouvoir.

Dès ma pre­mière ency­clique, j’ai fait remar­quer com­bien il était dan­ge­reux de pré­sen­ter cette voie comme un abso­lu et j’ai écrit : « L’homme d’au­jourd’­hui semble tou­jours mena­cé par ce qu’il fabrique, c’est-​à-​dire par le résul­tat du tra­vail de ses mains, et plus encore du tra­vail de son intel­li­gence, des ten­dances de sa volon­té. D’une manière trop rapide et sou­vent impré­vi­sible, les fruits de cette acti­vi­té mul­ti­forme de l’homme ne sont pas seule­ment et pas tant objet d” »alié­na­tion », c’est-​à-​dire pure­ment et sim­ple­ment enle­vés à celui qui les a pro­duits ; mais, par­tiel­le­ment au moins, dans la ligne, même indi­recte, de leurs effets, ces fruits se retournent contre l’homme lui-​même ; ils sont diri­gés ou peuvent être diri­gés contre lui. C’est en cela que semble consis­ter le cha­pitre prin­ci­pal du drame de l’exis­tence humaine aujourd’­hui, dans sa dimen­sion la plus large et la plus uni­ver­selle. L’homme, par consé­quent, vit tou­jours davan­tage dans la peur. Il craint que ses pro­duc­tions, pas toutes natu­rel­le­ment ni dans leur majeure par­tie, mais quelques-​unes et pré­ci­sé­ment celles qui contiennent une part spé­ciale de son génie et de sa créa­ti­vi­té, puissent être retour­nées radi­ca­le­ment contre lui-​même ».[53]

A la suite de ces trans­for­ma­tions cultu­relles, cer­tains phi­lo­sophes, aban­don­nant la recherche de la véri­té pour elle-​même, ont adop­té comme but unique l’ob­ten­tion d’une cer­ti­tude sub­jec­tive ou d’une uti­li­té pra­tique. La consé­quence en a été l’obs­cur­cis­se­ment de la véri­table digni­té de la rai­son, qui n’é­tait plus en état de connaître le vrai et de recher­cher l’absolu.

48. Ce qui res­sort de cette der­nière période de l’his­toire de la phi­lo­so­phie, c’est donc la consta­ta­tion d’une sépa­ra­tion pro­gres­sive entre la foi et la rai­son phi­lo­so­phique. Il est bien vrai que, pour un obser­va­teur atten­tif, même dans la réflexion phi­lo­so­phique de ceux qui contri­buèrent à élar­gir le fos­sé entre la foi et la rai­son, on voit par­fois se mani­fes­ter des germes pré­cieux de pen­sée qui, appro­fon­dis et déve­lop­pés avec droi­ture d’es­prit et de cœur, peuvent faire décou­vrir le che­min de la véri­té. On trouve ces germes de pen­sée, par exemple, dans des ana­lyses appro­fon­dies sur la per­cep­tion et l’ex­pé­rience, sur l’i­ma­gi­naire et l’in­cons­cient, sur la per­son­na­li­té et l’in­ter­sub­jec­ti­vi­té, sur la liber­té et les valeurs, sur le temps et l’his­toire. Même le thème de la mort peut deve­nir pour tout pen­seur un appel pres­sant à cher­cher à l’in­té­rieur de lui-​même le sens authen­tique de son exis­tence. Cela n’en­lève rien au fait que le rap­port actuel entre foi et rai­son demande un effort atten­tif de dis­cer­ne­ment, parce que la rai­son et la foi se sont toutes deux appau­vries et se sont affai­blies l’une en face de l’autre. La rai­son, pri­vée de l’ap­port de la Révélation, a pris des sen­tiers laté­raux qui risquent de lui faire perdre de vue son but final. La foi, pri­vée de la rai­son, a mis l’ac­cent sur le sen­ti­ment et l’ex­pé­rience, en cou­rant le risque de ne plus être une pro­po­si­tion uni­ver­selle. Il est illu­soire de pen­ser que la foi, face à une rai­son faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand dan­ger d’être réduite à un mythe ou à une super­sti­tion. De la même manière, une rai­son qui n’a plus une foi adulte en face d’elle n’est pas inci­tée à s’in­té­res­ser à la nou­veau­té et à la radi­ca­li­té de l’être.

On ne doit donc pas consi­dé­rer comme hors de pro­pos que je lance un appel fort et pres­sant pour que la foi et la phi­lo­so­phie retrouvent l’u­ni­té pro­fonde qui les rend capables d’être en har­mo­nie avec leur nature dans le res­pect de leur auto­no­mie réci­proque. A la « par­rhè­sia » de la foi doit cor­res­pondre l’au­dace de la raison.

CHAPITRE V – LES INTERVENTIONS DU MAGISTÈRE DANS LE DOMAINE PHILOSOPHIQUE

Le dis­cer­ne­ment du Magistère comme dia­co­nie de la vérité

49. L’Eglise ne pro­pose pas sa propre phi­lo­so­phie ni ne cano­nise une quel­conque phi­lo­so­phie par­ti­cu­lière au détri­ment des autres.[54] La rai­son pro­fonde de cette réserve réside dans le fait que la phi­lo­so­phie, même quand elle entre en rela­tion avec la théo­lo­gie, doit pro­cé­der selon ses méthodes et ses règles ; autre­ment, il n’y aurait pas de garan­tie qu’elle reste tour­née vers la véri­té et qu’elle y tende grâce à une démarche ration­nel­le­ment véri­fiable. Une phi­lo­so­phie qui ne pro­cé­de­rait pas à la lumière de la rai­son selon ses prin­cipes propres et ses méthodes spé­ci­fiques ne serait pas d’un grand secours. En défi­ni­tive, la source de l’au­to­no­mie dont jouit la phi­lo­so­phie est à recher­cher dans le fait que la rai­son est, de par sa nature, orien­tée vers la véri­té et que, en outre, elle dis­pose en elle-​même des moyens pour y par­ve­nir. Une phi­lo­so­phie consciente de son « sta­tut consti­tu­tif » ne peut pas ne pas res­pec­ter non plus les exi­gences et les évi­dences propres à la véri­té révélée.

Cependant l’his­toire a fait appa­raître les dévia­tions et les erreurs dans les­quelles la pen­sée phi­lo­so­phique, sur­tout la pen­sée moderne, est fré­quem­ment tom­bée. Ce n’est ni la tâche ni la com­pé­tence du Magistère d’in­ter­ve­nir pour com­bler les lacunes d’un dis­cours phi­lo­so­phique défi­cient. Il est de son devoir au contraire de réagir de manière claire et forte lorsque des thèses phi­lo­so­phiques dis­cu­tables menacent la juste com­pré­hen­sion du don­né révé­lé et quand on dif­fuse des théo­ries fausses et par­ti­sanes qui répandent de graves erreurs, trou­blant la sim­pli­ci­té et la pure­té de la foi du peuple de Dieu.

50. Le Magistère ecclé­sias­tique peut donc et doit exer­cer avec auto­ri­té, à la lumière de la foi, son propre dis­cer­ne­ment cri­tique sur les phi­lo­so­phies et sur les affir­ma­tions qui sont en oppo­si­tion avec la doc­trine chré­tienne.[55] Il revient au Magistère d’in­di­quer avant tout quels pré­sup­po­sés et quelles conclu­sions phi­lo­so­phiques seraient incom­pa­tibles avec la véri­té révé­lée, for­mu­lant par là-​même les exi­gences qui s’im­posent à la phi­lo­so­phie du point de vue de la foi. En outre, dans le déve­lop­pe­ment du savoir phi­lo­so­phique, diverses écoles de pen­sée sont appa­rues. Ce plu­ra­lisme met aus­si le Magistère devant sa res­pon­sa­bi­li­té d’ex­pri­mer son juge­ment en ce qui concerne la com­pa­ti­bi­li­té ou l’in­com­pa­ti­bi­li­té des concep­tions fon­da­men­tales aux­quelles ces écoles se réfèrent avec les exi­gences propres de la parole de Dieu et de la réflexion théologique.

L’Eglise a le devoir d’in­di­quer ce qui, dans un sys­tème phi­lo­so­phique, peut paraître incom­pa­tible avec sa foi. De nom­breux thèmes phi­lo­so­phiques en effet, tels ceux de Dieu, de l’homme, de sa liber­té et de son agir moral, la mettent direc­te­ment en cause, parce qu’ils concernent la véri­té révé­lée dont elle a la garde. Quand nous effec­tuons ce dis­cer­ne­ment, nous, évêques, avons le devoir d’être « témoins de la véri­té » dans l’exer­cice d’un ser­vice humble mais ferme, que tout phi­lo­sophe devrait appré­cier, au pro­fit de la rec­ta ratio, c’est-​à-​dire de la rai­son qui réflé­chit cor­rec­te­ment sur le vrai.

51. Ce dis­cer­ne­ment ne doit donc pas être enten­du pre­miè­re­ment dans un sens néga­tif, comme si l’in­ten­tion du Magistère était d’é­li­mi­ner ou de réduire toute média­tion pos­sible. Au contraire, ses inter­ven­tions sont des­ti­nées en pre­mier lieu à sti­mu­ler, à pro­mou­voir et à encou­ra­ger la pen­sée phi­lo­so­phique. D’autre part, les phi­lo­sophes sont les pre­miers à com­prendre l’exi­gence de l’au­to­cri­tique et de la cor­rec­tion d’é­ven­tuelles erreurs, ain­si que la néces­si­té de dépas­ser les limites trop étroites dans les­quelles leur réflexion s’est for­gée. De manière par­ti­cu­lière, il faut consi­dé­rer que la véri­té est une, bien que ses expres­sions portent l’empreinte de l’his­toire et, plus encore, qu’elles soient l’œuvre d’une rai­son humaine bles­sée et affai­blie par le péché. De là, il résulte qu’au­cune forme his­to­rique de la phi­lo­so­phie ne peut légi­ti­me­ment pré­tendre embras­ser la tota­li­té de la véri­té, ni être l’ex­pli­ca­tion plé­nière de l’être humain, du monde et du rap­port de l’homme avec Dieu.

Et aujourd’­hui, à cause de la mul­ti­pli­ca­tion des sys­tèmes, des méthodes, des concepts et des argu­men­ta­tions phi­lo­so­phiques sou­vent extrê­me­ment détaillées, un dis­cer­ne­ment cri­tique à la lumière de la foi s’im­pose avec une plus grande urgence. Ce dis­cer­ne­ment n’est pas aisé, car, s’il est déjà dif­fi­cile de recon­naître les capa­ci­tés natives et inalié­nables de la rai­son, avec ses limites consti­tu­tives et his­to­riques, il est par­fois encore plus pro­blé­ma­tique de dis­cer­ner ce que les pro­po­si­tions phi­lo­so­phiques par­ti­cu­lières offrent de valable et de fécond, du point de vue de la foi, et ce que, à l’in­verse, elles pré­sentent de dan­ge­reux et d’er­ro­né. L’Eglise sait de toute façon que les « tré­sors de la sagesse et de la connais­sance » sont cachés dans le Christ (Col 2, 3); c’est pour­quoi elle inter­vient en sti­mu­lant la réflexion phi­lo­so­phique, afin que ne se ferme pas la voie qui conduit à la recon­nais­sance du mystère.

52. Ce n’est pas seule­ment un fait récent que le Magistère inter­vienne pour expri­mer sa pen­sée en ce qui concerne des doc­trines phi­lo­so­phiques déter­mi­nées. A titre d’exemple, il suf­fit de rap­pe­ler, au cours des siècles, les décla­ra­tions à pro­pos des théo­ries qui sou­te­naient la pré­exis­tence des âmes, [56] ou encore à pro­pos des diverses formes d’i­do­lâ­trie et d’é­so­té­risme super­sti­tieux, conte­nues dans des thèses d’as­tro­lo­gie, [57] sans oublier les textes plus sys­té­ma­tiques contre cer­taines thèses de l’a­ver­roïsme latin, incom­pa­tibles avec la foi chré­tienne.[58]

Si la parole du Magistère s’est fait entendre plus sou­vent à par­tir du milieu du siècle der­nier, c’est parce que, au cours de cette période, de nom­breux catho­liques se sont recon­nu le devoir d’op­po­ser leur propre phi­lo­so­phie aux cou­rants variés de la pen­sée moderne. À ce point, il deve­nait néces­saire pour le Magistère de l’Eglise de veiller à ce que ces phi­lo­so­phies ne dévient pas, à leur tour, dans des formes erro­nées et néga­tives. Furent ain­si cen­su­rées paral­lè­le­ment : d’une part, le fidéisme[59] et le tra­di­tio­na­lisme radi­cal,[60] pour leur défiance à l’é­gard des capa­ci­tés natu­relles de la rai­son ; d’autre part, le ratio­na­lisme[61] et l’onto­lo­gisme,[62] car ils attri­buaient à la rai­son natu­relle ce qui est connais­sable uni­que­ment à la lumière de la foi. Le conte­nu posi­tif de ce débat fit l’ob­jet d’un expo­sé orga­nique dans la Constitution dog­ma­tique Dei Filius, par laquelle, pour la pre­mière fois, un Concile œcu­mé­nique, Vatican I, inter­ve­nait solen­nel­le­ment sur les rela­tions entre la rai­son et la foi. L’enseignement de ce texte don­na une impul­sion forte et posi­tive à la recherche phi­lo­so­phique de nom­breux croyants et il consti­tue encore aujourd’­hui une réfé­rence et une norme pour une réflexion chré­tienne cor­recte et cohé­rente dans ce domaine particulier.

53. Les décla­ra­tions du Magistère, plus que de thèses phi­lo­so­phiques par­ti­cu­lières, se sont pré­oc­cu­pées de la néces­si­té de la connais­sance ration­nelle et donc en der­nier res­sort de l’ap­proche phi­lo­so­phique pour l’in­tel­li­gence de la foi. Le Concile Vatican I, fai­sant la syn­thèse et réaf­fir­mant solen­nel­le­ment les ensei­gne­ments que, de manière ordi­naire et constante, le Magistère pon­ti­fi­cal avait pro­po­sés aux fidèles, fit res­sor­tir qu’é­taient insé­pa­rables et en même temps irré­duc­tibles la connais­sance natu­relle de Dieu et la Révélation, ain­si que la rai­son et la foi. Le Concile par­tait de l’exi­gence fon­da­men­tale, pré­sup­po­sée par la Révélation elle-​même, de la pos­si­bi­li­té de la connais­sance natu­relle de l’exis­tence de Dieu, prin­cipe et fin de toute chose, [63] et il concluait par l’as­ser­tion solen­nelle déjà citée : « Il existe deux ordres de connais­sance, dis­tincts non seule­ment par leur prin­cipe mais aus­si par leur objet ».[64] Contre toute forme de ratio­na­lisme, il fal­lait donc affir­mer la dis­tinc­tion entre les mys­tères de la foi et les décou­vertes phi­lo­so­phiques, ain­si que la trans­cen­dance et l’an­té­rio­ri­té des pre­miers par rap­port aux secondes ; d’autre part, contre les ten­ta­tions fidéistes, il était néces­saire que soit réaf­fir­mée l’u­ni­té de la véri­té et donc aus­si la contri­bu­tion posi­tive que la connais­sance ration­nelle peut et doit appor­ter à la connais­sance de foi : « Mais, bien que la foi soit au-​dessus de la rai­son, il ne peut jamais y avoir de vrai désac­cord entre la foi et la rai­son, étant don­né que c’est le même Dieu qui révèle les mys­tères et com­mu­nique la foi, et qui fait des­cendre dans l’es­prit humain la lumière de la rai­son : Dieu ne pour­rait se nier lui-​même ni le vrai contre­dire jamais le vrai ».[65]

54. Dans notre siècle aus­si, le Magistère est reve­nu à plu­sieurs reprises sur ce sujet, met­tant en garde contre la ten­ta­tion ratio­na­liste. C’est sur cet arrière-​fond que l’on doit situer les inter­ven­tions du Pape saint Pie X, qui mit en relief le fait que, à la base du moder­nisme, il y avait des asser­tions phi­lo­so­phiques d’o­rien­ta­tion phé­no­mé­niste, agnos­tique et imma­nen­tiste.[66] On ne peut pas oublier non plus l’im­por­tance qu’eut le refus catho­lique de la phi­lo­so­phie mar­xiste et du com­mu­nisme athée.[67]

Le Pape Pie XII à son tour fit entendre sa voix quand, dans l’en­cy­clique Humani gene­ris, il mit en garde contre des inter­pré­ta­tions erro­nées, liées aux thèses de l’é­vo­lu­tion­nisme, de l’exis­ten­tia­lisme et de l’his­to­ri­cisme. Il pré­ci­sait que ces thèses n’a­vaient pas été éla­bo­rées et n’é­taient pas pro­po­sées par des théo­lo­giens, et qu’elles avaient leur ori­gine « en dehors du ber­cail du Christ » ;[68] il ajou­tait aus­si que de telles dévia­tions n’é­taient pas sim­ple­ment à reje­ter, mais étaient à exa­mi­ner de manière cri­tique : « Les théo­lo­giens et les phi­lo­sophes catho­liques, qui ont la lourde charge de défendre la véri­té humaine et divine, et de la faire péné­trer dans les esprits humains, ne peuvent ni igno­rer ni négli­ger ces sys­tèmes qui s’é­cartent plus ou moins de la voie droite. Bien plus, ils doivent bien les connaître, d’a­bord parce que les maux ne se soignent bien que s’ils sont préa­la­ble­ment bien connus, ensuite parce qu’il se cache par­fois dans des affir­ma­tions fausses elles-​mêmes un élé­ment de véri­té, enfin parce que ces mêmes affir­ma­tions invitent l’es­prit à scru­ter et à consi­dé­rer plus soi­gneu­se­ment cer­taines véri­tés phi­lo­so­phiques et théo­lo­giques ».[69]

Plus récem­ment, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, accom­plis­sant sa tâche spé­ci­fique au ser­vice du Magistère uni­ver­sel du Pontife romain,[70] a dû inter­ve­nir aus­si pour rap­pe­ler le dan­ger que com­porte l’ac­cep­ta­tion non cri­tique, de la part de cer­tains théo­lo­giens de la libé­ra­tion, de thèses et de métho­do­lo­gies issues du mar­xisme.[71]

Dans le pas­sé, le Magistère a donc exer­cé à maintes reprises et sous diverses moda­li­tés son dis­cer­ne­ment dans le domaine phi­lo­so­phique. Tout ce qu’ont appor­té mes véné­rés Prédécesseurs consti­tue une contri­bu­tion pré­cieuse qui ne peut pas être oubliée.

55. Si nous consi­dé­rons notre situa­tion actuelle, nous voyons que les pro­blèmes du pas­sé reviennent, mais sous de nou­velles formes. Il ne s’a­git plus seule­ment de ques­tions qui inté­ressent des per­sonnes par­ti­cu­lières ou des groupes, mais de convic­tions dif­fuses dans le milieu ambiant, au point de deve­nir en quelque sorte une men­ta­li­té com­mune. Il en va ain­si, par exemple, de la défiance radi­cale envers la rai­son que révèlent les plus récents déve­lop­pe­ments de nom­breuses études phi­lo­so­phiques. De plu­sieurs côtés, on a enten­du par­ler, à ce pro­pos, de « fin de la méta­phy­sique » : on veut que la phi­lo­so­phie se contente de tâches plus modestes, à savoir la seule inter­pré­ta­tion des faits, la seule recherche sur des champs déter­mi­nés du savoir humain ou sur ses structures.

Dans la théo­lo­gie elle-​même, les ten­ta­tions du pas­sé refont sur­face. Dans cer­taines théo­lo­gies contem­po­raines par exemple, se déve­loppe de nou­veau une forme de ratio­na­lisme, sur­tout quand des asser­tions rete­nues phi­lo­so­phi­que­ment fon­dées sont consi­dé­rées comme des normes pour la recherche théo­lo­gique. Cela arrive avant tout quand le théo­lo­gien, par manque de com­pé­tence phi­lo­so­phique, se laisse condi­tion­ner de manière acri­tique par des affir­ma­tions qui font désor­mais par­tie du lan­gage et de la culture cou­rants, mais dépour­vues de base ration­nelle suf­fi­sante.[72]

On ren­contre aus­si des dan­gers de replie­ment sur le fidéisme, qui ne recon­naît pas l’im­por­tance de la connais­sance ration­nelle et du dis­cours phi­lo­so­phique pour l’in­tel­li­gence de la foi, plus encore pour la pos­si­bi­li­té même de croire en Dieu. Une expres­sion aujourd’­hui répan­due de cette ten­dance fidéiste est le « bibli­cisme », qui tend à faire de la lec­ture de l’Ecriture Sainte ou de son exé­gèse l’u­nique point de réfé­rence véri­dique. Il arrive ain­si que la parole de Dieu s’i­den­ti­fie avec la seule Ecriture Sainte, ren­dant vaine de cette manière la doc­trine de l’Eglise que le Concile œcu­mé­nique Vatican II a confir­mée expres­sé­ment. Après avoir rap­pe­lé que la parole de Dieu est pré­sente à la fois dans les textes sacrés et dans la Tradition, [73] la Constitution Dei Verbum affirme avec force : « La sainte Tradition et la sainte Ecriture consti­tuent un unique dépôt sacré de la parole de Dieu, confié à l’Eglise ; en y adhé­rant, le peuple saint tout entier uni à ses pas­teurs ne cesse de res­ter fidè­le­ment atta­ché à l’en­sei­gne­ment des Apôtres ».[74] Cependant, pour l’Eglise, la sainte Écriture n’est pas la seule réfé­rence. En effet, la « règle suprême de sa foi » [75] lui vient de l’u­ni­té que l’Esprit a réa­li­sée entre la sainte Tradition, la sainte Écriture et le Magistère de l’Eglise, en une réci­pro­ci­té telle que les trois ne peuvent pas sub­sis­ter de manière indé­pen­dante.[76]

En outre, il ne faut pas sous-​estimer le dan­ger inhé­rent à la volon­té de faire décou­ler la véri­té de l’Ecriture Sainte de l’ap­pli­ca­tion d’une métho­do­lo­gie unique, oubliant la néces­si­té d’une exé­gèse plus large qui per­met d’ac­cé­der, avec toute l’Eglise, au sens plé­nier des textes. Ceux qui se consacrent à l’é­tude des saintes Ecritures doivent tou­jours avoir pré­sent à l’es­prit que les diverses métho­do­lo­gies her­mé­neu­tiques ont, elles aus­si, à leur base une concep­tion phi­lo­so­phique : il convient de l’exa­mi­ner avec dis­cer­ne­ment avant de l’ap­pli­quer aux textes sacrés.

D’autres formes de fidéisme latent se recon­naissent au peu de consi­dé­ra­tion accor­dée à la théo­lo­gie spé­cu­la­tive, comme aus­si au mépris pour la phi­lo­so­phie clas­sique, aux notions des­quelles l’in­tel­li­gence de la foi et les for­mu­la­tions dog­ma­tiques elles-​mêmes ont pui­sé leur ter­mi­no­lo­gie. Le Pape Pie XII de véné­rée mémoire a mis en garde contre un tel oubli de la tra­di­tion phi­lo­so­phique et contre l’a­ban­don des ter­mi­no­lo­gies tra­di­tion­nelles.[77]

56. En défi­ni­tive, on observe une défiance fré­quente envers des asser­tions glo­bales et abso­lues, sur­tout de la part de ceux qui consi­dèrent que la véri­té est le résul­tat du consen­sus et non de l’a­dé­qua­tion de l’in­tel­li­gence à la réa­li­té objec­tive. Il est certes com­pré­hen­sible que, dans un monde où coexistent de nom­breuses spé­cia­li­tés, il devienne dif­fi­cile de recon­naître ce sens plé­nier et ultime de la vie que la phi­lo­so­phie a tra­di­tion­nel­le­ment recher­ché. Néanmoins, à la lumière de la foi qui recon­naît en Jésus Christ ce sens ultime, je ne peux pas ne pas encou­ra­ger les phi­lo­sophes, chré­tiens ou non, à avoir confiance dans les capa­ci­tés de la rai­son humaine et à ne pas se fixer des buts trop modestes dans leur réflexion phi­lo­so­phique. La leçon de l’his­toire de ce mil­lé­naire, que nous sommes sur le point d’a­che­ver, témoigne que c’est la voie à suivre : il faut ne pas perdre la pas­sion pour la véri­té ultime et l’ar­deur pour la recherche, unies à l’au­dace pour décou­vrir de nou­velles voies. C’est la foi qui incite la rai­son à sor­tir de son iso­le­ment et à prendre volon­tiers des risques pour tout ce qui est beau, bon et vrai. La foi se fait ain­si l’a­vo­cat convain­cu et convain­cant de la raison.

L’intérêt de l’Eglise pour la philosophie

57. En tout cas, le Magistère ne s’est pas limi­té seule­ment à rele­ver les erreurs et les dévia­tions des doc­trines phi­lo­so­phiques. Avec une égale atten­tion, il a vou­lu réaf­fir­mer les prin­cipes fon­da­men­taux pour un renou­veau authen­tique de la pen­sée phi­lo­so­phique, indi­quant aus­si les voies concrètes à suivre. En ce sens, par son ency­clique Æterni Patris, le Pape Léon XIII a accom­pli un pas d’une réelle por­tée his­to­rique pour la vie de l’Eglise. Jusqu’à ce jour, ce texte a été l’u­nique docu­ment pon­ti­fi­cal de ce niveau consa­cré entiè­re­ment à la phi­lo­so­phie. Ce grand Pontife a repris et déve­lop­pé l’en­sei­gne­ment du Concile Vatican I sur les rap­ports entre la foi et la rai­son, mon­trant que la pen­sée phi­lo­so­phique est une contri­bu­tion fon­da­men­tale pour la foi et pour la science théo­lo­gique.[78] A plus d’un siècle de dis­tance, de nom­breux élé­ments conte­nus dans ce texte n’ont rien per­du de leur inté­rêt du point de vue tant pra­tique que péda­go­gique ; le pre­mier entre tous est rela­tif à l’in­com­pa­rable valeur de la phi­lo­so­phie de saint Thomas. Proposer à nou­veau la pen­sée du Docteur angé­lique appa­rais­sait au Pape Léon XIII comme la meilleure voie pour retrou­ver un usage de la phi­lo­so­phie conforme aux exi­gences de la foi. Saint Thomas, écrivait-​il, « au moment même où, comme il convient, il dis­tingue par­fai­te­ment la foi de la rai­son, les unit toutes deux par des liens d’a­mi­tié réci­proque : il conserve à cha­cune ses droits propres et en sau­ve­garde la digni­té ».[79]

58. On sait que cet appel pon­ti­fi­cal a eu beau­coup d’heu­reuses consé­quences. Les études sur la pen­sée de saint Thomas et des autres auteurs sco­las­tiques en reçurent un nou­vel élan. Les études his­to­riques furent vigou­reu­se­ment sti­mu­lées, avec pour corol­laire la redé­cou­verte des richesses de la pen­sée médié­vale, jus­qu’a­lors lar­ge­ment mécon­nues, et la consti­tu­tion de nou­velles écoles tho­mistes. Avec l’u­ti­li­sa­tion de la métho­do­lo­gie his­to­rique, la connais­sance de l’œuvre de saint Thomas fit de grands pro­grès et nom­breux furent les cher­cheurs qui intro­dui­sirent avec cou­rage la tra­di­tion tho­miste dans les dis­cus­sions sur les pro­blèmes phi­lo­so­phiques et théo­lo­giques de cette époque. Les théo­lo­giens catho­liques les plus influents de ce siècle, à la réflexion et à la recherche des­quels le Concile Vatican II doit beau­coup, sont fils de ce renou­veau de la phi­lo­so­phie tho­miste. Au cours du XXe siècle, l’Eglise a pu dis­po­ser ain­si d’un bon nombre de pen­seurs vigou­reux, for­més à l’é­cole du Docteur angélique.

59. Quoi qu’il en soit, le renou­veau tho­miste et néo­tho­miste n’a pas été l’u­nique signe de reprise de la pen­sée phi­lo­so­phique dans la culture d’ins­pi­ra­tion chré­tienne. Antérieurement déjà et paral­lè­le­ment à l’in­vi­ta­tion de Léon XIII, étaient appa­rus de nom­breux phi­lo­sophes catho­liques qui, se rat­ta­chant à des cou­rants de pen­sée plus récents, avaient pro­duit des œuvres phi­lo­so­phiques de grande influence et de valeur durable, selon une métho­do­lo­gie propre. Certains conçurent des syn­thèses d’une qua­li­té telle qu’elles n’ont rien à envier aux grands sys­tèmes de l’i­déa­lisme ; d’autres, en outre, posèrent les fon­de­ments épis­té­mo­lo­giques pour une nou­velle approche de la foi à la lumière d’une com­pré­hen­sion renou­ve­lée de la conscience morale ; d’autres encore éla­bo­rèrent une phi­lo­so­phie qui, par­tant de l’a­na­lyse de l’im­ma­nence, ouvrait le che­min vers le trans­cen­dant ; et d’autres, enfin, ten­tèrent de conju­guer les exi­gences de la foi dans la pers­pec­tive de la métho­do­lo­gie phé­no­mé­no­lo­gique. En réa­li­té, selon divers points de vue, on a conti­nué à pra­ti­quer des modèles de spé­cu­la­tion phi­lo­so­phique qui enten­daient main­te­nir vivante la grande tra­di­tion de la pen­sée chré­tienne dans l’u­ni­té de la foi et de la raison.

60. Pour sa part, le Concile œcu­mé­nique Vatican II pré­sente un ensei­gne­ment très riche et très fécond en ce qui concerne la phi­lo­so­phie. Je ne peux oublier, sur­tout dans le contexte de cette Encyclique, qu’un cha­pitre entier de la Constitution Gaudium et spes donne en quelque sorte un conden­sé d’an­thro­po­lo­gie biblique, source d’ins­pi­ra­tion aus­si pour la phi­lo­so­phie. Dans ces pages, il s’a­git de la valeur de la per­sonne humaine, créée à l’i­mage de Dieu ; on y montre sa digni­té et sa supé­rio­ri­té sur le reste de la créa­tion et on y fait appa­raître la capa­ci­té trans­cen­dante de sa rai­son.[80] Le pro­blème de l’a­théisme est aus­si abor­dé dans Gaudium et spes et les erreurs de cette vision phi­lo­so­phique sont bien cer­nées, sur­tout face à l’i­na­lié­nable digni­té de la per­sonne humaine et de sa liber­té. [81] L’expression culmi­nante de ces pages revêt assu­ré­ment une pro­fonde signi­fi­ca­tion phi­lo­so­phique ; je l’ai reprise dans ma pre­mière ency­clique Redemptor homi­nis ; elle consti­tue un des points de réfé­rence constants de mon ensei­gne­ment : « En réa­li­té, le mys­tère de l’homme ne s’é­claire vrai­ment que dans le mys­tère du Verbe incar­né. En effet, Adam, le pre­mier homme, était la figure de l’homme à venir, c’est-​à-​dire du Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révé­la­tion même du mys­tère du Père et de son amour, mani­feste plei­ne­ment l’homme à lui-​même et lui dévoile sa plus haute voca­tion ».[82]

Le Concile s’est aus­si pré­oc­cu­pé de l’en­sei­gne­ment de la phi­lo­so­phie, à l’é­tude de laquelle doivent se consa­crer les can­di­dats au sacer­doce ; ce sont des recom­man­da­tions qui peuvent s’é­tendre plus géné­ra­le­ment à l’en­sei­gne­ment chré­tien dans son ensemble. Le Concile déclare : « Les dis­ci­plines phi­lo­so­phiques seront ensei­gnées de telle façon que les sémi­na­ristes soient ame­nés en pre­mier lieu à acqué­rir une connais­sance solide et cohé­rente de l’homme, du monde et de Dieu, en s’ap­puyant sur le patri­moine phi­lo­so­phique tou­jours valable, en tenant compte éga­le­ment des recherches phi­lo­so­phiques plus récentes ».[83]

Ces direc­tives ont été à plu­sieurs reprises réaf­fir­mées et expli­ci­tées dans d’autres docu­ments du Magistère, dans le but de garan­tir une solide for­ma­tion phi­lo­so­phique, sur­tout à ceux qui se pré­parent aux études théo­lo­giques. Pour ma part, j’ai plu­sieurs fois sou­li­gné l’im­por­tance de cette for­ma­tion phi­lo­so­phique pour ceux qui devront un jour, dans la vie pas­to­rale, être affron­tés aux réa­li­tés du monde contem­po­rain et sai­sir les causes de cer­tains com­por­te­ments pour y répondre aisé­ment.[84]

61. Si, en diverses cir­cons­tances, il a été néces­saire d’in­ter­ve­nir sur ce thème, en réaf­fir­mant aus­si la valeur des intui­tions du Docteur Angélique et en insis­tant sur l’as­si­mi­la­tion de sa pen­sée, cela a sou­vent été lié au fait que les direc­tives du Magistère n’ont pas tou­jours été obser­vées avec la dis­po­ni­bi­li­té sou­hai­tée. Dans beau­coup d’é­coles catho­liques, au cours des années qui sui­virent le Concile Vatican II, on a pu remar­quer à ce sujet un cer­tain étio­le­ment dû à une estime moindre, non seule­ment de la phi­lo­so­phie sco­las­tique, mais plus géné­ra­le­ment de l’é­tude même de la phi­lo­so­phie. Avec éton­ne­ment et à regret, je dois consta­ter qu’un cer­tain nombre de théo­lo­giens par­tagent ce dés­in­té­rêt pour l’é­tude de la philosophie.

Les rai­sons qui sont à l’o­ri­gine de cette désaf­fec­tion sont diverses. En pre­mier lieu, il faut prendre en compte la défiance à l’é­gard de la rai­son que mani­feste une grande par­tie de la phi­lo­so­phie contem­po­raine, aban­don­nant lar­ge­ment la recherche méta­phy­sique sur les ques­tions ultimes de l’homme, pour concen­trer son atten­tion sur des pro­blèmes par­ti­cu­liers et régio­naux, par­fois même pure­ment for­mels. En outre, il faut ajou­ter le mal­en­ten­du qui est inter­ve­nu sur­tout par rap­port aux « sciences humaines ». Le Concile Vatican II a plus d’une fois rap­pe­lé la valeur posi­tive de la recherche scien­ti­fique en vue d’une connais­sance plus pro­fonde du mys­tère de l’homme.[85] L’invitation faite aux théo­lo­giens, afin qu’ils connaissent ces sciences et, en l’oc­cur­rence, les appliquent cor­rec­te­ment dans leurs recherches, ne doit pas, néan­moins, être inter­pré­tée comme une auto­ri­sa­tion impli­cite à tenir la phi­lo­so­phie à l’é­cart ou à la rem­pla­cer dans la for­ma­tion pas­to­rale et dans la præ­pa­ra­tio fidei. On ne peut oublier enfin l’in­té­rêt retrou­vé pour l’in­cul­tu­ra­tion de la foi. De manière par­ti­cu­lière, la vie des jeunes Eglises a per­mis de décou­vrir non seule­ment des formes éla­bo­rées de pen­sée, mais encore l’exis­tence d’ex­pres­sions mul­tiples de sagesse popu­laire. Cela consti­tue un réel patri­moine de cultures et de tra­di­tions. Cependant, l’é­tude des usages tra­di­tion­nels doit aller de pair avec la recherche phi­lo­so­phique. Cette der­nière per­met­tra de faire res­sor­tir les traits posi­tifs de la sagesse popu­laire, créant les liens néces­saires entre eux et l’an­nonce de l’Évangile.[86]

62. Je désire rap­pe­ler avec force que l’é­tude de la phi­lo­so­phie revêt un carac­tère fon­da­men­tal et qu’on ne peut l’é­li­mi­ner de la struc­ture des études théo­lo­giques et de la for­ma­tion des can­di­dats au sacer­doce. Ce n’est pas un hasard si le cur­ri­cu­lum des études théo­lo­giques est pré­cé­dé par un temps au cours duquel il est pré­vu de se consa­crer spé­cia­le­ment à l’é­tude de la phi­lo­so­phie. Ce choix, confir­mé par le Concile du Latran V, [87] s’en­ra­cine dans l’ex­pé­rience qui a mûri durant le Moyen-​Âge, lorsque a été mise en évi­dence l’im­por­tance d’une construc­tion har­mo­nieuse entre le savoir phi­lo­so­phique et le savoir théo­lo­gique. Cette orga­ni­sa­tion des études a influen­cé, faci­li­té et sti­mu­lé, même si c’est de manière indi­recte, une bonne par­tie du déve­lop­pe­ment de la phi­lo­so­phie moderne. On en a un exemple signi­fi­ca­tif dans l’in­fluence exer­cée par les Disputationes meta­phy­sicæ de Francisco Suárez, qui trou­vaient leur place même dans les uni­ver­si­tés luthé­riennes alle­mandes. A l’in­verse, l’ab­sence de cette métho­do­lo­gie fut la cause de graves carences dans la for­ma­tion sacer­do­tale comme dans la recherche théo­lo­gique. Il suf­fit de pen­ser, par exemple, au manque d’at­ten­tion envers la réflexion et la culture modernes, qui a conduit à se fer­mer à toute forme de dia­logue ou à l’ac­cep­ta­tion indif­fé­ren­ciée de toute philosophie.

J’espère vive­ment que ces dif­fi­cul­tés seront dépas­sées par une for­ma­tion phi­lo­so­phique et théo­lo­gique intel­li­gente, qui ne doit jamais être absente dans l’Église.

63. En ver­tu des motifs déjà expri­més, il m’a sem­blé urgent de rap­pe­ler par cette Encyclique le grand inté­rêt que l’Eglise accorde à la phi­lo­so­phie ; et plus encore le lien pro­fond qui unit le tra­vail théo­lo­gique à la recherche phi­lo­so­phique de la véri­té. De là découle le devoir qu’a le Magistère d’in­di­quer et de sti­mu­ler un mode de pen­sée phi­lo­so­phique qui ne soit pas en dis­so­nance avec la foi. Il m’in­combe de pro­po­ser cer­tains prin­cipes et cer­tains points de réfé­rence que je consi­dère comme néces­saires pour pou­voir ins­tau­rer une rela­tion har­mo­nieuse et effec­tive entre la théo­lo­gie et la phi­lo­so­phie. A leur lumière, il sera pos­sible de pré­ci­ser plus clai­re­ment les rela­tions que la théo­lo­gie doit entre­te­nir avec les divers sys­tèmes ou asser­tions phi­lo­so­phiques pro­po­sés dans le monde actuel, et de quel type de rela­tions il s’agit.

CHAPITRE VI – INTERACTION ENTRE LA THÉOLOGIE ET LA PHILOSOPHIE

La science de la foi et les exi­gences de la rai­son philosophique

64. La parole de Dieu s’a­dresse à tout homme, en tout temps et sur toute la terre ; et l’homme est natu­rel­le­ment phi­lo­sophe. Pour sa part, la théo­lo­gie, en tant qu’é­la­bo­ra­tion réflexive et scien­ti­fique de l’in­tel­li­gence de cette parole à la lumière de la foi, ne peut pas s’abs­te­nir d’en­trer en rela­tion avec les phi­lo­so­phies éla­bo­rées effec­ti­ve­ment tout au long de l’his­toire, pour cer­tains de ses déve­lop­pe­ments comme pour l’ac­com­plis­se­ment de ses tâches spé­ci­fiques. Sans vou­loir indi­quer aux théo­lo­giens des métho­do­lo­gies par­ti­cu­lières, ce qui ne revient pas au Magistère, je désire plu­tôt évo­quer cer­taines tâches propres à la théo­lo­gie, dans les­quelles le recours à la pen­sée phi­lo­so­phique s’im­pose en ver­tu de la nature même de la Parole révélée.

65. La théo­lo­gie s’or­ga­nise comme la science de la foi, à la lumière d’un double prin­cipe métho­do­lo­gique : l’audi­tus fidei et l’intel­lec­tus fidei. Selon le pre­mier prin­cipe, elle s’ap­pro­prie le conte­nu de la Révélation de la manière dont il s’est pro­gres­si­ve­ment déve­lop­pé dans la sainte Tradition, dans les saintes Ecritures et dans le Magistère vivant de l’Eglise.[88] Par le second, la théo­lo­gie veut répondre aux exi­gences spé­ci­fiques de la pen­sée, en recou­rant à la réflexion spéculative.

En ce qui concerne la pré­pa­ra­tion à un audi­tus fidei cor­rect, la phi­lo­so­phie apporte sa contri­bu­tion ori­gi­nale à la théo­lo­gie lors­qu’elle consi­dère la struc­ture de la connais­sance et de la com­mu­ni­ca­tion per­son­nelle et, en par­ti­cu­lier, les formes et les fonc­tions variées du lan­gage. Pour une com­pré­hen­sion plus cohé­rente de la Tradition ecclé­siale, des énon­cés du Magistère et des sen­tences des grands maîtres de la théo­lo­gie, l’ap­port de la phi­lo­so­phie est tout aus­si impor­tant : ces dif­fé­rents élé­ments en effet s’ex­priment sou­vent avec des concepts et sous des formes de pen­sée emprun­tés à une tra­di­tion phi­lo­so­phique déter­mi­née. Dans ce cas, le théo­lo­gien doit non seule­ment expo­ser des concepts et des termes avec les­quels l’Église pense et éla­bore son ensei­gne­ment, mais, pour par­ve­nir à des inter­pré­ta­tions cor­rectes et cohé­rentes, il doit aus­si connaître en pro­fon­deur les sys­tèmes phi­lo­so­phiques qui ont éven­tuel­le­ment influen­cé les notions et la terminologie.

66. En ce qui concerne l’intel­lec­tus fidei, on doit consi­dé­rer avant tout que la véri­té divine, « qui nous est pro­po­sée dans les Ecritures sai­ne­ment com­prises selon l’en­sei­gne­ment de l’Eglise », [89] jouit d’une intel­li­gi­bi­li­té propre, avec une cohé­rence logique telle qu’elle se pro­pose comme un authen­tique savoir. L’intel­lec­tus fidei expli­cite cette véri­té, non seule­ment en sai­sis­sant les struc­tures logiques et concep­tuelles des pro­po­si­tions sur les­quelles s’ar­ti­cule l’en­sei­gne­ment de l’Eglise, mais aus­si, et avant tout, en fai­sant appa­raître la signi­fi­ca­tion sal­vi­fique que de telles pro­po­si­tions contiennent pour les per­sonnes et pour l’hu­ma­ni­té. A par­tir de l’en­semble de ces pro­po­si­tions, le croyant par­vient à la connais­sance de l’his­toire du salut, qui culmine dans la per­sonne de Jésus Christ et dans son mys­tère pas­cal. Il par­ti­cipe à ce mys­tère par son assen­ti­ment de foi.

Pour sa part, la théo­lo­gie dog­ma­tique doit être en mesure d’ar­ti­cu­ler le sens uni­ver­sel du mys­tère de Dieu, Un et Trine, et de l’é­co­no­mie du salut, soit de manière nar­ra­tive, soit avant tout sous forme d’ar­gu­men­ta­tion. Elle doit le faire à tra­vers des déve­lop­pe­ments concep­tuels, for­mu­lés de manière cri­tique et uni­ver­sel­le­ment com­mu­ni­cables. Sans l’ap­port de la phi­lo­so­phie en effet, on ne pour­rait illus­trer des thèmes théo­lo­giques comme, par exemple, le lan­gage sur Dieu, les rela­tions per­son­nelles à l’in­té­rieur de la Trinité, l’ac­tion créa­trice de Dieu dans le monde, le rap­port entre Dieu et l’homme, l’i­den­ti­té du Christ, vrai Dieu et vrai homme. Les mêmes consi­dé­ra­tions valent pour divers thèmes de la théo­lo­gie morale, pour laquelle est immé­diat le recours à des concepts comme loi morale, conscience, liber­té, res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle, faute, etc…, qui se défi­nissent au niveau de l’é­thique philosophique.

Il est donc néces­saire que la rai­son du croyant ait une connais­sance natu­relle, vraie et cohé­rente des choses créées, du monde et de l’homme, qui sont aus­si l’ob­jet de la révé­la­tion divine ; plus encore, la rai­son doit être en mesure d’ar­ti­cu­ler cette connais­sance de manière concep­tuelle et sous forme d’ar­gu­men­ta­tion. Par consé­quent, la théo­lo­gie dog­ma­tique spé­cu­la­tive pré­sup­pose et implique une phi­lo­so­phie de l’homme, du monde et plus radi­ca­le­ment de l’être, fon­dée sur la véri­té objective.

67. En ver­tu de son carac­tère propre de dis­ci­pline qui a pour tâche de rendre compte de la foi (cf. 1 P 3, 15), la théo­lo­gie fon­da­men­tale devra s’employer à jus­ti­fier et à expli­ci­ter la rela­tion entre la foi et la réflexion phi­lo­so­phique. Reprenant l’en­sei­gne­ment de saint Paul (cf. Rm 1, 19–20), le Concile Vatican I avait déjà atti­ré l’at­ten­tion sur le fait qu’il existe des véri­tés natu­rel­le­ment et donc phi­lo­so­phi­que­ment connais­sables. Leur connais­sance consti­tue un pré­sup­po­sé néces­saire pour accueillir la révé­la­tion de Dieu. En étu­diant la Révélation et sa cré­di­bi­li­té conjoin­te­ment à l’acte de foi cor­res­pon­dant, la théo­lo­gie fon­da­men­tale devra mon­trer com­ment, à la lumière de la connais­sance par la foi, appa­raissent cer­taines véri­tés que la rai­son sai­sit déjà dans sa démarche auto­nome de recherche. La Révélation confère à ces véri­tés une plé­ni­tude de sens, en les orien­tant vers la richesse du mys­tère révé­lé, dans lequel elles trouvent leur fin ultime. Il suf­fit de pen­ser par exemple à la connais­sance natu­relle de Dieu, à la pos­si­bi­li­té de dis­tin­guer la révé­la­tion divine d’autres phé­no­mènes ou à la recon­nais­sance de sa cré­di­bi­li­té, à l’ap­ti­tude du lan­gage humain à expri­mer de manière signi­fi­ca­tive et vraie même ce qui dépasse toute expé­rience humaine. A tra­vers toutes ces véri­tés, l’es­prit est conduit à recon­naître l’exis­tence d’une voie réel­le­ment pro­pé­deu­tique de la foi, qui peut abou­tir à l’ac­cueil de la Révélation, sans s’op­po­ser en rien à ses prin­cipes propres et à son auto­no­mie spé­ci­fique.[90]

De la même manière, la théo­lo­gie fon­da­men­tale devra démon­trer la com­pa­ti­bi­li­té pro­fonde entre la foi et son exi­gence essen­tielle de l’ex­pli­ci­ta­tion au moyen de la rai­son, en vue de don­ner son propre assen­ti­ment en pleine liber­té. Ainsi, la foi sau­ra « mon­trer en plé­ni­tude la voie à une rai­son qui recherche sin­cè­re­ment la véri­té. Ainsi, la foi, don de Dieu, tout en ne se fon­dant pas sur la rai­son, ne peut cer­tai­ne­ment pas se pas­ser de cette der­nière. En même temps, appa­raît le besoin que la rai­son se for­ti­fie par la foi, afin de décou­vrir les hori­zons aux­quels elle ne pour­rait par­ve­nir d’elle-​même ».[91]

68. La théo­lo­gie morale a peut-​être un besoin encore plus grand de l’ap­port phi­lo­so­phique. En effet, dans la Nouvelle Alliance, la vie humaine est beau­coup moins réglée par des pres­crip­tions que dans l’Ancienne Alliance. La vie dans l’Esprit conduit les croyants à une liber­té et à une res­pon­sa­bi­li­té qui vont au-​delà de la Loi elle-​même. L’Evangile et les écrits apos­to­liques pro­posent cepen­dant soit des prin­cipes géné­raux de conduite chré­tienne, soit des ensei­gne­ments et des pré­ceptes ponc­tuels. Pour les appli­quer aux cir­cons­tances par­ti­cu­lières de la vie indi­vi­duelle et sociale, le chré­tien doit être en mesure d’en­ga­ger à fond sa conscience et la puis­sance de son rai­son­ne­ment. En d’autres termes, cela signi­fie que la théo­lo­gie morale doit recou­rir à une concep­tion phi­lo­so­phique cor­recte tant de la nature humaine et de la socié­té que des prin­cipes géné­raux d’une déci­sion éthique.

69. On peut sans doute objec­ter que, dans la situa­tion actuelle, plu­tôt qu’à la phi­lo­so­phie, le théo­lo­gien devrait recou­rir à d’autres formes de savoir humain, telles l’his­toire et sur­tout les sciences, dont tous admirent les récents et extra­or­di­naires déve­lop­pe­ments. D’autres per­sonnes, en fonc­tion d’une sen­si­bi­li­té crois­sante à la rela­tion entre la foi et la culture, sou­tiennent que la théo­lo­gie devrait se tour­ner plus vers les sagesses tra­di­tion­nelles que vers une phi­lo­so­phie d’o­ri­gine grecque et euro­cen­trique. D’autres encore, à par­tir d’une concep­tion erro­née du plu­ra­lisme des cultures, vont jus­qu’à nier la valeur uni­ver­selle du patri­moine phi­lo­so­phique accueilli par l’Eglise.

Les élé­ments pré­cé­dem­ment sou­li­gnés, déjà pré­sen­tés d’ailleurs dans l’en­sei­gne­ment conci­liaire, [92] contiennent une part de véri­té. La réfé­rence aux sciences, utile dans de nom­breuses cir­cons­tances parce qu’elle per­met une connais­sance plus com­plète de l’ob­jet d’é­tude, ne doit cepen­dant pas faire oublier la média­tion néces­saire d’une réflexion typi­que­ment phi­lo­so­phique, cri­tique et à visée uni­ver­selle, requise du reste par un échange fécond entre les cultures. Je tiens à sou­li­gner le devoir de ne pas s’ar­rê­ter aux aspects sin­gu­liers et concrets, en négli­geant la tâche pre­mière qui consiste à mani­fes­ter le carac­tère uni­ver­sel du conte­nu de la foi. On ne doit pas oublier en outre que l’ap­port par­ti­cu­lier de la pen­sée phi­lo­so­phique per­met de dis­cer­ner, dans les diverses concep­tions de la vie comme dans les cultures, « non pas ce que les hommes pensent, mais quelle est la véri­té objec­tive ».[93] Ce ne sont pas les opi­nions humaines dans leur diver­si­té qui peuvent être utiles à la théo­lo­gie, mais seule­ment la vérité.

70. Le thème de la rela­tion avec les cultures mérite ensuite une réflexion spé­ci­fique, même si elle n’est pas néces­sai­re­ment exhaus­tive, pour les impli­ca­tions qui en découlent du point de vue phi­lo­so­phique et du point de vue théo­lo­gique. Le pro­ces­sus de ren­contre et de confron­ta­tion avec les cultures est une expé­rience que l’Eglise a vécue depuis les ori­gines de la pré­di­ca­tion de l’Evangile. Le com­man­de­ment du Christ à ses dis­ciples d’al­ler en tous lieux, « jus­qu’aux extré­mi­tés de la terre » (Ac 1, 8), pour trans­mettre la véri­té révé­lée par lui, a mis la com­mu­nau­té chré­tienne en état de véri­fier très rapi­de­ment l’u­ni­ver­sa­li­té de l’an­nonce et les obs­tacles qui découlent de la diver­si­té des cultures. Un pas­sage de la lettre de saint Paul aux chré­tiens d’Ephèse donne un bon éclai­rage pour com­prendre com­ment la com­mu­nau­té pri­mi­tive a abor­dé ce problème.

L’Apôtre écrit : « Or voi­ci qu’à pré­sent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes deve­nus proches, grâce au sang du Christ. Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un seul, détrui­sant la bar­rière qui les sépa­rait » (2, 13–14).

A la lumière de ce texte, notre réflexion s’é­lar­git à la trans­for­ma­tion qui s’est pro­duite chez les Gentils, lors­qu’ils ont accé­dé à la foi. Devant la richesse du salut opé­ré par le Christ, les bar­rières qui sépa­raient les diverses cultures tombent. La pro­messe de Dieu dans le Christ devient main­te­nant un don uni­ver­sel : elle n’est plus limi­tée à la par­ti­cu­la­ri­té d’un peuple, de sa langue et de ses usages, mais elle est éten­due à tous, comme un patri­moine dans lequel cha­cun peut pui­ser libre­ment. Des divers lieux et des dif­fé­rentes tra­di­tions, tous sont appe­lés dans le Christ à par­ti­ci­per à l’u­ni­té de la famille des fils de Dieu. C’est le Christ qui per­met aux deux peuples de deve­nir « un ». Ceux qui étaient « les loin­tains » deviennent « les proches », grâce à la nou­veau­té accom­plie par le mys­tère pas­cal. Jésus abat les murs de divi­sion et réa­lise l’u­ni­fi­ca­tion de manière ori­gi­nale et suprême, par la par­ti­ci­pa­tion à son mys­tère. Cette uni­té est tel­le­ment pro­fonde que l’Eglise peut dire avec saint Paul : « Vous n’êtes plus des étran­gers ni des hôtes ; vous êtes conci­toyens des saints, vous êtes de la mai­son de Dieu » (Ep 2, 19).

Par une men­tion aus­si simple, une grande véri­té est décrite : la ren­contre de la foi avec les dif­fé­rentes cultures a don­né nais­sance de fait à une nou­velle réa­li­té. Lorsqu’elles sont pro­fon­dé­ment enra­ci­nées dans l’hu­main, les cultures portent en elles le témoi­gnage de l’ou­ver­ture spé­ci­fique de l’homme à l’u­ni­ver­sel et à la trans­cen­dance. Elles pré­sentent tou­te­fois des approches diverses de la véri­té, qui se révèlent d’une indu­bi­table uti­li­té pour l’homme, auquel elles donnent des valeurs capables de rendre son exis­tence tou­jours plus humaine.[94] Du fait que les cultures se réfèrent aux valeurs des tra­di­tions antiques, elles sont par elles-​mêmes — sans doute de manière impli­cite, mais non pour autant moins réelle — liées à la mani­fes­ta­tion de Dieu dans la nature, comme on l’a vu pré­cé­dem­ment en par­lant des textes sapien­tiaux et de l’en­sei­gne­ment de saint Paul.

71. Etant en rela­tion étroite avec les hommes et avec leur his­toire, les cultures par­tagent les dyna­mismes mêmes selon les­quels le temps humain s’ex­prime. On enre­gistre par consé­quent des trans­for­ma­tions et des pro­grès dus aux ren­contres que les hommes déve­loppent et aux échanges qu’ils réa­lisent réci­pro­que­ment dans leurs modes de vie. Les cultures se nour­rissent de la com­mu­ni­ca­tion des valeurs ; leur vita­li­té et leur sub­sis­tance sont don­nées par leur capa­ci­té de res­ter accueillantes à la nou­veau­té. Quelle est l’ex­pli­ca­tion de ces dyna­mismes ? Situé dans une culture, tout homme dépend d’elle et influe sur elle. L’homme est à la fois fils et père de la culture dans laquelle il est immer­gé. Dans cha­cune des expres­sions de sa vie, il porte en lui quelque chose qui le carac­té­rise au milieu de la créa­tion : son ouver­ture constante au mys­tère et son désir inex­tin­guible de connais­sance. Par consé­quent, chaque culture porte impri­mée en elle et laisse trans­pa­raître la ten­sion vers un accom­plis­se­ment. On peut donc dire que la culture a en elle la pos­si­bi­li­té d’ac­cueillir la révé­la­tion divine.

La manière dont les chré­tiens vivent leur foi est, elle aus­si, impré­gnée par la culture du milieu ambiant et elle contri­bue, à son tour, à en mode­ler pro­gres­si­ve­ment les carac­té­ris­tiques. A toute culture, les chré­tiens apportent la véri­té immuable de Dieu, révé­lée par Lui dans l’his­toire et dans la culture d’un peuple. Au long des siècles, l’é­vé­ne­ment dont furent témoins les pèle­rins pré­sents à Jérusalem au jour de la Pentecôte conti­nue ain­si à se repro­duire. Ecoutant les Apôtres, ils se deman­daient : « Ces hommes qui parlent, ne sont-​ils pas tous Galiléens ? Comment se fait-​il alors que cha­cun de nous les entende dans sa langue mater­nelle ? Parthes, Mèdes et Elamites, habi­tants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, des bords de la mer Noire, de la pro­vince d’Asie, de la Phrygie, de la Pamphylie, de l’Egypte et de la Libye proche de Cyrène, Romains rési­dant ici, Juifs de nais­sance et conver­tis, Crétois et Arabes, tous nous les enten­dons pro­cla­mer dans nos langues les mer­veilles de Dieu » (Ac 2, 7–11). Tandis qu’elle exige des per­sonnes des­ti­na­taires l’adhé­sion de la foi, l’an­nonce de l’Evangile dans les dif­fé­rentes cultures ne les empêche pas de conser­ver une iden­ti­té cultu­relle propre. Cela ne crée aucune divi­sion, parce que le peuple des bap­ti­sés se dis­tingue par une uni­ver­sa­li­té qui sait accueillir toute culture, favo­ri­sant le pro­grès de ce qui, en cha­cune d’elles, conduit impli­ci­te­ment vers la pleine expli­ca­tion dans la vérité.

En consé­quence, une culture ne peut jamais deve­nir le cri­tère de juge­ment et encore moins le cri­tère ultime de la véri­té en ce qui concerne la révé­la­tion de Dieu. L’Evangile n’est pas oppo­sé à telle ou telle culture, comme si, lors­qu’il la ren­contre, il vou­lait la pri­ver de ce qui lui appar­tient et l’o­bli­geait à assu­mer des formes extrin­sèques qui ne lui sont pas conformes. A l’in­verse, l’an­nonce que le croyant porte dans le monde et dans les cultures est la forme réelle de la libé­ra­tion par rap­port à tout désordre intro­duit par le péché et, en même temps, elle est un appel à la véri­té tout entière. Dans cette ren­contre, les cultures non seule­ment ne sont pri­vées de rien, mais elles sont même sti­mu­lées pour s’ou­vrir à la nou­veau­té de la véri­té évan­gé­lique, pour en tirer une inci­ta­tion à se déve­lop­per ultérieurement.

72. Le fait que la mis­sion évan­gé­li­sa­trice ait ren­con­tré d’a­bord sur sa route la phi­lo­so­phie grecque ne consti­tue en aucune manière une indi­ca­tion qui exclu­rait d’autres approches. Aujourd’hui, à mesure que l’Evangile entre en contact avec des aires cultu­relles res­tées jus­qu’a­lors hors de por­tée du rayon­ne­ment du chris­tia­nisme, de nou­velles tâches s’ouvrent à l’in­cul­tu­ra­tion. Des pro­blèmes ana­logues à ceux que l’Église dut affron­ter dans les pre­miers siècles se posent à notre génération.

Ma pen­sée se tourne spon­ta­né­ment vers les terres d’Orient, si riches de tra­di­tions reli­gieuses et phi­lo­so­phiques très anciennes. Parmi elles, l’Inde occupe une place par­ti­cu­lière. Un grand élan spi­ri­tuel porte la pen­sée indienne vers la recherche d’une expé­rience qui, libé­rant l’es­prit des condi­tion­ne­ments du temps et de l’es­pace, aurait valeur d’ab­so­lu. Dans le dyna­misme de cette recherche de libé­ra­tion, s’ins­crivent de grands sys­tèmes métaphysiques.

Aux chré­tiens d’au­jourd’­hui, avant tout à ceux de l’Inde, appar­tient la tâche de tirer de ce riche patri­moine les élé­ments com­pa­tibles avec leur foi, en sorte qu’il en résulte un enri­chis­se­ment de la pen­sée chré­tienne. Pour cette œuvre de dis­cer­ne­ment qui trouve son ins­pi­ra­tion dans la Déclaration conci­liaire Nostra ætate, les chré­tiens tien­dront compte d’un cer­tain nombre de cri­tères. Le pre­mier est celui de l’u­ni­ver­sa­li­té de l’es­prit humain, dont les exi­gences fon­da­men­tales se retrouvent iden­tiques dans les cultures les plus diverses. Le second, qui découle du pre­mier, consiste en ceci : quand l’Eglise entre en contact avec les grandes cultures qu’elle n’a pas ren­con­trées aupa­ra­vant, elle ne peut pas lais­ser der­rière elle ce qu’elle a acquis par son incul­tu­ra­tion dans la pen­sée gréco-​latine. Refuser un tel héri­tage serait aller contre le des­sein pro­vi­den­tiel de Dieu, qui conduit son Eglise au long des routes du temps et de l’his­toire. Du reste, ce cri­tère vaut pour l’Eglise à toute époque, et il en sera ain­si pour celle de demain qui se sen­ti­ra enri­chie par les acqui­si­tions réa­li­sées par le rap­pro­che­ment actuel avec les cultures orien­tales et qui trou­ve­ra dans cet héri­tage des élé­ments nou­veaux pour entrer en dia­logue de manière fruc­tueuse avec les cultures que l’hu­ma­ni­té sau­ra faire fleu­rir sur son che­min vers l’a­ve­nir. En troi­sième lieu, on se gar­de­ra de confondre la légi­time reven­di­ca­tion de la spé­ci­fi­ci­té et de l’o­ri­gi­na­li­té de la pen­sée indienne avec l’i­dée qu’une tra­di­tion cultu­relle doive se refer­mer sur sa dif­fé­rence et s’af­fer­mir par son oppo­si­tion aux autres tra­di­tions, ce qui serait contraire à la nature même de l’es­prit humain.

Ce qui est dit ici pour l’Inde vaut aus­si pour l’hé­ri­tage des grandes cultures de la Chine, du Japon et des autres pays d’Asie, de même que pour cer­taines richesses des cultures tra­di­tion­nelles de l’Afrique, trans­mises sur­tout oralement.

73. A la lumière de ces consi­dé­ra­tions, la rela­tion qui doit oppor­tu­né­ment s’ins­tau­rer entre la théo­lo­gie et la phi­lo­so­phie sera pla­cée sous le signe de la cir­cu­la­ri­té. Pour la théo­lo­gie, le point de départ et la source ori­gi­nelle devront tou­jours être la parole de Dieu révé­lée dans l’his­toire, tan­dis que l’ob­jec­tif final ne pour­ra être que l’in­tel­li­gence de la parole, sans cesse appro­fon­die au fil des géné­ra­tions. D’autre part, puisque la parole de Dieu est la Vérité (cf. Jn 17, 17), pour mieux com­prendre cette parole, on ne peut pas ne pas recou­rir à la recherche humaine de la véri­té, à savoir la démarche phi­lo­so­phique, déve­lop­pée dans le res­pect des lois qui lui sont propres. Cela ne revient pas sim­ple­ment à uti­li­ser, dans le dis­cours théo­lo­gique, l’un ou l’autre concept ou telle par­tie d’une struc­ture phi­lo­so­phique ; il est essen­tiel que la rai­son du croyant exerce ses capa­ci­tés de réflexion dans la recherche du vrai à l’in­té­rieur d’un mou­ve­ment qui, par­tant de la parole de Dieu, s’ef­force d’ar­ri­ver à mieux la com­prendre. Par ailleurs, il est clair que, en se mou­vant entre ces deux pôles — la parole de Dieu et sa meilleure connais­sance —, la rai­son est comme aver­tie, et en quelque sorte gui­dée, afin d’é­vi­ter des sen­tiers qui la condui­raient hors de la Vérité révé­lée et, en défi­ni­tive, hors de la véri­té pure et simple ; elle est même invi­tée à explo­rer des voies que, seule, elle n’au­rait même pas ima­gi­né pou­voir par­cou­rir. De cette rela­tion de cir­cu­la­ri­té avec la parole de Dieu, la phi­lo­so­phie sort enri­chie, parce que la rai­son découvre des hori­zons nou­veaux et insoupçonnés.

74. La confir­ma­tion de la fécon­di­té d’une telle rela­tion est offerte par l’his­toire per­son­nelle de grands théo­lo­giens chré­tiens qui se révé­lèrent être aus­si de grands phi­lo­sophes, car ils ont lais­sé des écrits d’une si haute valeur spé­cu­la­tive que l’on peut à juste titre les pla­cer aux côtés des maîtres de la phi­lo­so­phie antique. Cela vaut pour les Pères de l’Eglise, par­mi les­quels il faut citer au moins les noms de saint Grégoire de Nazianze et de saint Augustin, comme pour les Docteurs médié­vaux, par­mi les­quels res­sort sur­tout la grande triade saint Anselme, saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin. Le rap­port fécond entre la phi­lo­so­phie et la parole de Dieu se mani­feste aus­si dans la recherche cou­ra­geuse menée par des pen­seurs plus récents, par­mi les­quels il me plaît de men­tion­ner, en Occident, des per­son­na­li­tés comme John Henry Newman, Antonio Rosmini, Jacques Maritain, Etienne Gilson, Edith Stein et, en Orient, des pen­seurs de la sta­ture de Vladimir S. Soloviev, Pavel A. Florenski, Petr J. Caadaev, Vladimir N. Lossky. Evidemment, en nom­mant ces auteurs, auprès des­quels d’autres pour­raient être cités, je n’en­tends pas ava­li­ser tous les aspects de leur pen­sée, mais seule­ment don­ner des exemples signi­fi­ca­tifs d’une voie de recherche phi­lo­so­phique qui a tiré un grand pro­fit de sa confron­ta­tion avec les don­nées de la foi. Une chose est cer­taine : l’at­ten­tion accor­dée à l’i­ti­né­raire spi­ri­tuel de ces maîtres ne pour­ra que favo­ri­ser le pro­grès dans la recherche de la véri­té et dans la mise au ser­vice de l’homme des résul­tats obte­nus. Il faut espé­rer que cette grande tra­di­tion philosophico-​théologique trou­ve­ra aujourd’­hui et à l’a­ve­nir des per­sonnes qui la conti­nue­ront et qui la culti­ve­ront, pour le bien de l’Eglise et de l’humanité.

Différentes situa­tions de la philosophie

75. Comme il résulte de l’his­toire des rela­tions entre la foi et la phi­lo­so­phie, briè­ve­ment rap­pe­lée pré­cé­dem­ment, on peut dis­tin­guer diverses situa­tions de la phi­lo­so­phie par rap­port à la foi chré­tienne. La pre­mière est celle de la phi­lo­so­phie tota­le­ment indé­pen­dante de la Révélation évan­gé­lique : c’est l’é­tat de la phi­lo­so­phie qui s’est his­to­ri­que­ment concré­ti­sé dans les périodes qui ont pré­cé­dé la nais­sance du Rédempteur et, par la suite, dans les régions non encore tou­chées par l’Evangile. Dans cette situa­tion, la phi­lo­so­phie mani­feste une légi­time aspi­ra­tion à être une démarche auto­nome, c’est-​à-​dire qui pro­cède selon ses lois propres, recou­rant aux seules forces de la rai­son. Tout en tenant compte des sérieuses limites dues à la fai­blesse native de la rai­son humaine, il convient de sou­te­nir et de ren­for­cer cette aspi­ra­tion. En effet, l’en­ga­ge­ment phi­lo­so­phique, qui est la recherche natu­relle de la véri­té, reste au moins impli­ci­te­ment ouvert au surnaturel.

De plus, même lorsque le dis­cours théo­lo­gique lui-​même uti­lise des concepts et des argu­ments phi­lo­so­phiques, l’exi­gence d’une cor­recte auto­no­mie de la pen­sée doit être res­pec­tée. L’argumentation déve­lop­pée selon des cri­tères ration­nels rigou­reux est, en effet, une garan­tie pour par­ve­nir à des résul­tats uni­ver­sel­le­ment valables. Ici se véri­fie aus­si le prin­cipe selon lequel la grâce ne détruit pas mais per­fec­tionne la nature : l’as­sen­ti­ment de foi, qui engage l’in­tel­li­gence et la volon­té, ne détruit pas mais per­fec­tionne le libre-​arbitre de tout croyant qui accueille en lui le don­né révélé.

La théo­rie de la phi­lo­so­phie appe­lée « sépa­rée », adop­tée par un cer­tain nombre de phi­lo­sophes modernes, s’é­loigne de manière évi­dente de cette exi­gence cor­recte. Plus que l’af­fir­ma­tion de la juste auto­no­mie de la démarche phi­lo­so­phique, elle consti­tue la reven­di­ca­tion d’une auto­suf­fi­sance de la pen­sée, qui se révèle clai­re­ment illé­gi­time : refu­ser les apports de la véri­té décou­lant de la révé­la­tion divine signi­fie en effet s’in­ter­dire l’ac­cès à une plus pro­fonde connais­sance de la véri­té, au détri­ment de la phi­lo­so­phie elle-même.

76. Une deuxième situa­tion de la phi­lo­so­phie est celle que beau­coup dési­gnent par l’ex­pres­sion phi­lo­so­phie chré­tienne. La déno­mi­na­tion est de soi légi­time, mais elle ne doit pas être équi­voque : on n’en­tend pas par là faire allu­sion à une phi­lo­so­phie offi­cielle de l’Eglise, puisque la foi n’est pas comme telle une phi­lo­so­phie. Par cette appel­la­tion, on veut plu­tôt indi­quer une démarche phi­lo­so­phique chré­tienne, une spé­cu­la­tion phi­lo­so­phique conçue en union étroite avec la foi. Cela ne se réfère donc pas sim­ple­ment à une phi­lo­so­phie éla­bo­rée par des phi­lo­sophes chré­tiens qui, dans leur recherche, n’ont pas vou­lu s’op­po­ser à la foi. Parlant de phi­lo­so­phie chré­tienne, on entend englo­ber tous les déve­lop­pe­ments impor­tants de la pen­sée phi­lo­so­phique qui n’au­raient pu être accom­plis sans l’ap­port, direct ou indi­rect, de la foi chrétienne.

Il y a donc deux aspects de la phi­lo­so­phie chré­tienne : d’a­bord un aspect sub­jec­tif, qui consiste dans la puri­fi­ca­tion de la rai­son par la foi. En tant que ver­tu théo­lo­gale, la foi libère la rai­son de la pré­somp­tion, ten­ta­tion typique à laquelle les phi­lo­sophes sont faci­le­ment sujets. Déjà, saint Paul et les Pères de l’Eglise, et, plus proches de nous, des phi­lo­sophes comme Pascal et Kierkegaard, l’ont stig­ma­ti­sée. Par l’hu­mi­li­té, le phi­lo­sophe acquiert aus­si le cou­rage d’af­fron­ter cer­taines ques­tions qu’il pour­rait dif­fi­ci­le­ment résoudre sans prendre en consi­dé­ra­tion les don­nées reçues de la Révélation. Il suf­fit de pen­ser par exemple aux pro­blèmes du mal et de la souf­france, à l’i­den­ti­té per­son­nelle de Dieu et à la ques­tion du sens de la vie ou, plus direc­te­ment, à la ques­tion méta­phy­sique radi­cale : « Pourquoi y a‑t-​il quelque chose ? ».

Il y a ensuite l’as­pect objec­tif, concer­nant le conte­nu : la Révélation pro­pose clai­re­ment cer­taines véri­tés qui, bien que n’é­tant pas natu­rel­le­ment inac­ces­sibles à la rai­son, n’au­raient peut-​être jamais été décou­vertes par cette der­nière, si elle avait été lais­sée à elle-​même. Dans cette pers­pec­tive, se trouvent des thèmes comme celui d’un Dieu per­son­nel, libre et créa­teur, qui a eu une grande impor­tance pour le déve­lop­pe­ment de la pen­sée phi­lo­so­phique et, en par­ti­cu­lier, pour la phi­lo­so­phie de l’être. À ce domaine appar­tient aus­si la réa­li­té du péché, telle qu’elle appa­raît à la lumière de la foi qui aide à poser phi­lo­so­phi­que­ment de manière adé­quate le pro­blème du mal. La concep­tion de la per­sonne comme être spi­ri­tuel est aus­si une ori­gi­na­li­té par­ti­cu­lière de la foi : l’an­nonce chré­tienne de la digni­té, de l’é­ga­li­té et de la liber­té des hommes a cer­tai­ne­ment exer­cé une influence sur la réflexion phi­lo­so­phique que les modernes ont menée. Plus proche de nous, on peut men­tion­ner la décou­verte de l’im­por­tance que revêt aus­si pour la phi­lo­so­phie l’é­vé­ne­ment his­to­rique cen­tral de la Révélation chré­tienne. Ce n’est pas par hasard qu’il est deve­nu l’axe d’une phi­lo­so­phie de l’his­toire, qui se pré­sente comme un cha­pitre nou­veau de la recherche humaine de la vérité.

Parmi les élé­ments objec­tifs de la phi­lo­so­phie chré­tienne, figure aus­si la néces­si­té d’ex­plo­rer la ratio­na­li­té de cer­taines véri­tés expri­mées par les saintes Ecritures, comme la pos­si­bi­li­té d’une voca­tion sur­na­tu­relle de l’homme et aus­si le péché ori­gi­nel lui-​même. Ce sont des tâches qui incitent la rai­son à recon­naître qu’il y a du vrai et du ration­nel bien au-​delà des strictes limites dans les­quelles la rai­son serait ten­tée de s’en­fer­mer. Ces thèmes élar­gissent de fait l’es­pace du rationnel.

Dans leur spé­cu­la­tion sur ces élé­ments, les phi­lo­sophes ne sont pas deve­nus théo­lo­giens, dans la mesure où ils n’ont pas cher­ché à com­prendre et à expli­ci­ter les véri­tés de la foi à par­tir de la Révélation. Ils ont conti­nué à tra­vailler sur leur propre ter­rain, avec leur propre métho­do­lo­gie pure­ment ration­nelle, mais en élar­gis­sant leurs recherches à de nou­veaux espaces du vrai. On peut dire que, sans l’in­fluence sti­mu­lante de la parole de Dieu, une bonne par­tie de la phi­lo­so­phie moderne et contem­po­raine n’exis­te­rait pas. Le fait conserve toute sa per­ti­nence, même devant la consta­ta­tion déce­vante de l’a­ban­don de l’or­tho­doxie chré­tienne de la part d’un cer­tain nombre de pen­seurs de ces der­niers siècles.

77. Nous trou­vons une autre situa­tion signi­fi­ca­tive de la phi­lo­so­phie quand la théo­lo­gie elle-​même fait appel à la phi­lo­so­phie. En réa­li­té, la théo­lo­gie a tou­jours eu et conti­nue à avoir besoin de l’ap­port phi­lo­so­phique. Etant une œuvre de la rai­son cri­tique à la lumière de la foi, le tra­vail théo­lo­gique pré­sup­pose et exige dans toute sa recherche une rai­son édu­quée et for­mée sur le plan des concepts et des argu­men­ta­tions. En outre, la théo­lo­gie a besoin de la phi­lo­so­phie comme inter­lo­cu­trice pour véri­fier l’in­tel­li­gi­bi­li­té et la véri­té uni­ver­selle de ses asser­tions. Ce n’est pas par hasard qu’il y eut des phi­lo­sophes non chré­tiens aux­quels les Pères de l’Eglise et les théo­lo­giens médié­vaux ont eu recours pour cette fonc­tion expli­ca­tive. Ce fait his­to­rique sou­ligne la valeur de l’au­to­no­mie que garde la phi­lo­so­phie même dans cette troi­sième situa­tion, mais, dans le même temps, cela montre les trans­for­ma­tions néces­saires et pro­fondes qu’elle doit subir.

C’est pré­ci­sé­ment dans le sens d’un apport indis­pen­sable et noble que la phi­lo­so­phie a été appe­lée, depuis l’ère patris­tique, ancil­la theo­lo­giæ. Le titre ne fut pas appli­qué pour indi­quer une sou­mis­sion ser­vile ou un rôle pure­ment fonc­tion­nel de la phi­lo­so­phie par rap­port à la théo­lo­gie. Il fut plu­tôt uti­li­sé dans le sens où Aristote par­lait des sciences expé­ri­men­tales qui sont les « ser­vantes » de la « phi­lo­so­phie pre­mière ». L’expression, aujourd’­hui dif­fi­ci­le­ment uti­li­sable eu égard aux prin­cipes d’au­to­no­mie qui viennent d’être men­tion­nés, a ser­vi au cours de l’his­toire à mon­trer la néces­si­té du rap­port entre les deux sciences et l’im­pos­si­bi­li­té de leur séparation.

Si le théo­lo­gien se refu­sait à recou­rir à la phi­lo­so­phie, il ris­que­rait de faire de la phi­lo­so­phie à son insu et de se can­ton­ner dans des struc­tures de pen­sée peu appro­priées à l’in­tel­li­gence de la foi. Pour sa part, le phi­lo­sophe, s’il excluait tout contact avec la théo­lo­gie, croi­rait devoir s’ap­pro­prier pour son propre compte le conte­nu de la foi chré­tienne, comme cela est arri­vé pour cer­tains phi­lo­sophes modernes. Dans un cas comme dans l’autre, appa­raî­trait le dan­ger de la des­truc­tion des prin­cipes de base de l’au­to­no­mie que chaque science veut jus­te­ment voir préservés.

La situa­tion de la phi­lo­so­phie ici consi­dé­rée, en ver­tu des impli­ca­tions qu’elle com­porte pour l’in­tel­li­gence de la Révélation, se place plus direc­te­ment, avec la théo­lo­gie, sous l’au­to­ri­té du Magistère et de son dis­cer­ne­ment, comme je l’ai expo­sé pré­cé­dem­ment. Des véri­tés de la foi, en effet, découlent des exi­gences déter­mi­nées que la phi­lo­so­phie doit res­pec­ter au moment où elle entre en rela­tion avec la théologie.

78. A la suite de ces réflexions, on com­prend faci­le­ment pour­quoi le Magistère a loué maintes fois les mérites de la pen­sée de saint Thomas et en a fait le guide et le modèle des études théo­lo­giques. Ce à quoi on atta­chait de l’im­por­tance n’é­tait pas de prendre posi­tion sur des ques­tions pro­pre­ment phi­lo­so­phiques, ni d’im­po­ser l’adhé­sion à des thèses par­ti­cu­lières. L’intention du Magistère était, et est encore, de mon­trer que saint Thomas est un authen­tique modèle pour ceux qui recherchent la véri­té. En effet, l’exi­gence de la rai­son et la force de la foi ont trou­vé la syn­thèse la plus haute que la pen­sée ait jamais réa­li­sée, dans la réflexion de saint Thomas, par le fait qu’il a su défendre la radi­cale nou­veau­té appor­tée par la Révélation sans jamais rabais­ser la voie propre à la raison.

79. Explicitant davan­tage le conte­nu du Magistère anté­rieur, j’en­tends dans cette der­nière par­tie mon­trer cer­taines exi­gences que la théo­lo­gie — et même avant tout la parole de Dieu — pose aujourd’­hui à la pen­sée phi­lo­so­phique et aux phi­lo­so­phies actuelles. Comme je l’ai déjà sou­li­gné, le phi­lo­sophe doit pro­cé­der selon des règles propres et se fon­der sur ses propres prin­cipes ; cepen­dant la véri­té ne peut être qu’u­nique. La Révélation, avec son conte­nu, ne pour­ra jamais rabais­ser la rai­son dans ses décou­vertes et dans sa légi­time auto­no­mie ; pour sa part tou­te­fois, la rai­son ne devra jamais perdre sa capa­ci­té de s’in­ter­ro­ger et de poser des ques­tions, en ayant conscience de ne pas pou­voir s’é­ri­ger en valeur abso­lue et exclu­sive. La véri­té révé­lée, met­tant l’être en pleine lumière à par­tir de la splen­deur qui pro­vient de l’Etre sub­sis­tant lui-​même, éclai­re­ra le che­min de la réflexion phi­lo­so­phique. En somme, la révé­la­tion chré­tienne devient le vrai point de ren­contre et de confron­ta­tion entre la pen­sée phi­lo­so­phique et la pen­sée théo­lo­gique dans leurs rela­tions réci­proques. Il est donc sou­hai­table que les théo­lo­giens et les phi­lo­sophes se laissent gui­der par l’u­nique auto­ri­té de la véri­té, de manière à éla­bo­rer une phi­lo­so­phie en affi­ni­té avec la parole de Dieu. Cette phi­lo­so­phie sera le ter­rain de ren­contre entre les cultures et la foi chré­tienne, le lieu d’ac­cord entre croyants et non-​croyants. Ce sera une aide pour que les chré­tiens soient plus inti­me­ment convain­cus que la pro­fon­deur et l’au­then­ti­ci­té de la foi sont favo­ri­sées quand cette der­nière est reliée à une pen­sée et qu’elle n’y renonce pas. Encore une fois, c’est la leçon des Pères de l’Eglise qui nous guide dans cette convic­tion : « Même croire n’est pas autre chose que pen­ser en don­nant son assen­ti­ment […]. Quiconque croit pense, et en croyant il pense et en pen­sant il croit […]. Si elle n’est pas pen­sée, la foi n’est rien ».[95] Et encore : « Si l’on sup­prime l’as­sen­ti­ment, on sup­prime la foi, car sans assen­ti­ment on ne croit pas du tout ».[96]

CHAPITRE VII – EXIGENCES ET TÂCHES ACTUELLES

Les exi­gences impé­ra­tives de la parole de Dieu

80. De manière expli­cite ou impli­cite, la sainte Écriture com­prend une série d’élé­ments qui per­mettent de par­ve­nir à une concep­tion de l’homme et du monde d’une réelle den­si­té phi­lo­so­phique. Les chré­tiens ont pris conscience pro­gres­si­ve­ment de la richesse de ces textes sacrés. Il en res­sort que la réa­li­té dont nous fai­sons l’ex­pé­rience n’est pas l’ab­so­lu : elle n’est pas incréée, elle ne s’en­gendre pas non plus elle-​même. Seul Dieu est l’Absolu. En outre, des pages de la Bible res­sort une concep­tion de l’homme comme ima­go Dei, qui inclut des don­nées pré­cises sur son être, sa liber­té et l’im­mor­ta­li­té de son esprit. Le monde créé n’é­tant pas auto­suf­fi­sant, toute illu­sion d’une auto­no­mie qui igno­re­rait la dépen­dance essen­tielle par rap­port à Dieu de toute créa­ture, y com­pris l’homme, condui­rait à des situa­tions dra­ma­tiques qui anni­hi­le­raient la recherche ration­nelle de l’har­mo­nie et du sens de l’exis­tence humaine.

Le pro­blème du mal moral — la forme la plus tra­gique du mal — est éga­le­ment abor­dé dans la Bible : elle nous dit que le mal ne résulte pas de quelque défi­cience due à la matière, mais qu’il est une bles­sure qui pro­vient de ce qu’ex­prime de manière désor­don­née la liber­té humaine. La parole de Dieu, enfin, met en évi­dence le pro­blème du sens de l’exis­tence et donne sa réponse en orien­tant l’homme vers Jésus Christ, le Verbe de Dieu incar­né, qui accom­plit en plé­ni­tude l’exis­tence humaine. D’autres aspects pour­raient être expli­ci­tés à par­tir de la lec­ture du texte sacré ; en tout cas, ce qui res­sort, c’est le refus de toute forme de rela­ti­visme, de maté­ria­lisme ou de panthéisme.

La convic­tion fon­da­men­tale de cette « phi­lo­so­phie » conte­nue dans la Bible est que la vie humaine et le monde ont un sens et sont orien­tés vers leur accom­plis­se­ment qui se réa­lise en Jésus Christ. Le mys­tère de l’Incarnation res­te­ra tou­jours le centre par rap­port auquel il faut se situer pour pou­voir com­prendre l’é­nigme de l’exis­tence humaine, du monde créé et de Dieu lui-​même. Dans ce mys­tère, la phi­lo­so­phie doit rele­ver des défis extrêmes, parce que la rai­son est appe­lée à faire sienne une logique qui dépasse les bar­rières à l’in­té­rieur des­quelles elle risque de s’en­fer­mer elle-​même. Mais c’est seule­ment par là que l’on arrive au som­met du sens de l’exis­tence. En effet, l’es­sence intime de Dieu et celle de l’homme deviennent intel­li­gibles : dans le mys­tère du Verbe incar­né, la nature divine et la nature humaine sont sau­ve­gar­dées, cha­cune d’elles res­tant auto­nome ; en même temps est mani­fes­té le lien unique de leur rap­port réci­proque sans confu­sion.[97]

81. On doit noter que l’un des aspects les plus mar­quants de notre condi­tion actuelle est la « crise du sens ». Les points de vue sur la vie et sur le monde, sou­vent de carac­tère scien­ti­fique, se sont tel­le­ment mul­ti­pliés que, en fait, nous assis­tons au déve­lop­pe­ment du phé­no­mène de la frag­men­ta­tion du savoir. C’est pré­ci­sé­ment cela qui rend dif­fi­cile et sou­vent vaine la recherche d’un sens. Et même — ce qui est encore plus dra­ma­tique —, dans cet enche­vê­tre­ment de don­nées et de faits où l’on vit et qui paraît consti­tuer la trame même de l’exis­tence, plus d’un se demande si cela a encore un sens de s’in­ter­ro­ger sur le sens. La plu­ra­li­té des théo­ries qui se dis­putent la réponse, ou les dif­fé­rentes manières de conce­voir et d’in­ter­pré­ter le monde et la vie de l’homme, ne font qu’ai­gui­ser ce doute radi­cal qui amène vite à som­brer dans le scep­ti­cisme, dans l’in­dif­fé­rence ou dans les diverses formes de nihilisme.

La consé­quence de tout cela est que l’es­prit humain est sou­vent enva­hi par une forme de pen­sée ambi­guë qui l’a­mène à s’en­fer­mer encore plus en lui-​même, dans les limites de sa propre imma­nence, sans aucune réfé­rence au trans­cen­dant. Une phi­lo­so­phie qui ne pose­rait pas la ques­tion du sens de l’exis­tence cour­rait le grave risque de réduire la rai­son à des fonc­tions pure­ment ins­tru­men­tales, sans aucune pas­sion authen­tique pour la recherche de la vérité.

Pour être en har­mo­nie avec la parole de Dieu, il est avant tout néces­saire que la phi­lo­so­phie retrouve sa dimen­sion sapien­tielle de recherche du sens ultime et glo­bal de la vie. Tout bien consi­dé­ré, cette pre­mière exi­gence consti­tue un sti­mu­lant très utile pour la phi­lo­so­phie, afin qu’elle se conforme à sa propre nature. De cette manière, en effet, elle ne sera pas seule­ment l’ins­tance cri­tique déter­mi­nante qui montre aux divers domaines du savoir scien­ti­fique leurs fon­de­ments et leurs limites, mais elle se situe­ra aus­si comme l’ins­tance der­nière de l’u­ni­fi­ca­tion du savoir et de l’a­gir humain, les ame­nant à conver­ger vers un but et un sens der­niers. Cette dimen­sion sapien­tielle est d’au­tant plus indis­pen­sable aujourd’­hui que l’im­mense accrois­se­ment du pou­voir tech­nique de l’hu­ma­ni­té demande une conscience vive et renou­ve­lée des valeurs ultimes. Si ces moyens tech­niques ne devaient pas être ordon­nés à une fin non pure­ment uti­li­ta­riste, ils pour­raient vite mani­fes­ter leur inhu­ma­ni­té et même se trans­for­mer en poten­tiel des­truc­teur du genre humain.[98]

La parole de Dieu révèle la fin der­nière de l’homme et donne un sens glo­bal à son agir dans le monde. C’est pour­quoi elle invite la phi­lo­so­phie à s’en­ga­ger dans la recherche du fon­de­ment natu­rel de ce sens, qui est l’as­pi­ra­tion reli­gieuse consti­tu­tive de toute per­sonne. Une phi­lo­so­phie qui vou­drait refu­ser la pos­si­bi­li­té d’un sens der­nier et glo­bal serait non seule­ment inap­pro­priée, mais erronée.

82. D’ailleurs, ce rôle sapien­tiel ne pour­rait être rem­pli par une phi­lo­so­phie qui ne serait pas elle-​même un savoir authen­tique et vrai, c’est-​à-​dire qui se limi­te­rait aux aspects par­ti­cu­liers et rela­tifs du réel — qu’ils soient fonc­tion­nels, for­mels ou uti­li­taires —, mais ne trai­te­rait pas aus­si de sa véri­té totale et défi­ni­tive, autre­ment dit de l’être même de l’ob­jet de la connais­sance. Voici donc une deuxième exi­gence : s’as­su­rer de la capa­ci­té de l’homme de par­ve­nir à la connais­sance de la véri­té, une connais­sance qui par­vient à la véri­té objec­tive à par­tir de l’adæ­qua­tio rei et intel­lec­tus sur laquelle s’ap­puient les Docteurs de la sco­las­tique.[99] Cette exi­gence, propre à la foi, a été expli­ci­te­ment réaf­fir­mée par le Concile Vatican II : « En effet, l’in­tel­li­gence ne se limite pas aux seuls phé­no­mènes, mais elle est capable d’at­teindre la réa­li­té intel­li­gible, avec une vraie cer­ti­tude, même si, par suite du péché, elle est en par­tie obs­cur­cie et affai­blie ».[100]

Une phi­lo­so­phie réso­lu­ment phé­no­mé­niste ou rela­ti­viste se révé­le­rait inadé­quate pour aider à appro­fon­dir la richesse conte­nue dans la parole de Dieu. La sainte Ecriture, en effet, pré­sup­pose tou­jours que l’homme, même s’il est cou­pable de dupli­ci­té et de men­songe, est capable de connaître et de sai­sir la véri­té lim­pide et simple. Dans les Livres sacrés, et dans le Nouveau Testament en par­ti­cu­lier, se trouvent des textes et des affir­ma­tions de por­tée pro­pre­ment onto­lo­gique. Les auteurs ins­pi­rés, en effet, ont vou­lu for­mu­ler des affir­ma­tions vraies, c’est-​à-​dire propres à expri­mer la réa­li­té objec­tive. On ne peut dire que la tra­di­tion catho­lique ait com­mis une erreur lors­qu’elle a com­pris cer­tains textes de saint Jean et de saint Paul comme des affir­ma­tions sur l’être même du Christ. La théo­lo­gie, quand elle s’ef­force de com­prendre et d’ex­pli­quer ces affir­ma­tions, a donc besoin de l’ap­port d’une phi­lo­so­phie qui ne nie pas la pos­si­bi­li­té d’une connais­sance qui soit objec­ti­ve­ment vraie, tout en étant tou­jours per­fec­tible. Ce qui vient d’être dit vaut aus­si pour les juge­ments de la conscience morale, dont l’Ecriture Sainte pré­sup­pose qu’ils peuvent être objec­ti­ve­ment vrais.[101]

83. Les deux exi­gences que l’on vient d’é­vo­quer en com­portent une troi­sième : la néces­si­té d’une phi­lo­so­phie de por­tée authen­ti­que­ment méta­phy­sique, c’est-​à-​dire apte à trans­cen­der les don­nées empi­riques pour par­ve­nir, dans sa recherche de la véri­té, à quelque chose d’ab­so­lu, d’ul­time et de fon­da­teur. C’est là une exi­gence impli­cite tant dans la connais­sance de nature sapien­tielle que dans la connais­sance de nature ana­ly­tique ; en par­ti­cu­lier, cette exi­gence est propre à la connais­sance du bien moral, dont le fon­de­ment ultime est le sou­ve­rain Bien, Dieu lui-​même. Mon inten­tion n’est pas ici de par­ler de la méta­phy­sique comme d’une école pré­cise ou d’un cou­rant his­to­rique par­ti­cu­lier. Je désire seule­ment décla­rer que la réa­li­té et la véri­té trans­cendent le fac­tuel et l’empirique, et je sou­haite affir­mer la capa­ci­té que pos­sède l’homme de connaître cette dimen­sion trans­cen­dante et méta­phy­sique d’une manière véri­dique et cer­taine, même si elle est impar­faite et ana­lo­gique. Dans ce sens, il ne faut pas consi­dé­rer la méta­phy­sique comme un sub­sti­tut de l’an­thro­po­lo­gie, car c’est pré­ci­sé­ment la méta­phy­sique qui per­met de fon­der le concept de la digni­té de la per­sonne en rai­son de sa condi­tion spi­ri­tuelle. En par­ti­cu­lier, c’est par excel­lence la per­sonne même qui atteint l’être et, par consé­quent, mène une réflexion métaphysique.

Partout où l’homme constate un appel à l’ab­so­lu et à la trans­cen­dance, il lui est don­né d’en­tre­voir la dimen­sion méta­phy­sique du réel : dans le vrai, dans le beau, dans les valeurs morales, dans la per­sonne d’au­trui, dans l’être même, en Dieu. Un grand défi qui se pré­sente à nous au terme de ce mil­lé­naire est celui de savoir accom­plir le pas­sage, aus­si néces­saire qu’urgent, du phé­no­mène au fon­de­ment. Il n’est pas pos­sible de s’ar­rê­ter à la seule expé­rience ; même quand celle-​ci exprime et rend mani­feste l’in­té­rio­ri­té de l’homme et sa spi­ri­tua­li­té, il faut que la réflexion spé­cu­la­tive atteigne la sub­stance spi­ri­tuelle et le fon­de­ment sur les­quels elle repose. Une pen­sée phi­lo­so­phique qui refu­se­rait toute ouver­ture méta­phy­sique serait donc radi­ca­le­ment inadé­quate pour rem­plir une fonc­tion de média­tion dans l’in­tel­li­gence de la Révélation.

La parole de Dieu se rap­porte conti­nuel­le­ment à ce qui dépasse l’ex­pé­rience, et même la pen­sée de l’homme ; mais ce “mys­tère” ne pour­rait pas être révé­lé, ni la théo­lo­gie en don­ner une cer­taine intel­li­gence, [102] si la connais­sance humaine était rigou­reu­se­ment limi­tée au monde de l’ex­pé­rience sen­sible. La méta­phy­sique se pré­sente donc comme une média­tion pri­vi­lé­giée dans la recherche théo­lo­gique. Une théo­lo­gie dépour­vue de pers­pec­tive méta­phy­sique ne pour­rait aller au-​delà de l’a­na­lyse de l’ex­pé­rience reli­gieuse, et elle ne per­met­trait pas à l’intel­lec­tus fidei d’ex­pri­mer de manière cohé­rente la valeur uni­ver­selle et trans­cen­dante de la véri­té révélée.

Si j’in­siste tant sur la com­po­sante méta­phy­sique, c’est parce que je suis convain­cu que c’est la voie néces­saire pour sur­mon­ter la situa­tion de crise qui s’é­tend actuel­le­ment dans de larges sec­teurs de la phi­lo­so­phie et pour cor­ri­ger ain­si cer­tains com­por­te­ments déviants répan­dus dans notre société.

84 L’importance de l’ap­proche méta­phy­sique devient encore plus évi­dente si l’on consi­dère le déve­lop­pe­ment actuel des sciences her­mé­neu­tiques et des dif­fé­rentes ana­lyses du lan­gage. Les résul­tats obte­nus par ces études peuvent être très utiles pour l’in­tel­li­gence de la foi, dans la mesure où ils rendent mani­festes la struc­ture de notre pen­sée et de notre expres­sion, ain­si que le sens véhi­cu­lé par le lan­gage. Mais il y a des spé­cia­listes de ces sciences qui, dans leurs recherches, tendent à s’en tenir à la manière dont on com­prend et dont on dit la réa­li­té, en s’abs­te­nant de véri­fier les pos­si­bi­li­tés qu’a la rai­son d’en décou­vrir l’es­sence. Comment ne pas voir dans cette atti­tude une confir­ma­tion de la crise de confiance que tra­verse notre époque à l’é­gard des capa­ci­tés de la rai­son ? Et quand, à cause de pos­tu­lats aprio­ristes, ces thèses tendent à obs­cur­cir le conte­nu de la foi ou à en dénier la vali­di­té uni­ver­selle, non seule­ment elles rabaissent la rai­son, mais elles se mettent d’elles-​mêmes hors jeu. En effet, la foi pré­sup­pose clai­re­ment que le lan­gage humain est capable d’ex­pri­mer de manière uni­ver­selle — même si c’est en termes ana­lo­giques, mais non moins signi­fi­ca­tifs pour autant — la réa­li­té divine et trans­cen­dante.[103] S’il n’en était pas ain­si, la parole de Dieu, qui est tou­jours une parole divine dans un lan­gage humain, ne serait capable de rien expri­mer sur Dieu. L’interprétation de cette parole ne peut pas nous ren­voyer seule­ment d’une inter­pré­ta­tion à une autre, sans jamais nous per­mettre de par­ve­nir à une affir­ma­tion sim­ple­ment vraie ; sans quoi, il n’y aurait pas de révé­la­tion de Dieu, mais seule­ment l’ex­pres­sion de concep­tions humaines sur Lui et sur ce que l’on sup­pose qu’Il pense de nous.

85. Je sais bien que ces exi­gences impo­sées à la phi­lo­so­phie par la parole de Dieu peuvent sem­bler rigou­reuses à beau­coup de ceux qui vivent la situa­tion actuelle de la recherche phi­lo­so­phique. C’est jus­te­ment pour cela que, fai­sant mien ce que les Souverains Pontifes ne cessent d’en­sei­gner depuis plu­sieurs géné­ra­tions et que le Concile Vatican II a lui-​même redit, je désire expri­mer avec force la convic­tion que l’homme est capable de par­ve­nir à une concep­tion uni­fiée et orga­nique du savoir. C’est là l’une des tâches dont la pen­sée chré­tienne devra se char­ger au cours du pro­chain mil­lé­naire de l’ère chré­tienne. La frag­men­ta­tion du savoir entrave l’u­ni­té inté­rieure de l’homme contem­po­rain, parce qu’elle entraîne une approche par­cel­laire de la véri­té et que, par consé­quent, elle frag­mente le sens. Comment l’Eglise pourrait-​elle ne pas s’en inquié­ter ? Cette tâche d’ordre sapien­tiel dévo­lue aux Pasteurs découle pour eux direc­te­ment de l’Evangile et ils ne peuvent se sous­traire au devoir de l’accomplir.

Je consi­dère que ceux qui veulent répondre en phi­lo­sophes aux exi­gences que la parole de Dieu pré­sente à la pen­sée humaine devraient construire leur dis­cours en se fon­dant sur ces pos­tu­lats et se situer de manière cohé­rente en conti­nui­té avec la grande tra­di­tion qui, com­men­cée par les anciens, passe par les Pères de l’Eglise et les maîtres de la sco­las­tique, pour aller jus­qu’à inté­grer les acquis essen­tiels de la pen­sée moderne et contem­po­raine. S’il sait pui­ser dans cette tra­di­tion et s’en ins­pi­rer, le phi­lo­sophe ne man­que­ra pas de se mon­trer fidèle à l’exi­gence d’au­to­no­mie de la pen­sée philosophique.

Dans ce sens, il est tout à fait signi­fi­ca­tif que, dans le contexte d’au­jourd’­hui, cer­tains phi­lo­sophes se fassent les pro­mo­teurs de la redé­cou­verte du rôle déter­mi­nant de la tra­di­tion pour un juste mode de connais­sance. En effet, le recours à la tra­di­tion n’est pas un simple rap­pel du pas­sé ; il consiste plu­tôt à recon­naître la vali­di­té d’un patri­moine cultu­rel qui appar­tient à toute l’hu­ma­ni­té. On pour­rait même dire que c’est nous qui rele­vons de la tra­di­tion et que nous ne pou­vons pas en dis­po­ser à notre guise. C’est bien le fait d’al­ler jus­qu’aux racines de la tra­di­tion qui nous per­met d’ex­pri­mer aujourd’­hui une pen­sée ori­gi­nale, nou­velle et tour­née vers l’a­ve­nir. Un tel rap­pel est encore plus valable pour la théo­lo­gie. Non seule­ment parce qu’elle a la Tradition vivante de l’Eglise comme source ori­gi­nelle, [104] mais aus­si parce que, à cause de cela, elle doit être capable de retrou­ver la tra­di­tion théo­lo­gique pro­fonde qui a jalon­né les époques anté­rieures, de même que la tra­di­tion constante de la phi­lo­so­phie qui, dans son authen­tique sagesse, a su fran­chir les limites de l’es­pace et du temps.

86. L’insistance sur la néces­si­té d’un rap­port étroit de conti­nui­té entre la réflexion phi­lo­so­phique contem­po­raine et celle qu’a éla­bo­rée la tra­di­tion chré­tienne tend à pré­ve­nir les risques inhé­rents à cer­tains types de pen­sée par­ti­cu­liè­re­ment répan­dus aujourd’­hui. Même si c’est som­mai­re­ment, il me paraît oppor­tun de m’ar­rê­ter à cer­taines de ces ten­dances afin de signa­ler leurs erreurs et les dan­gers qu’elles pré­sentent pour l’ac­ti­vi­té philosophique.

La pre­mière de ces ten­dances est celle que l’on nomme éclec­tisme, terme par lequel on désigne l’at­ti­tude de ceux qui, dans la recherche, dans l’en­sei­gne­ment et dans la dis­cus­sion, même théo­lo­gique, ont l’ha­bi­tude d’a­dop­ter dif­fé­rentes idées emprun­tées à diverses phi­lo­so­phies, sans prê­ter atten­tion ni à leur cohé­rence, ni à leur appar­te­nance à un sys­tème, ni à leur contexte his­to­rique. On se place ain­si dans des condi­tions telles que l’on ne peut dis­tin­guer la part de véri­té d’une pen­sée de ce qu’elle peut com­por­ter d’er­ro­né ou d’i­nap­pro­prié. On ren­contre aus­si une forme extrême d’é­clec­tisme dans l’u­sage rhé­to­rique abu­sif de termes phi­lo­so­phiques auquel cer­tains théo­lo­giens se laissent par­fois aller. Ce genre d’ex­ploi­ta­tion ne contri­bue pas à la recherche de la véri­té et ne pré­pare pas la rai­son — théo­lo­gique ou phi­lo­so­phique — à argu­men­ter de manière sérieuse et scien­ti­fique. L’étude rigou­reuse et appro­fon­die des doc­trines phi­lo­so­phiques, de leur lan­gage propre et du contexte où elles ont été conçues aide à sur­mon­ter les risques de l’é­clec­tisme et per­met de les inté­grer de manière appro­priée dans l’ar­gu­men­ta­tion théologique.

87. L’éclectisme est une erreur de méthode, mais il pour­rait aus­si rece­ler les thèses del “his­to­ri­cisme. Pour com­prendre cor­rec­te­ment une doc­trine du pas­sé, il est néces­saire que celle-​ci soit repla­cée dans son contexte his­to­rique et cultu­rel. La thèse fon­da­men­tale de l’his­to­ri­cisme, au contraire, consiste à éta­blir la véri­té d’une phi­lo­so­phie à par­tir de son adé­qua­tion à une période déter­mi­née et à une tâche déter­mi­née dans l’his­toire. Ainsi on nie au moins impli­ci­te­ment la vali­di­té pérenne du vrai. L’historiciste sou­tient que ce qui était vrai à une époque peut ne plus l’être à une autre. En somme, il consi­dère l’his­toire de la pen­sée comme pas grand-​chose de plus que des ves­tiges archéo­lo­giques aux­quels on fait appel pour expo­ser des posi­tions du pas­sé désor­mais en grande par­tie révo­lues et sans por­tée pour le pré­sent. A l’in­verse, on doit tenir que, même si la for­mu­la­tion est dans une cer­taine mesure liée à l’é­poque et à la culture, la véri­té ou l’er­reur qu’ex­pri­maient ces der­nières peuvent en tout cas être recon­nues et exa­mi­nées comme telles, mal­gré la dis­tance spatio-temporelle.

Dans la réflexion théo­lo­gique, l’his­to­ri­cisme tend à se pré­sen­ter tout au plus sous la forme du « moder­nisme ». Avec la juste pré­oc­cu­pa­tion de rendre le dis­cours théo­lo­gique actuel et assi­mi­lable pour les contem­po­rains, on ne recourt qu’aux asser­tions et au lan­gage phi­lo­so­phiques les plus récents, en négli­geant les objec­tions cri­tiques que l’on devrait éven­tuel­le­ment sou­le­ver à la lumière de la tra­di­tion. Cette forme de moder­nisme, du fait qu’elle confond l’ac­tua­li­té avec la véri­té, se montre inca­pable de satis­faire aux exi­gences de véri­té aux­quelles la théo­lo­gie est appe­lée à répondre.

88. Le scien­tisme est un autre dan­ger qu’il faut prendre en consi­dé­ra­tion. Cette concep­tion phi­lo­so­phique se refuse à admettre comme valables des formes de connais­sance dif­fé­rentes de celles qui sont le propre des sciences posi­tives, ren­voyant au domaine de la pure ima­gi­na­tion la connais­sance reli­gieuse et théo­lo­gique, aus­si bien que le savoir éthique et esthé­tique. Antérieurement, cette idée s’ex­pri­mait à tra­vers le posi­ti­visme et le néo-​positivisme, qui consi­dé­raient comme dépour­vues de sens les affir­ma­tions de carac­tère méta­phy­sique. La cri­tique épis­té­mo­lo­gique a dis­cré­di­té cette posi­tion, mais voi­ci qu’elle renaît sous les traits nou­veaux du scien­tisme. Dans cette pers­pec­tive, les valeurs sont réduites à de simples pro­duits de l’af­fec­ti­vi­té et la notion d’être est écar­tée pour faire place à la pure et simple fac­tua­li­té. La science s’ap­prête donc à domi­ner tous les aspects de l’exis­tence humaine au moyen du pro­grès tech­no­lo­gique. Les suc­cès indé­niables de la recherche scien­ti­fique et de la tech­no­lo­gie contem­po­raines ont contri­bué à répandre la men­ta­li­té scien­tiste, qui semble ne plus avoir de limites, étant don­né la manière dont elle a péné­tré les dif­fé­rentes cultures et les chan­ge­ments radi­caux qu’elle y a apportés.

On doit mal­heu­reu­se­ment consta­ter que le scien­tisme consi­dère comme rele­vant de l’ir­ra­tion­nel ou de l’i­ma­gi­naire ce qui touche à la ques­tion du sens de la vie. Dans ce cou­rant de pen­sée, on n’est pas moins déçu par son approche des grands pro­blèmes de la phi­lo­so­phie qui, lors­qu’ils ne sont pas igno­rés, sont abor­dés par des ana­lyses appuyées sur des ana­lo­gies super­fi­cielles et dépour­vues de fon­de­ment ration­nel. Cela amène à appau­vrir la réflexion humaine, en lui reti­rant la pos­si­bi­li­té d’a­bor­der les pro­blèmes de fond que l’ani­mal ratio­nale s’est constam­ment posés depuis le début de son exis­tence sur la terre. Dans cette pers­pec­tive, ayant écar­té la cri­tique moti­vée par une éva­lua­tion éthique, la men­ta­li­té scien­tiste a réus­si à faire accep­ter par beau­coup l’i­dée que ce qui est tech­ni­que­ment réa­li­sable devient par là-​même mora­le­ment acceptable.

89. Présentant tout autant de dan­gers, le prag­ma­tisme est l’at­ti­tude d’es­prit de ceux qui, en opé­rant leurs choix, excluent le recours à la réflexion théo­ré­tique ou à des éva­lua­tions fon­dées sur des prin­cipes éthiques. Les consé­quences pra­tiques de cette manière de pen­ser sont consi­dé­rables. En par­ti­cu­lier, on en vient à défendre une concep­tion de la démo­cra­tie qui ne prend pas en consi­dé­ra­tion la réfé­rence à des fon­de­ments d’ordre axio­lo­gique et donc immuables : c’est à par­tir d’un vote de la majo­ri­té par­le­men­taire que l’on décide du carac­tère admis­sible ou non d’un com­por­te­ment déter­mi­né.[105] La consé­quence d’une telle manière de voir appa­raît clai­re­ment : les grandes déci­sions morales de l’homme sont en fait sou­mises aux déli­bé­ra­tions peu à peu prises par les orga­nismes ins­ti­tu­tion­nels. De plus, la même anthro­po­lo­gie est lar­ge­ment dépen­dante du fait qu’elle pro­pose une concep­tion uni­di­men­sion­nelle de l’être humain, dont sont exclus les grands dilemmes éthiques et les ana­lyses exis­ten­tielles sur le sens de la souf­france et du sacri­fice, de la vie et de la mort.

90. Les thèses exa­mi­nées jus­qu’i­ci induisent, à leur tour, une concep­tion plus géné­rale qui paraît consti­tuer aujourd’­hui la pers­pec­tive com­mune de nom­breuses phi­lo­so­phies qui ont renon­cé au sens de l’être. Je pense ici à la lec­ture nihi­liste qui est à la fois le refus de tout fon­de­ment et la néga­tion de toute véri­té objec­tive. Le nihi­lisme, avant même de s’op­po­ser aux exi­gences et au conte­nu propres à la parole de Dieu, est la néga­tion de l’hu­ma­ni­té de l’homme et de son iden­ti­té même. On ne peut oublier, en effet, que, lors­qu’on néglige la ques­tion de l’être, cela amène inévi­ta­ble­ment à perdre le contact avec la véri­té objec­tive et, par suite, avec le fon­de­ment sur lequel repose la digni­té de l’homme. On ouvre ain­si la pos­si­bi­li­té d’ef­fa­cer du visage de l’homme les traits qui mani­festent sa res­sem­blance avec Dieu, pour l’a­me­ner pro­gres­si­ve­ment à une volon­té de puis­sance des­truc­trice ou au déses­poir de la soli­tude. Une fois la véri­té reti­rée à l’homme, il est réel­le­ment illu­soire de pré­tendre le rendre libre. Vérité et liber­té, en effet, vont de pair ou bien elles péris­sent misé­ra­ble­ment ensemble. [106]

91. En com­men­tant les cou­rants de pen­sée que je viens d’é­vo­quer, je n’a­vais pas l’in­ten­tion de pré­sen­ter un tableau com­plet de la situa­tion actuelle de la phi­lo­so­phie : du reste, il serait dif­fi­cile de la rame­ner à un pano­ra­ma uni­fié. Je tiens à sou­li­gner le fait que l’hé­ri­tage du savoir et de la sagesse s’est effec­ti­ve­ment enri­chi dans de nom­breux domaines. Qu’il suf­fise de citer la logique, la phi­lo­so­phie du lan­gage, l’é­pis­té­mo­lo­gie, la phi­lo­so­phie de la nature, l’an­thro­po­lo­gie, l’a­na­lyse appro­fon­die des modes affec­tifs de la connais­sance, l’ap­proche exis­ten­tielle de l’a­na­lyse de la liber­té. D’autre part, l’af­fir­ma­tion du prin­cipe d’im­ma­nence, qui est cen­trale pour la pré­ten­tion ratio­na­liste, a sus­ci­té, à par­tir du siècle der­nier, des réac­tions qui ont por­té à une remise en cause radi­cale de pos­tu­lats consi­dé­rés comme indis­cu­tables. Ainsi sont appa­rus des cou­rants irra­tio­na­listes, tan­dis que la cri­tique met­tait en évi­dence l’i­na­ni­té de l’exi­gence d’au­to­fon­da­tion abso­lue de la raison.

Certains pen­seurs ont don­né à notre époque le qua­li­fi­ca­tif de « post-​modernité ». Ce terme, fré­quem­ment uti­li­sé dans des contextes très dif­fé­rents les uns des autres, désigne l’é­mer­gence d’un ensemble de fac­teurs nou­veaux qui, par leur exten­sion et leur effi­ca­ci­té, se sont révé­lés capables de pro­vo­quer des chan­ge­ments signi­fi­ca­tifs et durables. Ce terme a ain­si été employé d’a­bord au sujet de phé­no­mènes d’ordre esthé­tique, social ou tech­no­lo­gique. Ensuite, il est pas­sé dans le domaine phi­lo­so­phique, mais il reste affec­té d’une cer­taine ambi­guï­té, parce que le juge­ment sur ce que l’on qua­li­fie de « post-​moderne » est alter­na­ti­ve­ment posi­tif ou néga­tif, et aus­si parce qu’il n’y a pas de consen­sus sur le pro­blème déli­cat de la déli­mi­ta­tion des dif­fé­rentes époques de l’his­toire. Mais il ne fait pas de doute que les cou­rants de pen­sée qui se réclament de la post-​modernité méritent d’être atten­ti­ve­ment consi­dé­rés. Selon cer­tains d’entre eux, en effet, le temps des cer­ti­tudes serait irré­mé­dia­ble­ment révo­lu, l’homme devrait désor­mais apprendre à vivre dans une pers­pec­tive d’ab­sence totale de sens, à l’en­seigne du pro­vi­soire et de l’é­phé­mère. De nom­breux auteurs, dans leur cri­tique des­truc­trice de toute cer­ti­tude, igno­rant les dis­tinc­tions néces­saires, contestent éga­le­ment les cer­ti­tudes de la foi.

Ce nihi­lisme trouve en quelque sorte sa confir­ma­tion dans l’ex­pé­rience ter­rible du mal qui a mar­qué notre époque. Devant le tra­gique de cette expé­rience, l’op­ti­misme ratio­na­liste qui voyait dans l’his­toire l’a­van­cée vic­to­rieuse de la rai­son, source de bon­heur et de liber­té, ne s’est pas main­te­nu, à tel point qu’une des plus graves menaces de cette fin de siècle est la ten­ta­tion du désespoir.

Il reste tou­te­fois vrai qu’une cer­taine men­ta­li­té posi­ti­viste conti­nue à accré­di­ter l’illu­sion que, grâce aux conquêtes scien­ti­fiques et tech­niques, l’homme, en tant que démiurge, peut par­ve­nir seul à se rendre plei­ne­ment maître de son destin.

Les tâches actuelles de la théologie

92. Aux diverses époques de l’his­toire, la théo­lo­gie, dans sa fonc­tion d’in­tel­li­gence de la Révélation, a tou­jours été ame­née à rece­voir les élé­ments des dif­fé­rentes cultures pour y faire entrer, par sa média­tion, le conte­nu de la foi selon une concep­tua­li­sa­tion cohé­rente. Aujourd’hui encore, une double tâche lui incombe. En effet, d’une part, elle doit rem­plir la mis­sion que le Concile Vatican II lui a confiée en son temps : renou­ve­ler ses méthodes en vue de ser­vir plus effi­ca­ce­ment l’é­van­gé­li­sa­tion. Comment ne pas rap­pe­ler, dans cette pers­pec­tive, les paroles pro­non­cées par le Souverain Pontife Jean XXIII à l’ou­ver­ture du Concile ? Il dit alors : « Il faut que, répon­dant à la vive attente de tous ceux qui aiment la reli­gion chré­tienne, catho­lique et apos­to­lique, cette doc­trine soit plus lar­ge­ment et plus pro­fon­dé­ment connue, et que les esprits en soient plus plei­ne­ment impré­gnés et for­més ; il faut que cette doc­trine cer­taine et immuable, que l’on doit suivre fidè­le­ment, soit explo­rée et expo­sée de la manière que demande notre époque ».[107] D’autre part, la théo­lo­gie doit por­ter son regard sur la véri­té der­nière qui lui est confiée par la Révélation, sans se conten­ter de s’ar­rê­ter à des stades inter­mé­diaires. Il est bon pour le théo­lo­gien de se rap­pe­ler que son tra­vail répond « au dyna­misme pré­sent dans la foi elle-​même » et que l’ob­jet propre de sa recherche est « la Vérité, le Dieu vivant et son des­sein de salut révé­lé en Jésus Christ ».[108] Ce devoir, qui revient en pre­mier lieu à la théo­lo­gie, implique en même temps la phi­lo­so­phie. La somme des pro­blèmes qui s’im­posent aujourd’­hui, en effet, demande un tra­vail com­mun, même s’il est conduit avec des méthodes dif­fé­rentes, afin que la véri­té soit de nou­veau recon­nue et expri­mée. La Vérité, qui est le Christ, s’im­pose comme une auto­ri­té uni­ver­selle qui gou­verne, sti­mule et fait gran­dir (cf. Ep 4, 15) aus­si bien la théo­lo­gie que la philosophie.

Croire en la pos­si­bi­li­té de connaître une véri­té uni­ver­sel­le­ment valable n’est pas du tout une source d’in­to­lé­rance ; au contraire, c’est la condi­tion néces­saire pour un dia­logue sin­cère et authen­tique entre les per­sonnes. C’est seule­ment à cette condi­tion qu’il est pos­sible de sur­mon­ter les divi­sions et de par­cou­rir ensemble le che­min qui mène à la véri­té tout entière, en sui­vant les sen­tiers que seul l’Esprit du Seigneur res­sus­ci­té connaît. [109] En fonc­tion des tâches actuelles de la théo­lo­gie, je désire main­te­nant mon­trer com­ment l’exi­gence de l’u­ni­té se pré­sente concrè­te­ment aujourd’hui.

93. L’objectif prin­ci­pal de la théo­lo­gie consiste à pré­sen­ter l’in­tel­li­gence de la Révélation et le conte­nu de la foi. Mais c’est la contem­pla­tion du mys­tère même de Dieu Un et Trine qui sera le véri­table centre de sa réflexion. On n’y accède qu’en réflé­chis­sant sur le mys­tère de l’Incarnation du Fils de Dieu : il s’est fait homme et par la suite est allé au-​devant de sa pas­sion et de sa mort, mys­tère qui abou­ti­ra à sa résur­rec­tion glo­rieuse et à son ascen­sion à la droite du Père, d’où il enver­ra l’Esprit de véri­té pour éta­blir et ani­mer son Église. Dans cette pers­pec­tive, il appa­raît que la pre­mière tâche de la théo­lo­gie est l’in­tel­li­gence de la kénose de Dieu, vrai et grand mys­tère pour l’es­prit humain auquel il semble impos­sible de sou­te­nir que la souf­france et la mort puissent expri­mer l’a­mour qui se donne sans rien deman­der en retour. De ce point de vue, l’exi­gence pri­mor­diale et urgente qui s’im­pose est une ana­lyse atten­tive des textes : en pre­mier lieu, des textes scrip­tu­raires, puis de ceux par les­quels s’ex­prime la Tradition vivante de l’Eglise. À ce pro­pos cer­tains pro­blèmes se posent aujourd’­hui, en par­tie seule­ment nou­veaux, dont la solu­tion satis­fai­sante ne pour­ra être trou­vée sans l’ap­port de la philosophie.

94. Un pre­mier élé­ment pro­blé­ma­tique concerne le rap­port entre le signi­fié et la véri­té. Comme tout autre texte, les sources qu’in­ter­prète le théo­lo­gien trans­mettent d’a­bord un signi­fié, qu’il faut sai­sir et expo­ser. Or ce signi­fié se pré­sente comme la véri­té sur Dieu, com­mu­ni­quée par Dieu lui-​même à tra­vers le texte sacré. Ainsi, dans le lan­gage humain, prend corps le lan­gage de Dieu, qui com­mu­nique sa véri­té avec la « condes­cen­dance » admi­rable qui est conforme à la logique de l’Incarnation.[110] En inter­pré­tant les sources de la Révélation, il est donc néces­saire que la théo­lo­gie se demande quelle est la véri­té pro­fonde et authen­tique que les textes entendent com­mu­ni­quer, compte tenu des limites du langage.

En ce qui concerne les textes bibliques, et les Evangiles en par­ti­cu­lier, leur véri­té ne se réduit assu­ré­ment pas au récit d’é­vé­ne­ments pure­ment his­to­riques ou à la révé­la­tion de faits neutres, comme le vou­drait le posi­ti­visme his­to­ri­ciste.[111] Au contraire, ces textes exposent des évé­ne­ments dont la véri­té se situe au-​delà du simple fait his­to­rique : elle se trouve dans leur signi­fi­ca­tion dans et pour l’his­toire du salut. Cette véri­té reçoit sa pleine expli­ci­ta­tion dans la lec­ture que l’Église pour­suit au long des siècles, en gar­dant immuable le sens ori­gi­nel. Il est donc urgent que l’on s’in­ter­roge éga­le­ment du point de vue phi­lo­so­phique sur le rap­port qui existe entre le fait et sa signi­fi­ca­tion, rap­port qui consti­tue le sens spé­ci­fique de l’histoire.

95. La parole de Dieu ne s’a­dresse pas qu’à un seul peuple ou à une seule époque. De même, les énon­cés dog­ma­tiques, tout en dépen­dant par­fois de la culture de la période où ils ont été adop­tés, for­mulent une véri­té stable et défi­ni­tive. Il faut alors se deman­der com­ment on peut conci­lier l’ab­so­lu et l’u­ni­ver­sa­li­té de la véri­té avec l’i­né­luc­table condi­tion­ne­ment his­to­rique et cultu­rel des for­mules qui l’ex­priment. Comme je l’ai dit plus haut, les thèses de l’his­to­ri­cisme ne sont pas défen­dables. Par contre, l’ap­pli­ca­tion d’une her­mé­neu­tique ouverte aux exi­gences de la méta­phy­sique est sus­cep­tible de mon­trer com­ment, à par­tir des cir­cons­tances his­to­riques et contin­gentes dans les­quelles les textes ont été conçus, s’o­père le pas­sage à la véri­té qu’ils expriment, véri­té qui va au-​delà de ces conditionnements.

Par son lan­gage his­to­rique et situé, l’homme peut expri­mer des véri­tés qui trans­cendent l’é­vé­ne­ment lin­guis­tique. La véri­té ne peut en effet jamais être cir­cons­crite dans le temps et dans la culture ; elle est connue dans l’his­toire, mais elle dépasse l’his­toire elle-même.

96.Cette consi­dé­ra­tion per­met d’en­tre­voir la solu­tion d’un autre pro­blème, celui de la vali­di­té durable du lan­gage concep­tuel uti­li­sé dans les défi­ni­tions conci­liaires. Mon véné­ré pré­dé­ces­seur Pie XII avait déjà abor­dé la ques­tion dans son ency­clique Humani gene­ris.[112]

Réfléchir à cette ques­tion n’est pas facile, parce que l’on doit tenir compte sérieu­se­ment du sens que les mots prennent dans les dif­fé­rentes cultures et les dif­fé­rentes époques. L’histoire de la pen­sée montre en tout cas que, à tra­vers l’é­vo­lu­tion et la diver­si­té des cultures, cer­tains concepts de base gardent leur valeur cog­ni­tive uni­ver­selle et, par consé­quent, la véri­té des pro­po­si­tions qu’ils expriment.[113] S’il n’en était pas ain­si, la phi­lo­so­phie et les sciences ne pour­raient com­mu­ni­quer entre elles, et elles ne pour­raient pas être reçues dans des cultures dif­fé­rentes de celles dans les­quelles elles ont été pen­sées et éla­bo­rées. Le pro­blème her­mé­neu­tique existe donc, mais il est soluble. La valeur réa­liste de nom­breux concepts n’ex­clut pas d’autre part que leur signi­fi­ca­tion soit sou­vent impar­faite. La spé­cu­la­tion phi­lo­so­phique pour­rait être d’un grand secours dans ce domaine. Il est donc sou­hai­table qu’elle s’en­gage par­ti­cu­liè­re­ment à appro­fon­dir le rap­port entre le lan­gage concep­tuel et la véri­té, et qu’elle pro­pose des manières adé­quates de com­prendre cor­rec­te­ment ce rapport.

97. Si l’in­ter­pré­ta­tion des sources est une fonc­tion impor­tante de la théo­lo­gie, la com­pré­hen­sion de la véri­té révé­lée, ou l’é­la­bo­ra­tion de l’intel­lec­tus fidei, est ensuite pour elle une des tâches les plus déli­cates et les plus exi­geantes. Comme il a déjà été dit, l’intel­lec­tus fidei sup­pose l’ap­port d’une phi­lo­so­phie de l’être qui per­mette avant tout à la théo­lo­gie dog­ma­tique de jouer plei­ne­ment son rôle. Le prag­ma­tisme dog­ma­tique du début de ce siècle, selon lequel les véri­tés de la foi ne seraient que des règles de conduite, a déjà été réfu­té et reje­té ;[114] mal­gré cela, la ten­ta­tion demeure tou­jours de com­prendre ces véri­tés de manière uni­que­ment fonc­tion­nelle. Si tel était le cas, on en res­te­rait à une démarche inap­pro­priée, réduc­trice et dépour­vue de la vigueur spé­cu­la­tive néces­saire. Par exemple, une chris­to­lo­gie qui pro­cé­de­rait uni­la­té­ra­le­ment « d’en bas », comme on dit aujourd’­hui, ou une ecclé­sio­lo­gie éla­bo­rée uni­que­ment sur le modèle des socié­tés civiles pour­raient dif­fi­ci­le­ment échap­per à ce genre de réductionnisme.

Si l’intel­lec­tus fidei veut inté­grer toute la richesse de la tra­di­tion théo­lo­gique, il doit recou­rir à la phi­lo­so­phie de l’être. Cette der­nière devra être capable de reprendre le pro­blème de l’être en fonc­tion des exi­gences et des apports de toute la tra­di­tion phi­lo­so­phique, y com­pris de la plus récente, en évi­tant de tom­ber dans la répé­ti­tion sté­rile de sché­mas dépas­sés. La phi­lo­so­phie de l’être, dans le cadre de la tra­di­tion méta­phy­sique chré­tienne, est une phi­lo­so­phie dyna­mique, qui voit la réa­li­té dans ses struc­tures onto­lo­giques, cau­sales et rela­tion­nelles. Elle trouve sa force et sa péren­ni­té dans le fait qu’elle se fonde sur l’acte même de l’être, qui per­met une ouver­ture pleine et glo­bale à toute la réa­li­té, en dépas­sant toutes les limites jus­qu’à par­ve­nir à Celui qui mène toute chose à son accom­plis­se­ment.[115] Dans la théo­lo­gie, qui tient ses prin­cipes de la Révélation en tant que source nou­velle de connais­sance, cette pers­pec­tive se trouve confir­mée en ver­tu du rap­port étroit qui relie la foi et la ratio­na­li­té métaphysique.

98. Des consi­dé­ra­tions ana­logues peuvent être faites éga­le­ment par rap­port à la théo­lo­gie morale. Il est urgent de reve­nir aus­si à la phi­lo­so­phie dans le champ d’in­tel­li­gence de la foi qui concerne l’a­gir des croyants. Devant les défis contem­po­rains dans les domaines social, éco­no­mique, poli­tique et scien­ti­fique, la conscience éthique de l’homme est déso­rien­tée. Dans l’en­cy­clique Veritatis splen­dor, j’ai fait remar­quer que beau­coup de pro­blèmes qui se posent dans le monde actuel découlent d’une « crise au sujet de la véri­té […]. Une fois per­due l’i­dée d’une véri­té uni­ver­selle quant au bien connais­sable par la rai­son humaine, la concep­tion de la conscience est, elle aus­si, inévi­ta­ble­ment modi­fiée : la conscience n’est plus consi­dé­rée dans sa réa­li­té ori­gi­nelle, c’est-​à-​dire comme un acte de l’in­tel­li­gence de la per­sonne, qui a pour rôle d’ap­pli­quer la connais­sance uni­ver­selle du bien dans une situa­tion déter­mi­née et d’ex­pri­mer ain­si un juge­ment sur la juste conduite choi­sir ici et main­te­nant ; on a ten­dance à attri­buer à la conscience indi­vi­duelle le pri­vi­lège de déter­mi­ner les cri­tères du bien et du mal, de manière auto­nome, et d’a­gir en consé­quence. Cette vision ne fait qu’un avec une éthique indi­vi­dua­liste, pour laquelle cha­cun se trouve confron­té à sa véri­té, dif­fé­rente de la véri­té des autres ».[116]

Dans toute l’en­cy­clique, j’ai clai­re­ment sou­li­gné le rôle fon­da­men­tal de la véri­té dans le domaine de la morale. Cette véri­té, en ce qui concerne la plu­part des pro­blèmes éthiques les plus urgents, demande que la théo­lo­gie morale mène une réflexion appro­fon­die et sache faire res­sor­tir que ses racines sont dans la parole de Dieu. Pour pou­voir rem­plir cette mis­sion, la théo­lo­gie morale doit recou­rir à une éthique phi­lo­so­phique por­tant sur la véri­té du bien, et donc à une éthique ni sub­jec­ti­viste ni uti­li­ta­riste. L’éthique que l’on attend implique et pré­sup­pose une anthro­po­lo­gie phi­lo­so­phique et une méta­phy­sique du bien. En s’ap­puyant sur cette vision uni­taire, néces­sai­re­ment liée à la sain­te­té chré­tienne et à la pra­tique des ver­tus humaines et sur­na­tu­relles, la théo­lo­gie morale sera en mesure d’a­bor­der d’une manière plus appro­priée et plus effi­cace les dif­fé­rents pro­blèmes de sa com­pé­tence, tels que la paix, la jus­tice sociale, la famille, la défense de la vie et de l’en­vi­ron­ne­ment naturel.

99. L’œuvre théo­lo­gique de l’Église est d’a­bord au ser­vice de l’an­nonce de la foi et de la caté­chèse. [117] L’annonce ou kérygme appelle à la conver­sion, en pro­po­sant la véri­té du Christ qui culmine en son Mystère pas­cal : en effet, il n’est pos­sible de connaître la plé­ni­tude de la véri­té qui sauve que dans le Christ (cf. Ac 4, 12 ; 1 Tm 2, 4–6).

Dans ce contexte, on com­prend bien pour­quoi, à côté de la théo­lo­gie, la men­tion de la caté­chèse a de l’im­por­tance : en effet, cette der­nière a des impli­ca­tions phi­lo­so­phiques qu’il convient d’ap­pro­fon­dir à la lumière de la foi. L’enseignement don­né par la caté­chèse a une influence dans la for­ma­tion de la per­sonne. La caté­chèse, qui est aus­si la com­mu­ni­ca­tion d’un lan­gage, doit pré­sen­ter la doc­trine de l’Église dans son inté­gra­li­té, [118] en mon­trant ses rap­ports avec la vie des croyants.[119] On par­vient ain­si à unir de manière spé­ci­fique l’en­sei­gne­ment et la vie, ce qu’il est impos­sible de réa­li­ser autre­ment. Ce que com­mu­nique la caté­chèse, en effet, ce n’est pas un corps de véri­tés concep­tuelles, mais le mys­tère du Dieu vivant. [120]

La réflexion phi­lo­so­phique peut beau­coup contri­buer à la cla­ri­fi­ca­tion des rap­ports entre la véri­té et la vie, entre l’é­vé­ne­ment et la véri­té doc­tri­nale, et sur­tout la rela­tion entre la véri­té trans­cen­dante et le lan­gage humai­ne­ment intel­li­gible.[121] Les échanges qui se créent entre dis­ci­plines théo­lo­giques et les résul­tats obte­nus par dif­fé­rents cou­rants phi­lo­so­phiques peuvent donc se révé­ler d’une réelle fécon­di­té en vue de com­mu­ni­quer la foi et de la com­prendre de manière plus approfondie.

CONCLUSION

100. Plus de cent ans après la publi­ca­tion de l’en­cy­clique Æterni Patris de Léon XIII, à laquelle je me suis réfé­ré à plu­sieurs reprises dans ces pages, il m’a sem­blé qu’il conve­nait de reprendre à nou­veau, et de manière plus sys­té­ma­tique, l’ex­po­sé des rap­ports entre la foi et la phi­lo­so­phie. Il est évident que la pen­sée phi­lo­so­phique a une grande impor­tance dans le déve­lop­pe­ment des cultures et dans l’o­rien­ta­tion des com­por­te­ments per­son­nels et sociaux. Elle exerce aus­si une forte influence, que l’on ne recon­naît pas tou­jours expli­ci­te­ment, sur la théo­lo­gie et ses dif­fé­rentes dis­ci­plines. Pour ces motifs, j’ai consi­dé­ré qu’il était juste et néces­saire de sou­li­gner la valeur qu’a la phi­lo­so­phie pour l’in­tel­li­gence de la foi et les limites qu’elle ren­contre lors­qu’elle oublie ou rejette les véri­tés de la Révélation. L’Eglise demeure en effet pro­fon­dé­ment convain­cue que la foi et la rai­son « s’aident mutuel­le­ment », [122] exer­çant l’une à l’é­gard de l’autre une fonc­tion de crible puri­fi­ca­teur ou bien de sti­mu­lant pour avan­cer dans la recherche et l’approfondissement.

101. Si nous por­tons notre regard sur l’his­toire de la pen­sée, sur­tout en Occident, il est facile de décou­vrir la richesse de ce qu’ont pro­duit pour le pro­grès de l’hu­ma­ni­té la ren­contre entre la phi­lo­so­phie et la théo­lo­gie et la com­mu­ni­ca­tion de leurs conquêtes res­pec­tives. La théo­lo­gie, qui a reçu en par­tage une ouver­ture et une spé­ci­fi­ci­té qui lui per­mettent d’exis­ter comme science de la foi, a cer­tai­ne­ment inci­té la rai­son à res­ter ouverte à la nou­veau­té radi­cale que porte en elle la révé­la­tion de Dieu. Et cela a indu­bi­ta­ble­ment été à l’a­van­tage de la phi­lo­so­phie, qui a vu se déployer ain­si de nou­velles pers­pec­tives de signi­fi­ca­tions inédites que la rai­son est appe­lée à approfondir.

C’est pré­ci­sé­ment en fonc­tion de cette consta­ta­tion que, de même que j’ai redit le devoir pour la théo­lo­gie de reprendre son rap­port authen­tique avec la phi­lo­so­phie, je crois devoir insis­ter sur la conve­nance pour la phi­lo­so­phie de retrou­ver sa rela­tion avec la théo­lo­gie, en vue du bien et du pro­grès de la pen­sée. La phi­lo­so­phie trou­ve­ra dans la théo­lo­gie non pas une réflexion indi­vi­duelle qui, même si elle est pro­fonde et riche, com­porte tou­jours les limites de pers­pec­tives carac­té­ris­tiques de la pen­sée d’une seule per­sonne, mais la richesse d’une réflexion com­mune. La théo­lo­gie, dans sa recherche de la véri­té, est en effet sou­te­nue, de par sa nature même, par son carac­tère d’ecclé­sia­li­té[123] et par la tra­di­tion du peuple de Dieu, grâce à son riche foi­son­ne­ment de savoirs et de cultures dans l’u­ni­té de la foi.

102. Par une telle insis­tance sur l’im­por­tance et sur les véri­tables dimen­sions de la pen­sée phi­lo­so­phique, l’Eglise pro­meut à la fois la défense de la digni­té de l’homme et l’an­nonce du mes­sage évan­gé­lique. Pour accom­plir ces tâches, il n’y a pas en effet de pré­pa­ra­tion plus urgente aujourd’­hui que celle-​ci : conduire les hommes à la décou­verte de leur capa­ci­té de connaître la véri­té [124] et de leur désir d’al­ler vers le sens ultime et défi­ni­tif de l’exis­tence. Dans la pers­pec­tive de ces pro­fondes exi­gences, ins­crites par Dieu dans la nature humaine, le sens humain et huma­ni­sant de la parole de Dieu paraît encore plus clair. Grâce à la média­tion d’une phi­lo­so­phie deve­nue une vraie sagesse, l’homme contem­po­rain par­vien­dra ain­si à recon­naître qu’il sera d’au­tant plus homme qu’il s’ou­vri­ra davan­tage au Christ, en met­tant sa confiance dans l’Evangile.

103. En outre, la phi­lo­so­phie est comme le miroir dans lequel se reflète la culture des peuples. Une phi­lo­so­phie qui, sous l’im­pul­sion des exi­gences de la théo­lo­gie, évo­lue en har­mo­nie avec la foi fait par­tie de l”« évan­gé­li­sa­tion de la culture » que Paul VI a indi­quée comme l’un des objec­tifs fon­da­men­taux de l’é­van­gé­li­sa­tion. [125] Tandis que je ne me lasse pas de pro­cla­mer l’ur­gence d’une nou­velle évan­gé­li­sa­tion, je fais appel aux phi­lo­sophes pour qu’ils sachent appro­fon­dir les dimen­sions du vrai, du bon et du beau, aux­quelles donne accès la parole de Dieu. Cela devient plus urgent lorsque l’on consi­dère les défis que le nou­veau mil­lé­naire semble lan­cer et qui touchent par­ti­cu­liè­re­ment les régions et les cultures d’an­cienne tra­di­tion chré­tienne. Cette pré­oc­cu­pa­tion doit aus­si être consi­dé­rée comme un apport fon­da­men­tal et ori­gi­nal sur la route de la nou­velle évangélisation.

104. La pen­sée phi­lo­so­phique est sou­vent l’u­nique ter­rain d’en­tente et de dia­logue avec ceux qui ne par­tagent pas notre foi. Le mou­ve­ment phi­lo­so­phique contem­po­rain requiert l’en­ga­ge­ment réso­lu et com­pé­tent de phi­lo­sophes croyants capables de recon­naître les aspi­ra­tions, les ouver­tures et les pro­blé­ma­tiques de ce moment de l’his­toire. Par une argu­men­ta­tion fon­dée sur la rai­son et se confor­mant à ses règles, le phi­lo­sophe chré­tien, tout en étant tou­jours gui­dé par le sup­plé­ment d’in­tel­li­gence que lui donne la parole de Dieu, peut déve­lop­per un rai­son­ne­ment qui sera com­pré­hen­sible et judi­cieux même pour ceux qui ne sai­sissent pas encore la pleine véri­té que mani­feste la Révélation divine. Ce ter­rain d’en­tente et de dia­logue est aujourd’­hui d’au­tant plus impor­tant que les pro­blèmes qui se posent avec le plus d’ur­gence à l’hu­ma­ni­té — que l’on pense aux pro­blèmes de l’é­co­lo­gie, de la paix ou de la coha­bi­ta­tion des races et des cultures — peuvent être réso­lus grâce à une franche et hon­nête col­la­bo­ra­tion des chré­tiens avec les fidèles d’autres reli­gions et avec les per­sonnes qui, tout en ne par­ta­geant pas une convic­tion reli­gieuse, ont à cœur le renou­veau de l’hu­ma­ni­té. Le Concile Vatican II l’a affir­mé : « Le désir d’un tel dia­logue, qui soit conduit par le seul amour de la véri­té, étant sauve de toute façon la pru­dence qui convient, n’ex­clut per­sonne, pour ce qui est de nous, ni ceux qui tiennent en hon­neur les biens éle­vés de l’âme humaine, mais qui n’en recon­naissent pas encore l’au­teur, ni ceux qui s’op­posent à l’Eglise et la per­sé­cutent de diverses manières ».[126] Une phi­lo­so­phie dans laquelle se reflète quelque chose de la véri­té du Christ, réponse unique et défi­ni­tive aux pro­blèmes de l’homme, [127] sera un appui effi­cace pour l’é­thique véri­table et en même temps pla­né­taire dont a besoin l’hu­ma­ni­té aujourd’hui.

105. Je tiens à conclure cette Encyclique en m’a­dres­sant encore une fois sur­tout aux théo­lo­giens, afin qu’ils accordent une atten­tion par­ti­cu­lière aux impli­ca­tions phi­lo­so­phiques de la parole de Dieu et qu’ils mènent une réflexion qui fasse res­sor­tir la den­si­té spé­cu­la­tive et pra­tique de la science théo­lo­gique. Je vou­drais les remer­cier de leur ser­vice ecclé­sial. Le lien intime entre la sagesse théo­lo­gique et le savoir phi­lo­so­phique est une des richesses les plus ori­gi­nales de la tra­di­tion chré­tienne pour l’ap­pro­fon­dis­se­ment de la véri­té révé­lée. C’est pour­quoi j’ex­horte les théo­lo­giens à reprendre et à mettre en valeur le mieux pos­sible la dimen­sion méta­phy­sique de la véri­té afin d’en­trer ain­si dans un dia­logue cri­tique et exi­geant avec la pen­sée phi­lo­so­phique contem­po­raine comme avec toute la tra­di­tion phi­lo­so­phique, qu’elle soit en accord ou en oppo­si­tion avec la parole de Dieu. Qu’ils aient tou­jours pré­sente à l’es­prit la consigne d’un grand maître de la pen­sée et de la spi­ri­tua­li­té, saint Bonaventure, qui, en intro­dui­sant le lec­teur à son Itinerarium men­tis in Deum, l’in­vi­tait « à ne pas croire qu’on peut se satis­faire de la lec­ture sans com­ponc­tion, de la spé­cu­la­tion sans dévo­tion, de la recherche sans admi­ra­tion, de la pru­dence sans exul­ta­tion, de l’ac­ti­vi­té sans pié­té, de la science sans cha­ri­té, de l’in­tel­li­gence sans humi­li­té, de l’é­tude sépa­rée de la grâce divine, de la réflexion sépa­rée de la sagesse ins­pi­rée par Dieu ». [128]

Ma pen­sée se tourne aus­si vers ceux qui portent la res­pon­sa­bi­li­té de la for­ma­tion sacer­do­tale, aca­dé­mique et pas­to­rale, afin qu’ils assurent avec une par­ti­cu­lière atten­tion la for­ma­tion phi­lo­so­phique de ceux qui auront à annon­cer l’Evangile aux hommes d’au­jourd’­hui et, plus encore, de ceux qui devront se consa­crer à l’en­sei­gne­ment de la théo­lo­gie et à la recherche. Qu’ils s’ef­forcent de conduire leur tra­vail à la lumière des pres­crip­tions du Concile Vatican II [129] et des dis­po­si­tions prises par la suite, qui mettent en relief le devoir urgent et néces­saire pour tous de contri­buer à une com­mu­ni­ca­tion authen­tique et pro­fonde des véri­tés de la foi. Que l’on n’ou­blie pas que c’est une grave res­pon­sa­bi­li­té d’as­su­rer la for­ma­tion préa­lable et adé­quate du corps de pro­fes­seurs des­ti­nés à l’en­sei­gne­ment de la phi­lo­so­phie dans les sémi­naires et dans les facul­tés ecclé­sias­tiques. [130] Il est indis­pen­sable que cette for­ma­tion com­porte une pré­pa­ra­tion scien­ti­fique appro­priée, qu’elle soit conçue de manière sys­té­ma­tique en pré­sen­tant le grand patri­moine de la tra­di­tion chré­tienne, et qu’elle soit conduite avec le dis­cer­ne­ment qui convient devant les besoins actuels de l’Église et du monde.

106. Mon appel s’a­dresse éga­le­ment aux phi­lo­sophes et à ceux qui enseignent la phi­lo­so­phie, afin qu’ils aient le cou­rage de retrou­ver, dans le sillage d’une tra­di­tion phi­lo­so­phique constante et valable, les qua­li­tés de sagesse authen­tique et de véri­té, y com­pris méta­phy­sique, de la pen­sée phi­lo­so­phique. Qu’ils se laissent inter­pel­ler par les exi­gences qui découlent de la parole de Dieu et qu’ils aient la force de conduire leur dis­cours ration­nel et leur argu­men­ta­tion en fonc­tion de cette inter­pel­la­tion. Qu’ils soient tou­jours ten­dus vers la véri­té et atten­tifs au bien que contient le vrai. Ils pour­ront ain­si for­mu­ler l’é­thique authen­tique dont l’hu­ma­ni­té a un urgent besoin, par­ti­cu­liè­re­ment en ces années. L’Eglise suit avec atten­tion et avec sym­pa­thie leurs recherches ; par consé­quent, qu’ils soient assu­rés du res­pect qu’elle garde pour la légi­time auto­no­mie de leur science. Je vou­drais encou­ra­ger en par­ti­cu­lier les croyants qui tra­vaillent dans le domaine de la phi­lo­so­phie, afin qu’ils éclairent les divers champs de l’ac­ti­vi­té humaine par l’exer­cice d’une rai­son qui se fait d’au­tant plus sûre et pers­pi­cace qu’elle reçoit le sou­tien de la foi.

Je ne peux pas man­quer non plus, enfin, de me tour­ner vers les scien­ti­fiques qui, par leurs recherches, nous apportent une connais­sance crois­sante de l’u­ni­vers dans son ensemble et de la diver­si­té incroya­ble­ment riche de ses com­po­santes ani­mées et inani­mées, avec leurs struc­tures ato­miques et molé­cu­laires com­plexes. Sur le che­min par­cou­ru, spé­cia­le­ment en ce siècle, ils ont fran­chi des étapes qui ne cessent de nous impres­sion­ner. En expri­mant mon admi­ra­tion et mes encou­ra­ge­ments aux valeu­reux pion­niers de la recherche scien­ti­fique, aux­quels l’hu­ma­ni­té doit une si grande part de son déve­lop­pe­ment actuel, je res­sens le devoir de les exhor­ter à pour­suivre leurs efforts en demeu­rant tou­jours dans la pers­pec­tive sapien­tielle, dans laquelle les acquis scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques s’as­so­cient aux valeurs phi­lo­so­phiques et éthiques qui sont des mani­fes­ta­tions spé­ci­fiques et essen­tielles de la per­sonne humaine. Le scien­ti­fique a bien conscience que « la quête de la véri­té, même si elle concerne la réa­li­té finie du monde ou de l’homme, est sans fin, mais ren­voie tou­jours à quelque chose de plus éle­vé que l’ob­jet d’é­tude immé­diat, vers des ques­tions qui donnent accès au Mystère ». [131]

107. A tous, je demande de consi­dé­rer dans toute sa pro­fon­deur l’homme, que le Christ a sau­vé par le mys­tère de son amour, sa recherche constante de la véri­té et du sens. Divers sys­tèmes phi­lo­so­phiques, fai­sant illu­sion, l’ont convain­cu qu’il est le maître abso­lu de lui-​même, qu’il peut déci­der de manière auto­nome de son des­tin et de son ave­nir en ne se fiant qu’à lui-​même et à ses propres forces. La gran­deur de l’homme ne pour­ra jamais être celle-​là. Pour son accom­plis­se­ment per­son­nel, seule sera déter­mi­nante la déci­sion d’en­trer dans la véri­té, en construi­sant sa demeure à l’ombre de la Sagesse et en l’ha­bi­tant. C’est seule­ment dans cette pers­pec­tive de véri­té qu’il par­vien­dra au plein exer­cice de sa liber­té et de sa voca­tion à l’a­mour et à la connais­sance de Dieu, suprême accom­plis­se­ment de lui-même.

108. Ma der­nière pen­sée va à Celle que la prière de l’Eglise invoque comme Trône de la Sagesse. Sa vie même est une véri­table para­bole qui peut rayon­ner sa lumière sur la réflexion que j’ai faite. On peut en effet entre­voir une har­mo­nie pro­fonde entre la voca­tion de la bien­heu­reuse Vierge et celle de la phi­lo­so­phie authen­tique. De même que la Vierge fut appe­lée à offrir toute son huma­ni­té et toute sa fémi­ni­té afin que le Verbe de Dieu puisse prendre chair et se faire l’un de nous, de même la phi­lo­so­phie est appe­lée à exer­cer son œuvre ration­nelle et cri­tique afin que la théo­lo­gie soit une intel­li­gence féconde et effi­cace de la foi. Et comme Marie, dans l’as­sen­ti­ment don­né à l’an­nonce de Gabriel, ne per­dit rien de son huma­ni­té et de sa liber­té authen­tiques, ain­si la pen­sée phi­lo­so­phique, en rece­vant l’ap­pel qui lui vient de la véri­té de l’Evangile, ne perd rien de son auto­no­mie, mais se voit por­tée dans toute sa recherche à son plus haut accom­plis­se­ment. Cette véri­té, les saints moines de l’an­ti­qui­té chré­tienne l’a­vaient bien com­prise, quand ils appe­laient Marie « la table intel­lec­tuelle de la foi ».[132] Ils voyaient en elle l’i­mage cohé­rente de la vraie phi­lo­so­phie et ils étaient convain­cus qu’ils devaient phi­lo­so­pha­ri in Maria.

Puisse le Trône de la Sagesse être le refuge sûr de ceux qui font de leur vie une recherche de la sagesse ! Puisse la route de la sagesse, fin ultime et authen­tique de tout véri­table savoir, être libre de tout obs­tacle, grâce à l’in­ter­ces­sion de Celle qui, engen­drant la Vérité et la conser­vant dans son cœur, l’a don­née en par­tage à toute l’hu­ma­ni­té pour toujours !

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 14 sep­tembre 1998, fête de la Croix glo­rieuse, en la ving­tième année de mon Pontificat.

Jean-​Paul, évêque, ser­vi­teur des ser­vi­teurs de Dieu en per­pé­tuelle mémoire

Notes de bas de page
  1. Je l’é­cri­vais déjà dans ma pre­mière ency­clique Redemptor homi­nis : « Nous sommes deve­nus par­ti­ci­pants de cette mis­sion du Christ pro­phète et, en ver­tu de la même mis­sion, nous sommes avec lui au ser­vice de la véri­té divine dans l’Église. La res­pon­sa­bi­li­té envers cette véri­té signi­fie aus­si que nous devons l’ai­mer, en cher­cher la com­pré­hen­sion la plus exacte, de manière à la rendre plus acces­sible à nous-​mêmes et aux autres dans toute sa force sal­vi­fique, dans sa splen­deur, dans sa pro­fon­deur et en même temps dans sa sim­pli­ci­té » (n. 19 : AAS 71 [1979], p. 306).[]
  2. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 16.[]
  3. Const. dogm. sur l’Eglise Lumen gen­tium, n. 25.[]
  4. N. 4 : AAS 85 (1993), p. 1136.[]
  5. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 2.[]
  6. Cf. Const. dogm. sur la foi catho­lique Dei Filius, III : DS 3008.[]
  7. Ibid., IV : DS 3015 ; cité aus­si dans Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 59.[]
  8. Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 2.[]
  9. Lettre apost. Tertio mil­len­nio adve­niente (10 novembre 1994), n. 10 : AAS 87 (1995), p. 11.[]
  10. N. 4.[]
  11. N. 8.[]
  12. N. 22.[]
  13. Ibid., n. 5.[]
  14. Séquence de la solen­ni­té du Saint-​Sacrement du Corps et du Sang du Christ.[]
  15. Pensées, 789 (éd. L. Brunschvicg).[]
  16. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 22.[]
  17. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 2.[]
  18. Préambule ; 1;15 : éd. M. Corbin, Paris (1986), pp. 223 ; 241 ; 266.[]
  19. De vera reli­gione, XXXIX, 72 : CCL 32, p. 234.[]
  20. Le pre­mier Concile du Vatican, auquel se réfère l’af­fir­ma­tion rap­pe­lée ci-​dessus, enseigne que l’o­béis­sance de la foi exige l’en­ga­ge­ment de l’in­tel­li­gence et de la volon­té. « Puisque l’homme dépend tota­le­ment de Dieu comme son Créateur et Seigneur et que la rai­son créée est com­plè­te­ment sou­mise à la Vérité incréée, nous sommes tenus de pré­sen­ter par la foi à Dieu qui se révèle la sou­mis­sion plé­nière de notre intel­li­gence et de notre volon­té » : Const. dogm. sur la foi catho­lique Dei Filius, III : DS 3008.[]
  21. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 4.[]
  22. Ut te sem­per desi­de­ran­do quae­rerent et inve­nien­do quies­cerent : Missel romain.[]
  23. Aristote, Métaphysique, I, 1.[]
  24. Confessions, X, 23,33 : CCL 27, p. 173.[]
  25. N. 34 : AAS 85 (1993), p. 1161.[]
  26. Cf. Jean-​Paul II, Lettre apos­to­lique Salvifici dolo­ris (11 février 1984), n. 9 : AAS 76 (1984), pp. 209–210.[]
  27. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Déclaration sur les rela­tions de l’Eglise avec les reli­gions non chré­tiennes Nostra aetate, n. 2.[]
  28. C’est là une argu­men­ta­tion que je pour­suis depuis long­temps et que j’ai expri­mée en dif­fé­rentes occa­sions : « « Qu’est-​ce que l’homme ? À quoi sert-​il ? Quel est son bien et quel est son mal ? » (Si 18, 8) […] Ces ques­tions sont au cœur de tout homme, comme le montre bien le génie poé­tique de tout temps et de tous les peuples qui, comme pro­phé­tie de l’hu­ma­ni­té, repose conti­nuel­le­ment la ques­tion sérieuse qui rend l’homme vrai­ment homme. Elles expriment l’ur­gence de trou­ver un pour­quoi à l’exis­tence à cha­cun de ses moments, à ses étapes impor­tantes et déci­sives ain­si qu’à ses moments les plus ordi­naires. Ces ques­tions témoignent du bien-​fondé pro­fond de l’exis­tence humaine car l’in­tel­li­gence et la volon­té de l’homme y sont sol­li­ci­tées pour qu’elles cherchent libre­ment la solu­tion capable d’of­frir un sens plein à la vie. Ces inter­ro­ga­tions consti­tuent donc l’ex­pres­sion la plus haute de la nature de l’homme et, par consé­quent, la réponse qu’il leur donne est la mesure de la pro­fon­deur de son enga­ge­ment à tra­vers sa propre exis­tence. En par­ti­cu­lier, lors­qu’il cherche à connaître inté­gra­le­ment le pour­quoi des choses et qu’il va à la recherche de la réponse ultime et la plus exhaus­tive, alors la rai­son humaine touche son som­met et s’ouvre à la reli­gio­si­té. En effet, la reli­gio­si­té repré­sente l’ex­pres­sion la plus éle­vée de la per­sonne humaine car elle est le som­met de sa nature ration­nelle. Elle jaillit de l’as­pi­ra­tion pro­fonde de l’homme à la véri­té et elle est à la base de la recherche libre et per­son­nelle qu’elle fait du divin » (Audience géné­rale du 19 octobre 1983, nn. 1–2 : La Documentation catho­lique 80 [1983], pp. 1071–1072).[]
  29. « [Galilée] a décla­ré expli­ci­te­ment que les deux véri­tés, de foi et de science, ne peuvent jamais se contre­dire, “l’Ecriture sainte et la nature pro­cé­dant éga­le­ment du Verbe divin, la pre­mière comme dic­tée par l’Esprit Saint, la seconde comme exé­cu­trice très fidèle des ordres de Dieu”, comme il l’a écrit dans sa lettre au Père Benedetto Castelli le 21 décembre 1613. Le Concile Vatican II ne s’ex­prime pas autre­ment ; il reprend même des expres­sions sem­blables lors­qu’il enseigne : “La recherche métho­dique, dans tous les domaines du savoir, si elle […] suit les normes de la morale, ne sera jamais réel­le­ment oppo­sée à la foi : les réa­li­tés pro­fanes et celles de la foi trouvent leur ori­gine dans le même Dieu” (Gaudium et spes, n. 36). Galilée res­sent dans sa recherche scien­ti­fique la pré­sence du Créateur qui le sti­mule, qui pré­vient et aide ses intui­tions, en agis­sant au plus pro­fond de son esprit » (Jean-​Paul II, Discours à l’Académie pon­ti­fi­cale des sciences, 10 novembre 1979 : La Documentation catho­lique 76 [1979], p. 1010).[]
  30. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 4.[]
  31. Origène, Contre Celse, 3, 55 : SC 136, p. 130.[]
  32. Dialogue avec Tryphon, 8, 1 : PG 6, 492.[]
  33. Stromates I, 18, 90, 1 : SC 30, p. 115.[]
  34. Cf. ibid. I, 16, 80, 5 : SC 30, p. 108.[]
  35. Cf. ibid. I, 5, 28, 1 : SC 30, p. 65.[]
  36. Ibid., VI, 7, 55, 1–2 : PG 9, 277.[]
  37. Ibid., I, 20, 100, 1 : SC 30, p. 124.[]
  38. S. Augustin, Confessions VI, 5, 7 : CCL 27, pp. 77–78.[]
  39. Cf. ibid., VII, 9, 13–14 : CCL 27, pp. 101–102.[]
  40. De præs­crip­tione hære­ti­co­rum, VII, 9 : SC 46, p. 98 : « Quid ergo Athenis et Hierosolymis ? Quid Academiæ et Ecclesiæ ? ».[]
  41. Cf. Congrégation pour l’Education catho­lique, Instruction sur l’é­tude des Pères de l’Eglise dans la for­ma­tion sacer­do­tale (10 novembre 1989), n. 25 : AAS 82 (1990), pp. 617–618.[]
  42. S. Anselme, Proslogion, 1 : éd. M. Corbin, Paris (1986), p. 239.[]
  43. Idem, Monologion, 64 : éd. M. Corbin, Paris (1986), p. 181.[]
  44. Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, VII.[]
  45. Cf. idem, Somme théo­lo­gique, I, q. 1, a. 8, ad 2 : « cum enim gra­tia non tol­lat natu­ram sed per­fi­ciat ».[]
  46. Cf. Jean-​Paul II, Discours aux par­ti­ci­pants au IXe Congrès tho­miste inter­na­tio­nal (29 sep­tembre 1990): Insegnamenti, XIII, 2 (1990), pp. 770–771.[]
  47. Lettre apos­to­lique Lumen Ecclesiæ (20 novembre 1974), n. 8 : AAS 66 (1974), p. 680.[]
  48. Cf. I, q. 1, a. 6 : « Præterea, hæc doc­tri­na per stu­dium acqui­ri­tur. Sapientia autem per infu­sio­nem habe­tur, unde inter sep­tem dona Spiritus Sancti connu­me­ra­tur » – « De plus, cette doc­trine s’ac­quiert par l’é­tude. La sagesse est pos­sé­dée par infu­sion et elle est donc comp­tée par­mi les sept dons du Saint-​Esprit ».[]
  49. Ibid., II-​II, q. 45, a. 1, ad 2 ; cf. aus­si II-​II, q. 45, a. 2.[]
  50. Ibid., I‑II, q. 109, a. 1, ad 1, qui reprend la célèbre phrase de l’Ambrosiaster, In pri­ma Cor 12,3 : PL 17, 258.[]
  51. Léon XIII, Encycl. ÆTERNI PATRIS (4 août 1879): ASS 11 (1878–1879), p. 109.[]
  52. Paul VI, Lettre apost. Lumen Ecclesiæ (20 novembre 1974), n. 8 : AAS 66 (1974), p. 683.[]
  53. Encycl. Redemptor homi­nis (4 mars 1979), n. 15 : AAS 71 (1979), p. 286.[]
  54. Cf. Pie XII, Encycl. Humani gene­ris (12 août 1950): AAS 42 (1950), p. 566.[]
  55. Cf. Conc. œcum. Vat. I, Première Const. dogm. sur l’Eglise du Christ Pastor æter­nus : DS 3070 ; Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur l’Eglise Lumen gen­tium, n. 25.[]
  56. Cf. Synode de Constantinople : DS 403.[]
  57. Cf. Concile de Tolède I:, DS 205 ; Concile de Braga I, DS 459–460 ; Sixte V, Bulle Cæli et terræ Creator (5 jan­vier 1586): Bullarium Romanum 4/​4, Rome (1747), pp. 176–179 ; Urbain VIII, Inscrutabilis iudi­cio­rum (1er avril 1631): Bullarium Romanum 6/​1, Rome (1758), pp. 268–270.[]
  58. Cf. Conc. œcum. de Vienne, décret Fidei catho­licæ : DS 902 ; Conc. œcum. Latran V, Bulle Apostolici regi­mi­nis : DS 1440.[]
  59. Cf. Theses a Ludovico Eugenio Bautain ius­su sui Episcopi sub­scriptæ (8 sep­tembre 1840): DS 2751–2756 ; Theses a Ludovico Eugenio Bautain ex man­da­to S. Congr. Episcoporum et Religiosorum sub­scriptæ (26 avril 1844): DS 2765–2769.[]
  60. Cf. S. Congr. Indicis, Décret Theses contra tra­di­tio­na­lis­mum Augustini Bonnetty (11 juin 1855): DS 2811–2814.[]
  61. Cf. Pie IX, Bref Eximiam tuam (15 juin 1857): DS 2828–2831 ; Bref Gravissimas inter (11 décembre 1862): DS 2850–2861.[]
  62. Cf. S. Congr. du Saint-​Office, Décret Errores onto­lo­gis­ta­rum (18 sep­tembre 1861): DS 2841–2847.[]
  63. Cf. Conc. œcum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catho­lique Dei Filius, II : DS 3004 ; can. 2, 1 : DS 3026.[]
  64. Ibid., IV : DS 3015, cité par le Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 59.[]
  65. Conc. œcum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catho­lique Dei Filius, IV : DS 3017.[]
  66. Cf. Encycl. Pascendi domi­ni­ci gre­gis (8 sep­tembre 1907): ASS 40 (1907), pp. 596–597.[]
  67. Cf. Pie XI, Encycl. Divini Redemptoris (19 mars 1937): AAS 29 (1937), pp. 65–106.[]
  68. Encycl. Humani gene­ris (12 août 1950): AAS 42 (1950), pp. 562–563.[]
  69. Ibid.: l.c., pp. 563–564.[]
  70. Cf. Jean-​Paul II, Const. apost. Pastor bonus (28 juin 1988), art. 48–49 : AAS 80 (1988), p. 873 ; Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction sur la voca­tion ecclé­siale du théo­lo­gien Donum veri­ta­tis (24 mai 1990), n. 18 : AAS 82 (1990), p. 1558.[]
  71. Cf. Instruction sur quelques aspects de la « théo­lo­gie de la libé­ra­tion » Libertatis nun­tius (6 août 1984), VII‑X : AAS 76 (1984), pp. 890–903.[]
  72. Par des paroles claires et expri­mées avec auto­ri­té, le Concile Vatican I avait déjà condam­né cette erreur, affir­mant d’une part que « quant à la foi […], l’Eglise catho­lique pro­fesse qu’elle est une ver­tu sur­na­tu­relle par laquelle, pré­ve­nus par Dieu et aidés par la grâce, nous croyons vraies les choses qu’il nous a révé­lées, non pas à cause de leur véri­té intrin­sèque per­çue par la lumière natu­relle de la rai­son, mais à cause de Dieu même qui révèle, qui ne peut ni se trom­per ni nous trom­per » : Const. dog­mat. Dei Filius, III : DS 3008 ; can. 3, 2 : DS 3032. D’autre part, le Concile décla­rait que la rai­son n’est jamais « ren­due capable de péné­trer [les mys­tères] de la même manière que les véri­tés qui consti­tuent son propre objet » : ibid., IV : DS 3016. De là décou­lait la conclu­sion pra­tique : « Les fidèles chré­tiens non seule­ment n’ont pas le droit de défendre comme de légi­times conclu­sions de la science les opi­nions connues comme contraires à la foi, sur­tout si elles ont été réprou­vées par l’Eglise, mais ils sont stric­te­ment tenus de les consi­dé­rer plu­tôt comme des erreurs parées de quelque appa­rence trom­peuse de véri­té » : ibid., IV : DS 3018.[]
  73. Cf. nn. 9–10.[]
  74. Ibid., n. 10.[]
  75. Ibid., n. 21.[]
  76. Cf. ibid., n. 10.[]
  77. Cf. Encycl. Humani gene­ris (12 août 1950): AAS 42 (1950), pp. 565–567 ; 571–573.[]
  78. Cf. Encycl. ÆTERNI PATRIS (4 août 1879): ASS 11 (1878–1879), pp. 97–115.[]
  79. Ibid.: l.c., p. 109.[]
  80. Cf. nn. 14–15.[]
  81. Cf. ibid., nn. 20–21.[]
  82. Ibid., n. 22 ; cf. Jean-​Paul II, Encycl. Redemptor homi­nis (4 mars 1979), n. 8 : AAS 71 (1979), pp. 271–272.[]
  83. Décret sur la for­ma­tion sacer­do­tale Optatam totius, n. 15.[]
  84. Cf. Jean-​Paul II, Const. apost. Sapientia chris­tia­na (15 avril 1979), art. 79–80 : AAS 71 (1979), pp. 495–496 ; Exhort. apost. post-​synodale Pastores dabo vobis (25 mars 1992), n. 52 : AAS 84 (1992), pp. 750–751. Voir aus­si cer­tains com­men­taires sur la phi­lo­so­phie de saint Thomas : Discours à l’Athénée pon­ti­fi­cal inter­na­tio­nal Angelicum (17 novembre 1979): La Documentation catho­lique 76 (1979), pp. 1067–1071 ; Discours aux par­ti­ci­pants du VIIIe Congrès tho­miste inter­na­tio­nal (13 sep­tembre 1980): Insegnamenti III, 2 (1980), pp. 604–615 ; Discours aux par­ti­ci­pants au Congrès inter­na­tio­nal de la Société « Saint-​Thomas » sur la doc­trine de l’âme chez saint Thomas (4 jan­vier 1986): La Documentation catho­lique 83 (1986), pp. 235–237 ; S. Congr. pour l’Education catho­lique, Ratio fun­da­men­ta­lis ins­ti­tu­tio­nis sacer­do­ta­lis (6 jan­vier 1970), nn. 70–75 : AAS 62 (1970), pp. 366–368 ; Décret Sacra Theologia (20 jan­vier 1972): AAS 64 (1972), pp. 583–586.[]
  85. Cf. Const. past. sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, nn. 57 ; 62.[]
  86. Cf. ibid., n. 44.[]
  87. Cf. Conc. œcum. Latran V, Bulle Apostolici regi­mi­ni sol­li­ci­tu­do, Session VIII : Conc. œcum. Decreta (1991), pp. 605–606.[]
  88. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 10.[]
  89. S. Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 5, a. 3, ad 2.[]
  90. « La recherche des condi­tions dans les­quelles l’homme pose de lui-​même les pre­mières ques­tions fon­da­men­tales sur le sens de la vie, sur la fina­li­té qu’elle veut indi­quer et sur ce qui l’at­tend après la mort, consti­tue pour la théo­lo­gie fon­da­men­tale le néces­saire pré­am­bule pour que, aujourd’­hui éga­le­ment, la foi puisse mon­trer en plé­ni­tude la voie à une rai­son qui recherche sin­cè­re­ment la véri­té » : Jean-​Paul II, Lettre aux par­ti­ci­pants au Congrès de théo­lo­gie fon­da­men­tale orga­ni­sé pour le 125e anni­ver­saire de la Constitution dog­ma­tique Dei Filius (30 sep­tembre 1995), n. 4 : La Documentation catho­lique 92 (1995), pp. 972–973.[]
  91. Ibid.[]
  92. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 15 ; Décret sur l’ac­ti­vi­té mis­sion­naire de l’Eglise Ad gentes, n. 22.[]
  93. S. Thomas d’Aquin, De cælo, 1, 22.[]
  94. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, nn. 53–59.[]
  95. S. Augustin, De præ­des­ti­na­tione sanc­to­rum, 2, 5 : PL 44, 963.[]
  96. Id., De fide, spe et cari­tate, 7 : CCL 64, p. 61.[]
  97. Cf. Conc. œcum. de Chalcédoine, Symbole, Définition : DS 302.[]
  98. Cf. Jean-​Paul II, Encycl. Redemptor homi­nis (4 mars 1979), n. 15 : AAS 71 (1979), pp. 286–289.[]
  99. Cf. par exemple S. Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, I, q. 16, a. 1 ; S. Bonaventure, Coll. in Hex., 3, 8, 1.[]
  100. Const. past. sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 15.[]
  101. Cf. Jean-​Paul II, Encycl. Veritatis splen­dor (6 août 1993), nn. 57–61 : AAS 85 (1993), pp. 1179–1182.[]
  102. Cf. Conc. œcum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catho­lique Dei Filius, IV : DS 3016.[]
  103. Cf. Conc. œcum. Latran IV, De errore abba­tis Ioachim, II : DS 806.[]
  104. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 24 ; Décret sur la for­ma­tion des prêtres Optatam totius, n. 16.[]
  105. Cf. Jean-​Paul II, Encycl. Evangelium vitæ (25 mars 1995), n. 69 : AAS 87 (1995), p. 481.[]
  106. Dans le même sens, je com­men­tais dans ma pre­mière Encyclique l’ex­pres­sion de l’Evangile de saint Jean : « Vous connaî­trez la véri­té et la véri­té vous ren­dra libres » (8,32): « Ces paroles contiennent une exi­gence fon­da­men­tale et en même temps un aver­tis­se­ment : l’exi­gence d’hon­nê­te­té vis-​à-​vis de la véri­té comme condi­tion d’une authen­tique liber­té ; et aus­si l’a­ver­tis­se­ment d’é­vi­ter toute liber­té appa­rente, toute liber­té super­fi­cielle et uni­la­té­rale, qui n’i­rait pas jus­qu’au fond de la véri­té sur l’homme et sur le monde. Aujourd’hui encore, après deux mille ans, le Christ nous appa­raît comme Celui qui apporte à l’homme la liber­té fon­dée sur la véri­té, comme Celui qui libère l’homme de ce qui limite, dimi­nue et pour ain­si dire détruit cette liber­té jus­qu’aux racines mêmes, dans l’es­prit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience » : Encycl. Redemptor homi­nis (4 mars 1979), n. 12 : AAS 71 (1979), pp. 280–281.[]
  107. Discours à l’ou­ver­ture du Concile (11 octobre 1962): AAS 54 (1962), p. 792.[]
  108. Congr. pour la Doctrine de la Foi, Instruction sur la Vocation ecclé­siale du Théologien Donum veri­ta­tis (24 mai 1990), nn. 7–8 : AAS 82 (1990), pp. 1552–1553.[]
  109. Commentant Jean 16,12–13, j’ai écrit dans l’Encyclique Dominum et vivi­fi­can­tem : « Jésus pré­sente le Paraclet, l’Esprit de véri­té, comme celui qui “ensei­gne­ra” et “rap­pel­le­ra”, comme celui qui lui “ren­dra témoi­gnage”; à pré­sent il dit : “il vous intro­dui­ra dans la véri­té tout entière”. Ces mots “intro­duire dans la véri­té tout entière”, en rap­port avec ce que les Apôtres “ne peuvent pas por­ter à pré­sent”, sont en lien direct avec le dépouille­ment du Christ par la pas­sion et la mort en Croix qui étaient immi­nentes lors­qu’il pro­non­çait ces paroles. Cependant il devien­dra clair, par la suite, que les mots “intro­duire dans la véri­té tout entière” se rat­tachent éga­le­ment, au-​delà du scan­da­lum Crucis, à tout ce que le Christ “a fait et ensei­gné” (Ac 1,1). En effet, le mys­te­rium Christi dans son inté­gra­li­té exige la foi, parce que c’est la foi qui intro­duit véri­ta­ble­ment l’homme dans la réa­li­té du mys­tère révé­lé. “Introduire dans la véri­té tout entière”, cela s’ac­com­plit donc dans la foi et par la foi : c’est l’œuvre de l’Esprit de véri­té et c’est le fruit de son action dans l’homme. En cela, l’Esprit Saint doit être le guide suprême de l’homme, la lumière de l’es­prit humain » : n. 6 : AAS 78 (1986), pp. 815–816.[]
  110. Cf. Conc. œcum. Vat. II : Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 13.[]
  111. Cf. Commission biblique pon­ti­fi­cale, Instruction sur la véri­té his­to­rique des Evangiles (21 avril 1964): AAS 56 (1964), p. 713.[]
  112. « Il est clair éga­le­ment que l’Eglise ne peut se lier à n’im­porte quel sys­tème phi­lo­so­phique, dont le règne dure peu de temps ; mais les expres­sions qui, durant plu­sieurs siècles, furent éta­blies du consen­te­ment com­mun des Docteurs catho­liques pour arri­ver à quelque intel­li­gence du dogme, ne reposent assu­ré­ment pas sur un fon­de­ment si fra­gile. Elles reposent, en effet, sur des prin­cipes et des notions déduites de la véri­table connais­sance des choses créées ; dans la déduc­tion de ces connais­sances, la véri­té révé­lée a éclai­ré comme une étoile l’es­prit humain, par le moyen de l’Eglise. C’est pour­quoi il n’y a pas à s’é­ton­ner si cer­taines de ces notions non seule­ment ont été employées dans les Conciles œcu­mé­niques, mais en ont reçu une telle sanc­tion qu’il n’est pas per­mis de s’en éloi­gner » : Encycl. Humani gene­ris (12 août 1950): AAS 42 (1950), pp. 566–567 ; cf. Commission théo­lo­gique inter­na­tio­nale, Document Interpretationis pro­ble­ma (octobre 1989): La Documentation catho­lique 87 (1990), pp. 489–502.[]
  113. « Quant au sens des for­mules dog­ma­tiques, il demeure tou­jours vrai et iden­tique à lui-​même dans l’Église, même lors­qu’il est éclair­ci davan­tage et plus entiè­re­ment com­pris. Les fidèles doivent donc bien se gar­der d’ac­cueillir l’o­pi­nion que l’on peut résu­mer ain­si : tout d’a­bord les for­mules dog­ma­tiques ou cer­taines caté­go­ries d’entre elles seraient inca­pables de signi­fier d’une manière déter­mi­née la véri­té, mais n’en signi­fie­raient que des approxi­ma­tions chan­geantes, lui appor­tant défor­ma­tion et alté­ra­tion » : S. Congr. pour la Doctrine de la Foi, Déclaration sur la doc­trine catho­lique concer­nant l’Eglise Mysterium Ecclesiæ (24 juin 1973), n. 5 : AAS 65 (1973), p. 403.[]
  114. Cf. Congr. du Saint-​Office, Décret Lamentabili (3 juillet 1907), n. 26 : ASS 40 (1907), p. 473.[]
  115. Cf. Jean-​Paul II, Discours à l’Athénée pon­ti­fi­cal Angelicum (17 novembre 1979), n. 6 : La Documentation catho­lique 76 (1979), pp. 1069–1070.[]
  116. > N. 32 : AAS 85 (1993), pp. 1159–1160.[]
  117. Cf. Jean-​Paul II, Exhort. apost. Catechesi tra­dendæ (16 octobre 1979), n. 30 : AAS 71 (1979), pp. 1302–1303 ; Congr. pour la Doctrine de la Foi, Instruction sur la voca­tion ecclé­siale du théo­lo­gien Donum veri­ta­tis (24 mai 1990), n. 7 : AAS 82 (1990), pp. 1552–1553.[]
  118. Cf. Jean-​Paul II, Exhort. apost. Catechesi tra­dendæ (16 octobre 1979), n. 30 : AAS 71 (1979), pp. 1302–1303.[]
  119. Cf. ibid., n. 22 : l.c., pp. 1295–1296.[]
  120. Cf. ibid., n. 59 : l.c., p. 1325.[]
  121. Cf. ibid., n. 7 : l.c., p. 1282.[]
  122. Conc. œcum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catho­lique Dei Filius, IV : DS 3019.[]
  123. « Personne ne peut faire de la théo­lo­gie comme si elle consis­tait sim­ple­ment à faire un expo­sé de ses idées per­son­nelles ; mais cha­cun doit être conscient de demeu­rer en union étroite avec la mis­sion d’en­sei­gner la véri­té, dont l’Église est res­pon­sable » : Jean-​Paul II, Encycl. Redemptor homi­nis (4 mars 1979), n. 19 : AAS 71 (1979), p. 308.[]
  124. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Déclaration sur la liber­té reli­gieuse Dignitatis humanæ, nn. 1–3.[]
  125. Cf. Exhort. apost. Evangelii nun­tian­di (8 décembre 1975), n. 20 : AAS 68 (1976), pp. 18–19.[]
  126. Const. past. sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 92.[]
  127. Cf. ibid., n. 10.[]
  128. Prologue, 4 : Opera omnia, Florence (1891), t. V, p. 296.[]
  129. Cf. Décret sur la for­ma­tion sacer­do­tale Optatam totius, n. 15.[]
  130. Cf. Jean-​Paul II, Const. apost. Sapientia chris­tia­na (15 avril 1979), art. 67–68 : AAS 71 (1979), pp. 491–492.[]
  131. Jean-​Paul II, Discours pour le 600e anni­ver­saire de l’Université jagel­lone de Cracovie (8 juin 1997), n. 4 : La Documentation catho­lique, 94 (1997), p. 677.[]
  132. « E noerà tes pìs­teos trà­pe­za » : pseu­do Epiphane, Homélie en l’hon­neur de Sainte Marie Mère de Dieu : PG 43, 493.[]