Jean-Paul II

264e pape ; de 1978 à 2005

25 mars 1995

Lettre encyclique Evangelium Vitae

Sur la valeur et l'inviolabilité de la vie humaine

Table des matières

Aux évêques, aux pres­bytres et aux diacres, aux reli­gieux et aux reli­gieuses, aux fidèles laïcs et à toutes les per­sonnes de bonne volon­té sur la valeur et l’in­vio­la­bi­li­té de la vie humaine

Introduction

1. L’Evangile de la vie se trouve au cœur du mes­sage de Jésus. Reçu chaque jour par l’Eglise avec amour, il doit être annon­cé avec cou­rage et fidé­li­té comme une bonne nou­velle pour les hommes de toute époque et de toute culture.

A l’aube du salut, il y a la nais­sance d’un enfant, pro­cla­mée comme une joyeuse nou­velle : « Je vous annonce une grande joie, qui sera celle de tout le peuple : aujourd’­hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la cité de David » (Lc 2, 10–11). Assurément, la nais­sance du Sauveur a libé­ré cette « grande joie », mais, à Noël, le sens plé­nier de toute nais­sance humaine se trouve éga­le­ment révé­lé, et la joie mes­sia­nique appa­raît ain­si comme le fon­de­ment et l’ac­com­plis­se­ment de la joie qui accom­pagne la nais­sance de tout enfant (cf. Jn 16, 21).

Exprimant ce qui est au cœur de sa mis­sion rédemp­trice, Jésus dit : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abon­dance » (Jn 10, 10). En véri­té, il veut par­ler de la vie « nou­velle » et « éter­nelle » qui est la com­mu­nion avec le Père, à laquelle tout homme est appe­lé par grâce dans le Fils, par l’ac­tion de l’Esprit sanc­ti­fi­ca­teur. C’est pré­ci­sé­ment dans cette « vie » que les aspects et les moments de la vie de l’homme acquièrent tous leur pleine signification.

La valeur incom­pa­rable de la per­sonne humaine

2. L’homme est appe­lé à une plé­ni­tude de vie qui va bien au-​delà des dimen­sions de son exis­tence sur terre, puis­qu’elle est la par­ti­ci­pa­tion à la vie même de Dieu.

La pro­fon­deur de cette voca­tion sur­na­tu­relle révèle la gran­deur et le prix de la vie humaine, même dans sa phase tem­po­relle. En effet, la vie dans le temps est une condi­tion fon­da­men­tale, un moment ini­tial et une par­tie inté­grante du déve­lop­pe­ment entier et uni­taire de l’exis­tence humaine. Ce déve­lop­pe­ment de la vie, de manière inat­ten­due et immé­ri­tée, est éclai­ré par la pro­messe de la vie divine et renou­ve­lé par le don de cette vie divine ; il attein­dra son plein accom­plis­se­ment dans l’é­ter­ni­té (cf. 1 Jn 3, 1–2). En même temps, cette voca­tion sur­na­tu­relle sou­ligne le carac­tère rela­tif de la vie ter­restre de l’homme et de la femme. En véri­té, celle-​ci est une réa­li­té qui n’est pas « der­nière », mais « avant-​dernière » ; c’est de toute façon une réa­li­té sacrée qui nous est confiée pour que nous la gar­dions de manière res­pon­sable et que nous la por­tions à sa per­fec­tion dans l’a­mour et dans le don de nous-​mêmes à Dieu et à nos frères.

L’Eglise sait que cet Evangile de la vie, qui lui a été remis par son Seigneur, trouve un écho pro­fond et convain­cant dans le cœur de chaque per­sonne, croyante et même non croyante, parce que, tout en dépas­sant infi­ni­ment ses attentes, il y cor­res­pond de manière sur­pre­nante. Malgré les dif­fi­cul­tés et les incer­ti­tudes, tout homme sin­cè­re­ment ouvert à la véri­té et au bien peut, avec la lumière de la rai­son et sans oublier le tra­vail secret de la grâce, arri­ver à recon­naître, dans la loi natu­relle ins­crite dans les cœurs (cf. Rm 2, 14–15), la valeur sacrée de la vie humaine depuis son com­men­ce­ment jus­qu’à son terme ; et il peut affir­mer le droit de tout être humain à voir inté­gra­le­ment res­pec­ter ce bien qui est pour lui pri­mor­dial. La convi­via­li­té humaine et la com­mu­nau­té poli­tique elle-​même se fondent sur la recon­nais­sance de ce droit.

La défense et la mise en valeur de ce droit doivent être, de manière par­ti­cu­lière, l’œuvre de ceux qui croient au Christ, conscients de la mer­veilleuse véri­té rap­pe­lée par le Concile Vatican II : « Par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-​même à tout homme ». Dans cet évé­ne­ment de salut, en effet, l’hu­ma­ni­té reçoit non seule­ment la révé­la­tion de l’a­mour infi­ni de Dieu qui « a tant aimé le monde qu’il a don­né son Fils unique » (Jn 3, 16), mais aus­si celle de la valeur incom­pa­rable de toute per­sonne humaine.

Et, scru­tant assi­dû­ment le mys­tère de la Rédemption, l’Eglise reçoit cette valeur avec un éton­ne­ment tou­jours renou­ve­lé et elle se sent appe­lée à annon­cer aux hommes de tous les temps cet « évan­gile », source d’une espé­rance invin­cible et d’une joie véri­table pour chaque époque de l’his­toire. L’Evangile de l’a­mour de Dieu pour l’homme, l’Évangile de la digni­té de la per­sonne et l’Evangile de la vie sont un Evangile unique et indivisible.

C’est pour­quoi l’homme, l’homme vivant, consti­tue la route pre­mière et fon­da­men­tale de l’Eglise.

Les nou­velles menaces contre la vie humaine

3. En ver­tu du mys­tère du Verbe de Dieu qui s’est fait chair (cf. Jn 1, 14), tout homme est confié à la sol­li­ci­tude mater­nelle de l’Eglise. Aussi toute menace contre la digni­té de l’homme et contre sa vie ne peut-​elle que tou­cher le cœur même de l’Eglise ; elle ne peut que l’at­teindre au centre de sa foi en l’Incarnation rédemp­trice du Fils de Dieu et dans sa mis­sion d’an­non­cer l’Evangile de la vie dans le monde entier et à toute créa­ture (cf. Mc 16, 15).

Aujourd’hui, cette annonce devient par­ti­cu­liè­re­ment urgente en rai­son de la mul­ti­pli­ca­tion et de l’ag­gra­va­tion impres­sion­nantes des menaces contre la vie des per­sonnes et des peuples, sur­tout quand cette vie est faible et sans défense. Aux fléaux anciens et dou­lou­reux de la misère, de la faim, des mala­dies endé­miques, de la vio­lence et des guerres, il s’en ajoute d’autres, dont les moda­li­tés sont nou­velles et les dimen­sions inquiétantes.

Dans une page d’une dra­ma­tique actua­li­té, le Concile Vatican II a déplo­ré avec force les mul­tiples crimes et atten­tats contre la vie humaine. Trente ans plus tard, fai­sant miennes les paroles de l’as­sem­blée conci­liaire, je déplore ces maux encore une fois et avec la même force au nom de l’Eglise tout entière, cer­tain d’être l’in­ter­prète du sen­ti­ment authen­tique de toute conscience droite : « Tout ce qui s’op­pose à la vie elle-​même, comme toute espèce d’ho­mi­cide, le géno­cide, l’a­vor­te­ment, l’eu­tha­na­sie et même le sui­cide déli­bé­ré ; tout ce qui consti­tue une vio­la­tion de l’in­té­gri­té de la per­sonne humaine, comme les muti­la­tions, la tor­ture phy­sique ou morale, les ten­ta­tives de contraintes psy­chiques ; tout ce qui est offense à la digni­té de l’homme, comme les condi­tions de vie infra-​humaines, les empri­son­ne­ments arbi­traires, les dépor­ta­tions, l’es­cla­vage, la pros­ti­tu­tion, le com­merce des femmes et des jeunes ; ou encore les condi­tions de tra­vail dégra­dantes qui réduisent les tra­vailleurs au rang de purs ins­tru­ments de rap­port, sans égard pour leur per­son­na­li­té libre et res­pon­sable : toutes ces pra­tiques et d’autres ana­logues sont, en véri­té, infâmes. Tandis qu’elles cor­rompent la civi­li­sa­tion, elles désho­norent ceux qui s’y livrent plus encore que ceux qui les subis- sent, et elles insultent gra­ve­ment à l’hon­neur du Créateur ».

4. Malheureusement, ce pano­ra­ma inquié­tant, loin de se rétré­cir, va plu­tôt en s’é­lar­gis­sant : avec les nou­velles pers­pec­tives ouvertes par le pro­grès scien­ti­fique et tech­nique, on voit naître de nou­velles formes d’at­ten­tats à la digni­té de l’être humain. En même temps, se des­sine et se met en place une nou­velle situa­tion cultu­relle qui donne aux crimes contre la vie un aspect inédit et — si cela se peut — encore plus injuste, ce qui sus­cite d’autres graves pré­oc­cu­pa­tions : de larges couches de l’o­pi­nion publique jus­ti­fient cer­tains crimes contre la vie au nom des droits de la liber­té indi­vi­duelle, et, à par­tir de ce pré­sup­po­sé, elles pré­tendent avoir non seule­ment l’im­pu­ni­té, mais même l’au­to­ri­sa­tion de la part de l’Etat, afin de les pra­ti­quer dans une liber­té abso­lue et, plus encore, avec l’in­ter­ven­tion gra­tuite des ser­vices de santé.

Tout cela pro­voque un pro­fond chan­ge­ment dans la façon de consi­dé­rer la vie et les rela­tions entre les hommes. Le fait que les légis­la­tions de nom­breux pays, s’é­loi­gnant le cas échéant des prin­cipes mêmes qui fondent leurs Constitutions, aient accep­té de ne pas punir ou, plus encore, de recon­naître la légi­ti­mi­té totale de ces pra­tiques contre la vie est tout à la fois un symp­tôme pré­oc­cu­pant et une cause non négli­geable d’un grave effon­dre­ment moral : des choix consi­dé­rés jadis par tous comme cri­mi­nels et refu­sés par le sens moral com­mun deviennent peu à peu socia­le­ment res­pec­tables. La méde­cine elle-​même, qui a pour voca­tion de défendre et de soi­gner la vie humaine, se prête tou­jours plus lar­ge­ment dans cer­tains sec­teurs à la réa­li­sa­tion de ces actes contre la per­sonne ; ce fai­sant, elle défi­gure son visage, se met en contra­dic­tion avec elle-​même et blesse la digni­té de ceux qui l’exercent. Dans un tel contexte cultu­rel et légal, même les graves pro­blèmes démo­gra­phiques, sociaux ou fami­liaux, qui pèsent sur de nom­breux peuples du monde et qui exigent une atten­tion res­pon­sable et active des com­mu­nau­tés natio­nales et inter­na­tio­nales, risquent d’être réso­lus de manière fausse et illu­soire, en contra­dic­tion avec la véri­té et avec le bien des per­sonnes et des nations.

Le résul­tat auquel on par­vient est dra­ma­tique : s’il est par­ti­cu­liè­re­ment grave et inquié­tant de voir le phé­no­mène de l’é­li­mi­na­tion de tant de vies humaines nais­santes ou sur le che­min de leur déclin, il n’est pas moins grave et inquié­tant que la conscience elle-​même, comme obs­cur­cie par d’aus­si pro­fonds condi­tion­ne­ments, ait tou­jours plus de dif­fi­cul­té à per­ce­voir la dis­tinc­tion entre le bien et le mal sur les points qui concernent la valeur fon­da­men­tale de la vie humaine.

En com­mu­nion avec tous les Evêques du monde

5. Le pro­blème des menaces contre la vie humaine en notre temps a fait l’ob­jet du Consistoire extra­or­di­naire des Cardinaux qui a eu lieu à Rome du 4 au 7 avril 1991. Après un exa­men ample et appro­fon­di du pro­blème et des défis lan­cés à toute la famille humaine, en par­ti­cu­lier à la com­mu­nau­té chré­tienne, les Cardinaux m’ont, par un vote una­nime, deman­dé de réaf­fir­mer avec l’au­to­ri­té du Successeur de Pierre la valeur de la vie humaine et son invio­la­bi­li­té, eu égard aux cir­cons­tances actuelles et aux atten­tats qui la menacent aujourd’hui.

Après avoir accueilli cette requête, j’ai, le jour de la Pentecôte 1991, adres­sé une lettre per­son­nelle à cha­cun de mes Frères dans l’é­pis­co­pat pour qu’il m’ap­porte, dans l’es­prit de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale, sa col­la­bo­ra­tion en vue de la rédac­tion d’un docu­ment por­tant sur cette ques­tion. Je suis pro­fon­dé­ment recon­nais­sant à tous les évêques qui m’ont répon­du, me don­nant des infor­ma­tions, des sug­ges­tions et des pro­po­si­tions qui m’ont été pré­cieuses. De cette façon aus­si, ils ont appor­té le témoi­gnage de leur par­ti­ci­pa­tion una­nime et sin­cère à la mis­sion doc­tri­nale et pas­to­rale de l’Église au sujet de l’Evangile de la vie.

Dans la même lettre, peu avant la célé­bra­tion du cen­te­naire de l’Encyclique Rerum nova­rum, j’at­ti­rais l’at­ten­tion de tous sur cette sin­gu­lière ana­lo­gie : « De même qu’il y a un siècle, c’é­tait la classe ouvrière qui était oppri­mée dans ses droits fon­da­men­taux, et que l’Eglise prit sa défense avec un grand cou­rage, en pro­cla­mant les droits sacro-​saints de la per­sonne du tra­vailleur, de même, à pré­sent, alors qu’une autre caté­go­rie de per­sonnes est oppri­mée dans son droit fon­da­men­tal à la vie, l’Eglise sent qu’elle doit, avec un égal cou­rage, don­ner une voix à celui qui n’a pas de voix. Elle reprend tou­jours le cri évan­gé­lique de la défense des pauvres du monde, de ceux qui sont mena­cés, mépri­sés et à qui l’on dénie les droits humains ».

Il y a aujourd’­hui une mul­ti­tude d’êtres humains faibles et sans défense qui sont bafoués dans leur droit fon­da­men­tal à la vie, comme le sont, en par­ti­cu­lier, les enfants encore à naître. Si l’Eglise, à la fin du siècle der­nier, n’a­vait pas le droit de se taire face aux injus­tices qui exis­taient alors, elle peut encore moins se taire aujourd’­hui, quand, aux injus­tices sociales du pas­sé qui ne sont mal­heu­reu­se­ment pas encore sur­mon­tées, s’a­joutent en de si nom­breuses par­ties du monde des injus­tices et des phé­no­mènes d’op­pres­sion même plus graves, par­fois pré­sen­tés comme des élé­ments de pro­grès en vue de l’or­ga­ni­sa­tion d’un nou­vel ordre mondial.

La pré­sente ency­clique, fruit de la col­la­bo­ra­tion de l’é­pis­co­pat de tous les pays du monde, veut donc être une réaf­fir­ma­tion pré­cise et ferme de la valeur de la vie humaine et de son invio­la­bi­li­té, et, en même temps, un appel pas­sion­né adres­sé à tous et à cha­cun, au nom de Dieu : res­pecte, défends, aime et sers la vie, toute vie humaine ! C’est seule­ment sur cette voie que tu trou­ve­ras la jus­tice, le déve­lop­pe­ment, la liber­té véri­table, la paix et le bonheur !

Puissent ces paroles par­ve­nir à tous les fils et à toutes les filles de l’Eglise ! Puissent-​elles par­ve­nir à toutes les per­sonnes de bonne volon­té, sou­cieuses du bien de chaque homme et de chaque femme ain­si que du des­tin de la socié­té entière !

6. En pro­fonde com­mu­nion avec cha­cun de mes frères et sœurs dans la foi et ani­mé par une ami­tié sin­cère pour tous, je veux médi­ter à nou­veau et annon­cer l’Evangile de la vie, splen­deur de la véri­té qui éclaire les consciences, lumière vive qui gué­rit le regard obs­cur­ci, source inta­ris­sable de constance et de cou­rage pour faire face aux défis tou­jours nou­veaux que nous ren­con­trons sur notre chemin.

Et, tan­dis que je repense aux riches expé­riences vécues pen­dant l’Année de la Famille, comme pour don­ner une conclu­sion à la Lettre que j’ai adres­sée « à chaque famille concrète de toutes les régions de la terre », je porte mon regard avec une confiance renou­ve­lée vers tous les foyers et je sou­haite que renaisse et se ren­force à tous les niveaux l’en­ga­ge­ment de tous à sou­te­nir la famille, pour qu’au­jourd’­hui encore — au milieu de nom­breuses dif­fi­cul­tés et de lourdes menaces — elle demeure constam­ment, selon le des­sein de Dieu, comme un « sanc­tuaire de la vie ».

A tous les membres de l’Eglise, peuple de la vie et pour la vie, j’a­dresse le plus pres­sant des appels afin qu’en­semble nous puis­sions don­ner à notre monde de nou­veaux signes d’es­pé­rance, en agis­sant pour que gran­dissent la jus­tice et la soli­da­ri­té, et que s’af­firme une nou­velle culture de la vie humaine, pour l’é­di­fi­ca­tion d’une authen­tique civi­li­sa­tion de la véri­té et de l’amour.

Chapitre I – La voix du sang de ton frère crie vers moi du sol – Les menaces actuelles contre la vie humaine

« Caïn se jeta contre son frère Abel et le tua » (Gn 4, 8): à la racine de la vio­lence contre la vie

7. « Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plai­sir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l’être… Oui, Dieu a créé l’homme pour l’in­cor­rup­ti­bi­li­té ; il en a fait une image de sa propre nature. C’est par l’en­vie du diable que la mort est entrée dans le monde ; ils en font l’ex­pé­rience, ceux qui lui appar­tiennent » (Sg 1, 13–14 ; 2, 23–24).

L’Évangile de la vie, pro­cla­mé à l’o­ri­gine avec la créa­tion de l’homme à l’i­mage de Dieu en vue d’un des­tin de vie pleine et par­faite (cf. Gn 2, 7 ; Sg 9, 2–3), fut contre­dit par l’ex­pé­rience déchi­rante de la mort qui entre dans le monde et qui jette l’ombre du non-​sens sur toute l’exis­tence de l’homme. La mort y entre à cause de la jalou­sie du diable (cf. Gn 3, 1.4–5) et du péché de nos pre­miers parents (cf. Gn 2, 17 ; 3, 17–19). Et elle y entre de manière vio­lente, à cause du meurtre d’Abel par son frère Caïn : « Comme ils étaient en pleine cam­pagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua » (Gn 4, 8).

Ce pre­mier meurtre est pré­sen­té avec une élo­quence sin­gu­lière dans une page para­dig­ma­tique du livre de la Genèse : une page récrite chaque jour dans le livre de l’his­toire des peuples, sans trêve et d’une manière répé­tée qui est dégradante.

Relisons ensemble cette page biblique qui, mal­gré son archaïsme et son extrême sim­pli­ci­té, se pré­sente comme par­ti­cu­liè­re­ment riche d’enseignements.

« Abel devint pas­teur de petit bétail et Caïn culti­vait le sol. Le temps pas­sa et il advint que Caïn pré­sen­ta des pro­duits du sol en offrande au Seigneur et qu’Abel, de son côté, offrit des premiers-​nés de son trou­peau, et même de leur graisse. Or le Seigneur agréa Abel et son offrande. Mais il n’a­gréa pas Caïn et son offrande, et Caïn en fut très irri­té et eut le visage abat­tu. Le Seigneur dit à Caïn : « Pourquoi es-​tu irri­té et pour­quoi ton visage est-​il abat­tu ? Si tu es bien dis­po­sé, ne relèveras-​tu pas la tête ? Mais si tu n’es pas bien dis­po­sé, le péché n’est-​il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite ? Pourras-​tu la domi­ner ? » Cependant Caïn dit à son frère Abel : « Allons dehors », et, comme ils étaient en pleine cam­pagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua.

Le Seigneur dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » Il répon­dit : « Je ne sais pas. Suis-​je le gar­dien de mon frère ? » Le Seigneur reprit : « Qu’as-​tu fait ! Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! Maintenant, sois mau­dit et chas­sé du sol fer­tile qui a ouvert la bouche pour rece­voir de ta main le sang de ton frère. Si tu cultives le sol, il ne te don­ne­ra plus son pro­duit : tu seras un errant par­cou­rant la terre ». Alors Caïn dit au Seigneur : « Ma peine est trop lourde à por­ter. Vois ! Tu me ban­nis aujourd’­hui du sol fer­tile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant par­cou­rant la terre, mais le pre­mier venu me tue­ra ! » Le Seigneur lui répon­dit : « Aussi bien si quel­qu’un tue Caïn, on le ven­ge­ra sept fois », et le Seigneur mit un signe sur Caïn, afin que le pre­mier venu ne le frap­pât point. Caïn se reti­ra de la pré­sence du Seigneur et séjour­na au pays de Nod, à l’o­rient d’Éden » (Gn 4, 2–16).

8. Caïn est « très irri­té » et il a le visage « abat­tu » parce que « le Seigneur agréa Abel et son offrande » (Gn 4, 4). Le texte biblique ne révèle pas le motif pour lequel Dieu pré­fère le sacri­fice d’Abel à celui de Caïn ; mais il montre clai­re­ment que, tout en pré­fé­rant le don d’Abel, il n’in­ter­rompt pas son dia­logue avec Caïn. Il l’a­ver­tit en lui rap­pe­lant sa liber­té face au mal : l’homme n’est en rien pré­des­ti­né au mal. Certes, comme l’é­tait déjà Adam, il est ten­té par la puis­sance malé­fique du péché qui, comme une bête féroce, est tapi à la porte de son cœur, guet­tant le moment de se jeter sur sa proie. Mais Caïn demeure libre face au péché. Il peut et il doit le domi­ner : « Il te convoite, mais toi, domine-​le ! » (Gn 4, 7).

La jalou­sie et la colère l’emportent sur l’a­ver­tis­se­ment du Seigneur, et c’est pour­quoi Caïn se jette sur son frère et le tue. Comme on le lit dans le Catéchisme de l’Eglise catho­lique, « l’Ecriture, dans le récit du meurtre d’Abel par son frère Caïn, révèle, dès les débuts de l’his­toire humaine, la pré­sence dans l’homme de la colère et de la convoi­tise, consé­quences du péché ori­gi­nel. L’homme est deve­nu l’en­ne­mi de son semblable ».

Le frère tue le frère. Comme dans le pre­mier fra­tri­cide, dans tout homi­cide est vio­lée la paren­té « spi­ri­tuelle » qui réunit les hommes en une seule grande famille, tous par­ti­ci­pant du même bien unique fon­da­men­tal : une égale digni­té per­son­nelle. Il n’est pas rare que soit paral­lè­le­ment vio­lée la paren­té « de la chair et du sang », par exemple lorsque les menaces contre la vie se déve­loppent dans les rap­ports entre parents et enfants : c’est le cas de l’a­vor­te­ment ou bien, dans un contexte fami­lial ou paren­tal plus large, celui de l’eu­tha­na­sie favo­ri­sée ou provoquée.

A la source de toute vio­lence contre le pro­chain, il y a le fait de céder à la « logique » du Mauvais, c’est-​à-​dire de celui qui « était homi­cide dès le com­men­ce­ment » (Jn 8, 44), comme nous le rap­pelle l’Apôtre Jean : « Car tel est le mes­sage que vous avez enten­du dès le début : nous devons nous aimer les uns les autres, loin d’i­mi­ter Caïn, qui, étant du Mauvais, égor­gea son frère » (1 Jn 3, 11–12). Ainsi, le meurtre du frère à l’aube de l’his­toire donne un triste témoi­gnage de la manière dont le mal pro­gresse avec une rapi­di­té impres­sion­nante : à la révolte de l’homme contre Dieu au para­dis ter­restre s’a­joute la lutte mor­telle de l’homme contre l’homme.

Après le crime, Dieu inter­vient pour ven­ger la vic­time. Face à Dieu qui l’in­ter­roge sur le sort d’Abel, Caïn, au lieu de se mon­trer trou­blé et de deman­der par­don, élude la ques­tion avec arro­gance : « Je ne sais pas. Suis-​je le gar­dien de mon frère ? » (Gn 4, 9). « Je ne sais pas »: par le men­songe, Caïn cherche à cou­vrir son crime. C’est ain­si que cela s’est sou­vent pas­sé et que cela se passe quand les idéo­lo­gies les plus diverses servent à jus­ti­fier et à mas­quer les crimes les plus atroces per­pé­trés contre la per­sonne. « Suis-​je le gar­dien de mon frère ? »: Caïn ne veut pas pen­ser à son frère et refuse d’as­su­mer la res­pon­sa­bi­li­té de tout homme vis-​à-​vis d’un autre. On pense spon­ta­né­ment aux ten­dances actuelles qui font perdre à l’homme sa res­pon­sa­bi­li­té à l’é­gard de son sem­blable : on en a des symp­tômes, entre autres, dans la perte de la soli­da­ri­té à l’é­gard des membres les plus faibles de la socié­té – comme les per­sonnes âgées, les malades, les immi­grés, les enfants -, et dans l’in­dif­fé­rence qu’on remarque sou­vent dans les rap­ports entre les peuples même quand il y va de valeurs fon­da­men­tales comme la sur­vie, la liber­té et la paix.

9. Mais Dieu ne peut lais­ser le crime impu­ni : du sol sur lequel il a été ver­sé, le sang de la vic­time exige que Dieu fasse jus­tice (cf. Gn 37, 26 ; Is 26, 21 ; Ez 24, 7–8). De ce texte, l’Eglise a tiré l’ex­pres­sion de « péchés qui crient ven­geance à la face de Dieu » et elle y a inclus, au pre­mier chef, l’ho­mi­cide volon­taire. Pour les Juifs comme pour de nom­breux peuples de l’Antiquité, le sang est le lieu de la vie ; bien plus, « le sang est la vie » (Dt 12, 23) et la vie, sur­tout la vie humaine, n’ap­par­tient qu’à Dieu ; c’est pour­quoi celui qui attente à la vie de l’homme attente en quelque sorte à Dieu lui-même.

Caïn est mau­dit par Dieu et aus­si par la terre qui lui refu­se­ra ses fruits (cf. Gn 4, 11–12). Et il est puni : il habi­te­ra dans la steppe et dans le désert. La vio­lence homi­cide change pro­fon­dé­ment le cadre de vie de l’homme. La terre, qui était le « jar­din d’Eden » (Gn 2, 15), lieu d’a­bon­dance, de rela­tions inter­per­son­nelles sereines et d’a­mi­tié avec Dieu, devient le « pays de Nod » (Gn 4, 16), lieu de la « misère », de la soli­tude et de l’é­loi­gne­ment de Dieu. Caïn sera « un errant par­cou­rant la terre » (Gn 4, 14): l’in­cer­ti­tude et l’ins­ta­bi­li­té l’ac­com­pa­gne­ront sans cesse.

Toutefois Dieu, tou­jours misé­ri­cor­dieux même quand il punit, « mit un signe sur Caïn, afin que le pre­mier venu ne le frap­pât point » (Gn 4, 15): il lui donne donc un signe dis­tinc­tif, qui a pour but de ne pas le condam­ner à être reje­té par les autres hommes mais qui lui per­met­tra d’être pro­té­gé et défen­du contre ceux qui vou­draient le tuer, même pour ven­ger la mort d’Abel. Meurtrier, il garde sa digni­té per­son­nelle et Dieu lui-​même s’en fait le garant. Et c’est pré­ci­sé­ment ici que se mani­feste le mys­tère para­doxal de la jus­tice misé­ri­cor­dieuse de Dieu, ain­si que l’é­crit saint Ambroise : « Comme il y avait eu fra­tri­cide, c’est-​à-​dire le plus grand des crimes, au moment où s’in­tro­dui­sit le péché, la loi de la misé­ri­corde divine devait immé­dia­te­ment être éten­due ; parce que, si le châ­ti­ment avait immé­dia­te­ment frap­pé le cou­pable, les hommes, quand ils puni­raient, n’au­raient pas pu se mon­trer tolé­rants ou doux, mais ils auraient immé­dia­te­ment châ­tié les cou­pables. (…) Dieu repous­sa Caïn de sa face et, comme il était reje­té par ses parents, il le relé­gua comme dans l’exil d’une habi­ta­tion sépa­rée, parce qu’il était pas­sé de la dou­ceur humaine à la cruau­té de la bête sau­vage. Toutefois, Dieu ne vou­lut pas punir le meur­trier par un meurtre, puis­qu’il veut ame­ner le pécheur au repen­tir plu­tôt qu’à la mort ».

« Qu’as-​tu fait ? » (Gn 4, 10): l’é­clipse de la valeur de la vie

10. Le Seigneur dit à Caïn : « Qu’as-​tu fait ? Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! » (Gn 4, 10). La voix du sang ver­sé par les hommes ne cesse pas de crier, de géné­ra­tion en géné­ra­tion, pre­nant des tona­li­tés et des accents variés et tou­jours nouveaux.

La ques­tion du Seigneur « qu’as-​tu fait ? », à laquelle Caïn ne peut se déro­ber, est aus­si adres­sée à l’homme contem­po­rain, pour qu’il prenne conscience de l’é­ten­due et de la gra­vi­té des atten­tats contre la vie dont l’his­toire de l’hu­ma­ni­té conti­nue à être mar­quée ; elle lui est adres­sée afin qu’il recherche les mul­tiples causes qui pro­voquent ces atten­tats et qui les ali­mentent, et qu’il réflé­chisse très sérieu­se­ment aux consé­quences qui en découlent pour l’exis­tence des per­sonnes et des peuples.

Certaines menaces pro­viennent de la nature elle-​même, mais elles sont aggra­vées par l’in­cu­rie cou­pable et par la négli­gence des hommes, qui pour­raient bien sou­vent y por­ter remède ; d’autres, au contraire, sont le fait de situa­tions de vio­lence, de haine, ou bien d’in­té­rêts diver­gents, qui poussent des hommes à agres­ser d’autres hommes en se livrant à des homi­cides, à des guerres, à des mas­sacres ou à des génocides.

Et com­ment ne pas évo­quer la vio­lence faite à la vie de mil­lions d’êtres humains, spé­cia­le­ment d’en­fants, vic­times de la misère, de la mal­nu­tri­tion et de la famine, à cause d’une dis­tri­bu­tion injuste des richesses entre les peuples et entre les classes sociales ? ou, avant même qu’elle ne se mani­feste dans les guerres, la vio­lence inhé­rente au com­merce scan­da­leux des armes qui favo­rise l’es­ca­lade de tant de conflits armés ensan­glan­tant le monde ? ou encore la pro­pa­ga­tion de germes de mort qui s’o­père par la dégra­da­tion incon­si­dé­rée des équi­libres éco­lo­giques, par la dif­fu­sion cri­mi­nelle de la drogue ou par l’en­cou­ra­ge­ment don­né à des types de com­por­te­ments sexuels qui, outre le fait qu’ils sont mora­le­ment inac­cep­tables, laissent pré­sa­ger de graves dan­gers pour la vie ? Il est impos­sible d’é­nu­mé­rer de manière exhaus­tive la longue série des menaces contre la vie humaine, tant sont nom­breuses les formes, décla­rées ou insi­dieuses, qu’elles revêtent en notre temps.

11. Mais nous enten­dons concen­trer spé­cia­le­ment notre atten­tion sur un autre genre d’at­ten­tats, concer­nant la vie nais­sante et la vie à ses der­niers ins­tants, qui pré­sentent des carac­té­ris­tiques nou­velles par rap­port au pas­sé et qui sou­lèvent des pro­blèmes d’une par­ti­cu­lière gra­vi­té : par le fait qu’ils tendent à perdre, dans la conscience col­lec­tive, leur carac­tère de « crime » et à prendre para­doxa­le­ment celui de « droit », au point que l’on pré­tend à une véri­table et réelle recon­nais­sance légale de la part de l’Etat et, par suite, à leur mise en œuvre grâce à l’in­ter­ven­tion gra­tuite des per­son­nels de san­té eux-​mêmes. Ces atten­tats frappent la vie humaine dans des situa­tions de très grande pré­ca­ri­té, lors­qu’elle est pri­vée de toute capa­ci­té de défense. Encore plus grave est le fait qu’ils sont, pour une large part, réa­li­sés pré­ci­sé­ment à l’in­té­rieur et par l’ac­tion de la famille qui, de par sa consti­tu­tion, est au contraire appe­lée à être « sanc­tuaire de la vie ».

Comment a‑t-​on pu en arri­ver à une telle situa­tion ? Il faut prendre en consi­dé­ra­tion de mul­tiples fac­teurs. A l’arrière-​plan, il y a une crise pro­fonde de la culture qui engendre le scep­ti­cisme sur les fon­de­ments mêmes du savoir et de l’é­thique, et qui rend tou­jours plus dif­fi­cile la per­cep­tion claire du sens de l’homme, de ses droits et de ses devoirs. A cela s’a­joutent les dif­fi­cul­tés exis­ten­tielles et rela­tion­nelles les plus diverses, accen­tuées par la réa­li­té d’une socié­té com­plexe dans laquelle les per­sonnes, les couples et les familles res­tent sou­vent seuls face à leurs pro­blèmes. Il existe même des situa­tions cri­tiques de pau­vre­té, d’an­goisse ou d’exa­cer­ba­tion, dans les­quelles l’ef­fort haras­sant pour sur­vivre, la souf­france à la limite du sup­por­table, les vio­lences subies, spé­cia­le­ment celles qui atteignent les femmes, rendent exi­geants, par­fois jus­qu’à l’hé­roïsme, les choix en faveur de la défense et de la pro­mo­tion de la vie.

Tout cela explique, au moins en par­tie, que la valeur de la vie puisse connaître aujourd’­hui une sorte d”« éclipse », bien que la conscience ne cesse pas de la pré­sen­ter comme sacrée et intan­gible ; on le constate par le fait même que l’on tend à cou­vrir cer­taines fautes contre la vie nais­sante ou à ses der­niers ins­tants par des expres­sions emprun­tées au voca­bu­laire de la san­té, qui détournent le regard du fait qu’est en jeu le droit à l’exis­tence d’une per­sonne humaine concrète.

12. En réa­li­té, si de nom­breux et graves aspects de la pro­blé­ma­tique sociale actuelle peuvent de quelque manière expli­quer le cli­mat d’in­cer­ti­tude morale dif­fuse et par­fois atté­nuer chez les indi­vi­dus la res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle, il n’en est pas moins vrai que nous sommes face à une réa­li­té plus vaste, que l’on peut consi­dé­rer comme une véri­table struc­ture de péché, carac­té­ri­sée par la pré­pon­dé­rance d’une culture contraire à la soli­da­ri­té, qui se pré­sente dans de nom­breux cas comme une réelle « culture de mort ». Celle-​ci est acti­ve­ment encou­ra­gée par de forts cou­rants cultu­rels, éco­no­miques et poli­tiques, por­teurs d’une cer­taine concep­tion uti­li­ta­riste de la société.

En envi­sa­geant les choses de ce point de vue, on peut, d’une cer­taine manière, par­ler d’une guerre des puis­sants contre les faibles : la vie qui néces­si­te­rait le plus d’ac­cueil, d’a­mour et de soin est jugée inutile, ou consi­dé­rée comme un poids insup­por­table, et elle est donc refu­sée de mul­tiples façons. Par sa mala­die, par son han­di­cap ou, beau­coup plus sim­ple­ment, par sa pré­sence même, celui qui met en cause le bien-​être ou les habi­tudes de vie de ceux qui sont plus favo­ri­sés tend à être consi­dé­ré comme un enne­mi dont il faut se défendre ou qu’il faut éli­mi­ner. Il se déchaîne ain­si une sorte de « conspi­ra­tion contre la vie ». Elle ne concerne pas uni­que­ment les per­sonnes dans leurs rap­ports indi­vi­duels, fami­liaux ou de groupe, mais elle va bien au-​delà, jus­qu’à ébran­ler et défor­mer, au niveau mon­dial, les rela­tions entre les peuples et entre les Etats.

13. Pour favo­ri­ser une pra­tique plus éten­due de l’a­vor­te­ment, on a inves­ti et on conti­nue à inves­tir des sommes consi­dé­rables pour la mise au point de pré­pa­ra­tions phar­ma­ceu­tiques qui rendent pos­sible le meurtre du fœtus dans le sein mater­nel sans qu’il soit néces­saire de recou­rir au ser­vice du méde­cin. Sur ce point, la recherche scien­ti­fique elle-​même semble presque exclu­si­ve­ment pré­oc­cu­pée d’ob­te­nir des pro­duits tou­jours plus simples et plus effi­caces contre la vie et, en même temps, de nature à sous­traire l’a­vor­te­ment à toute forme de contrôle et de res­pon­sa­bi­li­té sociale.

Il est fré­quem­ment affir­mé que la contra­cep­tion, ren­due sûre et acces­sible à tous, est le remède le plus effi­cace contre l’a­vor­te­ment. On accuse aus­si l’Eglise catho­lique de favo­ri­ser de fait l’a­vor­te­ment parce qu’elle conti­nue obs­ti­né­ment à ensei­gner l’illi­céi­té morale de la contra­cep­tion. A bien la consi­dé­rer, l’ob­jec­tion se révèle en réa­li­té spé­cieuse. Il peut se faire, en effet, que beau­coup de ceux qui recourent aux moyens contra­cep­tifs le fassent aus­si dans l’in­ten­tion d’é­vi­ter ulté­rieu­re­ment la ten­ta­tion de l’a­vor­te­ment. Mais les contre­va­leurs pré­sentes dans la « men­ta­li­té contra­cep­tive » — bien dif­fé­rentes de l’exer­cice res­pon­sable de la pater­ni­té et de la mater­ni­té, réa­li­sé dans le res­pect de la pleine véri­té de l’acte conju­gal — sont telles qu’elles rendent pré­ci­sé­ment plus forte cette ten­ta­tion, face à la concep­tion éven­tuelle d’une vie non dési­rée. De fait, la culture qui pousse à l’a­vor­te­ment est par­ti­cu­liè­re­ment déve­lop­pée dans les milieux qui refusent l’en­sei­gne­ment de l’Eglise sur la contra­cep­tion. Certes, du point de vue moral, la contra­cep­tion et l’a­vor­te­ment sont des maux spé­ci­fi­que­ment dif­fé­rents : l’une contre­dit la véri­té inté­grale de l’acte sexuel comme expres­sion propre de l’a­mour conju­gal, l’autre détruit la vie d’un être humain ; la pre­mière s’op­pose à la ver­tu de chas­te­té conju­gale, le second s’op­pose à la ver­tu de jus­tice et viole direc­te­ment le pré­cepte divin « tu ne tue­ras pas ».

Mais, même avec cette nature et ce poids moral dif­fé­rents, la contra­cep­tion et l’a­vor­te­ment sont très sou­vent étroi­te­ment liés, comme des fruits d’une même plante. Il est vrai qu’il existe même des cas dans les­quels on arrive à la contra­cep­tion et à l’a­vor­te­ment lui-​même sous la pres­sion de mul­tiples dif­fi­cul­tés exis­ten­tielles, qui cepen­dant ne peuvent jamais dis­pen­ser de l’ef­fort d’ob­ser­ver plei­ne­ment la loi de Dieu. Mais, dans de très nom­breux autres cas, ces pra­tiques s’en­ra­cinent dans une men­ta­li­té hédo­niste et de déres­pon­sa­bi­li­sa­tion en ce qui concerne la sexua­li­té et elles sup­posent une concep­tion égoïste de la liber­té, qui voit dans la pro­créa­tion un obs­tacle à l’é­pa­nouis­se­ment de la per­son­na­li­té de cha­cun. La vie qui pour­rait naître de la rela­tion sexuelle devient ain­si l’en­ne­mi à évi­ter abso­lu­ment, et l’a­vor­te­ment devient l’u­nique réponse pos­sible et la solu­tion en cas d’é­chec de la contraception.

Malheureusement, l’é­troite connexion que l’on ren­contre dans les men­ta­li­tés entre la pra­tique de la contra­cep­tion et celle de l’a­vor­te­ment se mani­feste tou­jours plus ; et cela est aus­si confir­mé de manière alar­mante par la mise au point de pré­pa­ra­tions chi­miques, de dis­po­si­tifs intra-​utérins et de vac­cins qui, dis­tri­bués avec la même faci­li­té que les moyens contra­cep­tifs, agissent en réa­li­té comme des moyens abor­tifs aux tout pre­miers stades du déve­lop­pe­ment de la vie du nou­vel individu.

14. Même les diverses tech­niques de repro­duc­tion arti­fi­cielle, qui sem­ble­raient être au ser­vice de la vie et qui sont des pra­tiques com­por­tant assez sou­vent cette inten­tion, ouvrent en réa­li­té la porte à de nou­veaux atten­tats contre la vie. Mis à part le fait qu’elles sont mora­le­ment inac­cep­tables parce qu’elles séparent la pro­créa­tion du contexte inté­gra­le­ment humain de l’acte conju­gal, ces tech­niques enre­gistrent aus­si de hauts pour­cen­tages d’é­chec, non seule­ment en ce qui concerne la fécon­da­tion, mais aus­si le déve­lop­pe­ment ulté­rieur de l’embryon, expo­sé au risque de mort dans des délais géné­ra­le­ment très brefs. En outre, on pro­duit par­fois des embryons en nombre supé­rieur à ce qui est néces­saire pour l’im­plan­ta­tion dans l’u­té­rus de la femme et ces « embryons sur­nu­mé­raires », comme on les appelle, sont ensuite sup- pri­més ou uti­li­sés pour des recherches qui, sous pré­texte de pro­grès scien­ti­fique ou médi­cal, réduisent en réa­li­té la vie humaine à un simple « maté­riel bio­lo­gique » dont on peut libre­ment disposer.

Le diag­nos­tic pré­na­tal, qui ne sou­lève pas de dif­fi­cul­tés morales s’il est effec­tué pour déter­mi­ner les soins éven­tuel­le­ment néces­saires à l’en­fant non encore né, devient trop sou­vent une occa­sion de pro­po­ser et de pro­vo­quer l’a­vor­te­ment. C’est l’a­vor­te­ment eugé­nique, dont la légi­ti­ma­tion dans l’o­pi­nion publique naît d’une men­ta­li­té — per­çue à tort comme en har­mo­nie avec les exi­gences « thé­ra­peu­tiques » — qui accueille la vie seule­ment à cer­taines condi­tions et qui refuse la limite, le han­di­cap, l’infirmité.

En pour­sui­vant la même logique, on en est arri­vé à refu­ser les soins ordi­naires les plus élé­men­taires, et même l’a­li­men­ta­tion, à des enfants nés avec des han­di­caps ou des mala­dies graves. En outre, le scé­na­rio actuel devient encore plus décon­cer­tant en rai­son des pro­po­si­tions, avan­cées çà et là, de légi­ti­mer dans la même ligne du droit à l’a­vor­te­ment, même l’in­fan­ti­cide, ce qui fait reve­nir ain­si à un stade de bar­ba­rie que l’on espé­rait avoir dépas­sé pour toujours.

15. Des menaces non moins graves pèsent aus­si sur les malades incu­rables et sur les mou­rants, dans un contexte social et cultu­rel qui, aug­men­tant la dif­fi­cul­té d’af­fron­ter et de sup­por­ter la souf­france, rend plus forte la ten­ta­tion de résoudre le pro­blème de la souf­france en l’é­li­mi­nant à la racine par l’an­ti­ci­pa­tion de la mort au moment consi­dé­ré comme le plus opportun.

En faveur de ce choix, se retrouvent sou­vent des élé­ments de nature dif­fé­rente, qui convergent mal­heu­reu­se­ment vers cette issue ter­rible. Chez le sujet malade, le sen­ti­ment d’an­goisse, d’exa­cer­ba­tion et même de déses­pé­rance, pro­vo­qué par l’ex­pé­rience d’une dou­leur intense et pro­lon­gée, peut être déci­sif. Cela met à dure épreuve les équi­libres par­fois déjà instables de la vie per­son­nelle et fami­liale, parce que, d’une part, le malade risque de se sen­tir écra­sé par sa propre fra­gi­li­té mal­gré l’ef­fi­ca­ci­té tou­jours plus grande de l’as­sis­tance médi­cale et sociale ; d’autre part, parce que, chez les per­sonnes qui lui sont direc­te­ment liées, cela peut créer un sen­ti­ment de pitié bien conce­vable même s’il est mal com­pris. Tout cela est aggra­vé par une culture ambiante qui ne recon­naît dans la souf­france aucune signi­fi­ca­tion ni aucune valeur, la consi­dé­rant au contraire comme le mal par excel­lence à éli­mi­ner à tout prix ; cela se ren­contre spé­cia­le­ment dans les cas où aucun point de vue reli­gieux ne peut aider à déchif­frer posi­ti­ve­ment le mys­tère de la souffrance.

Mais, dans l’en­semble du contexte cultu­rel, ne manque pas non plus de peser une sorte d’at­ti­tude pro­mé­théenne de l’homme qui croit pou­voir ain­si s’é­ri­ger en maître de la vie et de la mort, parce qu’il en décide, tan­dis qu’en réa­li­té il est vain­cu et écra­sé par une mort irré­mé­dia­ble­ment fer­mée à toute pers­pec­tive de sens et à toute espé­rance. Nous trou­vons une tra­gique expres­sion de tout cela dans l’ex­pan­sion de l’eu­tha­na­sie, mas­quée et insi­dieuse, ou effec­tuée ouver­te­ment et même léga­li­sée. Mise à part une pré­ten­due pitié face à la souf­france du malade, l’eu­tha­na­sie est par­fois jus­ti­fiée par un motif de nature uti­li­taire, consis­tant à évi­ter des dépenses impro­duc­tives trop lourdes pour la socié­té. On envi­sage ain­si de sup­pri­mer des nouveau-​nés mal­for­més, des per­sonnes gra­ve­ment han­di­ca­pées ou inca­pables, des vieillards, sur­tout s’ils ne sont pas auto­nomes, et des malades en phase ter­mi­nale. Il ne nous est pas per­mis de nous taire face à d’autres formes d’eu­tha­na­sie plus sour­noises, mais non moins graves et réelles. Celles-​ci pour­raient se pré­sen­ter, par exemple, si, pour obte­nir davan­tage d’or­ganes à trans­plan­ter, on pro­cé­dait à l’ex­trac­tion de ces organes sans res­pec­ter les cri­tères objec­tifs appro­priés pour véri­fier la mort du donneur.

16. Fréquemment, des menaces et des atten­tats contre la vie sont asso­ciés à un autre phé­no­mène actuel, le phé­no­mène démo­gra­phique. Il se pré­sente de manière dif­fé­rente dans les diverses par­ties du monde : dans les pays riches et déve­lop­pés, on enre­gistre une dimi­nu­tion et un effon­dre­ment pré­oc­cu­pants des nais­sances ; à l’in­verse, les pays pauvres connaissent en géné­ral un taux éle­vé de crois­sance de la popu­la­tion, dif­fi­ci­le­ment sup­por­table dans un contexte de faible déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social, ou même de grave sous-​développement. Face à la sur­po­pu­la­tion des pays pauvres, il manque, au niveau inter­na­tio­nal, des inter­ven­tions glo­bales — des poli­tiques fami­liales et sociales sérieuses, des pro­grammes de déve­lop­pe­ment cultu­rel ain­si que de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion justes des res­sources —, alors que l’on conti­nue à mettre en œuvre des poli­tiques anti-natalistes.

La contra­cep­tion, la sté­ri­li­sa­tion et l’a­vor­te­ment doivent évi­dem­ment être comp­tés par­mi les causes qui contri­buent à pro­vo­quer les situa­tions de forte déna­ta­li­té. On peut faci­le­ment être ten­té de recou­rir à ces méthodes et aux atten­tats contre la vie dans les situa­tions d”« explo­sion démographique ».

L’antique pha­raon, res­sen­tant comme angois­santes la pré­sence et la mul­ti­pli­ca­tion des fils d’Israël, les sou­mit à toutes les formes d’op­pres­sion et il ordon­na de faire mou­rir tout enfant de sexe mas­cu­lin né des femmes des Hébreux (cf. Ex 1, 7–22). De nom­breux puis­sants de la terre se com­portent aujourd’­hui de la même manière. Eux aus­si res­sentent comme angois­sant le déve­lop­pe­ment démo­gra­phique en cours et ils craignent que les peuples les plus pro­li­fiques et les plus pauvres repré­sentent une menace pour le bien-​être et pour la tran­quilli­té de leurs pays. En consé­quence, au lieu de vou­loir affron­ter et résoudre ces graves pro­blèmes dans le res­pect de la digni­té des per­sonnes et des familles, ain­si que du droit invio­lable de tout homme à la vie, ils pré­fèrent pro­mou­voir et impo­ser par tous les moyens une pla­ni­fi­ca­tion mas­sive des nais­sances. Les aides éco­no­miques elles-​mêmes, qu’ils seraient dis­po­sés à don­ner, sont injus­te­ment condi­tion­nées par l’ac­cep­ta­tion d’une poli­tique anti-nataliste.

17. L’humanité contem­po­raine nous offre un spec­tacle vrai­ment alar­mant lorsque nous consi­dé­rons non seule­ment les dif­fé­rents sec­teurs dans les­quels se déve­loppent les atten­tats contre la vie, mais aus­si leur forte pro­por­tion numé­rique, ain­si que le puis­sant sou­tien qui leur est appor­té par un large consen­sus social, par une fré­quente recon­nais­sance légale, par la par­ti­ci­pa­tion d’une par­tie du per­son­nel de santé.

Comme je l’ai dit avec force à Denver, à l’oc­ca­sion de la VIIIe Journée mon­diale de la Jeunesse, « les menaces contre la vie ne fai­blissent pas avec le temps. Au contraire, elles prennent des dimen­sions énormes. Ce ne sont pas seule­ment des menaces venues de l’ex­té­rieur, des forces de la nature ou des « Caïn » qui assas­sinent des « Abel » ; non, ce sont des menaces pro­gram­mées de manière scien­ti­fique et sys­té­ma­tique. Le ving­tième siècle aura été une époque d’at­taques mas­sives contre la vie, une inter­mi­nable série de guerres et un mas­sacre per­ma­nent de vies humaines inno­centes. Les faux pro­phètes et les faux maîtres ont connu le plus grand suc­cès ». Au-​delà des inten­tions, qui peuvent être variées et deve­nir convain­cantes au nom même de la soli­da­ri­té, nous sommes en réa­li­té face à ce qui est objec­ti­ve­ment une « conju­ra­tion contre la vie », dans laquelle on voit aus­si impli­quées des Institutions inter­na­tio­nales, atta­chées à encou­ra­ger et à pro­gram­mer de véri­tables cam­pagnes pour dif­fu­ser la contra­cep­tion, la sté­ri­li­sa­tion et l’a­vor­te­ment. Enfin, on ne peut nier que les médias sont sou­vent com­plices de cette conju­ra­tion, en répan­dant dans l’o­pi­nion publique un état d’es­prit qui pré­sente le recours à la contra­cep­tion, à la sté­ri­li­sa­tion, à l’a­vor­te­ment et même à l’eu­tha­na­sie comme un signe de pro­grès et une conquête de la liber­té, tan­dis qu’il dépeint comme des enne­mis de la liber­té et du pro­grès les posi­tions incon­di­tion­nelles en faveur de la vie.

« Suis-​je le gar­dien de mon frère ? » (Gn 4, 9): une concep­tion per­ver­tie de la liberté

18. Le pano­ra­ma que l’on a décrit demande à être connu non seule­ment du point de vue des phé­no­mènes de mort qui le carac­té­risent, mais encore du point de vue des causes mul­tiples qui le déter­minent. La ques­tion du Seigneur « qu’as-​tu fait ? » (Gn 4, 10) semble être comme un appel adres­sé à Caïn pour qu’il dépasse la maté­ria­li­té de son geste homi­cide afin d’en sai­sir toute la gra­vi­té au niveau des moti­va­tions qui en sont à l’o­ri­gine et des consé­quences qui en découlent.

Les choix contre la vie sont par­fois sug­gé­rés par des situa­tions dif­fi­ciles ou même dra­ma­tiques de souf­france pro­fonde, de soli­tude, d’im­pos­si­bi­li­té d’es­pé­rer une amé­lio­ra­tion éco­no­mique, de dépres­sion et d’an­goisse pour l’a­ve­nir. De telles cir­cons­tances peuvent atté­nuer, même consi­dé­ra­ble­ment, la res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle et la culpa­bi­li­té qui en résulte chez ceux qui accom­plissent ces choix en eux-​mêmes cri­mi­nels. Cependant le pro­blème va aujourd’­hui bien au-​delà de la recon­nais­sance, il est vrai néces­saire, de ces situa­tions per­son­nelles. Le pro­blème se pose aus­si sur les plans cultu­rel, social et poli­tique, et c’est là qu’ap­pa­raît son aspect le plus sub­ver­sif et le plus trou­blant, en rai­son de la ten­dance, tou­jours plus lar­ge­ment admise, à inter­pré­ter les crimes en ques­tion contre la vie comme des expres­sions légi­times de la liber­té indi­vi­duelle, que l’on devrait recon­naître et défendre comme de véri­tables droits.

On en arrive ain­si à un tour­nant aux consé­quences tra­giques dans un long pro­ces­sus histo- rique qui, après la décou­verte de l’i­dée des « droits humains » — comme droits innés de toute per­sonne, anté­rieurs à toute consti­tu­tion et à toute légis­la­tion des Etats —, se trouve aujourd’­hui devant une contra­dic­tion sur­pre­nante : en un temps où l’on pro­clame solen­nel­le­ment les droits invio­lables de la per­sonne et où l’on affirme publi­que­ment la valeur de la vie, le droit à la vie lui-​même est pra­ti­que­ment dénié et vio­lé, spé­cia­le­ment à ces moments les plus signi­fi­ca­tifs de l’exis­tence que sont la nais­sance et la mort.

D’une part, les dif­fé­rentes décla­ra­tions des droits de l’homme et les nom­breuses ini­tia­tives qui s’en ins­pirent montrent, dans le monde entier, la pro­gres­sion d’un sens moral plus dis­po­sé à recon­naître la valeur et la digni­té de tout être humain en tant que tel, sans aucune dis­tinc­tion de race, de natio­na­li­té, de reli­gion, d’o­pi­nion poli­tique ou de classe sociale.

D’autre part, dans les faits, ces nobles pro­cla­ma­tions se voient mal­heu­reu­se­ment oppo­ser leur tra­gique néga­tion. C’est d’au­tant plus décon­cer­tant, et même scan­da­leux, que cela se pro­duit jus­te­ment dans une socié­té qui fait de l’af­fir­ma­tion et de la pro­tec­tion des droits humains son prin­ci­pal objec­tif et en même temps sa fier­té. Comment accor­der ces affir­ma­tions de prin­cipe répé­tées avec la mul­ti­pli­ca­tion conti­nuelle et la légi­ti­ma­tion fré­quente des atten­tats contre la vie humaine ? Comment conci­lier ces décla­ra­tions avec le rejet du plus faible, du plus dému­ni, du vieillard, de celui qui vient d’être conçu ? Ces atten­tats s’o­rientent dans une direc­tion exac­te­ment oppo­sée au res­pect de la vie, et ils repré­sentent une menace directe envers toute la culture des droits de l’homme. À la limite, c’est une menace capable de mettre en dan­ger le sens même de la convi­via­li­té démo­cra­tique : au lieu d’être des socié­tés de « vie en com­mun », nos cités risquent de deve­nir des socié­tés d’ex­clus, de mar­gi­naux, de ban­nis et d’é­li­mi­nés. Et, si l’on élar­git le regard à un hori­zon pla­né­taire, com­ment ne pas pen­ser que la pro­cla­ma­tion même des droits des per­sonnes et des peuples, telle qu’elle est faite dans de hautes assem­blées inter­na­tio­nales, n’est qu’un exer­cice rhé­to­rique sté­rile tant que n’est pas démas­qué l’é­goïsme des pays riches qui refusent aux pays pauvres l’ac­cès au déve­lop­pe­ment ou le subor­donnent à des inter­dic­tions insen­sées de pro­créer, oppo­sant ain­si le déve­lop­pe­ment à l’homme ? Ne faut-​il pas remettre en cause les modèles éco­no­miques adop­tés fré­quem­ment par les Etats, notam­ment condi­tion­nés par des pres­sions de carac­tère inter­na­tio­nal qui pro­voquent et entre­tiennent des situa­tions d’in­jus­tice et de vio­lence dans les­quelles la vie humaine de popu­la­tions entières est avi­lie et opprimée ?

19. Où se trouvent les racines d’une contra­dic­tion si paradoxale ?

Nous pou­vons les consta­ter à par­tir d’une éva­lua­tion glo­bale d’ordre cultu­rel et moral, en com­men­çant par la men­ta­li­té qui, exa­cer­bant et même déna­tu­rant le concept de sub­jec­ti­vi­té, ne recon­naît comme seul sujet de droits que l’être qui pré­sente une auto­no­mie com­plète ou au moins à son com­men­ce­ment et qui échappe à une condi­tion de totale dépen­dance des autres. Mais com­ment conci­lier cette manière de voir avec la pro­cla­ma­tion que l’homme est un être « indis­po­nible » ? La théo­rie des droits humains est pré­ci­sé­ment fon­dée sur la prise en consi­dé­ra­tion du fait que l’homme, à la dif­fé­rence des ani­maux et des choses, ne peut être sou­mis à la domi­na­tion de per­sonne. Il faut encore évo­quer la logique qui tend à iden­ti­fier la digni­té per­son­nelle avec la capa­ci­té de com­mu­ni­ca­tion ver­bale expli­cite et, en tout cas, dont on fait l’ex­pé­rience. Il est clair qu’a­vec de tels pré­sup­po­sés il n’y pas de place dans le monde pour l’être qui, comme celui qui doit naître ou celui qui va mou­rir, est un sujet de faible consti­tu­tion, qui semble tota­le­ment à la mer­ci d’autres per­sonnes, radi­ca­le­ment dépen­dant d’elles, et qui ne peut com­mu­ni­quer que par le lan­gage muet d’une pro­fonde sym­biose de nature affec­tive. C’est donc la force qui devient le cri­tère de choix et d’ac­tion dans les rap­ports inter­per­son­nels et dans la vie sociale. Mais c’est l’exact contraire de ce que, his­to­ri­que­ment, l’Etat de droit a vou­lu pro­cla­mer, en se pré­sen­tant comme la com­mu­nau­té dans laquelle la « force de la rai­son » se sub­sti­tue aux « rai­sons de la force ».

Sur un autre plan, les racines de la contra­dic­tion qui appa­raît entre l’af­fir­ma­tion solen­nelle des droits de l’homme et leur néga­tion tra­gique dans la pra­tique se trouvent dans une concep­tion de la liber­té qui exalte de manière abso­lue l’in­di­vi­du et ne le pré­pare pas à la soli­da­ri­té, à l’ac­cueil sans réserve ni au ser­vice du pro­chain. S’il est vrai que, par­fois, la sup­pres­sion de la vie nais­sante ou de la vie à son terme est aus­si tri­bu­taire d’un sens mal com­pris de l’al­truisme ou de la pitié, on ne peut nier que cette culture de mort, dans son ensemble, révèle une concep­tion de la liber­té tota­le­ment indi­vi­dua­liste qui finit par être la liber­té des « plus forts » s’exer­çant contre les faibles près de succomber.

C’est dans ce sens que l’on peut inter­pré­ter la réponse de Caïn à la ques­tion du Seigneur « où est ton frère Abel ? »: « Je ne sais pas. Suis-​je le gar­dien de mon frère ? » (Gn 4, 9). Oui, tout homme est « le gar­dien de son frère », parce que Dieu confie l’homme à l’homme. Et c’est parce qu’il veut confier ain­si l’homme à l’homme que Dieu donne à tout homme la liber­té, qui com­porte une dimen­sion rela­tion­nelle essen­tielle. C’est un grand don du Créateur, car la liber­té est mise au ser­vice de la per­sonne et de son accom­plis­se­ment par le don d’elle-​même et l’ac­cueil de l’autre ; au contraire, lorsque sa dimen­sion indi­vi­dua­liste est abso­lu­ti­sée, elle est vidée de son sens pre­mier, sa voca­tion et sa digni­té mêmes sont démenties.

Il est un autre aspect encore plus pro­fond à sou­li­gner : la liber­té se renie elle-​même, elle se détruit et se pré­pare à l’é­li­mi­na­tion de l’autre quand elle ne recon­naît plus et ne res­pecte plus son lien consti­tu­tif avec la vérité. Chaque fois que la liber­té, vou­lant s’é­man­ci­per de toute tra­di­tion et de toute auto­ri­té, qu’elle se ferme même aux évi­dences pre­mières d’une véri­té objec­tive et com­mune, fon­de­ment de la vie per­son­nelle et sociale, la per­sonne finit par prendre pour unique et indis­cu­table cri­tère de ses propres choix, non plus la véri­té sur le bien et le mal, mais seule­ment son opi­nion sub­jec­tive et chan­geante ou même ses inté­rêts égoïstes et ses caprices.

20. Avec cette concep­tion de la liber­té, la vie en socié­té est pro­fon­dé­ment alté­rée. Si l’ac­com­plis­se­ment du moi est com­pris en termes d’au­to­no­mie abso­lue, on arrive inévi­ta­ble­ment à la néga­tion de l’autre, res­sen­ti comme un enne­mi dont il faut se défendre. La socié­té devient ain­si un ensemble d’in­di­vi­dus pla­cés les uns à côté des autres, mais sans liens réci­proques : cha­cun veut s’af­fir­mer indé­pen­dam­ment de l’autre, ou plu­tôt veut faire pré­va­loir ses propres inté­rêts. Cependant, en face d’in­té­rêts com­pa­rables de l’autre, on doit se résoudre à cher­cher une sorte de com­pro­mis si l’on veut que le maxi­mum pos­sible de liber­té soit garan­ti à cha­cun dans la socié­té. Ainsi dis­pa­raît toute réfé­rence à des valeurs com­munes et à une véri­té abso­lue pour tous : la vie sociale s’a­ven­ture dans les sables mou­vants d’un rela­ti­visme abso­lu. Alors, tout est matière à conven­tion, tout est négo­ciable, même le pre­mier des droits fon­da­men­taux, le droit à la vie.

De fait, c’est ce qui se pro­duit aus­si dans le cadre poli­tique pro­pre­ment dit de l’Etat : le droit à la vie ori­gi­nel et inalié­nable est dis­cu­té ou dénié en se fon­dant sur un vote par­le­men­taire ou sur la volon­té d’une par­tie — qui peut même être la majo­ri­té — de la popu­la­tion. C’est le résul­tat néfaste d’un rela­ti­visme qui règne sans ren­con­trer d’op­po­si­tion : le « droit » cesse d’en être un parce qu’il n’est plus fer­me­ment fon­dé sur la digni­té invio­lable de la per­sonne mais qu’on le fait dépendre de la volon­té du plus fort. Ainsi la démo­cra­tie, en dépit de ses prin­cipes, s’a­che­mine vers un tota­li­ta­risme carac­té­ri­sé. L’Etat n’est plus la « mai­son com­mune » où tous peuvent vivre selon les prin­cipes de l’é­ga­li­té fon­da­men­tale, mais il se trans­forme en Etat tyran qui pré­tend pou­voir dis­po­ser de la vie des plus faibles et des êtres sans défense, depuis l’en­fant non encore né jus­qu’au vieillard, au nom d’une uti­li­té publique qui n’est rien d’autre, en réa­li­té, que l’in­té­rêt de quelques-uns.

Tout semble se pas­ser dans le plus ferme res­pect de la léga­li­té, au moins lorsque les lois qui per­mettent l’a­vor­te­ment ou l’eu­tha­na­sie sont votées selon les règles pré­ten­du­ment démo­cra­tiques. En réa­li­té, nous ne sommes qu’en face d’une tra­gique appa­rence de léga­li­té et l’i­déal démo­cra­tique, qui n’est tel que s’il recon­naît et pro­tège la digni­té de toute per­sonne humaine, est tra­hi dans ses fon­de­ments mêmes : « Comment peut-​on par­ler encore de la digni­té de toute per­sonne humaine lors­qu’on se per­met de tuer les plus faibles et les plus inno­centes ? Au nom de quelle jus­tice pratique-​t-​on la plus injuste des dis­cri­mi­na­tions entre les per­sonnes en décla­rant que cer­taines d’entre elles sont dignes d’être défen­dues tan­dis qu’à d’autres est déniée cette digni­té ? ». Quand on constate de telles manières de faire, s’a­morcent déjà les pro­ces­sus qui conduisent à la dis­so­lu­tion d’une convi­via­li­té humaine authen­tique et à la désa­gré­ga­tion de la réa­li­té même de l’Etat.

Revendiquer le droit à l’a­vor­te­ment, à l’in­fan­ti­cide, à l’eu­tha­na­sie, et le recon­naître léga­le­ment, cela revient à attri­buer à la liber­té humaine un sens per­vers et injuste, celui d’un pou­voir abso­lu sur les autres et contre les autres. Mais c’est la mort de la vraie liber­té : « En véri­té, en véri­té, je vous le dis, qui­conque com­met le péché est esclave du péché » (Jn 8, 34).

« Je devrai me cacher loin de ta face » (Gn 4, 14): l’é­clipse du sens de Dieu et du sens de l’homme

21. Quand on recherche les racines les plus pro­fondes du com­bat entre la « culture de vie » et la « culture de mort », on ne peut s’ar­rê­ter à la concep­tion per­ver­tie de la liber­té que l’on vient d’é­vo­quer. Il faut arri­ver au cœur du drame vécu par l’homme contem­po­rain : l’é­clipse du sens de Dieu et du sens de l’homme, carac­té­ris­tique du contexte social et cultu­rel domi­né par le sécu­la­risme qui, avec ses pro­lon­ge­ments ten­ta­cu­laires, va jus­qu’à mettre par­fois à l’é­preuve les com­mu­nau­tés chré­tiennes elles-​mêmes. Ceux qui se laissent gagner par la conta­gion de cet état d’es­prit entrent faci­le­ment dans le tour­billon d’un ter­rible cercle vicieux : en per­dant le sens de Dieu, on tend à perdre aus­si le sens de l’homme, de sa digni­té et de sa vie ; et, à son tour, la vio­la­tion sys­té­ma­tique de la loi morale, spé­cia­le­ment en matière grave de res­pect de la vie humaine et de sa digni­té, pro­duit une sorte d’obs­cur­cis­se­ment pro­gres­sif de la capa­ci­té de per­ce­voir la pré­sence vivi­fiante et sal­va­trice de Dieu.

Une fois encore, nous pou­vons nous ins­pi­rer du récit du meurtre d’Abel par son frère. Après la malé­dic­tion que Dieu lui a infli­gée, Caïn s’a­dresse au Seigneur en ces termes : « Ma peine est trop lourde à por­ter. Vois ! Tu me ban­nis aujourd’­hui du sol fer­tile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant par­cou­rant la terre ; mais le pre­mier venu me tue­ra ! » (Gn 4, 13–14). Caïn consi­dère que son péché ne pour­ra pas être par­don­né par le Seigneur et que son des­tin iné­luc­table sera de devoir « se cacher loin de sa face ». Si Caïn par­vient à confes­ser que sa faute est « trop grande », c’est parce qu’il a conscience de se trou­ver confron­té à Dieu et à son juste juge­ment. En réa­li­té, l’homme ne peut recon­naître son péché et en sai­sir toute la gra­vi­té que devant le Seigneur. C’est aus­si l’ex­pé­rience de David qui, après « avoir fait le mal devant le Seigneur », répri­man­dé par le pro­phète Nathan (cf. 2 S 11–12), s’é­crie : « Mon péché, moi, je le connais, ma faute est devant moi sans relâche ; contre toi, toi seul, j’ai péché, ce qui est cou­pable à tes yeux, je l’ai fait » (Ps 51 50, 5–6).

22. C’est pour­quoi, lorsque dis­pa­raît le sens de Dieu, le sens de l’homme se trouve éga­le­ment mena­cé et vicié, ain­si que le Concile Vatican II le déclare sous une forme lapi­daire : « La créa­ture sans son Créateur s’é­va­nouit… Et même, la créa­ture elle-​même est entou­rée d’o­pa­ci­té, si Dieu est oublié ». L’homme ne par­vient plus à se sai­sir comme « mys­té­rieu­se­ment dif­fé­rent » des autres créa­tures ter­restres ; il se consi­dère comme l’un des nom­breux êtres vivants, comme un orga­nisme qui, tout au plus, a atteint un stade de per­fec­tion très éle­vé. Enfermé dans l’ho­ri­zon étroit de sa réa­li­té phy­sique, il devient en quelque sorte « une chose », et il ne sai­sit plus le carac­tère « trans­cen­dant » de son « exis­tence en tant qu’­homme ». Il ne consi­dère plus la vie comme un magni­fique don de Dieu, une réa­li­té « sacrée » confiée à sa res­pon­sa­bi­li­té et, par consé­quent, à sa pro­tec­tion aimante, à sa « véné­ra­tion ». Elle devient tout sim­ple­ment « une chose » qu’il reven­dique comme sa pro­prié­té exclu­sive, qu’il peut tota­le­ment domi­ner et manipuler.

Ainsi, devant la vie qui naît et la vie qui meurt, il n’est plus capable de se lais­ser inter­ro­ger sur le sens authen­tique de son exis­tence ni d’en assu­mer dans une véri­table liber­té les moments cru­ciaux. Il ne se sou­cie que du « faire » et, recou­rant à toutes les tech­niques pos­sibles, il fait de grands efforts pour pro­gram­mer, contrô­ler et domi­ner la nais­sance et la mort. Ces réa­li­tés, expé­riences ori­gi­naires qui demandent à être « vécues », deviennent des choses que l’on pré­tend sim­ple­ment « pos­sé­der » ou « refuser ».

Du reste, lorsque la réfé­rence à Dieu est exclue, il n’est pas sur­pre­nant que le sens de toutes les choses en soit pro­fon­dé­ment alté­ré, et que la nature même, n’é­tant plus « mater », soit réduite à un « maté­riau » ouvert à toutes les mani­pu­la­tions. Il semble que l’on soit conduit dans cette direc­tion par une cer­taine ratio­na­li­té technico-​scientifique, pré­do­mi­nante dans la culture contem­po­raine, qui nie l’i­dée même que l’on doive recon­naître une véri­té de la créa­tion ou que l’on doive res­pec­ter un des­sein de Dieu sur la vie. Et cela n’est pas moins vrai quand l’an­goisse devant les consé­quences de cette « liber­té sans loi » amène cer­tains à la posi­tion inverse d’une « loi sans liber­té », ain­si que cela arrive par exemple dans des idéo­lo­gies qui contestent la légi­ti­mi­té de toute inter­ven­tion sur la nature, presque en ver­tu de sa « divi­ni­sa­tion », ce qui, une fois encore, mécon­naît sa dépen­dance par rap­port au des­sein du Créateur.

En réa­li­té, vivant « comme si Dieu n’exis­tait pas », l’homme perd non seule­ment le sens du mys­tère de Dieu, mais encore celui du monde et celui du mys­tère de son être même.

23. L’éclipse du sens de Dieu et de l’homme conduit inévi­ta­ble­ment au maté­ria­lisme pra­tique qui fait se répandre l’in­di­vi­dua­lisme, l’u­ti­li­ta­risme et l’hé­do­nisme. Là encore, on constate la valeur per­ma­nente de ce qu’é­crit l’Apôtre : « Comme ils n’ont pas jugé bon de gar­der la vraie connais­sance de Dieu, Dieu les a livrés à leur esprit sans juge­ment, pour faire ce qui ne convient pas » (Rm 1, 28). C’est ain­si que les valeurs de l’être sont rem­pla­cées par celles de l’avoir. La seule fin qui compte est la recherche du bien-​être maté­riel per­son­nel. La pré­ten­due « qua­li­té de la vie » se com­prend essen­tiel­le­ment ou exclu­si­ve­ment comme l’ef­fi­ca­ci­té éco­no­mique, la consom­ma­tion désor­don­née, la beau­té et la jouis­sance de la vie phy­sique, en oubliant les dimen­sions les plus pro­fondes de l’exis­tence, d’ordre rela­tion­nel, spi­ri­tuel et religieux.

Dans un contexte ana­logue, la souf­france, poids qui pèse inévi­ta­ble­ment sur l’exis­tence humaine mais aus­si pos­si­bi­li­té de crois­sance per­son­nelle, est « cen­su­rée », reje­tée comme inutile et même com­bat­tue comme un mal à évi­ter tou­jours et à n’im­porte quel prix. Lorsqu’on ne peut pas la sur­mon­ter et que dis­pa­raît la pers­pec­tive du bie­nêtre, au moins pour l’a­ve­nir, alors il semble que la vie ait per­du tout son sens et la ten­ta­tion gran­dit en l’homme de reven­di­quer le droit de la supprimer.

Toujours dans le même contexte cultu­rel, le corps n’est plus per­çu comme une réa­li­té spé­ci­fi­que­ment per­son­nelle, signe et lieu de la rela­tion avec les autres, avec Dieu et avec le monde. Il est réduit à sa pure maté­ria­li­té, il n’est rien d’autre qu’un ensemble d’or­ganes, de fonc­tions et d’éner­gies à employer sui­vant les seuls cri­tères du plai­sir et de l’ef­fi­ca­ci­té. En consé­quence, la sexua­li­té, elle aus­si, est déper­son­na­li­sée et exploi­tée : au lieu d’être signe, lieu et lan­gage de l’a­mour, c’est-​à-​dire du don de soi et de l’ac­cueil de l’autre dans toute la richesse de la per­sonne, elle devient tou­jours davan­tage occa­sion et ins­tru­ment d’af­fir­ma­tion du moi et de satis­fac­tion égoïste des dési­rs et des ins­tincts. C’est ain­si qu’est défor­mé et alté­ré le conte­nu ori­gi­naire de la sexua­li­té humaine ; les deux signi­fi­ca­tions, union et pro­créa­tion, inhé­rentes à la nature même de l’acte conju­gal sont arti­fi­ciel­le­ment dis­jointes ; de cette manière, on fausse l’u­nion et l’on sou­met la fécon­di­té à l’ar­bi­traire de l’homme et de la femme. La pro­créa­tion devient alors l”« enne­mi » à évi­ter dans l’exer­cice de la sexua­li­té : on ne l’ac­cepte que dans la mesure où elle cor­res­pond au désir de la per­sonne ou même à sa volon­té d’a­voir un enfant « à tout prix » et non pas, au contraire, parce qu’elle tra­duit l’ac­cueil sans réserve de l’autre et donc l’ou­ver­ture à la richesse de vie dont l’en­fant est porteur.

Dans la pers­pec­tive maté­ria­liste décrite jus­qu’i­ci, les rela­tions inter­per­son­nelles se trouvent gra­ve­ment appau­vries. Les pre­miers à en souf­frir sont la femme, l’en­fant, le malade ou la per­sonne qui souffre, le vieillard. Le vrai cri­tère de la digni­té per­son­nelle — celui du res­pect, de la gra­tui­té et du ser­vice — est rem­pla­cé par le cri­tère de l’ef­fi­ca­ci­té, de la fonc­tion­na­li­té et de l’u­ti­li­té : l’autre est appré­cié, non pas pour ce qu’il « est », mais pour ce qu’il « a », ce qu’il « fait » et ce qu’il « rend ». Le plus fort l’emporte sur le plus faible.

24. C’est au plus intime de la conscience morale que s’ac­com­plit l’é­clipse du sens de Dieu et du sens de l’homme, avec toutes ses nom­breuses et funestes consé­quences sur la vie. C’est avant tout la conscience de chaque per­sonne qui est en cause, car dans son uni­té inté­rieure et avec son carac­tère unique, elle se trouve seule face à Dieu. Mais, en un sens, la « conscience morale » de la socié­té est éga­le­ment en cause : elle est en quelque sorte res­pon­sable, non seule­ment parce qu’elle tolère ou favo­rise des com­por­te­ments contraires à la vie, mais aus­si parce qu’elle ali­mente la « culture de mort », allant jus­qu’à créer et affer­mir de véri­tables « struc­tures de péché » contre la vie. La conscience morale, indi­vi­duelle et sociale, est aujourd’­hui expo­sée, ne serait-​ce qu’à cause de l’in­fluence enva­his­sante de nom­breux moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale, à un dan­ger très grave et mor­tel, celui de la confu­sion entre le bien et le mal en ce qui concerne jus­te­ment le droit fon­da­men­tal à la vie. Une grande par­tie de la socié­té actuelle se montre tris­te­ment sem­blable à l’hu­ma­ni­té que Paul décrit dans la Lettre aux Romains. Elle est faite d”« hommes qui tiennent la véri­té cap­tive dans l’in­jus­tice » (1, 18): ayant renié Dieu et croyant pou­voir construire sans lui la cité ter­restre, « ils ont per­du le sens dans leurs rai­son­ne­ments », de sorte que « leur cœur inin­tel­li­gent s’est enté­né­bré » (1, 21); « dans leur pré­ten­tion à la sagesse, ils sont deve­nus fous » (1, 22), ils sont deve­nus les auteurs d’ac­tions dignes de mort et, « non seule­ment ils les font, mais ils approuvent encore ceux qui les com­mettent » (1, 32). Quand la conscience, cet œil lumi­neux de l’âme (cf. Mt 6, 22–23), appelle « bien le mal et mal le bien » (Is 5, 20), elle prend le che­min de la dégé­né­res­cence la plus inquié­tante et de la céci­té morale la plus ténébreuse.

Cependant, toutes les influences et les efforts pour impo­ser le silence n’ar­rivent pas à faire taire la voix du Seigneur qui reten­tit dans la conscience de tout homme ; car c’est tou­jours à par­tir de ce sanc­tuaire intime de la conscience que l’on peut reprendre un nou­veau che­mi­ne­ment d’a­mour, d’ac­cueil et de ser­vice de la vie humaine.

« Vous vous êtes appro­chés d’un sang puri­fi­ca­teur » (cf. He 12, 22. 24): signes d’es­pé­rance et appel à l’engagement

25. « Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! » (Gn 4, 10). Il n’y a pas que le sang d’Abel, le pre­mier inno­cent mis à mort, qui crie vers Dieu, source et défen­seur de la vie. Le sang de tout autre homme mis à mort depuis Abel est aus­si une voix qui s’é­lève vers le Seigneur. D’une manière abso­lu­ment unique, crie vers Dieu la voix du sang du Christ, dont Abel est dans son inno­cence une figure pro­phé­tique, ain­si que nous le rap­pelle l’au­teur de la Lettre aux Hébreux : « Mais vous vous êtes appro­chés de la mon­tagne de Sion et de la cité du Dieu vivant…, du Médiateur d’une Alliance nou­velle, et d’un sang puri­fi­ca­teur plus élo­quent que celui d’Abel » (12, 22. 24).

C’est le sang puri­fi­ca­teur. Le sang des sacri­fices de l’Ancienne Alliance en avait été le signe sym­bo­lique et l’an­ti­ci­pa­tion : le sang des sacri­fices par les­quels Dieu mon­trait sa volon­té de com­mu­ni­quer sa vie aux hommes, en les puri­fiant et en les consa­crant (cf. Ex 24, 8 ; Lv 17, 11). Tout cela s’ac­com­plit et se mani­feste désor­mais dans le Christ : son sang est celui de l’as­per­sion qui rachète, puri­fie et sauve ; c’est le sang du Médiateur de la Nouvelle Alliance, « répan­du pour une mul­ti­tude en rémis­sion des péchés » (Mt 26, 28). Ce sang, qui coule du côté trans­per­cé du Christ en croix (cf. Jn 19, 34), est « plus élo­quent » que celui d’Abel ; celui-​ci, en effet, exprime et demande une « jus­tice » plus pro­fonde, mais il implore sur­tout la misé­ri­corde, il devient inter­ces­seur auprès du Père pour les frères (cf. He 7, 25), il est source de rédemp­tion par­faite et don de vie nouvelle.

Le sang du Christ, qui révèle la gran­deur de l’a­mour du Père, mani­feste que l’homme est pré­cieux aux yeux de Dieu et que la valeur de sa vie est ines­ti­mable. L’Apôtre Pierre nous le rap­pelle : « Sachez que ce n’est par rien de cor­rup­tible, argent ou or, que vous avez été affran­chis de la vaine conduite héri­tée de vos pères, mais par un sang pré­cieux, comme d’un agneau sans reproche et sans tache, le Christ » (1 P 1, 18–19). C’est en contem­plant le sang pré­cieux du Christ, signe du don qu’il fait par amour (cf. Jn 13, 1), que le croyant apprend à recon­naître et à appré­cier la digni­té qua­si divine de tout homme ; il peut s’é­crier, dans une admi­ra­tion et une gra­ti­tude tou­jours nou­velles : « Quelle valeur doit avoir l’homme aux yeux du Créateur s’il a méri­té d’a­voir un tel et un si grand Rédempteur (Exultet de la nuit pas­cale), si Dieu a don­né son Fils afin que lui, l’homme, ne se perde pas, mais qu’il ait la vie éter­nelle (cf. Jn 3, 16)! ».

De plus, le sang du Christ révèle à l’homme que sa gran­deur, et donc sa voca­tion, est le don total de lui-​même. Parce qu’il est ver­sé comme don de vie, le sang de Jésus n’est plus un signe de mort, de sépa­ra­tion défi­ni­tive d’a­vec les frères, mais le moyen d’une com­mu­nion qui est richesse de vie pour tous. Dans le sacre­ment de l’Eucharistie, celui qui boit ce sang et demeure en Jésus (cf. Jn 6, 56) est entraî­né dans le dyna­misme de son amour et du don de sa vie, afin de por­ter à sa plé­ni­tude la voca­tion pre­mière à l’a­mour qui est celle de tout homme (cf. Gn 1, 27 ; 2, 18–24).

Dans le sang du Christ, tous les hommes puisent aus­si la force de s’en­ga­ger en faveur de la vie. Ce sang est jus­te­ment la rai­son la plus forte d’es­pé­rer et même le fon­de­ment de la cer­ti­tude abso­lue que, selon le plan de Dieu, la vie rem­por­te­ra la vic­toire. « De mort, il n’y en aura plus », s’é­crie la voix puis­sante qui vient du trône de Dieu dans la Jérusalem céleste (Ap 21, 4). Et saint Paul nous assure que la vic­toire pré­sente sur le péché est le signe et l’an­ti­ci­pa­tion de la vic­toire défi­ni­tive sur la mort, quand « s’ac­com­pli­ra la parole qui est écrite : La mort a été englou­tie dans la vic­toire. Où est-​elle, ô mort, ta vic­toire ? Où est-​il, ô mort, ton aiguillon ? » (1 Co 15, 54–55).

26. En réa­li­té, on per­çoit des signes annon­cia­teurs de cette vic­toire dans nos socié­tés et dans nos cultures, bien qu’elles soient for­te­ment mar­quées par la « culture de mort ». On dres­se­rait donc un tableau incom­plet, qui pour­rait conduire à un décou­ra­ge­ment sté­rile, si l’on ne joi­gnait pas à la dénon­cia­tion des menaces contre la vie un aper­çu des signes posi­tifs effi­caces dans la situa­tion actuelle de l’humanité.

Malheureusement, ces signes posi­tifs appa­raissent dif­fi­ci­le­ment et ils sont mal recon­nus, sans doute parce qu’ils ne sont pas l’ob­jet d’une atten­tion suf­fi­sante de la part des moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale. Mais beau­coup d’i­ni­tia­tives pour aider et sou­te­nir les per­sonnes les plus faibles et sans défense ont été prises et conti­nuent à l’être, dans la com­mu­nau­té chré­tienne et dans la socié­té civile, aux niveaux local, natio­nal et inter­na­tio­nal, par des per­sonnes, des groupes, des mou­ve­ments et diverses organisations.

Il y a de nom­breux époux qui savent prendre géné­reu­se­ment la res­pon­sa­bi­li­té d’ac­cueillir des enfants comme « le don le plus excellent du mariage ». Et il ne manque pas de familles qui, au-​delà de leur ser­vice quo­ti­dien de la vie, savent s’ou­vrir à l’ac­cueil d’en­fants aban­don­nés, de jeunes en dif­fi­cul­té, de per­sonnes han­di­ca­pées, de per­sonnes âgées res­tées seules. Bien des centres d’aide à la vie, ou des ins­ti­tu­tions ana­logues, sont ani­més par des per­sonnes et des groupes qui, au prix d’un dévoue­ment et de sacri­fices admi­rables, apportent un sou­tien moral et maté­riel à des mères en dif­fi­cul­té, ten­tées de recou­rir à l’a­vor­te­ment. On crée et on déve­loppe aus­si des groupes de béné­voles qui s’en­gagent à don­ner l’hos­pi­ta­li­té à ceux qui n’ont pas de famille, qui sont dans des condi­tions par­ti­cu­liè­re­ment pénibles ou qui ont besoin de retrou­ver un milieu édu­ca­tif les aidant à sur­mon­ter des habi­tudes nui­sibles et à reve­nir à un vrai sens de la vie.

La méde­cine, ser­vie avec beau­coup d’ar­deur par les cher­cheurs et les membres des pro­fes­sions médi­cales, pour­suit ses efforts pour trou­ver des moyens tou­jours plus effi­caces : on obtient aujourd’­hui des résul­tats autre­fois impen­sables et qui ouvrent des pers­pec­tives pro­met­teuses en faveur de la vie nais­sante, des per­sonnes qui souffrent et des malades en phase aiguë ou ter­mi­nale. Des ins­ti­tu­tions et des orga­ni­sa­tions variées se mobi­lisent pour faire aus­si béné­fi­cier de la méde­cine de pointe les pays les plus tou­chés par la misère et les mala­dies endé­miques. Des asso­cia­tions natio­nales et inter­na­tio­nales de méde­cins tra­vaillent de même pour por­ter rapi­de­ment secours aux popu­la­tions éprou­vées par des cala­mi­tés natu­relles, des épi­dé­mies ou des guerres. Même si on est encore loin de la mise en œuvre com­plète d’une vraie jus­tice inter­na­tio­nale dans la répar­ti­tion des res­sources médi­cales, com­ment ne pas recon­naître dans les pro­grès déjà accom­plis les signes d’une soli­da­ri­té crois­sante entre les peuples, d’un sens humain et moral digne d’é­loge et d’un plus grand res­pect de la vie ?

27. Devant les légis­la­tions qui ont auto­ri­sé l’a­vor­te­ment et devant les ten­ta­tives, qui ont abou­ti ici ou là, de léga­li­ser l’eu­tha­na­sie, des mou­ve­ments ont été créés et des ini­tia­tives prises dans le monde entier pour sen­si­bi­li­ser la socié­té en faveur de la vie. Lorsque, confor­mé­ment à leur ins­pi­ra­tion authen­tique, ces mou­ve­ments agissent avec une ferme déter­mi­na­tion mais sans recou­rir à la vio­lence, ils favo­risent une prise de conscience plus répan­due de la valeur de la vie, et ils pro­voquent et obtiennent des enga­ge­ments plus réso­lus pour la défendre.

Comment ne pas rap­pe­ler, en outre, tous les gestes quo­ti­diens d’ac­cueil, de sacri­fice, de soins dés­in­té­res­sés qu’un nombre incal­cu­lable de per­sonnes accom­plissent avec amour dans les familles, dans les hôpi­taux, dans les orphe­li­nats, dans les mai­sons de retraite pour per­sonnes âgées et dans d’autres centres ou com­mu­nau­tés qui défendent la vie ? En se lais­sant ins­pi­rer par l’exemple de Jésus « bon Samaritain » (cf. Lc 10, 29–37) et sou­te­nue par sa force, l’Eglise a tou­jours été en pre­mière ligne sur ces fronts de la cha­ri­té : nom­breux sont ses fils et ses filles, spé­cia­le­ment les reli­gieuses et les reli­gieux qui, sous des formes tra­di­tion­nelles ou renou­ve­lées, ont consa­cré et conti­nuent à consa­crer leur vie à Dieu en l’of­frant par amour du pro­chain le plus faible et le plus dému­ni. Ils construisent en pro­fon­deur la « civi­li­sa­tion de l’a­mour et de la vie », sans laquelle l’exis­tence des per­sonnes et de la socié­té perd son sens le plus authen­ti­que­ment humain. Même si per­sonne ne les remar­quait et s’ils res­taient cachés aux yeux du plus grand nombre, la foi nous assure que le Père, « qui voit dans le secret » (Mt 6, 4), non seule­ment sau­ra les récom­pen­ser, mais les rend féconds dès main­te­nant en leur fai­sant por­ter des fruits durables pour le bien de tous.

Parmi les signes d’es­pé­rance, il faut aus­si ins­crire, dans de nom­breuses couches de l’o­pi­nion publique, le déve­lop­pe­ment d’une sen­si­bi­li­té nou­velle tou­jours plus oppo­sée au recours à la guerre pour résoudre les conflits entre les peuples et tou­jours plus orien­tée vers la recherche de moyens effi­caces mais « non vio­lents » pour arrê­ter l’a­gres­seur armé. Dans le même ordre d’i­dées, se range aus­si l’a­ver­sion tou­jours plus répan­due de l’o­pi­nion publique envers la peine de mort, même si on la consi­dère seule­ment comme un moyen de « légi­time défense » de la socié­té, en rai­son des pos­si­bi­li­tés dont dis­pose une socié­té moderne de répri­mer effi­ca­ce­ment le crime de sorte que, tout en ren­dant inof­fen­sif celui qui l’a com­mis, on ne lui ôte pas défi­ni­ti­ve­ment la pos­si­bi­li­té de se racheter.

Il faut saluer aus­si posi­ti­ve­ment l’at­ten­tion gran­dis­sante à la qua­li­té de la vie, à l’é­co­lo­gie, que l’on ren­contre sur­tout dans les socié­tés au déve­lop­pe­ment avan­cé, où les attentes des per­sonnes sont à pré­sent moins cen­trées sur les pro­blèmes de la sur­vie que sur la recherche d’une amé­lio­ra­tion d’en­semble des condi­tions de vie. La reprise de la réflexion éthique au sujet de la vie est par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tive ; la créa­tion et le déve­lop­pe­ment constant de la bioé­thique favo­risent la réflexion et le dia­logue — entre croyants et non-​croyants, de même qu’entre croyants de reli­gions dif­fé­rentes — sur les pro­blèmes éthiques fon­da­men­taux qui concernent la vie de l’homme.

28. Ce pano­ra­ma fait d’ombres et de lumières doit nous rendre tous plei­ne­ment conscients que nous nous trou­vons en face d’un affron­te­ment rude et dra­ma­tique entre le mal et le bien, entre la mort et la vie, entre la « culture de mort » et la « culture de vie ». Nous nous trou­vons non seule­ment « en face », mais inévi­ta­ble­ment « au milieu » de ce conflit : nous sommes tous acti­ve­ment impli­qués, et nous ne pou­vons élu­der notre res­pon­sa­bi­li­té de faire un choix incon­di­tion­nel en faveur de la vie.

L’injonction claire et forte de Moïse s’a­dresse à nous aus­si : « Vois, je te pro­pose aujourd’­hui vie et bon­heur, mort et mal­heur… Je te pro­pose la vie ou la mort, la béné­dic­tion ou la malé­dic­tion. Choisis donc la vie, pour que toi et ta pos­té­ri­té vous viviez » (Dt 30, 15. 19). Cette injonc­tion convient tout autant à nous qui devons choi­sir tous les jours entre la « culture de vie » et la « culture de mort ». Mais l’ap­pel du Deutéronome est encore plus pro­fond, parce qu’il nous demande un choix à pro­pre­ment par­ler reli­gieux et moral. Il s’a­git de don­ner à son exis­tence une orien­ta­tion fon­da­men­tale et de vivre fidè­le­ment en accord avec la loi du Seigneur : « Écoute les com­man­de­ments que je te donne aujourd’­hui : aimer le Seigneur ton Dieu, mar­cher dans ses che­mins, gar­der ses ordres, ses com­man­de­ments et ses décrets… Choisis donc la vie, pour que toi et ta pos­té­ri­té vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écou­tant sa voix, t’at­ta­chant à lui ; car là est ta vie, ain­si que la longue durée de ton séjour sur la terre » (30, 16. 19–20).

Le choix incon­di­tion­nel pour la vie arrive à la plé­ni­tude de son sens reli­gieux et moral lors­qu’il vient de la foi au Christ, qu’il est for­mé et nour­ri par elle. Rien n’aide autant à abor­der posi­ti­ve­ment le conflit entre la mort et la vie dans lequel nous sommes plon­gés que la foi au Fils de Dieu qui s’est fait homme et qui est venu par­mi les hommes « pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abon­dance » (Jn 10, 10): c’est la foi au Ressuscité qui a vain­cu la mort ; c’est la foi au sang du Christ « plus élo­quent que celui d’Abel » (He 12, 24).

Devant les défis de la situa­tion actuelle, à la lumière et par la force de cette foi, l’Eglise prend plus vive­ment conscience de la grâce et de la res­pon­sa­bi­li­té qui lui viennent du Seigneur pour annon­cer, pour célé­brer et pour ser­vir l’Evangile de la vie.

Chapitre II – Je suis venu pour qu’ils aient la vie – Le message chrétien sur la vie

« La vie s’est mani­fes­tée, nous l’a­vons vue » (1 Jn 1, 2): le regard tour­né vers le Christ, « le Verbe de vie »

29. Face aux menaces innom­brables et graves qui pèsent sur la vie dans le monde d’au­jourd’­hui, on pour­rait demeu­rer comme acca­blé par le sen­ti­ment d’une impuis­sance insur­mon­table : le bien ne sera jamais assez fort pour vaincre le mal !

C’est alors que le peuple de Dieu, et en lui tout croyant, est appe­lé à pro­fes­ser, avec humi­li­té et cou­rage, sa foi en Jésus Christ, « le Verbe de vie » (1 Jn 1, 1). L’Evangile de la vie n’est pas une simple réflexion, même ori­gi­nale et pro­fonde, sur la vie humaine ; ce n’est pas non plus seule­ment un com­man­de­ment des­ti­né à aler­ter la conscience et à sus­ci­ter d’im­por­tants chan­ge­ments dans la socié­té ; c’est encore moins la pro­messe illu­soire d’un ave­nir meilleur. L’Evangile de la vie est une réa­li­té concrète et per­son­nelle, car il consiste à annon­cer la per­sonne même de Jésus. A l’Apôtre Thomas et, en lui, à tout homme, Jésus se pré­sente par ces paroles : « Je suis le che­min, la véri­té et la vie » (Jn 14, 6). C’est la même iden­ti­té qu’il affirme devant Marthe, sœur de Lazare : « Je suis la résur­rec­tion et la vie. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et qui­conque vit et croit en moi ne mour­ra jamais » (Jn 11, 25–26). Jésus est le Fils qui, de toute éter­ni­té, reçoit la vie du Père (cf. Jn 5, 26) et qui est venu par­mi les hommes pour les faire par­ti­ci­per à ce don : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abon­dance » (Jn 10, 10).

C’est donc à par­tir de la parole, de l’ac­tion, de la per­sonne même de Jésus que la pos­si­bi­li­té est don­née à l’homme de « connaître » la véri­té tout entière sur la valeur de la vie humaine ; c’est de cette « source » qu’il reçoit notam­ment la capa­ci­té de « faire » par­fai­te­ment la véri­té (cf. Jn 3, 21), ou d’as­su­mer et d’exer­cer plei­ne­ment la res­pon­sa­bi­li­té d’ai­mer et de ser­vir la vie humaine, de la défendre et de la promouvoir.

Dans le Christ, en effet, est défi­ni­ti­ve­ment annon­cé et plei­ne­ment don­né cet Evangile de la vie qui, déjà pré­sent dans la Révélation de l’Ancien Testament, et même ins­crit en quelque sorte dans le cœur de tout homme et de toute femme, reten­tit dans chaque conscience « dès le com­men­ce­ment », c’est-​à-​dire depuis la créa­tion elle-​même, en sorte que, mal­gré les condi­tion­ne­ments néga­tifs du péché, il peut aus­si être connu dans ses traits essen­tiels par la rai­son humaine. Comme l’é­crit le Concile Vatican II, le Christ « par toute sa pré­sence et par la mani­fes­ta­tion qu’il fait de lui-​même par des paroles et par des œuvres, par des signes et des miracles, et plus par­ti­cu­liè­re­ment par sa mort et par sa résur­rec­tion glo­rieuse d’entre les morts, par l’en­voi enfin de l’Esprit de véri­té, achève la révé­la­tion en l’ac­com­plis­sant, et la confirme encore en attes­tant divi­ne­ment que Dieu lui-​même est avec nous pour nous arra­cher aux ténèbres du péché et de la mort et nous res­sus­ci­ter pour la vie éternelle ».

30. C’est donc le regard fixé sur le Seigneur Jésus que nous vou­lons l’é­cou­ter nous redire « les paroles de Dieu » (Jn 3, 34) et médi­ter à nou­veau l’Evangile de la vie. La signi­fi­ca­tion la plus pro­fonde et la plus ori­gi­nale de cette médi­ta­tion du mes­sage révé­lé sur la vie humaine a été sai­sie par l’Apôtre Jean, qui écrit au début de sa pre­mière lettre : « Ce qui était dès le com­men­ce­ment, ce que nous avons enten­du, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contem­plé, ce que nos mains ont tou­ché du Verbe de vie — car la Vie s’est mani­fes­tée : nous l’a­vons vue, nous en ren­dons témoi­gnage et nous vous annon­çons cette Vie éter­nelle, qui était tour­née vers le Père et qui nous est appa­rue —, ce que nous avons vu et enten­du, nous vous l’an­non­çons, afin que vous aus­si soyez en com­mu­nion avec nous » (1, 1–3).

En Jésus, « Verbe de vie », est donc annon­cée et com­mu­ni­quée la vie divine et éter­nelle. Grâce à cette annonce et à ce don, la vie phy­sique et spi­ri­tuelle de l’homme, même dans sa phase ter­restre, acquiert sa plé­ni­tude de valeur et de signi­fi­ca­tion : la vie divine et éter­nelle, en effet, est la fin vers laquelle l’homme qui vit dans ce monde est orien­té et appe­lé. L’Evangile de la vie contient ain­si ce que l’ex­pé­rience même et la rai­son humaine disent de la valeur de la vie ; il l’ac­cueille, l’é­lève et la porte à son accomplissement.

« Ma force et mon chant, c’est le Seigneur, je lui dois le salut » (Ex 15, 2): la vie est tou­jours un bien

31. En véri­té, la plé­ni­tude évan­gé­lique du mes­sage sur la vie est déjà pré­pa­rée dans l’Ancien Testament. C’est sur­tout dans l’é­vé­ne­ment de l’Exode, centre de l’ex­pé­rience de foi de l’Ancien Testament, qu’Israël découvre à quel point sa vie est pré­cieuse aux yeux de Dieu. Alors même qu’il semble voué à l’ex­ter­mi­na­tion, parce qu’une menace de mort pèse sur tous ses enfants nouveau-​nés (cf. Ex 1, 15–22), le Seigneur se révèle à lui comme le sau­veur, capable d’as­su­rer un ave­nir à celui qui est sans espé­rance. Il naît ain­si en Israël une conscience pré­cise : sa vie ne se trouve pas à la mer­ci d’un pha­raon qui peut l’u­ti­li­ser avec un pou­voir des­po­tique ; au contraire, elle est l’ob­jet d’un amour tendre et fort de la part de Dieu.

La libé­ra­tion de l’es­cla­vage est le don d’une iden­ti­té, la recon­nais­sance d’une digni­té indes­truc­tible et le début d’une his­toire nou­velle, où décou­verte de Dieu et décou­verte de soi vont de pair. Cette expé­rience de l’Exode est fon­da­trice et exem­plaire. Israël apprend que, chaque fois qu’il est mena­cé dans son exis­tence, il lui suf­fit de recou­rir à Dieu avec une confiance renou­ve­lée pour trou­ver en lui un sou­tien effi­cace : « Je t’ai mode­lé, tu es pour moi un ser­vi­teur ; Israël, je ne t’ou­blie­rai pas » (Is 44, 21).

Ainsi, recon­nais­sant la valeur de son exis­tence comme peuple, Israël pro­gresse aus­si dans la per­cep­tion du sens et de la valeur de la vie en tant que telle. C’est une réflexion qui se déve­loppe de manière par­ti­cu­lière dans les livres sapien­tiaux, à par­tir de l’ex­pé­rience quo­ti­dienne de la pré­ca­ri­té de la vie et aus­si de la conscience des menaces qui la guettent. Devant les contra­dic­tions de l’exis­tence, la foi est appe­lée à offrir une réponse.

C’est sur­tout le pro­blème de la souf­france qui défie la foi et la met à l’é­preuve. Comment ne pas sai­sir la pré­sence de la plainte uni­ver­selle de l’homme dans la médi­ta­tion du livre de Job ? L’innocent écra­sé par la souf­france est, de manière com­pré­hen­sible, ame­né à se deman­der : « Pourquoi don­ner à un mal­heu­reux la lumière, la vie à ceux qui ont l’a­mer­tume au cœur, qui aspirent à la mort sans qu’elle vienne, qui la recherchent plus avi­de­ment qu’un tré­sor ? » (3, 20–21). Même dans l’obs­cu­ri­té la plus épaisse, la foi pousse à la recon­nais­sance du « mys­tère », dans un esprit de confiance et d’a­do­ra­tion : « Je com­prends que tu es tout-​puissant : ce que tu conçois, tu peux le réa­li­ser » (Jb 42, 2).

Peu à peu, la Révélation fait sai­sir de manière tou­jours plus claire le germe de vie immor­telle dépo­sé par le Créateur dans le cœur des hommes : « Toutes les choses que Dieu a faites sont bonnes en leur temps ; il a mis dans leur cœur l’en­semble du temps » (Qo 3, 11). Ce germe de tota­li­té et de plé­ni­tude attend de se mani­fes­ter dans l’a­mour et de s’ac­com­plir, par un don gra­tuit de Dieu, dans la par­ti­ci­pa­tion à sa vie éternelle

« Le nom de Jésus a ren­du la force à cet homme » (Ac 3, 16): dans la pré­ca­ri­té de l’exis­tence humaine, Jésus porte à son accom­plis­se­ment le sens de la vie

32. L’expérience du peuple de l’Alliance se renou­velle dans celle de tous les « pauvres » qui ren­contrent Jésus de Nazareth. Comme déjà le Dieu « ami de la vie » (Sg 11, 26) avait ras­su­ré Israël au milieu des dan­gers, de même le Fils de Dieu annonce-​t-​il aujourd’­hui à ceux qui se sentent mena­cés et entra­vés dans leur exis­tence que leur vie aus­si est un bien auquel l’a­mour du Père donne sens et valeur.

« Les aveugles voient, les boi­teux marchent, les lépreux sont puri­fiés et les sourds entendent, les morts res­sus­citent, la Bonne Nouvelle est annon­cée aux pauvres » (Lc 7, 22). Par ces paroles du pro­phète Isaïe (35, 5–6 ; 61, 1), Jésus explique le sens de sa mis­sion : ain­si, ceux qui souffrent d’une forme de han­di­cap dans leur exis­tence entendent de lui la bonne nou­velle de la sol­li­ci­tude de Dieu pour eux et ils ont la confir­ma­tion que leur vie aus­si est un don jalou­se­ment gar­dé dans les mains du Père (cf. Mt 6, 25–34).

Ce sont les « pauvres » qui sont par­ti­cu­liè­re­ment inter­pel­lés par la pré­di­ca­tion et par l’ac­tion de Jésus. Les foules de malades et de mar­gi­naux qui le suivent et le cherchent (cf. Mt 4, 23–25) trouvent dans sa parole et dans ses gestes la révé­la­tion de la haute valeur de leur vie et de ce qui fonde leur attente du salut.

Ainsi en est-​il dans la mis­sion de l’Eglise, depuis ses ori­gines. Elle qui annonce Jésus comme celui qui « a pas­sé en fai­sant le bien et en gué­ris­sant tous ceux qui étaient tom­bés au pou­voir du diable, car Dieu était avec lui » (Ac 10, 38) sait qu’elle porte un mes­sage de salut qui reten­tit, avec toute sa nou­veau­té, pré­ci­sé­ment dans les situa­tions de misère et de pau­vre­té que tra­verse l’homme dans sa vie. C’est ain­si qu’a­git Pierre quand il gué­rit le boi­teux dépo­sé chaque jour près de la « Belle Porte » du Temple de Jérusalem pour y deman­der l’au­mône : « De l’argent et de l’or, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ le Nazaréen, marche ! » (Ac 3, 6). Dans la foi en Jésus, « auteur de la vie » (Ac 3, 15), la vie qui est là, aban­don­née et implo­rante, retrouve conscience de soi et pleine dignité.

La parole et les gestes de Jésus et de son Église ne concernent pas seule­ment celui qui vit dans la mala­die, la souf­france ou les dif­fé­rentes formes de mar­gi­na­li­sa­tion. Plus pro­fon­dé­ment, ils touchent le sens même de la vie de tout homme dans ses dimen­sions morales et spi­ri­tuelles. Seul celui qui recon­naît que sa vie est mar­quée par la mala­die du péché peut, dans la ren­contre avec Jésus Sauveur, retrou­ver la véri­té et l’au­then­ti­ci­té de son exis­tence, selon les paroles de Jésus : « Ce ne sont pas les gens en bonne san­té qui ont besoin de méde­cin, mais les malades. Je ne suis pas venu appe­ler les justes, mais les pécheurs au repen­tir » (Lc 5, 31–32).

Au contraire, celui qui, comme le riche culti­va­teur de la para­bole évan­gé­lique, pense qu’il pour­ra assu­rer sa vie par la seule pos­ses­sion de biens maté­riels, se trompe en réa­li­té : sa vie lui échappe et il en sera bien vite pri­vé sans par­ve­nir à en per­ce­voir le sens véri­table : « Insensé, cette nuit même, on va te rede­man­der ton âme. Et ce que tu as amas­sé, qui l’au­ra ? » (Lc 12, 20).

33. C’est dans la vie même de Jésus, du début jus­qu’à la fin, que l’on retrouve cette sin­gu­lière « dia­lec­tique » entre l’ex­pé­rience de la pré­ca­ri­té de la vie humaine et l’af­fir­ma­tion de sa valeur. En effet, la vie de Jésus est mar­quée par la pré­ca­ri­té dès sa nais­sance. Certes, il trouve l’accueil favo­rable des justes, qui s’u­nissent au « oui » immé­diat et joyeux de Marie (cf. Lc 1, 38). Mais il y a aus­si, dès le début, le refus d’un monde qui se montre hos­tile et qui cherche l’en­fant « pour le tuer » (Mt 2, 13), ou qui reste indif­fé­rent et sans inté­rêt pour l’ac­com­plis­se­ment du mys­tère de cette vie qui entre dans le monde : « Il n’y avait pas de place pour eux dans l’au­berge » (Lc 2, 7). Le contraste entre les menaces et l’in­sé­cu­ri­té d’une part, et la puis­sance du don de Dieu d’autre part, fait res­plen­dir avec une force plus grande la gloire qui se dégage de la mai­son de Nazareth et de la crèche de Bethléem : cette vie qui naît est salut pour toute l’hu­ma­ni­té (cf. Lc 2, 11).

Les contra­dic­tions et les risques de la vie sont plei­ne­ment assu­més par Jésus : « De riche qu’il était, il s’est fait pauvre pour vous, afin de vous enri­chir par sa pau­vre­té » (2 Co 8, 9). La pau­vre­té dont parle saint Paul n’est pas seule­ment le dépouille­ment des pri­vi­lèges divins ; c’est aus­si le par­tage des condi­tions de vie les plus humbles et les plus pré­caires de la vie humaine (cf. Ph 2, 6–7). Jésus vit cette pau­vre­té pen­dant toute son exis­tence, jus­qu’au moment suprême de la Croix : « Il s’hu­mi­lia lui-​même en se fai­sant obéis­sant jus­qu’à la mort et à la mort sur une croix. Aussi Dieu l’a-​t-​il exal­té et lui a‑t-​il don­né le Nom qui est au-​dessus de tout nom » (Ph 2, 8–9). C’est pré­ci­sé­ment dans sa mort que Jésus révèle toute la gran­deur et la valeur de la vie, car son offrande sur la Croix devient source de vie nou­velle pour tous les hommes (cf. Jn 12, 32). Quand il affronte les contra­dic­tions et l’a­néan­tis­se­ment de sa vie, Jésus est gui­dé par la cer­ti­tude qu’elle est dans les mains du Père. C’est pour­quoi, sur la Croix, il peut lui dire : « Père, en tes mains je remets mon esprit » (Lc 23, 46), c’est-​à-​dire ma vie. Grande, en véri­té, est la valeur de la vie humaine, puisque le Fils de Dieu l’a prise et en a fait l’ins­tru­ment du salut pour l’hu­ma­ni­té entière !

« Appelés … à repro­duire l’i­mage de son Fils » (Rm 8, 28–29): la gloire de Dieu res­plen­dit sur le visage de l’homme

34. La vie est tou­jours un bien. C’est là une intui­tion et même une don­née d’ex­pé­rience dont l’homme est appe­lé à sai­sir la rai­son profonde.

Pourquoi la vie est-​elle un bien ? L’interrogation par­court toute la Bible et trouve, dès ses pre­mières pages, une réponse forte et admi­rable. La vie que Dieu donne à l’homme est dif­fé­rente et dis­tincte de celle de toute autre créa­ture vivante, car, tout en étant appa­ren­té à la pous­sière de la terre (cf. Gn 2, 7 ; 3, 19 ; Jb 34, 15 ; Ps 103 102, 14 ; 104 103, 29), l’homme est dans le monde une mani­fes­ta­tion de Dieu, un signe de sa pré­sence, une trace de sa gloire (cf. Gn 1, 26–27 ; Ps 8, 6). C’est ce qu’a vou­lu sou­li­gner éga­le­ment saint Irénée de Lyon avec sa célèbre défi­ni­tion : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ». À l’homme est confé­rée une très haute digni­té, dont les racines plongent dans le lien intime qui l’u­nit à son Créateur : en l’homme res­plen­dit un reflet de la réa­li­té même de Dieu.

Telle est l’af­fir­ma­tion du livre de la Genèse dans le pre­mier récit des ori­gines, qui place l’homme au som­met de l’ac­tion créa­trice de Dieu, comme son cou­ron­ne­ment, au terme d’un déve­lop­pe­ment qui, du chaos informe, abou­tit à la créa­ture la plus ache­vée. Tout, dans la créa­tion, est ordon­né à l’homme et tout lui est sou­mis : « Remplissez la terre, soumettez-​la et domi­nez… sur tout être vivant » (1, 28), ordonne Dieu à l’homme et à la femme. Un mes­sage sem­blable est aus­si lan­cé par l’autre récit des ori­gines : « Le Seigneur Dieu prit l’homme et l’é­ta­blit dans le jar­din d’Eden pour le culti­ver et le gar­der » (Gn 2, 15). Le pri­mat de l’homme sur les choses est ain­si réaf­fir­mé : les choses sont pour lui et confiées à sa res­pon­sa­bi­li­té, tan­dis qu’il ne peut lui-​même, pour aucun motif, être asser­vi à ses sem­blables et de quelque manière être rame­né au rang des choses.

Dans le récit biblique, la dis­tinc­tion entre l’homme et les autres créa­tures est sur­tout mise en évi­dence par le fait que seule sa créa­tion est pré­sen­tée comme le fruit d’une déci­sion spé­ciale de la part de Dieu, d’une déli­bé­ra­tion qui éta­blit un lien par­ti­cu­lier et spé­ci­fique avec le Créateur : « Faisons l’homme à notre image, selon notre res­sem­blance » (Gn 1, 26). La vie que Dieu offre à l’homme est un don par lequel Dieu fait par­ti­ci­per sa créa­ture à quelque chose de lui-même.

Israël s’in­ter­ro­ge­ra lon­gue­ment sur le sens de ce lien par­ti­cu­lier et spé­ci­fique de l’homme avec Dieu. Le livre du Siracide recon­naît lui aus­si que Dieu, en créant les hommes, « les a revê­tus de force, comme lui-​même, et les a créés à son image » (17, 3). L’auteur sacré rat­tache à cela non seule­ment leur domi­na­tion sur le monde, mais aus­si les facul­tés spi­ri­tuelles les plus carac­té­ris­tiques de l’homme, telles que la rai­son, la capa­ci­té de dis­cer­ner le bien du mal, la volon­té libre : « Il les rem­plit de science et d’in­tel­li­gence et leur fit connaître le bien et le mal » (Si 17, 7). La capa­ci­té d’ac­cé­der à la véri­té et à la liber­té sont des pré­ro­ga­tives de l’homme du fait qu’il est créé à l’i­mage de son Créateur, le Dieu vrai et juste (cf. Dt 32, 4). Seul de toutes les créa­tures visibles, l’homme est « capable de connaître et d’ai­mer son Créateur ». La vie que Dieu donne à l’homme est bien plus qu’une exis­tence dans le temps. C’est une ten­sion vers une plé­ni­tude de vie ; c’est le germe d’une exis­tence qui va au-​delà des limites mêmes du temps : « Oui, Dieu a créé l’homme pour l’in­cor­rup­ti­bi­li­té, il en a fait une image de sa propre nature » (Sg 2, 23).

35. Le récit yah­viste des ori­gines exprime la même convic­tion. L’antique nar­ra­tion, en effet, parle d’un souffle divin qui est insuf­flé en l’homme pour qu’il entre dans la vie : « Le Seigneur Dieu mode­la l’homme avec la glaise du sol, il insuf­fla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (Gn 2, 7).

L’origine divine de cet esprit de vie explique l’in­sa­tis­fac­tion per­pé­tuelle qui accom­pagne l’homme au cours de sa vie. Créé par Dieu, por­tant en lui-​même une marque divine indé­lé­bile, l’homme tend natu­rel­le­ment vers Dieu. Quand il écoute l’as­pi­ra­tion pro­fonde de son cœur, l’homme ne peut man­quer de faire sienne la parole de véri­té pro­non­cée par saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos, tant qu’il ne demeure en toi ».

Il est d’au­tant plus signi­fi­ca­tif de voir l’in­sa­tis­fac­tion qui s’empare de la vie de l’homme dans l’Eden tant que son unique point de réfé­rence demeure le monde végé­tal et ani­mal (cf. Gn 2, 20). Seule l’ap­pa­ri­tion de la femme, d’un être qui est chair de sa chair, os de ses os (cf. Gn 2, 23) et en qui vit éga­le­ment l’es­prit de Dieu créa­teur peut satis­faire l’exi­gence d’un dia­logue inter­per­son­nel, qui est vital pour l’exis­tence humaine. En l’autre, homme ou femme, Dieu se reflète, lui, la fin ultime qui comble toute personne.

« Qu’est-​ce que l’homme, pour que tu penses à lui, le fils d’un homme, que tu en prennes sou­ci ? », se demande le Psalmiste (Ps 8, 5). Face à l’im­men­si­té de l’u­ni­vers, il est une bien petite chose ; mais c’est pré­ci­sé­ment ce contraste qui fait res­sor­tir sa gran­deur : « Tu l’as créé un peu moindre que les anges (mais on pour­rait tra­duire aus­si « un peu moindre que Dieu »), le cou­ron­nant de gloire et d’hon­neur » (Ps 8, 6). La gloire de Dieu res­plen­dit sur le visage de l’homme. En lui, le Créateur trouve son repos, ain­si que le com­mente saint Ambroise avec admi­ra­tion et émo­tion : « Le sixième jour est ter­mi­né ; la créa­tion du monde s’est ache­vée avec la for­ma­tion de ce chef-​d’œuvre qu’est l’homme, lui qui exerce son pou­voir sur tous les êtres vivants et qui est comme le som­met de l’u­ni­vers et la beau­té suprême de tout être créé. En véri­té, nous devrions obser­ver un silence res­pec­tueux, car le Seigneur s’est repo­sé de toute la créa­tion du monde. Il s’est repo­sé ensuite à l’in­time de l’homme, il s’est repo­sé dans son esprit et sa pen­sée ; en effet, il avait créé l’homme doué de rai­son, capable de l’i­mi­ter, émule de ses ver­tus, assoif­fé des grâces célestes. Dans ces dons qui sont les siens repose Dieu qui a dit : « Sur qui reposerais-​je, sinon sur celui qui est humble, qui se tient tran­quille et qui tremble à ma parole ? » (Is 66, 1–2). Je rends grâce au Seigneur notre Dieu qui a créé une œuvre si mer­veilleuse où il trouve son repos ».

36. Le mer­veilleux pro­jet de Dieu a mal­heu­reu­se­ment été contra­rié par l’ir­rup­tion du péché dans l’his­toire. Par le péché, l’homme se rebelle contre son Créateur, pour finir par ido­lâ­trer les créa­tures : « Ils ont ado­ré et ser­vi la créa­ture de pré­fé­rence au Créateur (Rm 1, 25). Ainsi, l’être humain ne se contente pas de souiller en lui-​même l’i­mage de Dieu, mais il est ten­té de l’of­fen­ser aus­si chez les autres, en sub­sti­tuant aux rap­ports de com­mu­nion des atti­tudes de défiance, d’in­dif­fé­rence, d’i­ni­mi­tié, jus­qu’à la haine homi­cide. Quand on ne recon­naît pas Dieu comme Dieu, on tra­hit le sens pro­fond de l’homme et on porte atteinte à la com­mu­nion entre les hommes.

Dans la vie de l’homme, l’i­mage de Dieu res­plen­dit à nou­veau et se mani­feste dans toute sa plé­ni­tude avec la venue du Fils de Dieu dans la chair humaine : « Il est l’i­mage du Dieu invi­sible » (Col 1, 15), « res­plen­dis­se­ment de sa gloire et effi­gie de sa sub­stance » (He 1, 3). Il est l’i­mage par­faite du Père.

Le pro­jet de vie confié au pre­mier Adam trouve fina­le­ment son accom­plis­se­ment dans le Christ. Tandis que la déso­béis­sance d’Adam abîme et défi­gure le des­sein de Dieu sur la vie de l’homme et fait entrer la mort dans le monde, l’o­béis­sance rédemp­trice du Christ est source de grâce qui rejaillit sur les hommes en ouvrant à tous les portes du royaume de la vie (cf. Rm 5, 12–21). L’Apôtre Paul l’af­firme : « Le pre­mier homme, Adam, a été fait âme vivante ; le der­nier Adam, esprit vivi­fiant » (1 Co 15, 45).

A tous ceux qui acceptent de se mettre à la suite du Christ, la plé­ni­tude de la vie est don­née : en eux, l’i­mage divine est res­tau­rée, renou­ve­lée et por­tée à sa per­fec­tion. Tel est le des­sein de Dieu sur les êtres humains : qu’ils deviennent « con- formes à l’i­mage de son Fils » (Rm 8, 29). C’est seule­ment ain­si que, dans la splen­deur de cette image, l’homme peut être libé­ré de l’es­cla­vage de l’i­do­lâ­trie, qu’il peut recons­truire la fra­ter­ni­té écla­tée et retrou­ver son identité.

« Quiconque vit et croit en moi ne mour­ra jamais » (Jn 11, 26): le don de la vie éternelle

37. La vie que le Fils de Dieu est venu don­ner aux hommes ne se réduit pas à la seule exis­tence dans le temps. La vie, qui depuis tou­jours est « en lui » et consti­tue « la lumière des hommes » (Jn 1, 4), consiste dans le fait d’être engen­dré par Dieu et de par­ti­ci­per à la plé­ni­tude de son amour : « A tous ceux qui l’ont accueilli, il a don­né pou­voir de deve­nir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, eux qui ne furent engen­drés ni du sang, ni d’un vou­loir de chair, ni d’un vou­loir d’homme, mais de Dieu » (Jn 1, 12–13).

Parfois, Jésus donne à la vie qu’il est venu appor­ter ce simple nom de « la vie » ; et il pré­sente la géné­ra­tion par Dieu comme une condi­tion néces­saire pour pou­voir atteindre la fin en vue de laquelle Dieu a créé l’homme : « A moins de naître d’en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu » (Jn 3, 3). Le don de cette vie consti­tue l’ob­jet propre de la mis­sion de Jésus : il est « celui qui des­cend du ciel et donne la vie au monde » (Jn 6, 33), si bien qu’il peut affir­mer en toute véri­té : « Celui qui me suit… aura la lumière de la vie » (Jn 8, 12).

En d’autres occa­sions, Jésus parle de vie éter­nelle, en uti­li­sant un adjec­tif qui ne ren­voie pas seule­ment à une pers­pec­tive supra­tem­po­relle. « Eternelle » est la vie pro­mise et don­née par Jésus, parce qu’elle est plé­ni­tude de par­ti­ci­pa­tion à la vie de l”« Eternel ». Quiconque croit en Jésus et entre en com­mu­nion avec lui a la vie éter­nelle (cf. Jn 3, 15 ; 6, 40), car c’est de lui qu’il entend les seules paroles capables de révé­ler et de com­mu­ni­quer une plé­ni­tude de vie pour son exis­tence ; ce sont les « paroles de la vie éter­nelle » que Pierre recon­naît dans sa pro­fes­sion de foi : « Seigneur, à qui irons-​nous ? Tu as les paroles de la vie éter­nelle ; nous croyons et nous avons recon­nu que tu es le Saint de Dieu » (Jn 6, 68–69). La vie éter­nelle est défi­nie par Jésus lui-​même lors­qu’il s’a­dresse au Père dans la grande prière sacer­do­tale : « La vie éter­nelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véri­table Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). Connaître Dieu et son Fils, c’est accueillir le mys­tère de la com­mu­nion d’a­mour du Père, du Fils et de l’Esprit Saint dans notre vie qui s’ouvre dès main­te­nant à la vie éter­nelle dans la par­ti­ci­pa­tion à la vie divine.

38. La vie éter­nelle est donc la vie même de Dieu ain­si que la vie des fils de Dieu. Le croyant ne peut man­quer d’être sai­si d’un émer­veille­ment tou­jours renou­ve­lé et d’une recon­nais­sance sans limites face à cette véri­té sur­pre­nante et inef­fable qui nous vient de Dieu dans le Christ. Le croyant fait siennes les paroles de l’Apôtre Jean : « Voyez quel grand amour le Père nous a don­né pour que nous soyons appe­lés enfants de Dieu. Et nous le sommes!… Bien-​aimés, dès main­te­nant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été mani­fes­té. Nous savons que, lors de cette mani­fes­ta­tion, nous lui serons sem­blables, parce que nous le ver­rons tel qu’il est » (1 Jn 3, 1–2).

C’est ain­si que la véri­té chré­tienne sur la vie par­vient à sa plé­ni­tude. La digni­té de la vie n’est pas seule­ment liée à ses ori­gines, au fait qu’elle vient de Dieu, mais aus­si à sa fin, à sa des­ti­née qui est d’être en com­mu­nion avec Dieu pour le con- naître et l’ai­mer. C’est à la lumière de cette véri­té que saint Irénée pré­cise et com­plète son exal­ta­tion de l’homme : la « gloire de Dieu » est bien « l’homme vivant », mais « la vie de l’homme est la vision de Dieu ».

Il en résulte des consé­quences immé­diates pour la vie humaine dans sa condi­tion ter­restre même, où a déjà ger­mé et où croît la vie éter­nelle. Si l’homme aime ins­tinc­ti­ve­ment la vie parce qu’elle est un bien, cet amour trouve une autre moti­va­tion et une autre force, une ampleur et une pro­fon­deur nou­velles, dans les dimen­sions divines de ce bien. Dans une telle pers­pec­tive, l’a­mour de tout être humain pour la vie ne se réduit pas à la seule recherche d’un espace d’ex­pres­sion de soi et de rela­tion avec les autres, mais il se déve­loppe dans la conscience joyeuse de pou­voir faire de son exis­tence le « lieu » de la mani­fes­ta­tion de Dieu, de la ren­contre et de la com­mu­nion avec lui. La vie que Jésus nous donne ne retire pas sa valeur à notre exis­tence dans le temps, mais elle l’as­sume et la conduit à son des­tin final : « Je suis la résur­rec­tion et la vie…; qui­conque vit et croit en moi ne mour­ra jamais » (Jn 11, 25.26).

« A cha­cun je deman­de­rai compte de la vie de son frère » (Gn 9, 5): véné­ra­tion et amour pour la vie de tous

39. La vie de l’homme vient de Dieu, c’est son don, son image et son empreinte, la par­ti­ci­pa­tion à son souffle vital. Dieu est donc l’u­nique Seigneur de cette vie : l’homme ne peut en dis­po­ser. Dieu lui-​même le répète à Noé après le déluge : « De votre sang, qui est votre propre vie, je deman­de­rai compte… à tout homme : à cha­cun je deman­de­rai compte de la vie de son frère » (Gn 9, 5). Et le texte biblique prend soin de sou­li­gner que le carac­tère sacré de la vie a son fon­de­ment en Dieu et dans son action créa­trice : « Car à l’i­mage de Dieu l’homme a été fait » (Gn 9, 6).

La vie et la mort de l’homme sont donc dans les mains de Dieu, en son pou­voir : « Il tient en son pou­voir l’âme de tout vivant et le souffle de toute chair d’homme », s’é­crie Job (12, 10). « Le Seigneur fait mou­rir et fait vivre, il fait des­cendre au shéol et en remon­ter » (1 S 2, 6). Il est seul à pou­voir dire : « C’est moi qui fais mou­rir et qui fais vivre » (Dt 32, 39).

Dieu n’exerce pas ce pou­voir de manière arbi­traire et tyran­nique, mais comme une pré­ve­nance et une sol­li­ci­tude aimantes à l’é­gard de ses créa­tures. S’il est vrai que la vie de l’homme est dans les mains de Dieu, il n’en est pas moins vrai que ce sont des mains pleines de ten­dresse, comme celles d’une mère qui accueille, qui nour­rit et qui prend soin de son enfant : « Je tiens mon âme égale et silen­cieuse ; mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère » (Ps 131 130, 2 ; cf. Is 49, 15 ; 66, 12–13 ; Os 11, 4). Ainsi, dans l’his­toire des peuples et dans la condi­tion des indi­vi­dus, Israël ne voit pas la consé­quence d’un pur hasard ou d’un des­tin aveugle, mais le résul­tat d’un des­sein d’a­mour par lequel Dieu reprend toutes les poten­tia­li­tés de la vie et s’op­pose aux forces de mort qui naissent du péché : « Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plai­sir à la perte des vivants. Il a tout créé pour l’être » (Sg 1, 13–14).

40. La vie étant sacrée, elle est dotée d’une invio­la­bi­li­té ins­crite depuis les ori­gines dans le cœur de l’homme, dans sa conscience. La ques­tion « qu’as-​tu fait ? » (Gn 4, 10), posée par Dieu à Caïn après qu’il a tué son frère Abel, tra­duit l’ex­pé­rience de tout homme : au plus pro­fond de sa conscience, il lui est tou­jours rap­pe­lé l’in­vio­la­bi­li­té de la vie — de sa vie et de celle des autres —, en tant que réa­li­té qui ne lui appar­tient pas, parce qu’elle est pro­prié­té et don de Dieu son Créateur et Père.

Le com­man­de­ment rela­tif à l’in­vio­la­bi­li­té de la vie humaine reten­tit au centre des « dix paroles » lors de l’al­liance au Sinaï (cf. Ex 34, 28). Il inter­dit d’a­bord l’ho­mi­cide : « Tu ne tue­ras pas » (Ex 20, 13); « tu ne feras pas mou­rir l’in­no­cent et le juste » (Ex 23, 7), mais il inter­dit aus­si — comme l’ex­pli­que­ra par la suite la légis­la­tion d’Israël — toute bles­sure infli­gée à autrui (cf. Ex 21, 12–27). Certes, il faut recon­naître que l’at­ten­tion por­tée dans l’Ancien Testament à la valeur de la vie, bien que net­te­ment affir­mée, n’at­teint pas encore la finesse du Discours sur la Montagne, comme on le voit dans cer­tains aspects de la légis­la­tion pénale alors en vigueur, qui pré­voyait de lourdes peines cor­po­relles et même la peine de mort. Mais le mes­sage d’en­semble, qu’il appar­tien­dra au Nouveau Testament de por­ter à sa per­fec­tion, est un appel pres­sant à res­pec­ter l’in­vio­la­bi­li­té de la vie phy­sique et l’in­té­gri­té de la per­sonne ; il culmine dans le com­man­de­ment posi­tif qui oblige à prendre en charge son pro­chain comme soi-​même : « Tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même » (Lv 19, 18).

41. Le com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas », inclus et appro­fon­di dans le com­man­de­ment posi­tif de l’a­mour du pro­chain, est réaf­fir­mé dans toute sa force par le Seigneur Jésus. Au jeune homme riche qui lui demande : « Maître, que dois-​je faire de bon pour avoir la vie éter­nelle ? », Jésus répond : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments » (Mt 19, 16.17). Et il cite, comme le pre­mier d’entre eux, le com­man­de­ment : « Tu ne tue­ras pas » (v. 18). Dans le Discours sur la Montagne, Jésus demande aux dis­ciples une jus­tice supé­rieure à celle des scribes et des pha­ri­siens dans tous les domaines, y com­pris celui du res­pect de la vie : « Vous avez enten­du qu’il a été dit aux ancêtres : Tu ne tue­ras pas ; et si quel­qu’un tue, il en répon­dra au tri­bu­nal. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répon­dra au tri­bu­nal » (Mt 5, 21–22).

Par ses paroles et par ses gestes, Jésus explique ensuite les exi­gences posi­tives du com­man­de­ment sur l’in­vio­la­bi­li­té de la vie. Elles étaient déjà pré­sentes dans l’Ancien Testament, où la légis­la­tion pre­nait soin de pro­té­ger et de sau­ve­gar­der les per­sonnes dont la vie était faible et mena­cée : l’é­tran­ger, la veuve, l’or­phe­lin, le malade, le pauvre en géné­ral, la vie même avant la nais­sance (cf. Ex 21, 22 ; 22, 20–26). Avec Jésus, ces exi­gences posi­tives prennent une force et un élan nou­veaux et elles se mani­festent dans toute leur ampleur et toute leur pro­fon­deur : elles vont de la néces­si­té de prendre soin de la vie du frère (l’homme de la même famille, appar­te­nant au même peuple, l’é­tran­ger qui habite la terre d’Israël) à la prise en charge de l’étran­ger, jus­qu’à l’a­mour de l’enne­mi.

L’étranger n’est plus un étran­ger pour celui qui doit se rendre proche de qui­conque est dans le besoin jus­qu’à se sen­tir res­pon­sable de sa vie, comme l’en­seigne de manière élo­quente et vive la para­bole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 25–37). Même l’en­ne­mi cesse d’être un enne­mi pour celui qui est tenu de l’ai­mer (cf. Mt 5, 38–48 ; Lc 6, 27–35) et de lui « faire du bien » (cf. Lc 6, 27.33.35), en se por­tant au-​devant de ses besoins vitaux avec empres­se­ment et sens de la gra­tui­té (cf. Lc 6, 34–35). Cet amour culmine dans la prière pour l’en­ne­mi, qui nous met en accord avec l’a­mour bien­veillant de Dieu : « Moi, je vous dis : Aimez vos enne­mis, et priez pour vos per­sé­cu­teurs, afin de deve­nir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tom­ber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5, 44–45 ; cf. Lc 6, 28.35).

Ainsi le com­man­de­ment de Dieu qui porte sur la pro­tec­tion de la vie de l’homme arrive à son niveau le plus pro­fond dans l’exi­gence de véné­ra­tion et d’a­mour pour toute per­sonne et pour sa vie. Tel est l’en­sei­gne­ment que l’Apôtre Paul, en écho aux paroles de Jésus (cf. Mt 19, 17–18), adresse aux chré­tiens de Rome : « Les pré­ceptes : Tu ne com­met­tras pas d’a­dul­tère, Tu ne tue­ras pas, Tu ne vole­ras pas, Tu ne convoi­te­ras pas et tous les autres se résument en cette for­mule : Tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même. La cha­ri­té ne fait point de tort au pro­chain. La cha­ri­té est donc la Loi dans sa plé­ni­tude » (Rm 13, 9–10).

« Soyez féconds, multipliez-​vous, emplis­sez la terre et soumettez-​la » (Gn 1, 28): les res­pon­sa­bi­li­tés de l’homme à l’é­gard de la vie

42. Défendre et pro­mou­voir la vie, la véné­rer et l’ai­mer, c’est là une tâche que Dieu confie à tout homme, en l’ap­pe­lant, lui son image vivante, à par­ti­ci­per à la sei­gneu­rie qu’Il a sur le monde : « Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds, multipliez-​vous, emplis­sez la terre et soumettez-​la ; domi­nez sur les pois­sons de la mer, les oiseaux du ciel et tout être vivant qui rampe sur la terre » » (Gn 1, 28).

Le texte biblique met en lumière l’am­pleur et la pro­fon­deur de la sei­gneu­rie que Dieu donne à l’homme. Il s’a­git avant tout de la domi­na­tion sur la terre et sur tout être vivant, comme le rap­pelle le livre de la Sagesse : « Dieu des Pères et Seigneur de misé­ri­corde…, par ta Sagesse, tu as for­mé l’homme pour domi­ner sur les créa­tures que tu as faites, pour régir le monde en sain­te­té et jus­tice » (9, 1.2–3). Le Psalmiste, lui aus­si, exalte la domi­na­tion de l’homme comme signe de la gloire et de l’hon­neur reçus du Créateur : « Tu l’é­ta­blis sur les œuvres de tes mains, tu mets toute chose à ses pieds : les trou­peaux de bœufs et de bre­bis, et même les bêtes sau­vages, les oiseaux du ciel et les pois­sons de la mer, tout ce qui va son che­min dans les eaux » (Ps 8, 7–9).

Appelé à culti­ver et à gar­der le jar­din du monde (cf. Gn 2, 15), l’homme a une res­pon­sa­bi­li­té propre à l’é­gard du milieu de vie, c’est-​à-​dire de la créa­tion que Dieu a pla­cée au ser­vice de la digni­té per­son­nelle de l’homme, de sa vie, et cela, non seule­ment pour le pré­sent, mais aus­si pour les géné­ra­tions futures. C’est la ques­tion de l’é­co­lo­gie — depuis la pré­ser­va­tion des « habi­tats » natu­rels des dif­fé­rentes espèces d’a­ni­maux et des diverses formes de vie jus­qu’à l”« éco­lo­gie humaine » pro­pre­ment dite —, qui trouve dans cette page biblique une claire et forte ins­pi­ra­tion éthique pour que les solu­tions soient res­pec­tueuses du grand bien qu’est la vie, toute vie. En réa­li­té, « la domi­na­tion accor­dée par le Créateur à l’homme n’est pas un pou­voir abso­lu, et l’on ne peut par­ler de liber­té « d’u­ser et d’a­bu­ser », ou de dis­po­ser des choses comme on l’en­tend. La limi­ta­tion impo­sée par le Créateur lui-​même dès le com­men­ce­ment, et expri­mée sym­bo­li­que­ment par l’in­ter­dic­tion de « man­ger le fruit de l’arbre » (cf. Gn 2, 16–17), montre avec suf­fi­sam­ment de clar­té que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes sou­mis à des lois non seule­ment bio­lo­giques mais aus­si morales, que l’on ne peut trans­gres­ser impunément ».

43. Une cer­taine par­ti­ci­pa­tion de l’homme à la sei­gneu­rie de Dieu est aus­si mani­feste du fait de la res­pon­sa­bi­li­té spé­ci­fique qui lui est confiée à l’é­gard de la vie humaine pro­pre­ment dite. C’est une res­pon­sa­bi­li­té qui atteint son som­met lorsque l’homme et la femme, dans le mariage, donnent la vie par la géné­ra­tion, comme le rap­pelle le Concile Vatican II : « Dieu lui-​même, qui a dit « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2, 18) et qui, dès l’o­ri­gine, a fait l’être humain homme et femme (cf. Mt 19, 4), a vou­lu lui don­ner une par­ti­ci­pa­tion spé­ciale dans son œuvre créa­trice ; aus­si a‑t-​il béni l’homme et la femme, disant : « Soyez féconds et multipliez-​vous » (Gn 1, 28) ».

En par­lant d”« une par­ti­ci­pa­tion spé­ciale » de l’homme et de la femme à l”« œuvre créa­trice » de Dieu, le Concile veut sou­li­gner qu’en­gen­drer un enfant est un évé­ne­ment pro­fon­dé­ment humain et hau­te­ment reli­gieux, car il engage les conjoints, deve­nus « une seule chair » (Gn 2, 24), et simul­ta­né­ment Dieu lui-​même, qui se rend pré­sent. Comme je l’ai écrit dans la Lettre aux Familles, « quand, de l’u­nion conju­gale des deux, naît un nou­vel homme, il apporte avec lui au monde une image et une res­sem­blance par­ti­cu­lières avec Dieu lui-​même : dans la bio­lo­gie de la géné­ra­tion est ins­crite la généa­lo­gie de la per­sonne. En affir­mant que les époux, en tant que parents, sont des coopé­ra­teurs de Dieu Créateur dans la concep­tion et la géné­ra­tion d’un nou­vel être humain, nous ne nous réfé­rons pas seule­ment aux lois de la bio­lo­gie ; nous enten­dons plu­tôt sou­li­gner que, dans la pater­ni­té et la mater­ni­té humaines, Dieu lui-​même est pré­sent selon un mode dif­fé­rent de ce qui advient dans toute autre géné­ra­tion « sur la terre ». En effet, c’est de Dieu seul que peut pro­ve­nir cette « image », cette « res­sem­blance » qui est propre à l’être humain, comme cela s’est pro­duit dans la créa­tion. La géné­ra­tion est la conti­nua­tion de la création ».

C’est ce qu’en­seigne, dans un lan­gage direct et par­lant, le texte sacré qui rap­porte le cri de joie de la pre­mière femme, « la mère de tous les vivants » (Gn 3, 20). Consciente de l’in­ter­ven­tion de Dieu, Ève s’é­crie : « J’ai acquis un homme de par le Seigneur » (Gn 4, 1). Dans la géné­ra­tion, quand la vie est com­mu­ni­quée des parents à l’en­fant, se trans­met donc, grâce à la créa­tion de l’âme immor­telle, l’i­mage, la res­sem­blance de Dieu lui-​même. C’est dans ce sens que s’ex­prime le début du « livre de la généa­lo­gie d’Adam » : « Le jour où Dieu créa Adam, il le fit à la res­sem­blance de Dieu. Homme et femme il les créa, il les bénit et leur don­na le nom d” »Homme », le jour où ils furent créés. Quand Adam eut cent trente ans, il engen­dra un fils à sa res­sem­blance, comme son image, et il lui don­na le nom de Seth » (Gn 5, 1–3). C’est pré­ci­sé­ment dans ce rôle de col­la­bo­ra­teurs de Dieu qui trans­met son image à la nou­velle créa­ture que réside la gran­deur des époux dis­po­sés « à coopé­rer à l’a­mour du Créateur et du Sauveur qui, par eux, veut sans cesse agran­dir et enri­chir sa propre famille ». Dans cette pers­pec­tive, l’é­vêque Amphiloque exal­tait le « mariage qui a du prix, qui est au-​dessus de tout don ter­restre » parce qu’il est comme « un créa­teur d’hu­ma­ni­té, comme un peintre de l’i­mage divine ».

Ainsi, l’homme et la femme unis par les liens du mariage sont asso­ciés à une œuvre divine : par l’acte de la géné­ra­tion, le don de Dieu est accueilli et une nou­velle vie s’ouvre à l’avenir.

Mais, au-​delà de la mis­sion spé­ci­fique des parents, la tâche d’ac­cueillir et de ser­vir la vie concerne tout le monde et doit se mani­fes­ter sur­tout à l’é­gard de la vie qui se trouve dans des condi­tions de plus grande fai­blesse. Le Christ lui-​même nous le rap­pelle quand il demande d’être aimé et ser­vi dans ses frères éprou­vés par quelque souf­france que ce soit : ceux qui sont affa­més, assoif­fés, étran­gers, nus, malades, empri­son­nés… Ce qui est fait à cha­cun d’eux est fait au Christ lui-​même (cf. Mt 25, 31–46).

« C’est toi qui as créé mes reins » (Ps 139 138, 13): la digni­té de l’en­fant non encore né

44. La vie humaine connaît une situa­tion de grande pré­ca­ri­té quand elle entre dans le monde et quand elle sort du temps pour abor­der l’é­ter­ni­té. La Parole de Dieu ne manque pas d’in­vi­ta­tions à appor­ter soins et res­pect à la vie, sur­tout à l’é­gard de celle qui est mar­quée par la mala­die ou la vieillesse. S’il n’y a pas d’in­vi­ta­tions directes et expli­cites à sau­ve­gar­der la vie humaine à son ori­gine, en par­ti­cu­lier la vie non encore née, comme aus­si la vie proche de sa fin, cela s’ex­plique faci­le­ment par le fait que même la seule pos­si­bi­li­té d’of­fen­ser, d’at­ta­quer ou, pire, de nier la vie dans de telles condi­tions est étran­gère aux pers­pec­tives reli­gieuses et cultu­relles du peuple de Dieu.

Dans l’Ancien Testament, on craint la sté­ri­li­té comme une malé­dic­tion, tan­dis que l’on res­sent comme une béné­dic­tion le fait d’a­voir beau­coup d’en­fants : « Des fils, voi­là ce que donne le Seigneur, des enfants, la récom­pense qu’il accorde » (Ps 127 126, 3 ; cf. Ps 128 127, 3–4). Dans cette convic­tion entre en jeu aus­si la conscience qu’a Israël d’être le peuple de l’Alliance, appe­lé à se mul­ti­plier selon la pro­messe faite à Abraham : « Lève les yeux au ciel et dénombre les étoiles si tu peux les dénom­brer… Telle sera ta pos­té­ri­té » (Gn 15, 5). Mais ce qui compte sur­tout, c’est la cer­ti­tude que la vie trans­mise par les parents a son ori­gine en Dieu, comme l’at­testent les nom­breuses pages bibliques qui parlent avec res­pect et amour de la concep­tion, de la for­ma­tion de la vie dans le sein mater­nel, de la nais­sance et du lien étroit qu’il y a entre le moment ini­tial de l’exis­tence et l’ac­tion de Dieu Créateur.

« Avant même de te for­mer au ventre mater­nel, je t’ai connu ; avant même que tu sois sor­ti du sein, je t’ai consa­cré » (Jr 1, 5): l’exis­tence de tout indi­vi­du, dès son ori­gine, est dans le plan de Dieu. Job, du fond de sa souf­france, s’at­tarde à contem­pler l’œuvre de Dieu dans la manière mira­cu­leuse dont son corps a été for­mé dans le sein de sa mère ; il en retire un motif de confiance et il exprime la cer­ti­tude d’un pro­jet divin sur sa vie : « Tes mains m’ont façon­né, créé ; puis, te ravi­sant, tu vou­drais me détruire ! Souviens-​toi : tu m’as fait comme on pétrit l’ar­gile et tu me ren­ver­ras à la pous­sière. Ne m’as-​tu pas cou­lé comme du lait et fait cailler comme du lai­tage, vêtu de peau et de chair, tis­sé en os et en nerfs ? Puis tu m’as gra­ti­fié de la vie et tu veillais avec sol­li­ci­tude sur mon souffle » (Jb 10, 8–12). Des accents d’é­mer­veille­ment et d’a­do­ra­tion pour l’in­ter­ven­tion de Dieu sur la vie en for­ma­tion dans le sein mater­nel se font entendre éga­le­ment dans les Psaumes.

Comment ima­gi­ner qu’un seul ins­tant de ce mer­veilleux pro­ces­sus de l’ap­pa­ri­tion de la vie puisse être sous­trait à l’ac­tion sage et aimante du Créateur et lais­sé à la mer­ci de l’ar­bi­traire de l’homme ? Ce n’est certes pas ce que pense la mère des sept frères qui pro­fesse sa foi en Dieu, prin­cipe et garant de la vie dès sa concep­tion, et en même temps fon­de­ment de l’es­pé­rance de la vie nou­velle au-​delà de la mort : « Je ne sais com­ment vous êtes appa­rus dans mes entrailles ; ce n’est pas moi qui vous ai gra­ti­fiés de l’es­prit et de la vie ; ce n’est pas moi qui ai orga­ni­sé les élé­ments qui com­posent cha­cun de vous. Aussi bien le Créateur du monde, qui a for­mé le genre humain et qui est à l’o­ri­gine de toute chose, vous rendra-​t-​il, dans sa misé­ri­corde, et l’es­prit et la vie, parce que vous vous mépri­sez main­te­nant vous-​mêmes pour l’a­mour de ses lois » (2 M 7, 22–23).

45. La révé­la­tion du Nouveau Testament confirme la recon­nais­sance incon­tes­tée de la valeur de la vie depuis son com­men­ce­ment. Les paroles par les­quelles Elisabeth exprime sa joie d’être enceinte mani­festent l’exal­ta­tion de la fécon­di­té et l’at­tente empres­sée de la vie : « Le Seigneur… a dai­gné mettre fin à ce qui fai­sait ma honte » (Lc 1, 25). Mais la valeur de la per­sonne dès sa concep­tion est célé­brée plus encore dans la ren­contre entre la Vierge Marie et Elisabeth, et entre les deux enfants qu’elles portent en elles. Ce sont pré­ci­sé­ment eux, les enfants, qui révèlent l’a­vè­ne­ment de l’ère mes­sia­nique : dans leur ren­contre, la force rédemp­trice de la pré­sence du Fils de Dieu par­mi les hommes com­mence à agir. « Aussitôt — écrit saint Ambroise — se font sen­tir les bien­faits de l’ar­ri­vée de Marie et de la pré­sence du Seigneur… Elisabeth fut la pre­mière à entendre la parole, mais Jean fut le pre­mier à res­sen­tir la grâce : la mère a enten­du selon l’ordre de la nature, l’en­fant a tres­sailli en rai­son du mys­tère ; elle a consta­té l’ar­ri­vée de Marie, lui, celle du Seigneur ; la femme, l’ar­ri­vée de la femme, l’en­fant, celle de l’Enfant. Les deux femmes échangent des paroles de grâce, les deux enfants agissent au-​dedans d’elles et com­mencent à réa­li­ser le mys­tère de la misé­ri­corde en y fai­sant pro­gres­ser leurs mères ; enfin, par un double miracle, les deux mères pro­phé­tisent sous l’ins­pi­ra­tion de leurs enfants. L’enfant a exul­té, la mère fut rem­plie de l’Esprit Saint. La mère n’a pas été rem­plie de l’Esprit Saint avant son fils, mais lorsque le fils fut rem­pli de l’Esprit Saint, il en com­bla aus­si sa mère ».

« Je crois lors même que je dis : « Je suis trop mal­heu­reux » » (Ps 116 115, 10): la vie dans la vieillesse et dans la souffrance

46. En ce qui concerne les der­niers ins­tants de l’exis­tence, il serait ana­chro­nique d’at­tendre de la Révélation biblique une men­tion expli­cite de la pro­blé­ma­tique actuelle du res­pect des per­sonnes âgées ou malades, ni une condam­na­tion expli­cite des ten­ta­tives visant à anti­ci­per par la vio­lence la fin de la vie ; nous sommes là, en effet, dans un contexte cultu­rel et reli­gieux qui, loin d’être expo­sé à de sem­blables ten­ta­tions, recon­naît dans la per­sonne âgée, avec sa sagesse et son expé­rience, une richesse irrem­pla­çable pour la famille et pour la société.

La vieillesse jouit de pres­tige et elle est entou­rée de véné­ra­tion (cf. 2 M 6, 23). Et le juste ne demande pas d’être pri­vé de la vieillesse ni de son far­deau ; au contraire, il prie ain­si : « Seigneur mon Dieu, tu es mon espé­rance, mon appui dès ma jeu­nesse… Aux jours de la vieillesse et des che­veux blancs, ne m’a­ban­donne pas, ô mon Dieu ; et je dirai aux hommes de ce temps ta puis­sance, à tous ceux qui vien­dront, tes exploits » (Ps 71 70, 5. 18). L’idéal du temps mes­sia­nique est pro­po­sé comme celui où il n’y aura plus « d’homme qui ne par­vienne pas au bout de sa vieillesse » (Is 65, 20).

Mais, dans la vieillesse, com­ment faire face au déclin inévi­table de la vie ? Comment se com­por­ter devant la mort ? Le croyant sait que sa vie est dans les mains de Dieu : « Seigneur, de toi dépend mon sort » (cf. Ps 16 15, 5), et il accepte aus­si de lui la mort : « C’est la loi que le Seigneur a por­tée sur toute chair, pour­quoi se révol­ter contre le bon plai­sir du Très-​Haut ? » (Si 41, 4). Pas plus que de la vie, l’homme n’est le maître de la mort ; dans sa vie comme dans sa mort, il doit s’en remettre tota­le­ment au « bon plai­sir du Très-​Haut », à son des­sein d’amour.

Quand il est atteint par la mala­die éga­le­ment, l’homme est appe­lé à s’en remettre de la même manière au Seigneur et à renou­ve­ler sa confiance fon­da­men­tale en lui, qui « gué­rit de toute mala­die » (cf. Ps 103 102, 3). Lorsque toute pers­pec­tive de san­té semble se fer­mer devant l’homme — au point de l’a­me­ner à s’é­crier : « Mes jours sont comme l’ombre qui décline, et moi, comme l’herbe, je sèche » (Ps 102 101, 12) —, même alors, le croyant est ani­mé par une foi inébran­lable en la puis­sance vivi­fiante de Dieu. La mala­die ne l’in­cite pas au déses­poir ni à la recherche de la mort, mais à l’in­vo­ca­tion pleine d’es­pé­rance : « Je crois, lors même que je dis : « Je suis trop mal­heu­reux » » (Ps 116 115, 10); « Quand j’ai crié vers toi, Seigneur, mon Dieu, tu m’as gué­ri ; Seigneur, tu m’as fait remon­ter de l’a­bîme et revivre quand je des­cen­dais à la fosse » (Ps 30 29, 3–4).

47. La mis­sion de Jésus, avec les nom­breuses gué­ri­sons opé­rées, montre que Dieu a aus­si à cœur la vie cor­po­relle de l’homme. « Médecin du corps et de l’es­prit », 37 Jésus est envoyé par le Père pour por­ter la bonne nou­velle aux pauvres et pan­ser les cœurs meur­tris (cf. Lc 4, 18 ; Is 61, 1). Envoyant à son tour ses dis­ciples à tra­vers le monde, il leur confie une mis­sion dans laquelle la gué­ri­son des malades s’ac­com­pagne de l’an­nonce de l’Evangile : « Chemin fai­sant, pro­cla­mez que le Royaume des Cieux est tout proche. Guérissez les malades, res­sus­ci­tez les morts, puri­fiez les lépreux, expul­sez les démons » (Mt 10, 7–8 ; cf. Mc 6, 13 ; 16, 18).

Certes, la vie du corps dans sa condi­tion ter­restre n’est pas un abso­lu pour le croyant : il peut lui être deman­dé de l’a­ban­don­ner pour un bien supé­rieur ; comme le dit Jésus, « qui veut sau­ver sa vie la per­dra, mais qui per­dra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sau­ve­ra » (Mc 8, 35). Il y a à ce sujet un cer­tain nombre de témoi­gnages dans le Nouveau Testament. Jésus n’hé­site pas à se sacri­fier lui-​même et il fait libre­ment de sa vie une offrande à son Père (cf. Jn 10, 17) et à ses amis (cf. Jn 10, 15). La mort de Jean Baptiste, pré­cur­seur du Sauveur, atteste aus­si que l’exis­tence ter­restre n’est pas le bien abso­lu : la fidé­li­té à la parole du Seigneur est plus impor­tante encore, même si elle peut mettre la vie en jeu (cf. Mc 6, 17–29). Et Etienne, alors qu’on lui enlève la vie tem­po­relle parce qu’il était un témoin fidèle de la Résurrection du Seigneur, suit les traces du Maître et répond par des mots de par­don à ceux qui le lapident (cf. Ac 7, 59–60), ouvrant ain­si la voie à l’in­nom­brable cohorte des mar­tyrs véné­rés par l’Eglise dès ses origines.

Toutefois, per­sonne ne peut choi­sir arbi­trai­re­ment de vivre ou de mou­rir ; ce choix, en effet, seul le Créateur en est le maître abso­lu, lui en qui « nous avons la vie, le mou­ve­ment et l’être » (Ac 17, 28).

« Quiconque la garde vivra » (Ba 4, 1): de la Loi du Sinaï au don de l’Esprit

48. La vie porte sa véri­té ins­crite de manière indé­lé­bile en elle. En accueillant le don de Dieu, l’homme doit s’en­ga­ger à main­te­nir la vie dans cette véri­té qui lui est essen­tielle. S’en écar­ter équi­vaut à se condam­ner soi-​même au non-​sens et au mal­heur, avec pour consé­quence de pou­voir deve­nir aus­si une menace pour l’exis­tence d’au­trui par suite de la rup­ture des bar­rières qui garan­tissent le res­pect et la défense de la vie, dans toute situation.

La véri­té de la vie est révé­lée par le com­man­de­ment de Dieu. La parole du Seigneur indique concrè­te­ment la direc­tion que la vie doit suivre pour pou­voir res­pec­ter sa véri­té et sau­ve­gar­der sa digni­té. Ce n’est pas seule­ment le com­man­de­ment spé­ci­fique « tu ne tue­ras pas » (Ex 20, 13 ; Dt 5, 17) qui assure la pro­tec­tion de la vie : la Loi du Seigneur est tout entière au ser­vice de cette pro­tec­tion parce qu’elle révèle la véri­té dans laquelle la vie trouve son sens plénier.

Il n’est donc pas éton­nant que l’Alliance de Dieu avec son peuple soit aus­si for­te­ment liée à la pers­pec­tive de la vie, même dans sa com­po­sante cor­po­relle. Le com­man­de­ment est pré­sen­té en elle comme le che­min de la vie : « Vois, je te pro­pose aujourd’­hui vie et bon­heur, mort et mal­heur. Si tu écoutes les com­man­de­ments du Seigneur ton Dieu que je te pres­cris aujourd’­hui, et que tu aimes le Seigneur ton Dieu, que tu marches dans ses voies, que tu gardes ses com­man­de­ments, ses lois et ses cou­tumes, tu vivras et tu mul­ti­plie­ras, le Seigneur ton Dieu te béni­ra dans le pays où tu entres pour en prendre pos­ses­sion » (Dt 30, 15–16). Il s’a­git ici non seule­ment de la terre de Canaan et de l’exis­tence du peuple d’Israël, mais du monde d’au­jourd’­hui et à venir, et de l’exis­tence de toute l’hu­ma­ni­té. En effet, il n’est abso­lu­ment pas pos­sible que la vie reste authen­tique et plé­nière si elle se détache du bien ; et le bien, à son tour, est fon­da­men­ta­le­ment lié aux com­man­de­ments du Seigneur, c’est-​à-​dire à « la loi de la vie » (Si 17, 11). Le bien à accom­plir ne se sur­ajoute pas à la vie comme un poids qui l’ac­cable, car la rai­son même de la vie est pré­ci­sé­ment le bien, et la vie ne s’é­di­fie que par l’ac­com­plis­se­ment du bien.

C’est donc l’en­semble de la Loi qui sau­ve­garde plei­ne­ment la vie de l’homme. Cela explique qu’il est dif­fi­cile de res­ter fidèle au « tu ne tue­ras pas » quand on n’ob­serve pas les autres « paroles de vie » (Ac 7, 38) aux­quelles ce com­man­de­ment est connexe. En dehors de cette pers­pec­tive, le com­man­de­ment finit par deve­nir une simple obli­ga­tion extrin­sèque, dont on vou­dra voir bien vite les limites et à laquelle on cher­che­ra des atté­nua­tions ou des excep­tions. Ce n’est que si l’on s’ouvre à la plé­ni­tude de la véri­té sur Dieu, sur l’homme et sur l’his­toire que l’ex­pres­sion « tu ne tue­ras pas » brille à nou­veau comme un bien pour l’homme dans toutes ses dimen­sions et ses rela­tions. Dans cette pers­pec­tive, nous pou­vons sai­sir la plé­ni­tude de véri­té conte­nue dans le pas­sage du Livre du Deutéronome repris par Jésus quand il répond à la pre­mière ten­ta­tion : « L’homme ne vit pas seule­ment de pain, mais… de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (8, 3 ; cf. Mt 4, 4).

C’est en écou­tant la parole du Seigneur que l’homme peut vivre en toute digni­té et jus­tice ; c’est en obser­vant la Loi de Dieu que l’homme peut por­ter des fruits de vie et de bon­heur : « Quiconque la garde vivra, qui­conque l’a­ban­donne mour­ra » (Ba 4, 1).

49. L’histoire d’Israël montre qu’il est dif­fi­cile de res­ter fidèle à la loi de la vie, que Dieu a ins­crite au cœur de l’homme et qu’il a don­née sur le Sinaï au peuple de l’Alliance. Face à la recherche de pro­jets de vie autres que le plan de Dieu, les Prophètes, en par­ti­cu­lier, rap­pellent avec force que seul le Seigneur est la source authen­tique de la vie. Jérémie écrit : « Mon peuple a com­mis deux crimes : ils m’ont aban­don­né, moi la source d’eau vive, pour se creu­ser des citernes, citernes lézar­dées qui ne tiennent pas l’eau » (2, 13). Les Prophètes pointent un doigt accu­sa­teur sur ceux qui méprisent la vie et violent les droits de la per­sonne : « Ils écrasent la tête des faibles sur la pous­sière de la terre » (Am 2, 7); « Ils ont rem­pli ce lieu du sang des inno­cents » (Jr 19, 4). Et, par­mi eux, le pro­phète Ezéchiel stig­ma­tise plus d’une fois la ville de Jérusalem, l’ap­pe­lant « ville san­gui­naire » (22, 2 ; 24, 6. 9), « ville qui répands le sang au milieu de toi » (22, 3).

Mais, tout en dénon­çant les atteintes à la vie, les Prophètes ont sur­tout l’in­ten­tion de sus­ci­ter l’at­tente d’un nou­veau prin­cipe de vie apte à fon­der des rap­ports renou­ve­lés de l’homme avec Dieu et avec ses frères, ouvrant des pos­si­bi­li­tés inouïes et extra­or­di­naires pour com­prendre et mettre en œuvre toutes les exi­gences que com­porte l’Evangile de la vie. Cela ne sera pos­sible que grâce au don de Dieu, qui puri­fie et renou­velle : « Je répan­drai sur vous une eau pure et vous serez puri­fiés ; de toutes vos souillures et de toutes vos ordures je vous puri­fie­rai. Et je vous don­ne­rai un cœur nou­veau, je met­trai en vous un esprit nou­veau » (Ez 36, 25–26 ; cf. Jr 31, 31–34). Grâce à ce « cœur nou­veau », on peut com­prendre et réa­li­ser le sens le plus vrai et le plus pro­fond de la vie : être un don qui s’ac­com­plit dans le don de soi. Tel est, sur la valeur de la vie, le lumi­neux mes­sage qui nous vient de la figure du Serviteur du Seigneur : « S’il offre sa vie en sacri­fice expia­toire, il ver­ra une pos­té­ri­té, il pro­lon­ge­ra ses jours… A la suite de l’é­preuve endu­rée par son âme, il ver­ra la lumière » (Is 53, 10. 11).

La Loi s’ac­com­plit dans l’his­toire de Jésus de Nazareth, et le cœur nou­veau est don­né par son Esprit. En effet, Jésus ne renie pas la Loi mais il l’ac­com­plit (cf. Mt 5, 17): la Loi et les Prophètes se résument dans la règle d’or de l’a­mour mutuel (cf. Mt 7, 12). En Jésus, la Loi devient défi­ni­ti­ve­ment « évan­gile », bonne nou­velle de la sei­gneu­rie de Dieu sur le monde, qui rap­porte toute l’exis­tence à ses racines et à ses pers­pec­tives ori­gi­nelles. C’est la Loi nou­velle, « la loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus » (Rm 8, 2), dont l’ex­pres­sion fon­da­men­tale, à l’i­mi­ta­tion du Seigneur qui donne sa vie pour ses amis (cf. Jn 15, 13), est le don de soi dans l’a­mour pour les frères : « Nous savons, nous, que nous sommes pas­sés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères » (1 Jn 3, 14). C’est une loi de liber­té, de joie et de béatitude.

« Ils regar­de­ront celui qu’ils ont trans­percé » (Jn 19, 37): sur l’arbre de la Croix s’ac­com­plit l’Evangile de la vie

50. Au terme de ce cha­pitre, dans lequel nous avons médi­té le mes­sage chré­tien sur la vie, je vou­drais m’at­tar­der avec cha­cun de vous à contem­pler Celui qu’ils ont trans­per­cé et qui attire à lui tous les hommes (cf. Jn 19, 37 ; 12, 32). En regar­dant « le spec­tacle » de la Croix (cf. Lc 23, 48), nous pour­rons décou­vrir dans cet arbre glo­rieux l’ac­com­plis­se­ment et la pleine révé­la­tion de tout l’Evangile de la vie.

Aux pre­mières heures du ven­dre­di saint après-​midi, « le soleil s’é­clip­sant, l’obs­cu­ri­té se fit sur la terre entière… Le voile du Sanctuaire se déchi­ra par le milieu » (Lc 23, 44. 45). C’est le sym­bole d’un grand bou­le­ver­se­ment cos­mique et d’une lutte effroyable entre les forces du bien et les forces du mal, entre la vie et la mort. Nous aus­si, aujourd’­hui, nous nous trou­vons au milieu d’une lutte dra­ma­tique entre la « culture de mort » et la « culture de vie ». Mais la splen­deur de la Croix n’est pas voi­lée par cette obs­cu­ri­té ; la Croix se détache même encore plus net­te­ment et plus clai­re­ment, et elle appa­raît comme le centre, le sens et la fin de toute l’his­toire et de toute vie humaine.

Jésus est cloué à la Croix et il est éle­vé de terre. Il vit le moment de son « impuis­sance » la plus grande et sa vie semble tota­le­ment expo­sée aux moque­ries de ses adver­saires et livrée aux mains de ses bour­reaux : il est raillé, tour­né en déri­sion, outra­gé (cf. Mc 15, 24–36). Et pour­tant, devant tout cela et « voyant qu’il avait ain­si expi­ré », le cen­tu­rion romain s’é­crie : « Vraiment cet homme était fils de Dieu » (Mc 15, 39). Ainsi se révèle, au temps de son extrême fai­blesse, l’i­den­ti­té du Fils de Dieu : sa gloire se mani­feste sur la Croix !

Par sa mort, Jésus éclaire le sens de la vie et de la mort de tout être humain. Avant de mou­rir, Jésus prie son Père, implo­rant le par­don pour ses per­sé­cu­teurs (cf. Lc 23, 34), et, au mal­fai­teur qui lui demande de se sou­ve­nir de lui dans son royaume, il répond : « En véri­té, je te le dis, aujourd’­hui tu seras avec moi dans le Paradis » (Lc 23, 43). Après sa mort, « les tom­beaux s’ou­vrirent et de nom­breux corps de saints tré­pas­sés res­sus­ci­tèrent » (Mt 27, 52). Le salut opé­ré par Jésus est un don de vie et de résur­rec­tion. Au cours de son exis­tence, Jésus avait aus­si appor­té le salut en gué­ris­sant, et en fai­sant du bien à tous (cf. Ac 10, 38). Mais les miracles, les gué­ri­sons et les résur­rec­tions elles-​mêmes étaient des signes d’un autre salut, qui consiste à par­don­ner les péchés, c’est-​à-​dire à libé­rer l’homme de sa mala­die la plus pro­fonde et à l’é­le­ver à la vie même de Dieu.

Sur la Croix se renou­velle et se réa­lise, avec une per­fec­tion pleine et défi­ni­tive, le pro­dige du ser­pent éle­vé par Moïse dans le désert (cf. Jn 3, 14–15 ; Nb 21, 8–9). Aujourd’hui encore, en tour­nant son regard vers Celui qui a été trans­per­cé, tout homme mena­cé dans son exis­tence trouve la ferme espé­rance d’ob­te­nir sa libé­ra­tion et sa rédemption.

51. Mais il y a encore un autre évé­ne­ment pré­cis qui attire mon regard et sus­cite mon ardente médi­ta­tion : « Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : « Tout est ache­vé » et, incli­nant la tête, il remit l’es­prit » (Jn 19, 30). Et le sol­dat romain, « de sa lance, lui per­ça le côté, et il en sor­tit aus­si­tôt du sang et de l’eau » (Jn 19, 34).

Tout est désor­mais arri­vé à son plein accom­plis­se­ment. L’expression « remit l’es­prit » décrit la mort de Jésus, sem­blable à celle de tout autre être humain, mais elle semble faire éga­le­ment allu­sion au « don de l’Esprit » par lequel il nous rachète de la mort et nous ouvre à une vie nouvelle.

C’est à la vie même de Dieu qu’il est don­né à l’homme de par­ti­ci­per. C’est la vie qui, par les sacre­ments de l’Eglise — dont le sang et l’eau sor­tis du côté du Christ sont le sym­bole —, est conti­nuel­le­ment com­mu­ni­quée aux fils de Dieu, qui deviennent ain­si le peuple de la Nouvelle Alliance. De la Croix, source de vie, naît et se répand le « peuple de la vie ».

La contem­pla­tion de la Croix nous conduit ain­si jus­qu’aux racines les plus pro­fondes de ce qui est adve­nu. Jésus, qui avait dit en entrant dans le monde : « Voici, je viens pour faire, ô Dieu, ta volon­té » (cf. He 10, 9), vou­lut obéir en toute chose à son Père et, « ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jus­qu’à la fin » (Jn 13, 1), en se don­nant tota­le­ment lui-​même pour eux.

Lui qui n’é­tait pas « venu pour être ser­vi, mais pour ser­vir et don­ner sa vie en ran­çon pour une mul­ti­tude » (Mc 10, 45), il atteint sur la Croix le som­met de l’a­mour : « Nul n’a plus grand amour que celui-​ci : don­ner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13). Et lui-​même est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs (cf. Rm 5, 8).

De cette façon, il pro­clame que la vie atteint son centre, son sens et sa plé­ni­tude quand elle est donnée.

Ici, la médi­ta­tion se fait louange et action de grâce, et en même temps elle nous incite à imi­ter Jésus et à suivre ses traces (cf. 1 P 2, 21).

Nous sommes, nous aus­si, appe­lés à don­ner notre vie pour nos frères, réa­li­sant ain­si dans la plé­ni­tude de la véri­té le sens et le des­tin de notre existence.

Nous pour­rons le faire car toi, Seigneur, tu nous as don­né l’exemple et tu nous as com­mu­ni­qué la force de ton Esprit. Nous pour­rons le faire si, chaque jour, avec toi et comme toi, nous obéis­sons au Père et nous fai­sons sa volonté.

Accorde-​nous donc d’é­cou­ter avec un cœur docile et géné­reux toute parole qui sort de la bouche de Dieu ; nous appren­drons ain­si non seule­ment à ne pas tuer la vie de l’homme mais à la véné­rer, à l’ai­mer et à la favoriser.

Chapitre III – Tu ne tueras pas – La Loi sainte de Dieu

« Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments » (Mt 19, 17): Evangile et commandement

52. « Et voi­ci qu’un homme s’ap­pro­cha et lui dit : « Maître, que dois-​je faire de bon pour obte­nir la vie éter­nelle ? » » (Mt 19, 16). Jésus répon­dit : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les com­man­de­ments » (Mt 19, 17). Le Maître parle de la vie éter­nelle, c’est-​à-​dire de la par­ti­ci­pa­tion à la vie même de Dieu. On par­vient à cette vie par l’ob­ser­vance des com­man­de­ments du Seigneur, y com­pris donc du com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas ». C’est pré­ci­sé­ment le pre­mier pré­cepte du Décalogue que Jésus rap­pelle au jeune homme qui lui demande quels com­man­de­ments il doit obser­ver : « Jésus reprit : « Tu ne tue­ras pas, tu ne com­met­tras pas d’a­dul­tère, Tu ne vole­ras pas… » » (Mt 19, 18).

Le com­man­de­ment de Dieu n’est jamais sépa­ré de l’a­mour de Dieu : il est tou­jours un don pour la crois­sance et pour la joie de l’homme. Comme tel, il consti­tue un aspect essen­tiel et un élé­ment de l’Évangile auquel on ne peut renon­cer ; plus encore, il se pré­sente comme « évan­gile », c’est-​à-​dire comme bonne et joyeuse nou­velle. L’Evangile de la vie est aus­si un grand don de Dieu et en même temps un devoir qui engage l’homme. Il sus­cite éton­ne­ment et gra­ti­tude chez la per­sonne libre et il demande à être accueilli, gar­dé et mis en valeur avec un sens aigu de la res­pon­sa­bi­li­té : en lui don­nant la vie, Dieu exige de l’homme qu’il la res­pecte, qu’il l’aime et qu’il la pro­meuve. De cette manière, le don se fait com­man­de­ment et le com­man­de­ment est lui-​même un don.

Image vivante de Dieu, l’homme est vou­lu par son Créateur comme roi et sei­gneur. « Dieu a fait l’homme — écrit saint Grégoire de Nysse — de telle sorte qu’il soit apte au pou­voir royal sur la terre… L’homme a été créé à l’i­mage de Celui qui gou­verne l’u­ni­vers. Tout mani­feste que, depuis l’o­ri­gine, sa nature est mar­quée par la royau­té… L’homme est aus­si roi. Ainsi la nature humaine, créée pour domi­ner le monde, à cause de sa res­sem­blance avec le Roi uni­ver­sel, a été faite comme une image vivante qui par­ti­cipe à l’ar­ché­type par la digni­té ». 38 Appelé à être fécond et à se mul­ti­plier, à sou­mettre la terre et à domi­ner les autres créa­tures (cf. Gn 1, 28), l’homme est roi et sei­gneur non seule­ment des choses, mais aus­si et avant tout de lui-​même, 39 et d’une cer­taine manière, de la vie qui lui est don­née et qu’il peut trans­mettre par l’acte de géné­ra­tion, accom­pli dans l’a­mour et dans le res­pect du des­sein de Dieu. Cependant, sa sei­gneu­rie n’est pas abso­lue, mais c’est un minis­tère ; elle est le reflet véri­table de la sei­gneu­rie unique et infi­nie de Dieu. De ce fait, l’homme doit la vivre avec sagesse et amour, par­ti­ci­pant à la sagesse et à l’a­mour incom­men­su­rables de Dieu. Et cela se réa­lise par l’o­béis­sance à sa Loi sainte, une obéis­sance libre et joyeuse (cf. Ps 119 118), qui naît et se nour­rit de la conscience que les pré­ceptes du Seigneur sont un don de la grâce, qu’ils sont confiés à l’homme tou­jours et seule­ment pour son bien, afin de gar­der sa digni­té per­son­nelle et d’al­ler à la recherche de la béatitude.

De même que face aux choses, plus encore face à la vie, l’homme n’est pas le maître abso­lu et l’ar­bitre incon­tes­table, mais — et en cela tient sa gran­deur incom­pa­rable — il est « ministre du des­sein éta­bli par le Créateur ». 40

La vie est confiée à l’homme comme un tré­sor à ne pas dila­pi­der, comme un talent à faire fruc­ti­fier. L’homme doit en rendre compte à son Seigneur (cf. Mt 25, 14–30 ; Lc 19, 12–27).

« A cha­cun, je deman­de­rai compte de la vie de son frère » (Gn 9, 5): la vie humaine est sacrée et inviolable

53. « La vie humaine est sacrée parce que, dès son ori­gine, elle com­porte « l’ac­tion créa­trice de Dieu » et demeure pour tou­jours dans une rela­tion spé­ciale avec le Créateur, son unique fin. Dieu seul est le Maître de la vie de son com­men­ce­ment à son terme : per­sonne, en aucune cir­cons­tance, ne peut reven­di­quer pour soi le droit de détruire direc­te­ment un être humain inno­cent ». 41 Par ces mots, l’Instruction Donum vitae expose le conte­nu cen­tral de la révé­la­tion de Dieu sur le carac­tère sacré et sur l’in­vio­la­bi­li­té de la vie humaine.

En effet, la Sainte Ecriture pré­sente à l’homme le pré­cepte « tu ne tue­ras pas » comme un com­man­de­ment divin (Ex 20, 13 ; Dt 5, 17). Ce pré­cepte — comme je l’ai déjà sou­li­gné — se trouve dans le Décalogue, au cœur de l’Alliance que le Seigneur conclut avec le peuple élu ; mais il était déjà conte­nu dans l’al­liance ori­gi­nelle de Dieu avec l’hu­ma­ni­té après le châ­ti­ment puri­fi­ca­teur du déluge, pro­vo­qué par l’ex­ten­sion du péché et de la vio­lence (cf. Gn 9, 5–6).

Dieu se pro­clame Seigneur abso­lu de la vie de l’homme, for­mé à son image et à sa res­sem­blance (cf. Gn 1, 26–28). Par consé­quent, la vie humaine pré­sente un carac­tère sacré et invio­lable, dans lequel se reflète l’in­vio­la­bi­li­té même du Créateur. C’est pour­quoi, Dieu se fera le juge exi­geant de toute vio­la­tion du com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas », pla­cé à la base de toute la convi­via­li­té de la socié­té. Il est le « goël », c’est-​à-​dire le défen­seur de l’in­no­cent (cf. Gn 4, 9–15 ; Is 41, 14 ; Jr 50, 34 ; Ps 19 18, 15). De cette manière, Dieu montre aus­si qu”« il ne prend pas plai­sir à la perte des vivants » (Sg 1, 13). Seul Satan peut s’en réjouir : par son envie, la mort est entrée dans le monde (cf. Sg 2, 24). Lui, qui est « homi­cide dès le com­men­ce­ment », est aus­si « men­teur et père du men­songe » (Jn 8, 44): trom­pant l’homme, il le conduit jus­qu’au péché et à la mort, pré­sen­tés comme des fins et des fruits de vie.

54. Le pré­cepte « tu ne tue­ras pas » a expli­ci­te­ment un fort conte­nu néga­tif : il indique l’ex­trême limite qui ne peut jamais être fran­chie. Mais, impli­ci­te­ment, il pousse à gar­der une atti­tude posi­tive de res­pect abso­lu de la vie qui amène à la pro­mou­voir et à pro­gres­ser sur la voie de l’a­mour qui se donne, qui accueille et qui sert. Déjà, le peuple de l’Alliance, bien qu’a­vec des len­teurs et des contra­dic­tions, a mûri pro­gres­si­ve­ment dans ce sens, se pré­pa­rant ain­si à la grande décla­ra­tion de Jésus : l’a­mour du pro­chain est un com­man­de­ment sem­blable à celui de l’a­mour de Dieu ; « A ces deux com­man­de­ments se rat­tache toute la Loi, ain­si que les Prophètes » (cf. Mt 22, 36–40). « Le pré­cepte… tu ne tue­ras pas… et tous les autres — sou­ligne saint Paul — se résument en cette for­mule : « Tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même » (Rm 13, 9 ; cf. Ga 5, 14). Repris et por­té à son achè­ve­ment dans la Loi nou­velle, le pré­cepte « tu ne tue­ras pas » demeure une condi­tion à laquelle on ne peut renon­cer pour pou­voir « entrer dans la vie » (cf. Mt 19, 16–19). Dans cette même pers­pec­tive, ont aus­si un ton péremp­toire les paroles de l’Apôtre Jean : « Quiconque hait son frère est un homi­cide ; or vous savez qu’au­cun homi­cide n’a la vie éter­nelle demeu­rant en lui » (1 Jn 3, 15).

Depuis ses ori­gines, la Tradition vivante de l’Eglise — comme en témoigne la Didachè, le plus ancien écrit chré­tien non biblique — a rap­pe­lé de manière caté­go­rique le com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas » : « Il y a deux voies : l’une de la vie et l’autre de la mort ; mais la dif­fé­rence est grande entre les deux voies… Second com­man­de­ment de la doc­trine : Tu ne tue­ras pas…, tu ne tue­ras pas l’en­fant par avor­te­ment et tu ne le feras pas mou­rir après sa nais­sance… Voici main­te­nant la voie de la mort : impi­toyable pour le pauvre, indif­fé­rent à l’é­gard de l’af­fli­gé, et igno­rant leur Créateur, ils font avor­ter l’œuvre de Dieu, repous­sant l’in­di­gent et acca­blant l’op­pri­mé ; défen­seurs des riches et juges iniques des pauvres, ce sont des pécheurs invé­té­rés. Puissiez-​vous mes enfants être à l’é­cart de tout cela ! ». 42

Avançant dans le temps, la Tradition de l’Eglise a tou­jours ensei­gné una­ni­me­ment la valeur abso­lue et per­ma­nente du com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas ». On sait que, dans les pre­miers siècles, l’ho­mi­cide fai­sait par­tie des trois péchés les plus graves — avec l’a­po­sta­sie et l’a­dul­tère — et qu’il exi­geait une péni­tence publique par­ti­cu­liè­re­ment pénible et longue, avant que le par­don et la réad­mis­sion dans la com­mu­nion ecclé­siale soient accor­dés à l’au­teur repen­ti d’un homicide.

55. Cela ne doit pas sur­prendre : tuer l’être humain, dans lequel l’i­mage de Dieu est pré­sente, est un péché d’une par­ti­cu­lière gra­vi­té. Seul Dieu est maître de la vie. Toutefois, depuis tou­jours, face aux cas nom­breux et sou­vent dra­ma­tiques qui se pré­sentent chez les indi­vi­dus et dans la socié­té, la réflexion des croyants a ten­té de par­ve­nir à une com­pré­hen­sion plus com­plète et plus pro­fonde de ce que le com­man­de­ment de Dieu inter­dit et pres­crit. 43 Il y a des situa­tions dans les­quelles les valeurs pro­po­sées par la Loi de Dieu appa­raissent sous une forme para­doxale. C’est le cas, par exemple, de la légi­time défense, pour laquelle le droit de pro­té­ger sa vie et le devoir de ne pas léser celle de l’autre appa­raissent concrè­te­ment dif­fi­ciles à conci­lier. Indubitablement, la valeur intrin­sèque de la vie et le devoir de s’ai­mer soi-​même autant que les autres fondent un véri­table droit à se défendre soi-​même. Ce pré­cepte exi­geant de l’a­mour pour les autres, énon­cé dans l’Ancien Testament et confir­mé par Jésus, sup­pose l’a­mour de soi pré­sen­té paral­lè­le­ment : « Tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même » (Mc 12, 31). Personne ne pour­rait donc renon­cer au droit de se défendre par manque d’a­mour de la vie ou de soi-​même, mais seule­ment en ver­tu d’un amour héroïque qui appro­fon­dit et trans­fi­gure l’a­mour de soi, selon l’es­prit des béa­ti­tudes évan­gé­liques (cf. Mt 5, 38–48), dans l’o­bla­tion radi­cale dont le Seigneur Jésus est l’exemple sublime.

D’autre part, « la légi­time défense peut être non seule­ment un droit, mais un grave devoir, pour celui qui est res­pon­sable de la vie d’au­trui, du bien com­mun de la famille ou de la cité ». Il arrive mal­heu­reu­se­ment que la néces­si­té de mettre l’a­gres­seur en condi­tion de ne pas nuire com­porte par­fois sa sup­pres­sion. Dans une telle hypo­thèse, l’is­sue mor­telle doit être attri­buée à l’a­gres­seur lui-​même qui s’y est expo­sé par son action, même dans le cas où il ne serait pas mora­le­ment res­pon­sable par défaut d’u­sage de sa raison.

56. Dans cette pers­pec­tive, se situe aus­si la ques­tion de la peine de mort, à pro­pos de laquelle on enre­gistre, dans l’Eglise comme dans la socié­té civile, une ten­dance crois­sante à en récla­mer une appli­ca­tion très limi­tée voire même une totale abo­li­tion. Il faut repla­cer ce pro­blème dans le cadre d’une jus­tice pénale qui soit tou­jours plus conforme à la digni­té de l’homme et donc, en der­nière ana­lyse, au des­sein de Dieu sur l’homme et sur la socié­té. En réa­li­té, la peine que la socié­té inflige « a pour pre­mier effet de com­pen­ser le désordre intro­duit par la faute ». Les pou­voirs publics doivent sér­vir face à la vio­la­tion des droits per­son­nels et sociaux, à tra­vers l’im­po­si­tion au cou­pable d’une expia­tion adé­quate de la faute, condi­tion pour être réad­mis à jouir de sa liber­té. En ce sens, l’au­to­ri­té atteint aus­si comme objec­tif de défendre l’ordre public et la sécu­ri­té des per­sonnes, non sans appor­ter au cou­pable un sti­mu­lant et une aide pour se cor­ri­ger et pour s’amender.

Précisément pour atteindre toutes ces fina­li­tés, il est clair que la mesure et la qua­li­té de la peine doivent être atten­ti­ve­ment éva­luées et déter­mi­nées ; elles ne doivent pas conduire à la mesure extrême de la sup­pres­sion du cou­pable, si ce n’est en cas de néces­si­té abso­lue, lorsque la défense de la socié­té ne peut être pos­sible autre­ment. Aujourd’hui, cepen­dant, à la suite d’une orga­ni­sa­tion tou­jours plus effi­ciente de l’ins­ti­tu­tion pénale, ces cas sont désor­mais assez rares, si non même pra­ti­que­ment inexistants.

Dans tous les cas, le prin­cipe indi­qué dans le nou­veau Catéchisme de l’Eglise catho­lique demeure valide, prin­cipe selon lequel « si les moyens non san­glants suf­fisent à défendre les vies humaines contre l’a­gres­seur et à pro­té­ger l’ordre public et la sécu­ri­té des per­sonnes, l’au­to­ri­té s’en tien­dra à ces moyens, parce que ceux-​ci cor­res­pondent mieux aux condi­tions concrètes du bien com­mun et sont plus conformes à la digni­té de la per­sonne humaine ».

57. Si l’on doit accor­der une atten­tion aus­si grande au res­pect de toute vie, même de celle du cou­pable et de l’in­juste agres­seur, le com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas » a une valeur abso­lue quand il se réfère à la per­sonne inno­cente. Et ceci d’au­tant plus qu’il s’a­git d’un être humain faible et sans défense, qui ne trouve que dans le carac­tère abso­lu du com­man­de­ment de Dieu une défense radi­cale face à l’ar­bi­traire et à l’a­bus de pou­voir d’autrui.

En effet, l’in­vio­la­bi­li­té abso­lue de la vie humaine inno­cente est une véri­té morale expli­ci­te­ment ensei­gnée dans la Sainte Ecriture, constam­ment main­te­nue dans la Tradition de l’Eglise et una­ni­me­ment pro­po­sée par le Magistère. Cette una­ni­mi­té est un fruit évident du « sens sur­na­tu­rel de la foi » qui, sus­ci­té et sou­te­nu par l’Esprit Saint, garan­tit le peuple de Dieu de l’er­reur, lors­qu’elle « apporte aux véri­tés concer­nant la foi et les mœurs un consen­te­ment universel »

Devant l’at­té­nua­tion pro­gres­sive dans les consciences et dans la socié­té de la per­cep­tion de l’illi­céi­té morale abso­lue et grave de la sup­pres­sion directe de toute vie humaine inno­cente, spé­cia­le­ment à son com­men­ce­ment ou à son terme, le Magistère de l’Eglise a inten­si­fié ses inter­ven­tions pour défendre le carac­tère sacré et invio­lable de la vie humaine. Au Magistère pon­ti­fi­cal, par­ti­cu­liè­re­ment insis­tant, s’est tou­jours uni le magis­tère épis­co­pal, avec des docu­ments doc­tri­naux et pas­to­raux nom­breux et impor­tants, soit des Conférences épis­co­pales, soit d’é­vêques indi­vi­duel­le­ment, sans oublier l’in­ter­ven­tion du Concile Vatican II, forte et inci­sive dans sa brièveté.

Par consé­quent, avec l’au­to­ri­té confé­rée par le Christ à Pierre et à ses Successeurs, en com­mu­nion avec tous les évêques de l’Eglise catho­lique, je confirme que tuer direc­te­ment et volon­tai­re­ment un être humain inno­cent est tou­jours gra­ve­ment immo­ral. Cette doc­trine, fon­dée sur la loi non écrite que tout homme découvre dans son cœur à la lumière de la rai­son (cf. Rm 2, 14–15), est réaf­fir­mée par la Sainte Ecriture, trans­mise par la Tradition de l’Église et ensei­gnée par le Magistère ordi­naire et universel.

La déci­sion déli­bé­rée de pri­ver un être humain inno­cent de sa vie est tou­jours mau­vaise du point de vue moral et ne peut jamais être licite, ni comme fin, ni comme moyen en vue d’une fin bonne. En effet, c’est une grave déso­béis­sance à la loi morale, plus encore à Dieu lui-​même, qui en est l’au­teur et le garant ; cela contre­dit les ver­tus fon­da­men­tales de la jus­tice et de la cha­ri­té. « Rien ni per­sonne ne peut auto­ri­ser que l’on donne la mort à un être humain inno­cent, fœtus ou embryon, enfant ou adulte, vieillard, malade incu­rable ou ago­ni­sant. Personne ne peut deman­der ce geste homi­cide pour soi ou pour un autre confié à sa res­pon­sa­bi­li­té, ni même y consen­tir, expli­ci­te­ment ou non. Aucune auto­ri­té ne peut légi­ti­me­ment l’im­po­ser, ni même l’autoriser ».

En ce qui concerne le droit à la vie, tout être humain inno­cent est abso­lu­ment égal à tous les autres. Cette éga­li­té est la base de tous les rap­ports sociaux authen­tiques qui, pour être vrai­ment tels, ne peuvent pas ne pas être fon­dés sur la véri­té et sur la jus­tice, recon­nais­sant et défen­dant chaque homme et chaque femme comme une per­sonne et non comme une chose dont on peut dis­po­ser. Par rap­port à la norme morale qui inter­dit la sup­pres­sion directe d’un être humain inno­cent, « il n’y a de pri­vi­lège ni d’ex­cep­tion pour per­sonne. Que l’on soit le maître du monde ou le der­nier des « misé­rables » sur la face de la terre, cela ne fait aucune dif­fé­rence : devant les exi­gences morales, nous sommes tous abso­lu­ment égaux ».

« J’étais encore inache­vé, tes yeux me voyaient » (Ps 139 138, 16): le crime abo­mi­nable de l’avortement

58. Parmi tous les crimes que l’homme peut accom­plir contre la vie, l’a­vor­te­ment pro­vo­qué pré­sente des carac­té­ris­tiques qui le rendent par­ti­cu­liè­re­ment grave et condam­nable. Le deuxième Concile du Vatican le défi­nit comme « un crime abo­mi­nable », en même temps que l’infanticide.

Mais aujourd’­hui, dans la conscience de nom­breuses per­sonnes, la per­cep­tion de sa gra­vi­té s’est pro­gres­si­ve­ment obs­cur­cie. L’acceptation de l’a­vor­te­ment dans les men­ta­li­tés, dans les mœurs et dans la loi elle-​même est un signe élo­quent d’une crise très dan­ge­reuse du sens moral, qui devient tou­jours plus inca­pable de dis­tin­guer entre le bien et le mal, même lorsque le droit fon­da­men­tal à la vie est en jeu. Devant une situa­tion aus­si grave, le cou­rage de regar­der la véri­té en face et d’appe­ler les choses par leur nom est plus que jamais néces­saire, sans céder à des com­pro­mis par faci­li­té ou à la ten­ta­tion de s’a­bu­ser soi-​même. A ce pro­pos, le reproche du Prophète reten­tit de manière caté­go­rique : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres » (Is 5, 20). Précisément dans le cas de l’a­vor­te­ment, on observe le déve­lop­pe­ment d’une ter­mi­no­lo­gie ambi­guë, comme celle d”« inter­rup­tion de gros­sesse », qui tend à en cacher la véri­table nature et à en atté­nuer la gra­vi­té dans l’o­pi­nion publique. Ce phé­no­mène lin­guis­tique est sans doute lui-​même le symp­tôme d’un malaise éprou­vé par les consciences. Mais aucune parole ne réus­sit à chan­ger la réa­li­té des choses : l’a­vor­te­ment pro­vo­qué est le meurtre déli­bé­ré et direct, quelle que soit la façon dont il est effec­tué, d’un être humain dans la phase ini­tiale de son exis­tence, située entre la concep­tion et la naissance.

La gra­vi­té morale de l’a­vor­te­ment pro­vo­qué appa­raît dans toute sa véri­té si l’on recon­naît qu’il s’a­git d’un homi­cide et, en par­ti­cu­lier, si l’on consi­dère les cir­cons­tances spé­ci­fiques qui le qua­li­fient. Celui qui est sup­pri­mé est un être humain qui com­mence à vivre, c’est-​à-​dire l’être qui est, dans l’ab­so­lu, le plus inno­cent qu’on puisse ima­gi­ner : jamais il ne pour­rait être consi­dé­ré comme un agres­seur, encore moins un agres­seur injuste ! Il est faible, sans défense, au point d’être pri­vé même du plus infime moyen de défense, celui de la force implo­rante des gémis­se­ments et des pleurs du nouveau-​né. Il est entiè­re­ment confié à la pro­tec­tion et aux soins de celle qui le porte dans son sein. Et pour­tant, par­fois, c’est pré­ci­sé­ment elle, la mère, qui en décide et en demande la sup­pres­sion et qui va jus­qu’à la provoquer.

Il est vrai que de nom­breuses fois le choix de l’a­vor­te­ment revêt pour la mère un carac­tère dra­ma­tique et dou­lou­reux, lorsque la déci­sion de se défaire du fruit de la concep­tion n’est pas prise pour des rai­sons pure­ment égoïstes et de faci­li­té, mais parce que l’on vou­drait sau­ve­gar­der des biens impor­tants, comme la san­té ou un niveau de vie décent pour les autres membres de la famille. Parfois, on craint pour l’en­fant à naître des condi­tions de vie qui font pen­ser qu’il serait mieux pour lui de ne pas naître. Cependant, ces rai­sons et d’autres sem­blables, pour graves et dra­ma­tiques qu’elles soient, ne peuvent jamais jus­ti­fier la sup­pres­sion déli­bé­rée d’un être humain innocent.

59. Pour déci­der de la mort de l’en­fant non encore né, aux côtés de la mère, se trouvent sou­vent d’autres per­sonnes. Avant tout, le père de l’en­fant peut être cou­pable, non seule­ment lors­qu’il pousse expres­sé­ment la femme à l’a­vor­te­ment, mais aus­si lors­qu’il favo­rise indi­rec­te­ment sa déci­sion, parce qu’il la laisse seule face aux pro­blèmes posés par la gros­sesse : de cette manière, la famille est mor­tel­le­ment bles­sée et pro­fa­née dans sa nature de com­mu­nau­té d’a­mour et dans sa voca­tion à être « sanc­tuaire de la vie ». On ne peut pas non plus pas­ser sous silence les sol­li­ci­ta­tions qui pro­viennent par­fois du cercle fami­lial plus large et des amis. Fréquemment, la femme est sou­mise à des pres­sions tel­le­ment fortes qu’elle se sent psy­cho­lo­gi­que­ment contrainte à consen­tir à l’a­vor­te­ment : sans aucun doute, dans ce cas, la res­pon­sa­bi­li­té morale pèse par­ti­cu­liè­re­ment sur ceux qui l’ont for­cée à avor­ter, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment. De même les méde­cins et le per­son­nel de san­té sont res­pon­sables, quand ils mettent au ser­vice de la mort les com­pé­tences acquises pour pro­mou­voir la vie.

Mais la res­pon­sa­bi­li­té incombe aus­si aux légis­la­teurs, qui ont pro­mu et approu­vé des lois en faveur de l’a­vor­te­ment et, dans la mesure où cela dépend d’eux, aux admi­nis­tra­teurs des struc­tures de soins uti­li­sées pour effec­tuer les avor­te­ments. Une res­pon­sa­bi­li­té glo­bale tout aus­si grave pèse sur ceux qui ont favo­ri­sé la dif­fu­sion d’une men­ta­li­té de per­mis­si­vi­té sexuelle et de mépris de la mater­ni­té, comme sur ceux qui auraient dû enga­ger — et qui ne l’ont pas fait — des poli­tiques fami­liales et sociales effi­caces pour sou­te­nir les familles, spé­cia­le­ment les familles nom­breuses ou celles qui ont des dif­fi­cul­tés éco­no­miques et édu­ca­tives par­ti­cu­lières. On ne peut enfin sous-​estimer le réseau de com­pli­ci­tés qui se déve­loppe, jus­qu’à asso­cier des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, des fon­da­tions et des asso­cia­tions qui luttent sys­té­ma­ti­que­ment pour la léga­li­sa­tion et pour la dif­fu­sion de l’a­vor­te­ment dans le monde. Dans ce sens, l’a­vor­te­ment dépasse la res­pon­sa­bi­li­té des indi­vi­dus et le dom­mage qui leur est cau­sé, et il prend une dimen­sion for­te­ment sociale : c’est une bles­sure très grave por­tée à la socié­té et à sa culture de la part de ceux qui devraient en être les construc­teurs et les défen­seurs. Comme je l’ai écrit dans ma Lettre aux familles, « nous nous trou­vons en face d’une énorme menace contre la vie, non seule­ment d’in­di­vi­dus, mais de la civi­li­sa­tion tout entière ». Nous nous trou­vons en face de ce qui peut être défi­ni comme une « struc­ture de péché » contre la vie humaine non encore née.

60. Certains tentent de jus­ti­fier l’a­vor­te­ment en sou­te­nant que le fruit de la concep­tion, au moins jus­qu’à un cer­tain nombre de jours, ne peut pas être encore consi­dé­ré comme une vie humaine per­son­nelle. En réa­li­té, « dès que l’o­vule est fécon­dé, se trouve inau­gu­rée une vie qui n’est celle ni du père ni de la mère, mais d’un nou­vel être humain qui se déve­loppe pour lui-​même. Il ne sera jamais ren­du humain s’il ne l’est pas dès lors. A cette évi­dence de tou­jours, …la science géné­tique moderne apporte de pré­cieuses confir­ma­tions. Elle a mon­tré que dès le pre­mier ins­tant se trouve fixé le pro­gramme de ce que sera ce vivant : une per­sonne, cette per­sonne indi­vi­duelle avec ses notes carac­té­ris­tiques déjà bien déter­mi­nées. Dès la fécon­da­tion, est com­men­cée l’a­ven­ture d’une vie humaine dont cha­cune des grandes capa­ci­tés demande du temps pour se mettre en place et se trou­ver prête à agir ». Même si la pré­sence d’une âme spi­ri­tuelle ne peut être consta­tée par aucun moyen expé­ri­men­tal, les conclu­sions de la science sur l’embryon humain four­nissent « une indi­ca­tion pré­cieuse pour dis­cer­ner ration­nel­le­ment une pré­sence per­son­nelle dès cette pre­mière appa­ri­tion d’une vie humaine : com­ment un indi­vi­du humain ne serait-​il pas une per­sonne humaine ? ».

D’ailleurs, l’en­jeu est si impor­tant que, du point de vue de l’o­bli­ga­tion morale, la seule pro­ba­bi­li­té de se trou­ver en face d’une per­sonne suf­fi­rait à jus­ti­fier la plus nette inter­dic­tion de toute inter­ven­tion condui­sant à sup­pri­mer l’embryon humain. Précisément pour ce motif, au-​delà des débats scien­ti­fiques et même des affir­ma­tions phi­lo­so­phiques à pro­pos des­quelles le Magistère ne s’est pas expres­sé­ment enga­gé, l’Eglise a tou­jours ensei­gné, et enseigne encore, qu’au fruit de la géné­ra­tion humaine, depuis le pre­mier moment de son exis­tence, doit être garan­ti le res­pect incon­di­tion­nel qui est mora­le­ment dû à l’être humain dans sa tota­li­té et dans son uni­té cor­po­relle et spi­ri­tuelle : « L’être humain doit être res­pec­té et trai­té comme une per­sonne dès sa concep­tion, et donc dès ce moment on doit lui recon­naître les droits de la per­sonne, par­mi les­quels en pre­mier lieu le droit invio­lable de tout être humain inno­cent à la vie ».

61. Les textes de la Sainte Ecriture, qui ne parlent jamais d’a­vor­te­ment volon­taire et donc ne com­portent pas de condam­na­tions directes et spé­ci­fiques à ce sujet, mani­festent une telle consi­dé­ra­tion pour l’être humain dans le sein mater­nel, que cela exige comme consé­quence logique qu’à lui aus­si s’é­tend le com­man­de­ment de Dieu : « Tu ne tue­ras pas ».

La vie humaine est sacrée et invio­lable dans tous les moments de son exis­tence, même dans le moment ini­tial qui pré­cède la nais­sance. Depuis le sein mater­nel, l’homme appar­tient à Dieu qui scrute et connaît tout, qui l’a for­mé et façon­né de ses mains, qui le voit alors qu’il n’est encore que petit embryon informe et qui entre­voit en lui l’a­dulte qu’il sera demain, dont les jours sont comp­tés et dont la voca­tion est déjà consi­gnée dans le « livre de vie » (cf. Ps 139 138, 1. 13–16). Là aus­si, lors­qu’il est encore dans le sein mater­nel — comme de nom­breux textes bibliques en témoignent —, l’homme est l’ob­jet le plus per­son­nel de la pro­vi­dence amou­reuse et pater­nelle de Dieu.

Des ori­gines à nos jours — comme le montre bien la Déclaration publiée sur ce sujet par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi —, la Tradition chré­tienne est claire et una­nime pour qua­li­fier l’a­vor­te­ment de désordre moral par­ti­cu­liè­re­ment grave. Depuis le moment où elle s’est affron­tée au monde gréco-​romain, dans lequel l’a­vor­te­ment et l’in­fan­ti­cide étaient des pra­tiques cou­rantes, la pre­mière com­mu­nau­té chré­tienne s’est oppo­sée radi­ca­le­ment, par sa doc­trine et dans sa conduite, aux mœurs répan­dues dans cette socié­té, comme le montre bien la Didachè, déjà citée. Parmi les écri­vains ecclé­sias­tiques du monde grec, Athénagore rap­pelle que les chré­tiens consi­dèrent comme homi­cides les femmes qui ont recours à des moyens abor­tifs, car même si les enfants sont encore dans le sein de leur mère, « Dieu a soin d’eux ». Parmi les latins, Tertullien affirme : « C’est un homi­cide anti­ci­pé que d’empêcher de naître et peu importe qu’on arrache l’âme déjà née ou qu’on la détruise au moment où elle naît. C’est un homme déjà ce qui doit deve­nir un homme ».

A tra­vers son his­toire déjà bimil­lé­naire, cette même doc­trine a été constam­ment ensei­gnée par les Pères de l’Eglise, par les Pasteurs et les Docteurs. Même les dis­cus­sions de carac­tère scien­ti­fique et phi­lo­so­phique à pro­pos du moment pré­cis de l’in­fu­sion de l’âme spi­ri­tuelle n’ont jamais com­por­té la moindre hési­ta­tion quant à la condam­na­tion morale de l’avortement.

62. Plus récem­ment, le Magistère pon­ti­fi­cal a repris cette doc­trine com­mune avec une grande vigueur. En par­ti­cu­lier, Pie XI, dans l’en­cy­clique Casti connu­bii, a repous­sé les pré­ten­dues jus­ti­fi­ca­tions de l’a­vor­te­ment ; Pie XII a exclu tout avor­te­ment direct, c’est-​à-​dire tout acte qui tend direc­te­ment à détruire la vie humaine non encore née, « que cette des­truc­tion soit enten­due comme une fin ou seule­ment comme un moyen en vue de la fin » ; Jean XXIII a réaf­fir­mé que la vie humaine est sacrée, puisque « dès son ori­gine, elle requiert l’ac­tion créa­trice de Dieu ». Comme cela a déjà été rap­pe­lé, le deuxième Concile du Vatican a condam­né l’a­vor­te­ment avec une grande sévé­ri­té : « La vie doit donc être sau­ve­gar­dée avec un soin extrême dès la concep­tion : l’a­vor­te­ment et l’in­fan­ti­cide sont des crimes abominables ».

Depuis les pre­miers siècles, la dis­ci­pline cano­nique de l’Eglise a frap­pé de sanc­tions pénales ceux qui se souillaient par la faute de l’a­vor­te­ment, et cette pra­tique, avec des peines plus ou moins graves, a été confir­mée aux dif­fé­rentes époques de l’his­toire. Le Code de Droit cano­nique de 1917 pres­cri­vait pour l’a­vor­te­ment la peine de l’ex­com­mu­ni­ca­tion. La légis­la­tion cano­nique réno­vée se situe dans cette ligne quand elle déclare que celui « qui pro­cure un avor­te­ment, si l’ef­fet s’en­suit, encourt l’ex­com­mu­ni­ca­tion latæ sen­ten­tiæ », c’est-​à-​dire auto­ma­tique. L’excommunication frappe tous ceux qui com­mettent ce crime en connais­sant la peine encou­rue, y com­pris donc aus­si les com­plices sans les­quels sa réa­li­sa­tion n’au­rait pas été pos­sible : par la confir­ma­tion de cette sanc­tion, l’Eglise désigne ce crime comme un des plus graves et des plus dan­ge­reux, pous­sant ain­si ceux qui le com­mettent à retrou­ver rapi­de­ment le che­min de la conver­sion. En effet, dans l’Église, la peine de l’ex­com­mu­ni­ca­tion a pour but de rendre plei­ne­ment conscient de la gra­vi­té d’un péché par­ti­cu­lier et de favo­ri­ser donc une conver­sion et une péni­tence adéquates.

Devant une pareille una­ni­mi­té de la tra­di­tion doc­tri­nale et dis­ci­pli­naire de l’Eglise, Paul VI a pu décla­rer que cet ensei­gne­ment n’a jamais chan­gé et est immuable. C’est pour­quoi, avec l’au­to­ri­té confé­rée par le Christ à Pierre et à ses suc­ces­seurs, en com­mu­nion avec les Evêques — qui ont condam­né l’a­vor­te­ment à dif­fé­rentes reprises et qui, en réponse à la consul­ta­tion pré­cé­dem­ment men­tion­née, même dis­per­sés dans le monde, ont expri­mé una­ni­me­ment leur accord avec cette doc­trine —, je déclare que l’a­vor­te­ment direct, c’est-​à-​dire vou­lu comme fin ou comme moyen, consti­tue tou­jours un désordre moral grave, en tant que meurtre déli­bé­ré d’un être humain inno­cent. Cette doc­trine est fon­dée sur la loi natu­relle et sur la Parole de Dieu écrite ; ella est trans­mise par la Tradition de l’Eglise et ensei­gnée par le Magistère ordi­naire et universel.

Aucune cir­cons­tance, aucune fina­li­té, aucune loi au monde ne pour­ra jamais rendre licite un acte qui est intrin­sè­que­ment illi­cite, parce que contraire à la Loi de Dieu, écrite dans le cœur de tout homme, dis­cer­nable par la rai­son elle-​même et pro­cla­mée par l’Eglise.

63. L’évaluation morale de l’a­vor­te­ment est aus­si à appli­quer aux formes récentes d’inter­ven­tion sur les embryons humains qui, bien que pour­sui­vant des buts en soi légi­times, en com­portent inévi­ta­ble­ment le meurtre. C’est le cas de l’ex­pé­ri­men­ta­tion sur les embryons, qui se répand de plus en plus dans le domaine de la recherche bio­mé­di­cale, et qui est léga­le­ment admise dans cer­tains Etats. Si « on doit consi­dé­rer comme licites les inter­ven­tions sur l’embryon humain, à condi­tion qu’elles res­pectent la vie et l’in­té­gri­té de l’embryon et qu’elles ne com­portent pas pour lui de risques dis­pro­por­tion­nés, mais qu’elles visent à sa gué­ri­son, à l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de san­té, ou à sa sur­vie indi­vi­duelle », on doit au contraire affir­mer que l’u­ti­li­sa­tion des embryons ou des fœtus humains comme objets d’ex­pé­ri­men­ta­tion consti­tue un crime contre leur digni­té d’êtres humains, qui ont droit à un res­pect égal à celui dû à l’en­fant déjà né et à toute personne.

La même condam­na­tion morale concerne aus­si le pro­cé­dé qui exploite les embryons et les fœtus humains encore vivants — par­fois « pro­duits » pré­ci­sé­ment à cette fin par fécon­da­tion in vitro —, soit comme « maté­riel bio­lo­gique » à uti­li­ser, soit comme don­neurs d’or­ganes ou de tis­sus à trans­plan­ter pour le trai­te­ment de cer­taines mala­dies. En réa­li­té, tuer des créa­tures humaines inno­centes, même si c’est à l’a­van­tage d’autres, consti­tue un acte abso­lu­ment inacceptable.

On doit accor­der une atten­tion par­ti­cu­lière à l’é­va­lua­tion morale des tech­niques de diag­nos­tic pré­na­tal, qui per­mettent de mettre en évi­dence de manière pré­coce d’é­ven­tuelles ano­ma­lies de l’en­fant à naître. En effet, à cause de la com­plexi­té de ces tech­niques, cette éva­lua­tion doit être faite avec beau­coup de soin et une grande rigueur. Ces tech­niques sont mora­le­ment licites lors­qu’elles ne com­portent pas de risques dis­pro­por­tion­nés pour l’en­fant et pour la mère, et qu’elles sont ordon­nées à rendre pos­sible une thé­ra­pie pré­coce ou encore à favo­ri­ser une accep­ta­tion sereine et consciente de l’en­fant à naître. Cependant, du fait que les pos­si­bi­li­tés de soins avant la nais­sance sont aujourd’­hui encore réduites, il arrive fré­quem­ment que ces tech­niques soient mises au ser­vice d’une men­ta­li­té eugé­nique, qui accepte l’a­vor­te­ment sélec­tif pour empê­cher la nais­sance d’en­fants affec­tés de dif­fé­rents types d’a­no­ma­lies. Une pareille men­ta­li­té est igno­mi­nieuse et tou­jours répré­hen­sible, parce qu’elle pré­tend mesu­rer la valeur d’une vie humaine seule­ment selon des para­mètres de « nor­ma­li­té » et de bien-​être phy­sique, ouvrant ain­si la voie à la légi­ti­ma­tion de l’in­fan­ti­cide et de l’euthanasie.

En réa­li­té, cepen­dant, le cou­rage et la séré­ni­té avec les­quels un grand nombre de nos frères, affec­tés de graves infir­mi­tés, mènent leur exis­tence quand ils sont accep­tés et aimés par nous, consti­tuent un témoi­gnage par­ti­cu­liè­re­ment puis­sant des valeurs authen­tiques qui carac­té­risent la vie et qui la rendent pré­cieuse pour soi et pour les autres, même dans des condi­tions dif­fi­ciles. L’Eglise est proche des époux qui, avec une grande angoisse et une grande souf­france, acceptent d’ac­cueillir les enfants gra­ve­ment han­di­ca­pés ; elle est aus­si recon­nais­sante à toutes les familles qui, par l’a­dop­tion, accueillent les enfants qui ont été aban­don­nés par leurs parents, en rai­son d’in­fir­mi­tés ou de maladies.

« C’est moi qui fais mou­rir et qui fais vivre » (Dt 32, 39): le drame de l’euthanasie

64. Au terme de l’exis­tence, l’homme se trouve pla­cé en face du mys­tère de la mort. En rai­son des pro­grès de la méde­cine et dans un contexte cultu­rel sou­vent fer­mé à la trans­cen­dance, l’ex­pé­rience de la mort pré­sente actuel­le­ment cer­tains aspects nou­veaux. En effet, lorsque pré­vaut la ten­dance à n’ap­pré­cier la vie que dans la mesure où elle apporte du plai­sir et du bien-​être, la souf­france appa­raît comme un échec insup­por­table dont il faut se libé­rer à tout prix. La mort, tenue pour « absurde » si elle inter­rompt sou­dai­ne­ment une vie encore ouverte à un ave­nir riche d’ex­pé­riences inté­res­santes à faire, devient au contraire une « libé­ra­tion reven­di­quée » quand l’exis­tence est consi­dé­rée comme dépour­vue de sens dès lors qu’elle est plon­gée dans la dou­leur et inexo­ra­ble­ment vouée à des souf­frances de plus en plus aiguës.

En outre, en refu­sant ou en oubliant son rap­port fon­da­men­tal avec Dieu, l’homme pense être pour lui-​même cri­tère et norme, et il estime aus­si avoir le droit de deman­der à la socié­té de lui garan­tir la pos­si­bi­li­té et les moyens de déci­der de sa vie dans une pleine et totale auto­no­mie. C’est en par­ti­cu­lier l’homme des pays déve­lop­pés qui se com­porte ain­si ; il se sent por­té à cette atti­tude par les pro­grès constants de la méde­cine et de ses tech­niques tou­jours plus avan­cées. Par des pro­cé­dés et des machines extrê­me­ment sophis­ti­qués, la science et la pra­tique médi­cales sont main­te­nant en mesure non seule­ment de résoudre des cas aupa­ra­vant inso­lubles et d’al­lé­ger ou d’é­li­mi­ner la dou­leur, mais encore de main­te­nir et de pro­lon­ger la vie jusque dans des cas d’ex­trême fai­blesse, de réani­mer arti­fi­ciel­le­ment des per­sonnes dont les fonc­tions bio­lo­giques élé­men­taires ont été atteintes par suite de trau­ma­tismes sou­dains et d’in­ter­ve­nir pour rendre dis­po­nibles des organes en vue de leur transplantation.

Dans ce contexte, la ten­ta­tion de l’eutha­na­sie se fait tou­jours plus forte, c’est-​à-​dire la ten­ta­tion de se rendre maître de la mort en la pro­vo­quant par anti­ci­pa­tion et en met­tant fin ain­si « en dou­ceur » à sa propre vie ou à la vie d’au­trui. Cette atti­tude, qui pour­rait paraître logique et humaine, se révèle en réa­li­té absurde et inhu­maine, si on la consi­dère dans toute sa pro­fon­deur. Nous sommes là devant l’un des symp­tômes les plus alar­mants de la « culture de mort », laquelle pro­gresse sur­tout dans les socié­tés du bien-​être, carac­té­ri­sées par une men­ta­li­té uti­li­ta­riste qui fait appa­raître très lourd et insup­por­table le nombre crois­sant des per­sonnes âgées et dimi­nuées. Celles-​ci sont très sou­vent sépa­rées de leur famille et de la socié­té, qui s’or­ga­nisent presque exclu­si­ve­ment en fonc­tion de cri­tères d’ef­fi­ca­ci­té pro­duc­tive, selon les­quels une inca­pa­ci­té irré­ver­sible prive une vie de toute valeur.

65. Pour por­ter un juge­ment moral cor­rect sur l’eu­tha­na­sie, il faut avant tout la défi­nir clai­re­ment. Par eutha­na­sie au sens strict, on doit entendre une action ou une omis­sion qui, de soi et dans l’in­ten­tion, donne la mort afin de sup­pri­mer ain­si toute dou­leur. « L’euthanasie se situe donc au niveau des inten­tions et à celui des pro­cé­dés employés ».

Il faut dis­tin­guer de l’eu­tha­na­sie la déci­sion de renon­cer à ce qu’on appelle l”« achar­ne­ment thé­ra­peu­tique », c’est-​à-​dire à cer­taines inter­ven­tions médi­cales qui ne conviennent plus à la situa­tion réelle du malade, parce qu’elles sont désor­mais dis­pro­por­tion­nées par rap­port aux résul­tats que l’on pour­rait espé­rer ou encore parce qu’elles sont trop lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situa­tions, lorsque la mort s’an­nonce immi­nente et inévi­table, on peut en conscience « renon­cer à des trai­te­ments qui ne pro­cu­re­raient qu’un sur­sis pré­caire et pénible de la vie, sans inter­rompre pour­tant les soins nor­maux dus au malade en pareil cas ». Il est cer­tain que l’o­bli­ga­tion morale de se soi­gner et de se faire soi­gner existe, mais cette obli­ga­tion doit être confron­tée aux situa­tions concrètes ; c’est-​à-​dire qu’il faut déter­mi­ner si les moyens thé­ra­peu­tiques dont on dis­pose sont objec­ti­ve­ment en pro­por­tion avec les pers­pec­tives d’a­mé­lio­ra­tion. Le renon­ce­ment à des moyens extra­or­di­naires ou dis­pro­por­tion­nés n’est pas équi­valent au sui­cide ou à l’eu­tha­na­sie ; il tra­duit plu­tôt l’ac­cep­ta­tion de la condi­tion humaine devant la mort.

Dans la méde­cine moderne, ce qu’on appelle les « soins pal­lia­tifs » prend une par­ti­cu­lière impor­tance ; ces soins sont des­ti­nés à rendre la souf­france plus sup­por­table dans la phase finale de la mala­die et à rendre pos­sible en même temps pour le patient un accom­pa­gne­ment humain appro­prié. Dans ce cadre se situe, entre autres, le pro­blème de la licéi­té du recours aux divers types d’a­nal­gé­siques et de séda­tifs pour sou­la­ger la dou­leur du malade, lorsque leur usage com­porte le risque d’a­bré­ger sa vie. De fait, si l’on peut juger digne d’é­loge la per­sonne qui accepte volon­tai­re­ment de souf­frir en renon­çant à des inter­ven­tions anti-​douleur pour gar­der toute sa luci­di­té et, si elle est croyante, pour par­ti­ci­per de manière consciente à la Passion du Seigneur, un tel com­por­te­ment « héroïque » ne peut être consi­dé­ré comme un devoir pour tous. Pie XII avait déjà décla­ré qu’il est licite de sup­pri­mer la dou­leur au moyen de nar­co­tiques, même avec pour effet d’a­moin­drir la conscience et d’a­bré­ger la vie, « s’il n’existe pas d’autres moyens, et si, dans les cir­cons­tances don­nées, cela n’empêche pas l’ac­com­plis­se­ment d’autres devoirs reli­gieux et moraux ». Dans ce cas, en effet, la mort n’est pas vou­lue ou recher­chée, bien que pour des motifs rai­son­nables on en courre le risque : on veut sim­ple­ment atté­nuer la dou­leur de manière effi­cace en recou­rant aux anal­gé­siques dont la méde­cine per­met de dis­po­ser. Toutefois, « il ne faut pas, sans rai­sons graves, pri­ver le mou­rant de la conscience de soi » : à l’ap­proche de la mort, les hommes doivent être en mesure de pou­voir satis­faire à leurs obli­ga­tions morales et fami­liales, et ils doivent sur­tout pou­voir se pré­pa­rer en pleine conscience à leur ren­contre défi­ni­tive avec Dieu.

Ces dis­tinc­tions étant faites, en confor­mi­té avec le Magistère de mes Prédécesseurs et en com­mu­nion avec les Evêques de l’Eglise catho­lique, je confirme que l’eu­tha­na­sie est une grave vio­la­tion de la Loi de Dieu, en tant que meurtre déli­bé­ré mora­le­ment inac­cep­table d’une per­sonne humaine. Cette doc­trine est fon­dée sur la loi natu­relle et sur la Parole de Dieu écrite ; elle est trans­mise par la Tradition de l’Eglise et ensei­gnée par le Magistère ordi­naire et universel.

Une telle pra­tique com­porte, sui­vant les cir­cons­tances, la malice propre au sui­cide ou à l’homicide.

66. Or, le sui­cide est tou­jours mora­le­ment inac­cep­table, au même titre que l’ho­mi­cide. La tra­di­tion de l’Eglise l’a tou­jours refu­sé, le consi­dé­rant comme un choix gra­ve­ment mau­vais. Bien que cer­tains condi­tion­ne­ments psy­cho­lo­giques, cultu­rels et sociaux puissent por­ter à accom­plir un geste qui contre­dit aus­si radi­ca­le­ment l’in­cli­na­tion innée de cha­cun à la vie, atté­nuant ou sup­pri­mant la res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle, le sui­cide, du point de vue objec­tif, est un acte gra­ve­ment immo­ral, parce qu’il com­porte le refus de l’a­mour envers soi-​même et le renon­ce­ment aux devoirs de jus­tice et de cha­ri­té envers le pro­chain, envers les dif­fé­rentes com­mu­nau­tés dont on fait par­tie et envers la socié­té dans son ensemble. En son prin­cipe le plus pro­fond, il consti­tue un refus de la sou­ve­rai­ne­té abso­lue de Dieu sur la vie et sur la mort, telle que la pro­cla­mait la prière de l’an­tique sage d’Israël : « C’est toi qui as pou­voir sur la vie et sur la mort, qui fais des­cendre aux portes de l’Hadès et en fais remon­ter » (Sg 16, 13 ; cf. Tb 13, 2).

Partager l’in­ten­tion sui­ci­daire d’une autre per­sonne et l’ai­der à la réa­li­ser, par ce qu’on appelle le « sui­cide assis­té », signi­fie que l’on se fait col­la­bo­ra­teur, et par­fois soi-​même acteur, d’une injus­tice qui ne peut jamais être jus­ti­fiée, même si cela répond à une demande. « Il n’est jamais licite — écrit saint Augustin avec une sur­pre­nante actua­li­té — de tuer un autre, même s’il le vou­lait, et plus encore s’il le deman­dait parce que, sus­pen­du entre la vie et la mort, il sup­plie d’être aidé à libé­rer son âme qui lutte contre les liens du corps et désire s’en déta­cher ; même si le malade n’é­tait plus en état de vivre cela n’est pas licite ». Alors même que le motif n’est pas le refus égoïste de por­ter la charge de l’exis­tence de celui qui souffre, on doit dire de l’eu­tha­na­sie qu’elle est une fausse pitié, et plus encore une inquié­tante « per­ver­sion » de la pitié : en effet, la vraie « com­pas­sion » rend soli­daire de la souf­france d’au­trui, mais elle ne sup­prime pas celui dont on ne peut sup­por­ter la souf­france. Le geste de l’eu­tha­na­sie paraît d’au­tant plus une per­ver­sion qu’il est accom­pli par ceux qui — comme la famille — devraient assis­ter leur proche avec patience et avec amour, ou par ceux qui, en rai­son de leur pro­fes­sion, comme les méde­cins, devraient pré­ci­sé­ment soi­gner le malade même dans les condi­tions de fin de vie les plus pénibles.

Le choix de l’eu­tha­na­sie devient plus grave lors­qu’il se défi­nit comme un homi­cide que des tiers pra­tiquent sur une per­sonne qui ne l’a aucu­ne­ment deman­dé et qui n’y a jamais don­né aucun consen­te­ment. On atteint ensuite le som­met de l’ar­bi­traire et de l’in­jus­tice lorsque cer­taines per­sonnes, méde­cins ou légis­la­teurs, s’ar­rogent le pou­voir de déci­der qui doit vivre et qui doit mou­rir. Cela repro­duit la ten­ta­tion de l’Eden : deve­nir comme Dieu, « connaître le bien et le mal » (cf. Gn 3, 5). Mais Dieu seul a le pou­voir de faire mou­rir et de faire vivre : « C’est moi qui fais mou­rir et qui fais vivre » (Dt 32, 39 ; cf. 2 R 5, 7 ; 1 S 2, 6). Il fait tou­jours usage de ce pou­voir selon un des­sein de sagesse et d’a­mour, et seule­ment ain­si. Quand l’homme usurpe ce pou­voir, domi­né par une logique insen­sée et égoïste, l’u­sage qu’il en fait le conduit inévi­ta­ble­ment à l’in­jus­tice et à la mort. La vie du plus faible est alors mise entre les mains du plus fort ; dans la socié­té, on perd le sens de la jus­tice et l’on mine à sa racine la confiance mutuelle, fon­de­ment de tout rap­port vrai entre les personnes.

67. Tout autre est au contraire la voie de l’a­mour et de la vraie pitié, que notre com­mune huma­ni­té requiert et que la foi au Christ Rédempteur, mort et res­sus­ci­té, éclaire de nou­velles moti­va­tions. La demande qui monte du cœur de l’homme dans sa suprême confron­ta­tion avec la souf­france et la mort, spé­cia­le­ment quand il est ten­té de se ren­fer­mer dans le déses­poir et presque de s’y anéan­tir, est sur­tout une demande d’ac­com­pa­gne­ment, de soli­da­ri­té et de sou­tien dans l’é­preuve. C’est un appel à l’aide pour conti­nuer d’es­pé­rer, lorsque tous les espoirs humains dis­pa­raissent. Ainsi que nous l’a rap­pe­lé le Concile Vatican II, « c’est en face de la mort que l’é­nigme de la condi­tion humaine atteint son som­met » pour l’homme ; et pour­tant « c’est par une ins­pi­ra­tion juste de son cœur qu’il rejette et refuse cette ruine totale et ce défi­ni­tif échec de sa per­sonne. Le germe d’é­ter­ni­té qu’il porte en lui, irré­duc­tible à la seule matière, s’in­surge contre la mort ».

Cette répul­sion natu­relle devant la mort est éclai­rée et ce germe d’es­pé­rance en l’im­mor­ta­li­té est accom­pli par la foi chré­tienne, qui pro­met et per­met de par­ti­ci­per à la vic­toire du Christ res­sus­ci­té, la vic­toire de Celui qui, par sa mort rédemp­trice, a libé­ré l’homme de la mort, rétri­bu­tion du péché (cf. Rm 6, 23), et lui a don­né l’Esprit, gage de résur­rec­tion et de vie (cf. Rm 8, 11). La cer­ti­tude de l’im­mor­ta­li­té future et l’es­pé­rance de la résur­rec­tion pro­mise pro­jettent une lumière nou­velle sur le mys­tère de la souf­france et de la mort ; elles mettent au cœur du croyant une force extra­or­di­naire pour s’en remettre au des­sein de Dieu.

L’Apôtre Paul a tra­duit cette concep­tion nou­velle sous la forme de l’ap­par­te­nance radi­cale au Seigneur, qui concerne l’homme dans toutes les situa­tions : « Nul d’entre nous ne vit pour soi- même, comme nul ne meurt pour soi-​même ; si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et si nous mou­rons, nous mou­rons pour le Seigneur. Donc, dans la vie comme dans la mort, nous appar­te­nons au Seigneur » (Rm 14, 7–8). Mourir pour le Seigneur signi­fie vivre sa mort comme un acte suprême d’o­béis­sance au Père (cf. Ph 2, 8), en accep­tant de l’ac­cueillir à l”« heure » vou­lue et choi­sie par lui (cf. Jn 13, 1), qui seul peut dire quand est ache­vé notre che­min ter­restre. Vivre pour le Seigneur signi­fie aus­si recon­naître que la souf­france, demeu­rant en elle-​même un mal et une épreuve, peut tou­jours deve­nir une source de bien. Elle le devient si elle est vécue par amour et avec amour, comme par­ti­ci­pa­tion à la souf­france même du Christ cru­ci­fié, par don gra­tuit de Dieu et par choix per­son­nel libre. Ainsi, celui qui vit sa souf­france dans le Seigneur lui est plus plei­ne­ment confor­mé (cf. Ph 3, 10 ; 1 P 2, 21) et est inti­me­ment asso­cié à son œuvre rédemp­trice pour l’Eglise et pour l’hu­ma­ni­té. C’est là l’ex­pé­rience de l’Apôtre que toute per­sonne qui souffre est appe­lée à revivre : « Je trouve ma joie dans les souf­frances que j’en­dure pour vous, et je com­plète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Eglise » (Col 1, 24).

« Il faut obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29): la loi civile et la loi morale

68. L’un des aspects carac­té­ris­tiques des atten­tats actuels contre la vie humaine — ain­si qu’on l’a déjà dit à plu­sieurs reprises — est la ten­dance à exi­ger leur légi­ti­ma­tion juri­dique, comme si c’é­taient des droits que l’Etat, au moins à cer­taines condi­tions, devait recon­naître aux citoyens ; et, par consé­quent, c’est aus­si la ten­dance à pré­tendre user de ces droits avec l’as­sis­tance sûre et gra­tuite des méde­cins et du per­son­nel de santé.

Bien sou­vent, on consi­dère que la vie de celui qui n’est pas encore né ou de celui qui est gra­ve­ment han­di­ca­pé n’est qu’un bien rela­tif : selon une logique des pro­por­tion­na­li­tés ou de pure arith­mé­tique, elle devrait être com­pa­rée avec d’autres biens et éva­luée en consé­quence. Et l’on estime aus­si que seul celui qui est pla­cé dans une situa­tion concrète et s’y trouve per­son­nel­le­ment impli­qué peut effec­tuer une juste pon­dé­ra­tion des biens en jeu ; il en résulte que lui seul pour­rait déci­der de la mora­li­té de son choix. Dans l’in­té­rêt de la convi­via­li­té civile et de l’har­mo­nie sociale, l’État devrait donc res­pec­ter ce choix, au point d’ad­mettre l’a­vor­te­ment et l’euthanasie.

Dans d’autres cir­cons­tances, on consi­dère que la loi civile ne peut exi­ger que tous les citoyens vivent selon un degré de mora­li­té plus éle­vé que celui qu’eux-​mêmes admettent et observent. Dans ces condi­tions, la loi devrait tou­jours reflé­ter l’o­pi­nion et la volon­té de la majo­ri­té des citoyens et, au moins dans cer­tains cas extrêmes, leur recon­naître même le droit à l’a­vor­te­ment et à l’eu­tha­na­sie. Du reste, l’in­ter­dic­tion et la puni­tion de l’a­vor­te­ment et de l’eu­tha­na­sie dans ces cas condui­rait inévi­ta­ble­ment — dit-​on — à un plus grand nombre de pra­tiques illé­gales, les­quelles, d’autre part, ne seraient pas sou­mises au contrôle social indis­pen­sable et seraient effec­tuées sans la sécu­ri­té néces­saire de l’as­sis­tance médi­cale. On se demande, en outre, si défendre une loi concrè­te­ment non appli­cable ne revient pas, en fin de compte, à miner l’au­to­ri­té de toute autre loi.

Enfin, les opi­nions les plus radi­cales en viennent à sou­te­nir que, dans une socié­té moderne et plu­ra­liste, on devrait recon­naître à toute per­sonne la facul­té plei­ne­ment auto­nome de dis­po­ser de sa vie et de la vie de l’être non encore né ; en effet, le choix entre les dif­fé­rentes opi­nions morales n’ap­par­tien­drait pas à la loi et celle-​ci pour­rait encore moins pré­tendre impo­ser l’un de ces choix au détri­ment des autres.

69. En tout cas, dans la culture démo­cra­tique de notre temps, l’o­pi­nion s’est lar­ge­ment répan­due que l’ordre juri­dique d’une socié­té devrait se limi­ter à enre­gis­trer et à rece­voir les convic­tions de la majo­ri­té et que, par consé­quent, il ne devrait repo­ser que sur ce que la majo­ri­té elle-​même recon­naît et vit comme étant moral. Si alors on esti­mait que même une véri­té com­mune et objec­tive est de fait inac­ces­sible, le res­pect de la liber­té des citoyens — ceux-​ci étant consi­dé­rés comme les véri­tables sou­ve­rains dans un régime démo­cra­tique — exi­ge­rait que, au niveau de la légis­la­tion, on recon­naisse l’au­to­no­mie de la conscience des indi­vi­dus et que donc, en éta­blis­sant les normes de toute manière néces­saires à la convi­via­li­té dans la socié­té, on se conforme exclu­si­ve­ment à la volon­té de la majo­ri­té, quelle qu’elle soit. De ce fait, tout homme poli­tique devrait sépa­rer net­te­ment dans son action le domaine de la conscience pri­vée de celui de l’ac­tion politique.

On observe donc deux ten­dances, en appa­rence dia­mé­tra­le­ment oppo­sées. D’une part, les indi­vi­dus reven­diquent pour eux-​mêmes la plus entière auto­no­mie morale de choix et demandent que l’État n’a­dopte et n’im­pose aucune concep­tion de nature éthique, mais qu’il s’en tienne à garan­tir à la liber­té de cha­cun le champ le plus éten­du pos­sible, avec pour seule limi­ta­tion externe de ne pas empié­ter sur le champ de l’au­to­no­mie à laquelle tout autre citoyen a droit éga­le­ment. D’autre part, on consi­dère que, dans l’exer­cice des fonc­tions publiques et pro­fes­sion­nelles, le res­pect de la liber­té de choix d’au­trui impose à cha­cun de faire abs­trac­tion de ses propres convic­tions pour se mettre au ser­vice de toute requête des citoyens, recon­nue et pro­té­gée par les lois, en admet­tant pour seul cri­tère moral dans l’exer­cice de ses fonc­tions ce qui est déter­mi­né par ces mêmes lois. Dans ces condi­tions, la res­pon­sa­bi­li­té de la per­sonne se trouve délé­guée à la loi civile, cela sup­po­sant l’ab­di­ca­tion de sa conscience morale au moins dans le domaine de l’ac­tion publique.

70. La racine com­mune de toutes ces ten­dances est le rela­ti­visme éthique qui carac­té­rise une grande part de la culture contem­po­raine. Beaucoup consi­dèrent que ce rela­ti­visme est une condi­tion de la démo­cra­tie, parce que seul il garan­ti­rait la tolé­rance, le res­pect mutuel des per­sonnes et l’adhé­sion aux déci­sions de la majo­ri­té, tan­dis que les normes morales, tenues pour objec­tives et sources d’o­bli­ga­tion, condui­raient à l’au­to­ri­ta­risme et à l’intolérance.

Mais la pro­blé­ma­tique du res­pect de la vie fait pré­ci­sé­ment appa­raître les équi­voques et les contra­dic­tions, accom­pa­gnées de ter­ribles consé­quences concrètes, qui se cachent der­rière cette conception.

Il est vrai que dans l’his­toire on enre­gistre des cas où des crimes ont été com­mis au nom de la « véri­té ». Mais, au nom du « rela­ti­visme éthique », on a éga­le­ment com­mis et l’on com­met des crimes non moins graves et des dénis non moins radi­caux de la liber­té. Lorsqu’une majo­ri­té par­le­men­taire ou sociale décrète la légi­ti­mi­té de la sup­pres­sion de la vie humaine non encore née, même à cer­taines condi­tions, ne prend-​elle pas une déci­sion « tyran­nique » envers l’être humain le plus faible et sans défense ? La conscience uni­ver­selle réagit à juste titre devant des crimes contre l’hu­ma­ni­té dont notre siècle a fait la triste expé­rience. Ces crimes cesseraient-​ils d’être des crimes si, au lieu d’être com­mis par des tyrans sans scru­pule, ils étaient légi­ti­més par l’as­sen­ti­ment populaire ?

En réa­li­té, la démo­cra­tie ne peut être éle­vée au rang d’un mythe, au point de deve­nir un sub­sti­tut de la mora­li­té ou d’être la pana­cée de l’im­mo­ra­li­té. Fondamentalement, elle est un « sys­tème » et, comme tel, un ins­tru­ment et non pas une fin. Son carac­tère « moral » n’est pas auto­ma­tique, mais dépend de la confor­mi­té à la loi morale, à laquelle la démo­cra­tie doit être sou­mise comme tout com­por­te­ment humain : il dépend donc de la mora­li­té des fins pour­sui­vies et des moyens uti­li­sés. Si l’on observe aujourd’­hui un consen­sus presque uni­ver­sel sur la valeur de la démo­cra­tie, il faut consi­dé­rer cela comme un « signe des temps » posi­tif, ain­si que le Magistère de l’Eglise l’a plu­sieurs fois sou­li­gné. 88 Mais la valeur de la démo­cra­tie se main­tient ou dis­pa­raît en fonc­tion des valeurs qu’elle incarne et pro­meut : sont cer­tai­ne­ment fon­da­men­taux et indis­pen­sables la digni­té de toute per­sonne humaine, le res­pect de ses droits intan­gibles et inalié­nables, ain­si que la recon­nais­sance du « bien com­mun » comme fin et comme cri­tère régu­la­teur de la vie politique.

Le fon­de­ment de ces valeurs ne peut se trou­ver dans des « majo­ri­tés » d’o­pi­nion pro­vi­soires et fluc­tuantes, mais seule­ment dans la recon­nais­sance d’une loi morale objec­tive qui, en tant que « loi natu­relle » ins­crite dans le cœur de l’homme, est une réfé­rence nor­ma­tive pour la loi civile elle­même. Lorsque, à cause d’un tra­gique obs­cur­cis­se­ment de la conscience col­lec­tive, le scep­ti­cisme en vien­drait à mettre en doute jus­qu’aux prin­cipes fon­da­men­taux de la loi morale, c’est le sys­tème démo­cra­tique qui serait ébran­lé dans ses fon­de­ments, réduit à un simple méca­nisme de régu­la­tion empi­rique d’in­té­rêts divers et opposés.

Certains pour­raient pen­ser que, faute de mieux, son rôle aus­si devrait être appré­cié en fonc­tion de son uti­li­té pour la paix sociale. Tout en recon­nais­sant quelque véri­té dans cette opi­nion, il est dif­fi­cile de ne pas voir que, sans un ancrage moral objec­tif, la démo­cra­tie elle-​même ne peut pas assu­rer une paix stable, d’au­tant plus qu’une paix non fon­dée sur les valeurs de la digni­té de tout homme et de la soli­da­ri­té entre tous les hommes reste sou­vent illu­soire. Même dans les régimes de par­ti­ci­pa­tion, en effet, la régu­la­tion des inté­rêts se pro­duit fré­quem­ment au béné­fice des plus forts, car ils sont les plus capables d’a­gir non seule­ment sur les leviers du pou­voir mais encore sur la for­ma­tion du consen­sus. Dans une telle situa­tion, la démo­cra­tie devient aisé­ment un mot creux.

71. Pour l’a­ve­nir de la socié­té et pour le déve­lop­pe­ment d’une saine démo­cra­tie, il est donc urgent de redé­cou­vrir l’exis­tence de valeurs humaines et morales essen­tielles et ori­gi­nelles, qui découlent de la véri­té même de l’être humain et qui expriment et pro­tègent la digni­té de la per­sonne : ce sont donc des valeurs qu’au­cune per­sonne, aucune majo­ri­té ni aucun Etat ne pour­ront jamais créer, modi­fier ou abo­lir, mais que l’on est tenu de recon­naître, res­pec­ter et promouvoir.

Dans ce contexte, il faut reprendre les élé­ments fon­da­men­taux de la concep­tion des rap­ports entre la loi civile et la loi morale, tels qu’ils sont pro­po­sés par l’Église, mais qui font aus­si par­tie du patri­moine des grandes tra­di­tions juri­diques de l’humanité.

Le rôle de la loi civile est cer­tai­ne­ment dif­fé­rent de celui de la loi morale et de por­tée plus limi­tée. C’est pour­quoi « en aucun domaine de la vie, la loi civile ne peut se sub­sti­tuer à la conscience, ni dic­ter des normes sur ce qui échappe à sa com­pé­tence » qui consiste à assu­rer le bien com­mun des per­sonnes, par la recon­nais­sance et la défense de leurs droits fon­da­men­taux, la pro­mo­tion de la paix et de la mora­li­té publique. En effet, le rôle de la loi civile consiste à garan­tir une convi­via­li­té en socié­té bien ordon­née, dans la vraie jus­tice, afin que tous « nous puis­sions mener une vie calme et pai­sible en toute pié­té et digni­té » (1 Tm 2, 2). C’est pré­ci­sé­ment pour­quoi la loi civile doit assu­rer à tous les membres de la socié­té le res­pect de cer­tains droits fon­da­men­taux, qui appar­tiennent ori­gi­nel­le­ment à la per­sonne et que n’im­porte quelle loi posi­tive doit recon­naître et garan­tir. Premier et fon­da­men­tal entre tous, le droit invio­lable à la vie de tout être humain inno­cent. Si les pou­voirs publics peuvent par­fois renon­cer à répri­mer ce qui pro­vo­que­rait, par son inter­dic­tion, un dom­mage plus grave, ils ne peuvent cepen­dant jamais accep­ter de légi­ti­mer, au titre de droit des indi­vi­dus — même si ceux-​ci étaient la majo­ri­té des membres de la socié­té —, l’at­teinte por­tée à d’autres per­sonnes par la mécon­nais­sance d’un droit aus­si fon­da­men­tal que celui à la vie. La tolé­rance légale de l’a­vor­te­ment et de l’eu­tha­na­sie ne peut en aucun cas s’ap­puyer sur le res­pect de la conscience d’au­trui, pré­ci­sé­ment parce que la socié­té a le droit et le devoir de se pro­té­ger contre les abus qui peuvent inter­ve­nir au nom de la conscience et sous le pré­texte de la liberté.

Dans l’en­cy­clique Pacem in ter­ris, Jean XXIII avait rap­pe­lé à ce sujet : « Pour la pen­sée contem­po­raine, le bien com­mun réside sur­tout dans la sau­ve­garde des droits et des devoirs de la per­sonne humaine ; dès lors, le rôle des gou­ver­nants consiste sur­tout à garan­tir la recon­nais­sance et le res­pect des droits, leur conci­lia­tion mutuelle et leur expan­sion, et en consé­quence à faci­li­ter à chaque citoyen l’ac­com­plis­se­ment de ses devoirs. Car « la mis­sion essen­tielle de toute auto­ri­té poli­tique est de pro­té­ger les droits invio­lables de l’être humain et de faire en sorte que cha­cun s’ac­quitte plus aisé­ment de sa fonc­tion par­ti­cu­lière ». C’est pour­quoi, si les pou­voirs publics viennent à mécon­naître ou à vio­ler les droits de l’homme, non seule­ment ils manquent au devoir de leur charge, mais leurs dis­po­si­tions sont dépour­vues de toute valeur juridique ».

72. La doc­trine sur la néces­saire confor­mi­té de la loi civile avec la loi morale est aus­si en conti­nui­té avec toute la tra­di­tion de l’Eglise, comme cela res­sort, une fois encore, de l’en­cy­clique déjà citée de Jean XXIII : « L’autorité, exi­gée par l’ordre moral, émane de Dieu. Si donc il arrive aux diri­geants d’é­dic­ter des lois ou de prendre des mesures contraires à cet ordre moral et par consé­quent, à la volon­té divine, ces dis­po­si­tions ne peuvent obli­ger les consciences… Bien plus, en pareil cas, l’au­to­ri­té cesse d’être elle-​même et dégé­nère en oppres­sion ». C’est là l’en­sei­gne­ment lumi­neux de saint Thomas d’Aquin qui écrit notam­ment : « La loi humaine a rai­son de loi en tant qu’elle est conforme à la rai­son droite ; à ce titre, il est mani­feste qu’elle découle de la loi éter­nelle. Mais, dans la mesure où elle s’é­carte de la rai­son, elle est décla­rée loi inique et, dès lors, n’a plus rai­son de loi, elle est plu­tôt une vio­lence ». Et encore : « Toute loi por­tée par les hommes n’a rai­son de loi que dans la mesure où elle découle de la loi natu­relle. Si elle dévie en quelque point de la loi natu­relle, ce n’est alors plus une loi mais une cor­rup­tion de la loi ».

A pré­sent, la pre­mière et la plus immé­diate des appli­ca­tions de cette doc­trine concerne la loi humaine qui mécon­naît le droit fon­da­men­tal et ori­gi­nel à la vie, droit propre à tout homme. Ainsi les lois qui, dans le cas de l’a­vor­te­ment et de l’eu­tha­na­sie, légi­ti­ment la sup­pres­sion directe d’êtres humains inno­cents sont en contra­dic­tion totale et insur­mon­table avec le droit invio­lable à la vie propre à tous les hommes, et elles nient par consé­quent l’é­ga­li­té de tous devant la loi. On pour­rait objec­ter que tel n’est pas le cas de l’eu­tha­na­sie lors­qu’elle est deman­dée en pleine conscience par le sujet concer­né. Mais un Etat qui légi­ti­me­rait cette demande et qui en auto­ri­se­rait l’exé­cu­tion en arri­ve­rait à léga­li­ser un cas de suicide-​homicide, à l’en­contre des prin­cipes fon­da­men­taux de l’in­dis­po­ni­bi­li­té de la vie et de la pro­tec­tion de toute vie inno­cente. De cette manière, on favo­rise l’a­moin­dris­se­ment du res­pect de la vie et l’on ouvre la voie à des com­por­te­ments qui abo­lissent la confiance dans les rap­ports sociaux.

Les lois qui auto­risent et favo­risent l’a­vor­te­ment et l’eu­tha­na­sie s’op­posent, non seule­ment au bien de l’in­di­vi­du, mais au bien com­mun et, par consé­quent, elles sont entiè­re­ment dépour­vues d’une authen­tique vali­di­té juri­dique. En effet, la mécon­nais­sance du droit à la vie, pré­ci­sé­ment parce qu’elle conduit à sup­pri­mer la per­sonne que la socié­té a pour rai­son d’être de ser­vir, est ce qui s’op­pose le plus direc­te­ment et de manière irré­pa­rable à la pos­si­bi­li­té de réa­li­ser le bien com­mun. Il s’en­suit que, lors­qu’une loi civile légi­time l’a­vor­te­ment ou l’eu­tha­na­sie, du fait même, elle cesse d’être une vraie loi civile, qui oblige moralement.

73. L’avortement et l’eu­tha­na­sie sont donc des crimes qu’au­cune loi humaine ne peut pré­tendre légi­ti­mer. Des lois de cette nature, non seule­ment ne créent aucune obli­ga­tion pour la conscience, mais elles entraînent une obli­ga­tion grave et pré­cise de s’y oppo­ser par l’ob­jec­tion de conscience. Dès les ori­gines de l’Eglise, la pré­di­ca­tion apos­to­lique a ensei­gné aux chré­tiens le devoir d’o­béir aux pou­voirs publics légi­ti­me­ment consti­tués (cf. Rm 13, 1–7 ; 1 P 2, 13–14), mais elle a don­né en même temps le ferme aver­tis­se­ment qu”« il faut obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29). Dans l’Ancien Testament déjà, pré­ci­sé­ment au sujet des menaces contre la vie, nous trou­vons un exemple signi­fi­ca­tif de résis­tance à un ordre injuste de l’au­to­ri­té. Les sages-​femmes des Hébreux s’op­po­sèrent au pha­raon, qui avait ordon­né de faire mou­rir tout nouveau-​né de sexe mas­cu­lin : « Elles ne firent pas ce que leur avait dit le roi d’Egypte et lais­sèrent vivre les gar­çons » (Ex 1, 17). Mais il faut bien voir le motif pro­fond de leur com­por­te­ment : « Les sages-​femmes crai­gnirent Dieu » (ibid.). Il n’y a que l’o­béis­sance à Dieu — auquel seul est due la crainte qui consti­tue la recon­nais­sance de son abso­lue sou­ve­rai­ne­té — pour faire naître la force et le cou­rage de résis­ter aux lois injustes des hommes. Ce sont la force et le cou­rage de ceux qui sont prêts même à aller en pri­son ou à être tués par l’é­pée, dans la cer­ti­tude que cela « fonde l’en­du­rance et la confiance des saints » (Ap 13, 10).

Dans le cas d’une loi intrin­sè­que­ment injuste, comme celle qui admet l’a­vor­te­ment ou l’eu­tha­na­sie, il n’est donc jamais licite de s’y confor­mer, « ni … par­ti­ci­per à une cam­pagne d’o­pi­nion en faveur d’une telle loi, ni … don­ner à celle-​ci son suffrage ».

Un pro­blème de conscience par­ti­cu­lier pour­rait se poser dans les cas où un vote par­le­men­taire se révé­le­rait déter­mi­nant pour favo­ri­ser une loi plus res­tric­tive, c’est-​à-​dire des­ti­née à res­treindre le nombre des avor­te­ments auto­ri­sés, pour rem­pla­cer une loi plus per­mis­sive déjà en vigueur ou mise aux voix. De tels cas ne sont pas rares. En effet, on observe le fait que, tan­dis que dans cer­taines régions du monde les cam­pagnes se pour­suivent pour intro­duire des lois favo­rables à l’a­vor­te­ment, sou­te­nues bien sou­vent par de puis­santes orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, dans d’autres pays au contraire — notam­ment dans ceux qui ont déjà fait l’ex­pé­rience amère de telles légis­la­tions per­mis­sives — se mani­festent les signes d’une nou­velle réflexion. Dans le cas ici sup­po­sé, il est évident que, lors­qu’il ne serait pas pos­sible d’é­vi­ter ou d’a­bro­ger com­plè­te­ment une loi per­met­tant l’a­vor­te­ment, un par­le­men­taire, dont l’op­po­si­tion per­son­nelle abso­lue à l’a­vor­te­ment serait mani­feste et connue de tous, pour­rait lici­te­ment appor­ter son sou­tien à des pro­po­si­tions des­ti­nées à limi­ter les pré­ju­dices d’une telle loi et à en dimi­nuer ain­si les effets néga­tifs sur le plan de la culture et de la mora­li­té publique. Agissant ain­si, en effet, on n’ap­porte pas une col­la­bo­ra­tion illi­cite à une loi inique ; on accom­plit plu­tôt une ten­ta­tive légi­time, qui est un devoir, d’en limi­ter les aspects injustes.

74. L’introduction de légis­la­tions injustes place sou­vent les hommes mora­le­ment droits en face de dif­fi­ciles pro­blèmes de conscience en ce qui concerne les col­la­bo­ra­tions, en rai­son du devoir d’af­fir­mer leur droit à n’être pas contraints de par­ti­ci­per à des actions mora­le­ment mau­vaises. Les choix qui s’im­posent sont par­fois dou­lou­reux et peuvent deman­der de sacri­fier des posi­tions pro­fes­sion­nelles confir­mées ou de renon­cer à des pers­pec­tives légi­times d’a­van­ce­ment de car­rière. En d’autres cas, il peut se pro­duire que l’ac­com­plis­se­ment de cer­tains actes en soi indif­fé­rents, ou même posi­tifs, pré­vus dans les dis­po­si­tions de légis­la­tions glo­ba­le­ment injustes, per­mette la sau­ve­garde de vies humaines mena­cées. D’autre part, on peut cepen­dant craindre à juste titre que se mon­trer prêt à accom­plir de tels actes, non seule­ment entraîne un scan­dale et favo­rise l’af­fai­blis­se­ment de l’op­po­si­tion néces­saire aux atten­tats contre la vie, mais amène insen­si­ble­ment à s’ac­com­mo­der tou­jours plus d’une logique permissive.

Pour éclai­rer ce pro­blème moral dif­fi­cile, il faut rap­pe­ler les prin­cipes géné­raux sur la coopé­ra­tion à des actions mau­vaises. Les chré­tiens, de même que tous les hommes de bonne volon­té, sont appe­lés, en ver­tu d’un grave devoir de conscience, à ne pas appor­ter leur col­la­bo­ra­tion for­melle aux pra­tiques qui, bien qu’ad­mises par la légis­la­tion civile, sont en oppo­si­tion avec la Loi de Dieu. En effet, du point de vue moral, il n’est jamais licite de coopé­rer for­mel­le­ment au mal. Cette coopé­ra­tion a lieu lorsque l’ac­tion accom­plie, ou bien de par sa nature, ou bien de par la qua­li­fi­ca­tion qu’elle prend dans un contexte concret, se carac­té­rise comme une par­ti­ci­pa­tion directe à un acte contre la vie humaine inno­cente ou comme l’as­sen­ti­ment don­né à l’in­ten­tion immo­rale de l’agent prin­ci­pal. Cette coopé­ra­tion ne peut jamais être jus­ti­fiée en invo­quant le res­pect de la liber­té d’au­trui, ni en pre­nant appui sur le fait que la loi civile la pré­voit et la requiert : pour les actes que cha­cun accom­plit per­son­nel­le­ment, il existe, en effet, une res­pon­sa­bi­li­té morale à laquelle per­sonne ne peut jamais se sous­traire et sur laquelle cha­cun sera jugé par Dieu lui-​même (cf. Rm 2, 6 ; 14, 12).

Refuser de par­ti­ci­per à la per­pé­tra­tion d’une injus­tice est non seule­ment un devoir moral, mais aus­si un droit humain élé­men­taire. S’il n’en était pas ain­si, la per­sonne humaine serait contrainte à accom­plir une action intrin­sè­que­ment incom­pa­tible avec sa digni­té, et ain­si sa liber­té même, dont le sens et la fin authen­tiques résident dans l’o­rien­ta­tion vers la véri­té et le bien, en serait radi­ca­le­ment com­pro­mise. Il s’a­git donc d’un droit essen­tiel qui, en tant que tel, devrait être pré­vu et pro­té­gé par la loi civile elle-​même. Dans ce sens, la pos­si­bi­li­té de se refu­ser à par­ti­ci­per à la phase consul­ta­tive, pré­pa­ra­toire et d’exé­cu­tion de tels actes contre la vie devrait être assu­rée aux méde­cins, au per­son­nel para­mé­di­cal et aux res­pon­sables des ins­ti­tu­tions hos­pi­ta­lières, des cli­niques et des centres de san­té. Ceux qui recourent à l’ob­jec­tion de conscience doivent être exempts non seule­ment de sanc­tions pénales, mais encore de quelque dom­mage que ce soit sur le plan légal, dis­ci­pli­naire, éco­no­mique ou professionnel.

« Tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même » (Lc 10, 27): « tu défen­dras » la vie

75. Les com­man­de­ments de Dieu nous enseignent la route de la vie. Les pré­ceptes moraux néga­tifs, c’est-​à-​dire ceux qui déclarent mora­le­ment inac­cep­table le choix d’une action déter­mi­née, ont une valeur abso­lue dans l’exer­cice de la liber­té humaine : ils valent tou­jours et en toute cir­cons­tance, sans excep­tion. Ils montrent que le choix de cer­tains com­por­te­ments est radi­ca­le­ment incom­pa­tible avec l’a­mour envers Dieu et avec la digni­té de la per­sonne, créée à son image : c’est pour­quoi un tel choix ne peut pas être com­pen­sé par le carac­tère bon d’au­cune inten­tion ni d’au­cune consé­quence, il est en oppo­si­tion irré­mé­diable avec la com­mu­nion entre les per­sonnes, il contre­dit la déci­sion fon­da­men­tale d’o­rien­ter sa vie vers Dieu.

Dans ce sens, les pré­ceptes moraux néga­tifs ont déjà une très impor­tante fonc­tion posi­tive : le « non » qu’ils exigent incon­di­tion­nel­le­ment exprime la limite infran­chis­sable en-​deçà de laquelle l’homme libre ne peut des­cendre et, en même temps, il montre le mini­mum qu’il doit res­pec­ter et à par­tir duquel il doit pro­non­cer d’in­nom­brables « oui », en sorte que la pers­pec­tive du bien devienne peu à peu son unique hori­zon (cf. Mt, 5, 48). Les com­man­de­ments, en par­ti­cu­lier les pré­ceptes moraux néga­tifs, sont le point de départ et la pre­mière étape indis­pen­sables du che­min qui conduit à la liber­té : « La pre­mière liber­té — écrit saint Augustin — c’est donc de ne pas com­mettre de crimes… comme l’ho­mi­cide, l’a­dul­tère, la for­ni­ca­tion, le vol, la trom­pe­rie, le sacri­lège et toutes les autres formes de ce genre. Quand un homme s’est mis à renon­cer à les com­mettre — et c’est le devoir de tout chré­tien de ne pas les com­mettre —, il com­mence à rele­ver la tête vers la liber­té, mais ce n’est qu’un com­men­ce­ment de liber­té, ce n’est pas la liber­té parfaite ».

76. Le com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas » consti­tue donc le point de départ d’une voie de vraie liber­té qui nous amène à pro­mou­voir acti­ve­ment la vie, à prendre une atti­tude claire et à nous adon­ner à des com­por­te­ments pré­cis pour la ser­vir : ce fai­sant, nous exer­çons notre res­pon­sa­bi­li­té envers les per­sonnes qui nous sont confiées et nous mani­fes­tons, dans les faits et en véri­té, notre recon­nais­sance à Dieu pour le grand don qu’est la vie (cf. Ps 139 138, 13–14).

Le Créateur a confié la vie de l’homme à sa res­pon­sa­bi­li­té et à sa sol­li­ci­tude, non pour qu’il en dis­pose de manière arbi­traire, mais pour qu’il la garde avec sagesse et la mène avec une fidé­li­té aimante. Le Dieu de l’Alliance a confié la vie de tout homme à l’autre, à son frère, selon la loi de la réci­pro­ci­té de don­ner et de rece­voir, du don de soi et de l’ac­cueil de l’autre. A la plé­ni­tude des temps, en s’in­car­nant et en don­nant sa vie pour l’homme, le Fils de Dieu a mon­tré quelle hau­teur et quelle pro­fon­deur peut atteindre cette loi de la réci­pro­ci­té. Par le don de son Esprit, le Christ confère un sens et un conte­nu nou­veaux à la loi de la réci­pro­ci­té, au fait de confier l’homme à l’homme. L’Esprit, qui est arti­san de com­mu­nion dans l’a­mour, crée entre les hommes une fra­ter­ni­té et une soli­da­ri­té nou­velles, véri­table reflet du mys­tère de don et d’ac­cueil mutuels de la Très Sainte Trinité. L’Esprit lui-​même devient la loi nou­velle qui donne aux croyants la force et fait appel à leur res­pon­sa­bi­li­té pour qu’ils vivent mutuel­le­ment le don de soi et l’ac­cueil de l’autre, en par­ti­ci­pant à l’a­mour de Jésus Christ, et cela à sa mesure.

77. C’est aus­si cette loi nou­velle qui anime et donne sa forme au com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas ». Pour le chré­tien, il com­prend donc en défi­ni­tive l’im­pé­ra­tif de res­pec­ter, d’ai­mer et de pro­mou­voir la vie de tous ses frères, selon les exi­gences et la gran­deur de l’a­mour de Dieu en Jésus Christ. « Il a don­né sa vie pour nous. Et nous devons, nous aus­si, don­ner notre vie pour nos frères » (1 Jn 3, 16).

Le com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas », même dans son conte­nu le plus posi­tif de res­pect, d’a­mour et de pro­mo­tion de la vie humaine, oblige tout homme. En effet, il reten­tit dans la conscience morale de cha­cun comme un écho inef­fa­çable de l’al­liance ori­gi­nelle de Dieu créa­teur avec l’homme ; il peut être connu de tous à la lumière de la rai­son et il peut être obser­vé grâce à l’ac­tion mys­té­rieuse de l’Esprit qui, souf­flant où il veut (cf. Jn 3, 8), rejoint et entraîne tout homme qui vit en ce monde.

Le ser­vice que nous sommes tous appe­lés à rendre à notre pro­chain est donc un ser­vice d’a­mour, pour que la vie du pro­chain soit tou­jours défen­due et pro­mue, mais sur­tout quand elle est la plus faible ou la plus mena­cée. C’est une sol­li­ci­tude per­son­nelle, mais aus­si sociale, que nous devons tous déve­lop­per, en fai­sant du res­pect incon­di­tion­nel de la vie humaine le fon­de­ment d’une socié­té renouvelée.

Il nous est deman­dé d’ai­mer et d’ho­no­rer la vie de tout homme et de toute femme, et de tra­vailler avec constance et avec cou­rage pour qu’en notre temps, tra­ver­sé par trop de signes de mort, s’ins­taure enfin une nou­velle culture de la vie, fruit de la culture de la véri­té et de l’amour.

Chapitre IV – C’est à moi que vous l’avez fait – Pour une nouvelle culture de la vie humaine

« Vous êtes le peuple qui appar­tient à Dieu, char­gé d’an­non­cer ses mer­veilles » (cf. 1 P 2, 9): le peuple de la vie et pour la vie

78. L’Eglise a reçu l’Evangile comme une annonce et comme une source de joie et de salut. Elle l’a reçu comme don venant de Jésus, envoyé du Père « pour por­ter la bonne nou­velle aux pauvres » (Lc 4, 18). Elle l’a reçu par les Apôtres, envoyés par Lui dans le monde entier (cf. Mc 16, 15 ; Mt 28, 19–20). Née de cette action évan­gé­li­sa­trice, l’Eglise sent reten­tir en elle chaque jour l’a­ver­tis­se­ment de l’Apôtre : « Malheur à moi si je n’an­non­çais pas l’Evangile ! » (1 Co 9, 16). Comme l’é­cri­vait Paul VI, « évan­gé­li­ser est, en effet, la grâce et la voca­tion propre de l’Eglise, son iden­ti­té la plus pro­fonde. Elle existe pour évangéliser ».

L’évangélisation est une action glo­bale et dyna­mique, qui conduit l’Eglise à par­ti­ci­per à la mis­sion pro­phé­tique, sacer­do­tale et royale du Seigneur Jésus. C’est pour­quoi elle com­porte insé­pa­ra­ble­ment les dimen­sions de l’an­nonce, de la célé­bra­tion et du ser­vice de la cha­ri­té. C’est un acte pro­fon­dé­ment ecclé­sial, qui met en jeu tous les ouvriers de l’Evangile, cha­cun selon ses cha­rismes et son ministère.

Ainsi en est-​il aus­si pour l’an­nonce de l’Evangile de la vie, par­tie inté­grante de l’Evangile qui est Jésus Christ. Nous sommes les ser­vi­teurs de cet Evangile, sou­te­nus par la conscience de l’a­voir reçu en don et d’être envoyés pour le pro­cla­mer à toute l’hu­ma­ni­té « jus­qu’aux extré­mi­tés de la terre » (Ac 1, 8). C’est pour­quoi nous entre­te­nons hum­ble­ment et avec gra­ti­tude ce sen­ti­ment d’être le peuple de la vie et pour la vie : c’est ain­si que nous nous pré­sen­tons devant tous.

79. Nous sommes le peuple de la vie parce que Dieu, dans son amour gra­tuit, nous a don­né l’Evangile de la vie et que ce même Evangile nous a trans­for­més et sau­vés. Nous avons été recon­quis par l”« auteur de la vie » (Ac 3, 15) au prix de son pré­cieux sang (cf. 1 Co 6, 20 ; 7, 23 ; 1 P 1, 19) et par le bain bap­tis­mal nous avons été insé­rés en lui (cf. Rm 6, 4–5 ; Col 2, 12), comme des branches qui tirent du même arbre leur sève et leur fécon­di­té (cf. Jn 15, 5). Renouvelés inté­rieu­re­ment par la grâce de l’Esprit, « qui est Seigneur et qui donne la vie », nous sommes deve­nus un peuple pour la vie et nous sommes appe­lés à nous com­por­ter en conséquence.

Nous sommes envoyés : être au ser­vice de la vie n’est pas pour nous un motif d’or­gueil mais un devoir né de la conscience d’être « le peuple que Dieu s’est acquis pour pro­cla­mer ses louanges » (cf. 1 P 2, 9). La loi de l’a­mour nous guide et nous sou­tient sur le che­min, l’a­mour dont le Fils de Dieu fait homme est la source et le modèle, lui qui « par sa mort a don­né la vie au monde ».

Nous sommes envoyés comme peuple. L’engagement au ser­vice de la vie concerne tout un cha­cun. C’est une res­pon­sa­bi­li­té pro­pre­ment « ecclé­siale », qui exige l’ac­tion concer­tée et géné­reuse de tous les membres et de tous les orga­nismes de la com­mu­nau­té chré­tienne. Cependant, le devoir com­mun n’é­li­mine pas et ne dimi­nue pas la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle, car c’est à chaque per­sonne que s’a­dresse le com­man­de­ment du Seigneur de « se faire le pro­chain » de tout homme : « Va, et toi aus­si, fais de même » (Lc 10, 37).

Tous ensemble, nous res­sen­tons le devoir d’annon­cer l’Evangile de la vie, de le célé­brer dans la litur­gie et dans toute l’exis­tence, de le ser­vir par les diverses ini­tia­tives et struc­tures des­ti­nées à son sou­tien et à sa promotion.

« Ce que nous avons vu et enten­du, nous vous l’an­non­çons » (1 Jn 1, 3): annon­cer l’Evangile de la vie

80. « Ce qui était dès le com­men­ce­ment, ce que nous avons enten­du, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contem­plé, ce que nos mains ont tou­ché du Verbe de vie…, nous vous l’an­non­çons, afin que vous aus­si soyez en com­mu­nion avec nous » (1 Jn 1, 1.3). Jésus est l’u­nique Evangile : il n’en est pas d’autre que nous pro­cla­mions et dont nous témoignions.

Annoncer Jésus, c’est jus­te­ment annon­cer la vie. Car Il est « le Verbe de vie » (1 Jn 1, 1). En lui « la Vie s’est mani­fes­tée » (1 Jn 1, 2); ou plu­tôt, lui-​même est « cette Vie éter­nelle, qui était tour­née vers le Père et qui nous est appa­rue » (ibid.).

C’est cette vie qui, grâce au don de l’Esprit, a été com­mu­ni­quée à l’homme. Ordonnée à la vie en plé­ni­tude, à la « vie éter­nelle », la vie ter­restre de cha­cun prend elle-​même tout son sens.

Eclairés par cet Evangile de la vie, nous sen­tons le besoin de le pro­cla­mer et d’en rendre témoi­gnage dans la nou­veau­té sur­pre­nante qui le dis­tingue : parce qu’il s’i­den­ti­fie avec Jésus lui-​même, por­teur de toute nou­veau­té et vain­queur du « vieillis­se­ment » qui vient du péché et conduit à la mort, l’Evangile dépasse toute attente de l’homme et révèle à quelles hau­teurs sublimes a été éle­vée, par la grâce, la digni­té de la per­sonne. C’est ain­si que la contemple saint Grégoire de Nysse : « L’homme qui, par­mi les êtres, ne compte pour rien, l’homme qui est pous­sière, paille, vani­té, dès qu’il devient fils adop­tif du Dieu de l’u­ni­vers, est le fami­lier de cet Etre dont per­sonne ne peut voir, écou­ter ou com­prendre l’ex­cel­lence et la gran­deur. Par quelle parole, quelle pen­sée, quel élan de l’es­prit pourra-​t-​on exal­ter la sur­abon­dance de cette grâce ? L’homme trans­cende sa propre nature : de mor­tel, il devient immor­tel ; de péris­sable, impé­ris­sable ; d’é­phé­mère, éter­nel ; et, pour tout dire, d’homme, il devient Dieu ».

La gra­ti­tude et la joie pour l’in­com­men­su­rable digni­té de l’homme nous poussent à faire béné­fi­cier tout le monde de ce mes­sage : « Ce que nous avons vu et enten­du, nous vous l’an­non­çons, afin que vous aus­si soyez en com­mu­nion avec nous » (1 Jn 1, 3). Il est néces­saire de faire par­ve­nir l’Evangile de la vie au cœur de tout homme et de toute femme et de l’in­tro­duire dans les replis les plus intimes de la socié­té tout entière.

81. Il s’a­git de pro­cla­mer avant tout le cœur de cet Evangile. C’est l’an­nonce d’un Dieu vivant et proche, qui nous appelle à une com­mu­nion pro­fonde avec lui et nous ouvre à la ferme espé­rance de la vie éter­nelle ; c’est l’af­fir­ma­tion du lien insé­pa­rable qui existe entre la per­sonne, sa vie et sa cor­po­réi­té ; c’est la pré­sen­ta­tion de la vie humaine comme vie de rela­tion, don de Dieu, fruit et signe de son amour ; c’est la pro­cla­ma­tion du rap­port extra­or­di­naire de Jésus avec chaque homme, qui per­met de recon­naître en tout visage humain le visage du Christ ; c’est la mani­fes­ta­tion du « don total de soi » comme devoir et comme lieu de la réa­li­sa­tion plé­nière de la liberté.

En même temps, il s’a­git de mon­trer toutes les consé­quences de ce même Evangile, que l’on peut résu­mer ain­si : don de Dieu pré­cieux, la vie humaine est sacrée et invio­lable, et c’est pour­quoi, en par­ti­cu­lier, l’a­vor­te­ment pro­vo­qué et l’eu­tha­na­sie sont abso­lu­ment inac­cep­tables ; la vie humaine non seule­ment ne doit pas être sup­pri­mée, mais elle doit être pro­té­gée avec une atten­tion pleine d’a­mour ; la vie trouve son sens dans l’a­mour reçu et don­né : c’est à ce niveau que la sexua­li­té et la pro­créa­tion humaines par­viennent à leur authen­ti­ci­té ; dans cet amour, la souf­france et la mort ont aus­si un sens et, bien que per­siste le mys­tère qui les entoure, elles peuvent deve­nir des évé­ne­ments de salut ; le res­pect de la vie exige que la science et la tech­nique soient tou­jours ordon­nées à l’homme et à son déve­lop­pe­ment inté­gral ; la socié­té entière doit res­pec­ter, défendre et pro­mou­voir la digni­té de toute per­sonne humaine, à tous les moments et en tous les états de sa vie.

82. Pour être vrai­ment un peuple au ser­vice de la vie, nous devons, avec constance et cou­rage, pro­po­ser ce mes­sage dès la pre­mière annonce de l’Evangile, et ensuite dans la caté­chèse et dans les diverses formes de pré­di­ca­tion, dans le dia­logue per­son­nel et en toute démarche édu­ca­tive. Aux édu­ca­teurs, aux ensei­gnants, aux caté­chistes et aux théo­lo­giens incombe le devoir de mettre en relief les rai­sons anthro­po­lo­giques qui fondent et sou­tiennent le res­pect de toute vie humaine. De cette manière, tout en fai­sant res­plen­dir la nou­veau­té ori­gi­nale de l’Evangile de la vie, nous pour­rons aider tout le monde à décou­vrir aus­si, à la lumière de la rai­son et de l’ex­pé­rience, com­ment le mes­sage chré­tien éclaire plei­ne­ment l’homme et la signi­fi­ca­tion de son être et de son exis­tence ; nous trou­ve­rons éga­le­ment de pré­cieux points de ren­contre et de dia­logue avec les non-​croyants, nous enga­geant tous ensemble à faire éclore une nou­velle culture de la vie.

Assaillis par les opi­nions les plus oppo­sées, alors que beau­coup rejettent la saine doc­trine au sujet de la vie humaine, nous sen­tons que s’a­dresse aus­si à nous l’ad­ju­ra­tion que Paul fai­sait à Timothée : « Proclame la parole, insiste à temps et à contre­temps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlas­sable et le sou­ci d’ins­truire » (2 Tm 4, 2). Cette exhor­ta­tion doit trou­ver un écho par­ti­cu­liè­re­ment fort dans le cœur de tous ceux qui, dans l’Eglise, par­ti­cipent plus direc­te­ment, à divers titres, à sa mis­sion de « maî­tresse » de la véri­té. Elle doit nous concer­ner d’a­bord, nous, les Evêques : à nous les pre­miers, il est deman­dé de nous faire les mes­sa­gers infa­ti­gables de l’Evangile de la vie ; nous avons aus­si le devoir de veiller sur la trans­mis­sion intègre et fidèle de l’en­sei­gne­ment repris dans cette Encyclique et de prendre les mesures les plus oppor­tunes pour que les fidèles soient pré­ser­vés de toute doc­trine qui lui serait contraire. Nous devons être par­ti­cu­liè­re­ment atten­tifs à ce que, dans les facul­tés de théo­lo­gie, dans les sémi­naires et dans les diverses ins­ti­tu­tions catho­liques, soit dif­fu­sée, expli­quée et appro­fon­die la connais­sance de la saine doctrine.(106) L’exhortation de Paul doit être enten­due éga­le­ment par tous les théo­lo­giens, par les pas­teurs et par tous ceux qui ont une mis­sion d’en­sei­gne­ment, de caté­chèse et de for­ma­tion des consciences : péné­trés du rôle qu’ils ont à rem­plir, ils ne pren­dront jamais la grave res­pon­sa­bi­li­té de tra­hir la véri­té et leur propre mis­sion en expo­sant des idées per­son­nelles contraires à l’Evangile de la vie que le Magistère redit et inter­prète fidèlement.

Dans l’an­nonce de cet Evangile, nous ne devons pas craindre l’hos­ti­li­té ou l’im­po­pu­la­ri­té, refu­sant tout com­pro­mis et toute ambi­guï­té qui nous confor­me­raient à la men­ta­li­té de ce monde (cf. Rm 12, 2). Nous devons être dans le monde mais non pas du monde (cf. Jn 15, 19 ; 17, 16), avec la force qui nous vient du Christ, vain­queur du monde par sa mort et sa résur­rec­tion (cf. Jn 16, 33).

« Je te rends grâce pour tant de pro­diges » (Ps 139 138, 14): célé­brer l’Evangile de la vie

83. Envoyés dans le monde comme « peuple pour la vie », notre annonce doit aus­si deve­nir une véri­table célé­bra­tion de l’Evangile de la vie. Plus encore, cette célé­bra­tion, avec la puis­sance évo­ca­trice de ses gestes, de ses sym­boles et de ses rites, est appe­lée à deve­nir le lieu propre et signi­fi­ca­tif de la trans­mis­sion de la beau­té et de la gran­deur de cet Évangile.

A cette fin, il est urgent avant tout d’entre­te­nir en nous et chez les autres, un regard contem­pla­tif. Ce regard naît de la foi dans le Dieu de la vie, qui a créé tout homme en le fai­sant comme un pro­dige (cf. Ps 139 138, 14). C’est le regard de celui qui voit la vie dans sa pro­fon­deur, en en sai­sis­sant les dimen­sions de gra­tui­té, de beau­té, d’ap­pel à la liber­té et à la res­pon­sa­bi­li­té. C’est le regard de celui qui ne pré­tend pas se faire le maître de la réa­li­té, mais qui l’ac­cueille comme un don, décou­vrant en toute chose le reflet du Créateur et en toute per­sonne son image vivante (cf. Gn 1, 27 ; Ps 8, 6). Ce regard ne se laisse pas aller à man­quer de confiance devant celui qui est malade, souf­frant, mar­gi­na­li­sé ou au seuil de la mort ; mais il se laisse inter­pel­ler par toutes ces situa­tions, pour aller à la recherche d’un sens et, en ces occa­sions, il est dis­po­sé à per­ce­voir dans le visage de toute per­sonne une invi­ta­tion à la ren­contre, au dia­logue, à la solidarité.

L’âme sai­sie d’un reli­gieux émer­veille­ment, il est temps que nous ayons tous ce regard pour être de nou­veau en mesure de véné­rer et d’ho­no­rer tout homme, comme Paul VI nous invi­tait à le faire dans un de ses mes­sages de Noël. Stimulé par ce regard contem­pla­tif, le peuple nou­veau des rache­tés ne peut pas ne pas écla­ter en hymnes de joie, de louange et de recon­nais­sance pour le don ines­ti­mable de la vie, pour le mys­tère de l’ap­pel de tout homme à par­ti­ci­per dans le Christ à la vie de la grâce et à une exis­tence de com­mu­nion sans fin avec Dieu Créateur et Père.

84. Célébrer l’Evangile de la vie signi­fie célé­brer le Dieu de la vie, le Dieu qui donne la vie : « Nous devons célé­brer la Vie éter­nelle, d’où pro­cède toute autre forme de vie. C’est d’elle que reçoit la vie, sui­vant ses capa­ci­tés, tout être qui, en quelque manière, par­ti­cipe à la vie. Cette Vie divine, qui est au-​dessus de toute forme de vie, vivi­fie et conserve la vie. Toute forme de vie et tout mou­ve­ment vital pro­cèdent de cette Vie qui trans­cende toute vie et tout prin­cipe de vie. Les âmes lui doivent leur incor­rup­ti­bi­li­té ; c’est par elle éga­le­ment que vivent tous les ani­maux et toutes les plantes, qui en reçoivent la plus petite étin­celle. Aux hommes, êtres faits d’es­prit et de matière, la Vie donne la vie. Et s’il nous arrive de l’a­ban­don­ner, alors la Vie nous conver­tit et nous rap­pelle à elle par la sur­abon­dance de son amour pour l’homme. Bien plus, elle nous pro­met de nous conduire, corps et âmes, à la vie par­faite, à l’im­mor­ta­li­té. C’est trop peu de dire que cette Vie est vivante : elle est Principe de vie, Cause et Source unique de vie. Tout être vivant doit la contem­pler et la louer : c’est la Vie qui donne la vie en abondance ».

Nous aus­si, comme le Psalmiste, dans la prière quo­ti­dienne, indi­vi­duelle et com­mu­nau­taire, nous louons et nous bénis­sons Dieu notre Père, qui nous a tis­sés dans le sein mater­nel et qui nous a vus et aimés lorsque nous étions encore inache­vés (cf. Ps 139 138, 13.15–16), et nous nous excla­mons avec une joie débor­dante : « Je te rends grâce pour tant de pro­diges : mer­veille que je suis, mer­veille que tes œuvres » (Ps 139 138, 14). Oui, « cette vie mor­telle, mal­gré ses tour­ments, ses mys­tères obs­curs, ses souf­frances, son inévi­table cadu­ci­té, est une réa­li­té mer­veilleuse, un pro­dige tou­jours nou­veau et émou­vant, un évé­ne­ment digne d’être chan­té et d’être glo­ri­fié dans la joie ».(110) En outre, l’homme et sa vie ne nous appa­raissent pas seule­ment comme un des plus grands pro­diges de la créa­tion : Dieu a confé­ré à l’homme une digni­té qua­si divine (cf. Ps 8, 6–7). En tout enfant qui naît et en tout homme qui vit ou qui meurt, nous recon­nais­sons l’i­mage de la gloire de Dieu : nous célé­brons cette gloire en tout homme, signe du Dieu vivant, icône de Jésus Christ.

Nous sommes appe­lés à expri­mer notre émer­veille­ment et notre gra­ti­tude pour la vie reçue en don et à accueillir, appré­cier et com­mu­ni­quer l’Evangile de la vie non seule­ment dans la prière per­son­nelle et com­mu­nau­taire, mais sur­tout dans les célé­bra­tions de l’an­née litur­gique. Il faut men­tion­ner ici en par­ti­cu­lier les Sacrements, signes effi­caces de la pré­sence et de l’ac­tion sal­vi­fique du Seigneur Jésus dans l’exis­tence chré­tienne : ils rendent les hommes par­ti­ci­pants de la vie divine, en leur assu­rant l’éner­gie spi­ri­tuelle néces­saire pour sai­sir en toute véri­té le sens de la vie, de la souf­france et de la mort. Grâce à une authen­tique redé­cou­verte de la signi­fi­ca­tion des rites et à leur juste mise en valeur, les célé­bra­tions litur­giques, sur­tout les célé­bra­tions des sacre­ments, seront tou­jours plus en mesure d’ex­pri­mer toute la véri­té sur la nais­sance, la vie, la souf­france et la mort, en aidant à les vivre comme une par­ti­ci­pa­tion au mys­tère pas­cal du Christ mort et ressuscité.

85. Dans la célé­bra­tion de l’Evangile de la vie, il faut savoir appré­cier et mettre en valeur aus­si les gestes et les sym­boles qui abondent dans les diverses tra­di­tions et dans les cou­tumes cultu­relles et popu­laires. Ce sont des moments et des formes de ren­contre à tra­vers les­quels se mani­festent, dans les dif­fé­rents pays et les dif­fé­rentes cultures, la joie de la vie qui com­mence, le res­pect et la défense de toute exis­tence humaine, l’at­ten­tion à celui qui souffre ou qui est dans le besoin, la proxi­mi­té à l’é­gard du vieillard ou du mou­rant, le par­tage de la dou­leur de ceux qui sont en deuil, l’es­pé­rance et le désir de l’immortalité.

Dans cette pers­pec­tive, accueillant éga­le­ment la sug­ges­tion pré­sen­tée par les Cardinaux au Consistoire de 1991, je pro­pose que soit célé­brée tous les ans dans les dif­fé­rents pays une Journée pour la Vie, comme cela se fait déjà à l’i­ni­tia­tive de cer­taines Conférences épis­co­pales. Il est néces­saire que cette Journée soit pré­pa­rée et célé­brée avec la par­ti­ci­pa­tion active de toutes les com­po­santes de l’Eglise locale. Son but fon­da­men­tal est de sus­ci­ter dans les consciences, dans les familles, dans l’Eglise et dans la socié­té civile la recon­nais­sance du sens et de la valeur de la vie humaine à toutes ses étapes et dans toutes ses condi­tions, en atti­rant spé­cia­le­ment l’at­ten­tion sur la gra­vi­té de l’a­vor­te­ment et de l’eu­tha­na­sie, sans pour autant négli­ger les autres moments et les autres aspects de la vie, qui méritent d’être pris atten­ti­ve­ment en consi­dé­ra­tion dans chaque cas, selon ce que sug­gé­re­ra l’é­vo­lu­tion de la situation.

86. Dans l’es­prit du culte spi­ri­tuel agréable à Dieu (cf. Rm 12, 1), la célé­bra­tion de l’Evangile de la vie demande à être réa­li­sée sur­tout dans l’exis­tence quo­ti­dienne, vécue dans l’a­mour d’au­trui et dans le don de soi. C’est toute notre exis­tence qui se fera ain­si accueil authen­tique et res­pon­sable du don de la vie et louange sin­cère et recon­nais­sante de Dieu qui nous a fait ce don. C’est ce qui se passe déjà dans tant de gestes d’of­frande, sou­vent humble et cachée, accom­plis par des hommes et des femmes, des enfants et des adultes, des jeunes et des anciens, des malades et des bien portants.

C’est dans un tel contexte, riche d’hu­ma­ni­té et d’a­mour, que prennent aus­si nais­sance les gestes héroïques. Ceux-​ci sont la célé­bra­tion la plus solen­nelle de l’Evangile de la vie, parce qu’ils le pro- clament par le don total de soi ; ils sont la lumi­neuse mani­fes­ta­tion du degré d’a­mour le plus éle­vé : don­ner sa vie pour la per­sonne qu’on aime (cf. Jn 15, 13); ils sont la par­ti­ci­pa­tion au mys­tère de la Croix, sur laquelle Jésus révèle tout le prix qu’a pour lui la vie de tout homme et com­ment cette vie se réa­lise plei­ne­ment dans le don total de soi. Au-​delà des actions d’é­clat, il y a l’hé­roïsme au quo­ti­dien, fait de petits ou de grands gestes de par­tage qui enri­chissent une authen­tique culture de la vie. Parmi ces gestes, il faut par­ti­cu­liè­re­ment appré­cier le don d’or­ganes, accom­pli sous une forme éthi­que­ment accep­table, qui per­met à des malades par­fois pri­vés d’es­poir de nou­velles pers- pec­tives de san­té et même de vie.

A cet héroïsme du quo­ti­dien appar­tient le témoi­gnage silen­cieux, mais com­bien fécond et élo­quent, de « toutes les mères cou­ra­geuses qui se consacrent sans réserve à leur famille, qui souffrent en don­nant le jour à leurs enfants, et sont ensuite prêtes à sup­por­ter toutes les fatigues, à affron­ter tous les sacri­fices, pour leur trans­mettre ce qu’elles pos­sèdent de meilleur en elles ». Dans l’ac­com­plis­se­ment de leur mis­sion, « ces mères héroïques ne trouvent pas tou­jours un sou­tien dans leur entou­rage. Au contraire, les modèles de civi­li­sa­tion, sou­vent pro­mus et dif­fu­sés par les moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale, ne favo­risent pas la mater­ni­té. Au nom du pro­grès et de la moder­ni­té, on pré­sente comme désor­mais dépas­sées les valeurs de la fidé­li­té, de la chas­te­té et du sacri­fice qu’ont illus­trées et conti­nuent à illus­trer une foule d’é­pouses et de mères chré­tiennes… Nous vous remer­cions, mères héroïques, pour votre amour invin­cible ! Nous vous remer­cions pour la confiance intré­pide pla­cée en Dieu et en son amour. Nous vous remer­cions pour le sacri­fice de votre vie… Dans le mys­tère pas­cal, le Christ vous rend le don que vous avez fait. Il a en effet le pou­voir de vous rendre la vie que vous lui avez appor­tée en offrande ».

« A quoi cela sert-​il, mes frères, que quel­qu’un dise : « J’ai la foi », s’il n’a pas les œuvres ? » (Jc 2, 14): ser­vir l’Évangile de la vie

87. En ver­tu de la par­ti­ci­pa­tion à la mis­sion royale du Christ, le sou­tien et la pro­mo­tion de la vie humaine doivent se faire par le ser­vice de la cha­ri­té, qui se tra­duit dans le témoi­gnage per­son­nel, dans les diverses formes de béné­vo­lat, dans l’a­ni­ma­tion sociale et dans l’en­ga­ge­ment poli­tique. Il s’a­git là d’une exi­gence par­ti­cu­liè­re­ment pres­sante à l’heure actuelle, où la « culture de la mort » s’op­pose si for­te­ment à la « culture de la vie », et semble sou­vent l’emporter. Mais avant cela, il s’a­git d’une exi­gence qui naît de la « foi opé­rant par la cha­ri­té » (Ga 5, 6), comme nous en aver­tit la Lettre de Jacques : « A quoi cela sert-​il, mes frères, que quel­qu’un dise : « J’ai la foi », s’il n’a pas les œuvres ? La foi peut-​elle le sau­ver ? Si un frère ou une sœur sont nus, s’ils manquent de leur nour­ri­ture quo­ti­dienne, et que l’un d’entre vous leur dise : « Allez en paix, chauffez-​vous, rassasiez- vous », sans leur don­ner ce qui est néces­saire à leur corps, à quoi cela sert-​il ? Ainsi en est-​il de la foi : si elle n’a pas les œuvres, elle est tout à fait morte » (2, 14–17).

Dans le ser­vice de la cha­ri­té, il y a un état d’es­prit qui doit nous ani­mer et nous dis­tin­guer : nous devons prendre soin de l’autre en tant que per­sonne confiée par Dieu à notre res­pon­sa­bi­li­té. Comme dis­ciples de Jésus, nous sommes appe­lés à nous faire le pro­chain de tout homme (cf. Lc 10, 29–37), avec une pré­fé­rence mar­quée pour qui est le plus pauvre, le plus seul et le plus dans le besoin. C’est en aidant celui qui a faim ou soif, l’é­tran­ger, celui qui est nu, malade ou en pri­son — comme aus­si l’en­fant à naître, le vieillard qui souffre ou se trouve aux portes de la mort — qu’il nous est don­né de ser­vir Jésus, comme Lui-​même l’a décla­ré : « Dans la mesure où vous l’a­vez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’a­vez fait » (Mt 25, 40). C’est pour­quoi nous ne pou­vons pas ne pas nous sen­tir inter­pel­lés et jugés par ces paroles tou­jours actuelles de saint Jean Chrysostome : « Tu veux hono­rer le Corps du Christ ? Ne le méprise pas lors­qu’il est nu. Ne l’ho­nore pas ici, dans l’é­glise, par des tis­sus de soie tan­dis que tu le laisses dehors souf­frir du froid et du manque de vêtements ».

Le ser­vice de la cha­ri­té à l’é­gard de la vie doit être pro­fon­dé­ment uni­fié : il ne peut tolé­rer ce qui est uni­la­té­ral ou dis­cri­mi­na­toire, parce que la vie humaine est sacrée et invio­lable dans toutes ses étapes et en toute situa­tion ; elle est un bien indi­vi­sible. Il s’a­git donc de « prendre soin » de toute la vie et de la vie de tous. Ou plu­tôt, plus pro­fon­dé­ment encore, il s’a­git d’al­ler jus­qu’aux racines mêmes de la vie et de l’amour.

C’est jus­te­ment à par­tir d’un amour pro­fond pour tout homme et toute femme que s’est déve­lop­pée au cours des siècles une his­toire extra­or­di­naire de la cha­ri­té, qui a intro­duit dans la vie ecclé­siale et civile de nom­breuses ins­ti­tu­tions mises au ser­vice de la vie qui sus­citent l’ad­mi­ra­tion de tout obser­va­teur non pré­ve­nu. C’est une his­toire que chaque com­mu­nau­té chré­tienne doit conti­nuer à écrire par une action pas­to­rale et sociale mul­tiple, avec un sens renou­ve­lé de la res­pon­sa­bi­li­té. A cette fin, on doit mettre en œuvre des formes rai­son­nables et effi­caces d’accom­pa­gne­ment de la vie nais­sante, en étant spé­cia­le­ment proche des mères qui, même sans le sou­tien du père, ne craignent pas de mettre au monde leur enfant et de l’é­le­ver. On pren­dra le même soin de la vie dans la mar­gi­na­li­té ou dans la souf­france, spé­cia­le­ment dans les phases terminales.

88. Tout cela com­porte une action édu­ca­tive patiente et cou­ra­geuse qui incite cha­cun à por­ter les far­deaux des autres (cf. Ga 6, 2); cela requiert une pro­mo­tion sou­te­nue des voca­tions au ser­vice, en par­ti­cu­lier chez les jeunes ; cela implique la réa­li­sa­tion d’i­ni­tia­tives et de pro­jets concrets, stables et ins­pi­rés par l’Evangile.

Il y a beau­coup de moyens à mettre en valeur avec com­pé­tence et sérieux dans l’en­ga­ge­ment. En ce qui concerne les débuts de la vie, les centres pour les méthodes natu­relles de régu­la­tion de la fer­ti­li­té sont à pro­mou­voir comme des appuis solides à la pater­ni­té et à la mater­ni­té res­pon­sables, par les­quelles toute per­sonne, à com­men­cer par l’en­fant, est recon­nue et res­pec­tée pour elle-​même et tout choix est moti­vé et gui­dé à l’aune du don total de soi. Les conseillers conju­gaux et fami­liaux, par leur action spé­ci­fique de conseil et de pré­ven­tion, déployée à la lumière d’une anthro­po­lo­gie en har­mo­nie avec la concep­tion chré­tienne de la per­sonne, du couple et de la sexua­li­té, consti­tuent aus­si des auxi­liaires pré­cieux pour redé­cou­vrir le sens de l’a­mour et de la vie, et pour sou­te­nir et accom­pa­gner chaque famille dans sa mis­sion de « sanc­tuaire de la vie ». Les centres d’aide à la vie et les mai­sons ou centres d’ac­cueil de la vie se mettent aus­si au ser­vice de la vie nais­sante. Par leur action, de nom­breuses mères céli­ba­taires et de nom­breux couples en dif­fi­cul­té retrouvent des rai­sons de vivre et des convic­tions en obte­nant aide et sou­tien pour sur­mon­ter leurs dif­fi­cul­tés et leurs craintes devant l’ac­cueil d’une vie à naître ou à peine venue au monde.

Face à des situa­tions de gêne, de déviance, de mala­die et de mar­gi­na­li­té, d’autres struc­tures comme les com­mu­nau­tés de réha­bi­li­ta­tion des toxi­co­manes, les com­mu­nau­tés d’hé­ber­ge­ment de mineurs ou de malades men­taux, les centres de soin et d’ac­cueil des malades du SIDA, les asso­cia­tions de soli­da­ri­té sur­tout pour les per­sonnes han­di­ca­pées sont une expres­sion élo­quente de ce que la cha­ri­té sait inven­ter pour don­ner à cha­cun de nou­velles rai­sons d’es­pé­rer et des pos­si­bi­li­tés concrètes de vivre.

Enfin, quand l’exis­tence ter­restre arrive à son terme, c’est encore à la cha­ri­té de trou­ver les moda­li­tés les plus adap­tées pour que les per­sonnes âgées, spé­cia­le­ment si elles sont dépen­dantes, et les malades en phase ter­mi­nale puissent béné­fi­cier d’une assis­tance vrai­ment humaine et rece­voir les réponses qui conviennent à leurs besoins, en par­ti­cu­lier en ce qui concerne leurs angoisses et leur soli­tude. Dans ces cas, le rôle des familles est irrem­pla­çable ; mais les familles peuvent trou­ver un appui consi­dé­rable dans les struc­tures sociales d’as­sis­tance et, quand c’est néces­saire, dans le recours aux soins pal­lia­tifs, en fai­sant appel aux ser­vices sani­taires et sociaux appro­priés qui exercent leur acti­vi­té dans des centres de séjour ou de soins publics ou à domicile.

En par­ti­cu­lier, on doit recon­si­dé­rer le rôle des hôpi­taux, des cli­niques et des mai­sons de soin : leur véri­table iden­ti­té n’est pas seule­ment celle d’ins­ti­tu­tions où l’on s’oc­cupe des malades ou des mou­rants, mais avant tout celle de milieux où la dou­leur, la souf­france et la mort sont recon­nues et inter­pré­tées dans leur sens pro­pre­ment humain et spé­ci­fi­que­ment chré­tiens. D’une façon spé­ciale, cette iden­ti­té doit appa­raître clai­re­ment et effi­ca­ce­ment dans les ins­ti­tuts dépen­dant de reli­gieux ou liés en quelque autre manière à l’Église.

89. Ces struc­tures et ces lieux de ser­vice de la vie, ain­si que toutes les autres ini­tia­tives de sou­tien et de soli­da­ri­té que les cir­cons­tances pour­ront sug­gé­rer dans chaque cas, ont besoin d’être ani­més par des per­sonnes géné­reu­se­ment dis­po­nibles et pro­fon­dé­ment conscientes de l’im­por­tance de l’Evangile de la vie pour le bien des indi­vi­dus et de la société.

Une res­pon­sa­bi­li­té spé­ci­fique est confiée au per­son­nel de san­té : méde­cins, phar­ma­ciens, infir­miers et infir­mières, aumô­niers, reli­gieux et reli­gieuses, admi­nis­tra­teurs et béné­voles. Leurs pro­fes­sions en font des gar­diens et des ser­vi­teurs de la vie humaine. Dans le contexte cultu­rel et social actuel, où la science et l’art médi­cal risquent de faire oublier leur dimen­sion éthique natu­relle, ils peuvent être par­fois for­te­ment ten­tés de se trans­for­mer en agents de mani­pu­la­tion de la vie ou même en arti­sans de mort. Face à cette ten­ta­tion, leur res­pon­sa­bi­li­té est aujourd’­hui consi­dé­ra­ble­ment accrue ; elle puise son ins­pi­ra­tion la plus pro­fonde et trouve son sou­tien le plus puis­sant jus­te­ment dans la dimen­sion éthique des pro­fes­sions de san­té, dimen­sion qui leur est intrin­sèque et qu’on ne peut négli­ger, comme le recon­nais­sait déjà l’an­tique ser­ment d’Hippocrate, tou­jours actuel, qui demande à tout méde­cin de s’en­ga­ger à res­pec­ter abso­lu­ment la vie humaine et son carac­tère sacré.

Le res­pect abso­lu de toute vie humaine inno­cente exige aus­si l’exer­cice de l’ob­jec­tion de conscience face à l’a­vor­te­ment pro­vo­qué et à l’eu­tha­na­sie. « Faire mou­rir » ne peut jamais être consi­dé­ré comme un soin médi­cal, même si l’in­ten­tion était seule­ment de répondre à une demande du patient : c’est au contraire la néga­tion des pro­fes­sions de san­té, qui se défi­nissent comme un « oui » pas­sion­né et tenace à la vie. La recherche bio­mé­di­cale elle-​même, domaine fas­ci­nant et annon­cia­teur de grands bien­faits nou­veaux pour l’hu­ma­ni­té, doit tou­jours refu­ser des expé­ri­men­ta­tions, des re- cherches ou des appli­ca­tions qui, niant la digni­té invio­lable de l’être humain, cessent d’être au ser­vice des hommes et se trans­forment en réa­li­tés qui les oppriment tout en parais­sant leur venir en aide.

90. Les per­sonnes enga­gées dans le béné­vo­lat sont appe­lées à jouer un rôle spé­ci­fique : elles apportent une contri­bu­tion pré­cieuse au ser­vice de la vie quand elles allient com­pé­tence pro­fes­sion­nelle et amour géné­reux et gra­tuit. L’Evangile de la vie les pousse à éle­ver leurs sen­ti­ments de simple phi­lan­thro­pie à la hau­teur de la cha­ri­té du Christ ; à recon­qué­rir chaque jour, dans le labeur et la fatigue, la conscience de la digni­té de tout homme ; à aller à la décou­verte des besoins des per­sonnes en ouvrant, s’il le faut, de nou­velles voies là où le besoin se fait le plus urgent et là où l’at­ten­tion et le sou­tien sont les plus déficients.

Le réa­lisme tenace de la cha­ri­té exige que l’on pro­page l’Evangile de la vie éga­le­ment par des types d’a­ni­ma­tion sociale et d’en­ga­ge­ment poli­tique, où l’on défende et où l’on mette en avant la valeur de la vie dans nos socié­tés tou­jours plus mar­quées par la com­plexi­té et le plu­ra­lisme. Individus, fa- milles, groupes, enti­tés asso­cia­tives ont, à des titres et selon des modes divers, une res­pon­sa­bi­li­té dans l’a­ni­ma­tion sociale et dans l’é­la­bo­ra­tion de pro­jets cultu­rels, éco­no­miques, poli­tiques et légis­la­tifs qui contri­buent, dans le res­pect de tous et selon la logique de la vie sociale démo­cra­tique, à édi­fier une socié­té dans laquelle la digni­té de chaque per­sonne soit recon­nue et pro­té­gée, et la vie de tous défen­due et promue.

Cette tâche repose en par­ti­cu­lier sur les res­pon­sables de la vie publique. Appelés à ser­vir l’homme et le bien com­mun, ils ont le devoir de faire des choix cou­ra­geux en faveur de la vie, sur­tout dans le domaine des dis­po­si­tions légis­la­tives. Dans un régime démo­cra­tique, où les lois et les déci­sions sont déter­mi­nées sur la base d’un large consen­sus, le sens de la res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle peut se trou­ver atté­nué dans la conscience des per­sonnes qui ont une part d’au­to­ri­té. Mais on ne peut jamais abdi­quer cette res­pon­sa­bi­li­té, sur­tout quand on a reçu un man­dat légis­la­tif ou impli­quant des déci­sions, man­dat qui appelle à répondre devant Dieu, devant sa conscience et devant la socié­té tout entière de choix éven­tuel­le­ment contraires au bien com­mun authen­tique. Si les lois ne sont pas le seul moyen de défendre la vie humaine, elles jouent cepen­dant un rôle de grande impor­tance et par­fois déter­mi­nant dans la for­ma­tion des men­ta­li­tés et des habi­tudes. Je répète encore une fois qu’une norme qui viole le droit natu­rel d’un inno­cent à la vie est injuste et que, comme telle, elle ne peut avoir force de loi. Aussi, je renou­velle avec vigueur mon appel à tous les hommes poli­tiques afin qu’ils ne pro­mulguent pas de lois qui, mécon­nais­sant la digni­té de la per­sonne, minent à la racine la vie même de la socié­té civile.

L’Eglise sait que, dans le contexte de démo­cra­ties plu­ra­listes, en rai­son de la pré­sence de cou­rants cultu­rels forts de ten­dances dif­fé­rentes, il est dif­fi­cile de réa­li­ser effi­ca­ce­ment une défense légale de la vie. Toutefois, mue par la cer­ti­tude que la véri­té morale ne peut pas res­ter sans écho dans l’in­time des consciences, elle encou­rage les hommes poli­tiques, à com­men­cer par ceux qui sont chré­tiens, à ne pas se rési­gner et à faire les choix qui, compte tenu des pos­si­bi­li­tés concrètes, conduisent à réta­blir un ordre juste dans l’af­fir­ma­tion et la pro­mo­tion de la valeur de la vie. Dans cette pers­pec­tive, il faut noter qu’il ne suf­fit pas d’é­li­mi­ner les lois iniques. Il faut com­battre les causes qui favo­risent des atten­tats contre la vie, sur­tout en assu­rant à la famille et à la mater­ni­té le sou­tien qui leur est dû : la poli­tique fami­liale doit être le pivot et le moteur de toutes les poli­tiques sociales. C’est pour­quoi il faut lan­cer des ini­tia­tives sociales et légis­la­tives capables de garan­tir des condi­tions de liber­té authen­tique dans les choix concer­nant la pater­ni­té et la mater­ni­té ; en outre, il est néces­saire de revoir la concep­tion des poli- tiques du tra­vail, de la vie urbaine, du loge­ment et des ser­vices, afin que l’on puisse conci­lier le temps du tra­vail et le temps réser­vé à la famille, et qu’il soit effec­ti­ve­ment pos­sible de s’oc­cu­per de ses enfants et des per­sonnes âgées.

91. Les pro­blèmes démo­gra­phiques consti­tuent aujourd’­hui un aspect impor­tant de la poli­tique pour la vie. Les pou­voirs publics ont certes la res­pon­sa­bi­li­té de prendre des ini­tia­tives « pour orien­ter la démo­gra­phie de la popu­la­tion » ; mais ces ini­tia­tives doivent tou­jours pré­sup­po­ser et res­pec­ter la res­pon­sa­bi­li­té pre­mière et inalié­nable des époux et des familles ; elles ne peuvent inclure le recours à des méthodes non res­pec­tueuses de la per­sonne et de ses droits fon­da­men­taux, à com­men­cer par le droit à la vie de tout être humain inno­cent. Il est donc mora­le­ment inac­cep­table que, pour la régu­la­tion des nais­sances, on encou­rage ou on aille jus­qu’à impo­ser l’u­sage de moyens comme la contra­cep­tion, la sté­ri­li­sa­tion et l’avortement.

Il y a bien d’autres façons de résoudre le pro­blème démo­gra­phique : les gou­ver­ne­ments et les diverses ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales doivent tendre avant tout à la créa­tion de condi­tions éco­no­miques, sociales, médi­cales, sani­taires et cultu­relles qui per­mettent aux époux de faire leurs choix dans le domaine de la pro­créa­tion en toute liber­té et avec une vraie res­pon­sa­bi­li­té ; ils doivent ensuite s’ef­for­cer d”« aug­men­ter les moyens et de dis­tri­buer avec une plus grande jus­tice la richesse pour que tous puissent par­ti­ci­per équi­ta­ble­ment aux biens de la créa­tion. Il faut trou­ver des solu­tions au niveau mon­dial, en ins­tau­rant une véri­table éco­no­mie de com­mu­nion et de par­ti­ci­pa­tion aux biens, tant dans l’ordre inter­na­tio­nal que natio­nal ».C’est la seule voie qui res­pecte la digni­té des per­sonnes et des familles, ain­si que l’au­then­tique patri­moine cultu­rel des peuples.

Le ser­vice de l’Evangile de la vie est donc vaste et com­plexe. Il nous appa­raît tou­jours plus comme un cadre appré­ciable, favo­rable à une col­la­bo­ra­tion concrète avec les frères d’autres Eglises et d’autres Communautés ecclé­siales, dans la ligne de l’œcu­mé­nisme des œuvres que le Concile Vatican II a encou­ra­gé avec auto­ri­té. En outre, le ser­vice de l’Evangile de la vie se pré­sente comme un espace pro­vi­den­tiel pour le dia­logue et la col­la­bo­ra­tion avec les croyants d’autres reli­gions et avec tous les hommes de bonne volon­té : la défense et la pro­mo­tion de la vie ne sont le mono­pole de per­sonne mais bien le devoir et la res­pon­sa­bi­li­té de tous. Le défi auquel nous devons faire face, à la veille du troi­sième mil­lé­naire, est ardu : seule la coopé­ra­tion har­mo­nieuse de tous ceux qui croient dans la valeur de la vie pour­ra évi­ter un échec de la civi­li­sa­tion, aux consé­quences imprévisibles.

« Des fils, voi­là ce que donne le Seigneur, récom­pense, que le fruit des entrailles » (Ps 127 126, 3): la famille « sanc­tuaire de la vie »

92. A l’in­té­rieur du « peuple de la vie et pour la vie », la res­pon­sa­bi­li­té de la famille est déter­mi­nante : c’est une res­pon­sa­bi­li­té qui résulte de sa nature même — qui consiste à être une com­mu­nau­té de vie et d’a­mour, fon­dée sur le mariage — et de sa mis­sion de « gar­der, de révé­ler et de com­mu­ni­quer l’a­mour ». Il s’a­git pré­ci­sé­ment de l’a­mour même de Dieu, dont les parents sont faits les coopé­ra­teurs et comme les inter­prètes dans la trans­mis­sion de la vie et dans l’é­du­ca­tion, sui­vant le pro­jet du Père. C’est donc un amour qui se fait gra­tui­té, accueil, don : dans la famille, cha­cun est recon­nu, res­pec­té et hono­ré parce qu’il est une per­sonne, et, si quel­qu’un a davan­tage de besoins, l’at­ten­tion et les soins qui lui sont por­tés se font plus intenses.

La famille a un rôle a jouer tout au long de l’exis­tence de ses membres, de la nais­sance à la mort. Elle est véri­ta­ble­ment « le sanc­tuaire de la vie…, le lieu où la vie, don de Dieu, peut être conve­na­ble­ment accueillie et pro­té­gée contre les nom­breuses attaques aux­quelles elle est expo­sée, le lieu où elle peut se déve­lop­per sui­vant les exi­gences d’une crois­sance humaine authen­tique ». C’est pour­quoi le rôle de la famille est déter­mi­nant et irrem­pla­çable pour bâtir la culture de la vie.

Comme Eglise domes­tique, la famille a voca­tion d’an­non­cer, de célé­brer et de ser­vir l’Evangile de la vie. C’est une mis­sion qui concerne avant tout les époux, appe­lés à trans­mettre la vie, en se fon­dant sur une conscience sans cesse renou­ve­lée du sens de la géné­ra­tion, en tant qu’é­vé­ne­ment pri­vi­lé­gié dans lequel est mani­fes­té le fait que la vie humaine est un don reçu pour être à son tour don­né. Dans la pro­créa­tion d’une vie nou­velle, les parents se rendent compte que l’en­fant, « s’il est le fruit de leur don réci­proque d’a­mour devient, à son tour, un don pour tous les deux : un don qui jaillit du don ! ».

C’est sur­tout par l’é­du­ca­tion des enfants que la famille rem­plit sa mis­sion d’an­non­cer l’Evangile de la vie. Par la parole et par l’exemple, dans les rap­ports et les choix quo­ti­diens, et par leurs gestes et leurs signes concrets, les parents ini­tient leurs enfants à la liber­té authen­tique qui s’exerce dans le don total de soi et ils cultivent en eux le res­pect d’au­trui, le sens de la jus­tice, l’ac­cueil bien­veillant, le dia­logue, le ser­vice géné­reux, la soli­da­ri­té et toutes les autres valeurs qui aident à vivre la vie comme un don. L’action édu­ca­tive des parents chré­tiens doit ser­vir la foi des enfants et les aider à répondre à la voca­tion qu’ils reçoivent de Dieu. Il entre aus­si dans la mis­sion édu­ca­tive des parents d’en­sei­gner à leurs enfants le vrai sens de la souf­france et de la mort, et d’en témoi­gner auprès d’eux : ils le pour­ront s’ils savent être atten­tifs à toutes les souf­frances qu’ils ren­contrent autour d’eux et, avant tout, s’ils savent, dans leur milieu fami­lial, se mon­trer concrè­te­ment proches des malades et des per­sonnes âgées, les assis­ter et par­ta­ger avec eux.

93. En outre, la famille célèbre l’Evangile de la vie par la prière quo­ti­dienne, per­son­nelle et fami­liale : dans la prière, elle loue et remer­cie le Seigneur pour le don de la vie, et elle invoque lumière et force pour affron­ter les moments de dif­fi­cul­té et de souf­france, sans jamais perdre l’es­pé­rance. Mais la célé­bra­tion qui donne son sens à toute autre forme de prière et de culte, c’est celle qui s’ex­prime dans l’exis­tence quo­ti­dienne même de la famille, si elle est faite d’a­mour et de don de soi.

La célé­bra­tion devient ain­si ser­vice de l’Evangile de la vie, qui s’ex­prime par la soli­da­ri­té, vécue dans la famille et autour d’elle comme une atten­tion déli­cate, éveillée et bien­veillante dans les petites et les humbles actions de chaque jour. La soli­da­ri­té s’ex­prime d’une manière par­ti­cu­lière lorsque les familles sont dis­po­nibles pour adop­ter ou se voir confier des enfants aban­don­nés par leurs parents ou se trou­vant dans des situa­tions graves. L’amour pater­nel et mater­nel véri­table sait aller au-​delà des liens de la chair et du sang et accueillir aus­si des enfants d’autres familles, leur appor­tant tout ce qui leur est néces­saire pour vivre et s’é­pa­nouir plei­ne­ment. Parmi les formes d’a­dop­tion, l’a­dop­tion à dis­tance (par­rai­nage) mérite d’être pro­po­sée, de pré­fé­rence dans les cas où l’a­ban­don a pour seul motif les condi­tions de grande pau­vre­té de la famille. Ce mode d’a­dop­tion per­met en effet d’of­frir aux parents l’aide néces­saire pour entre­te­nir et pour édu­quer leurs enfants, sans devoir les arra­cher à leur milieu naturel.

Comprise comme « la déter­mi­na­tion ferme et per­sé­vé­rante de tra­vailler pour le bien com­mun », la soli­da­ri­té demande à être pra­ti­quée éga­le­ment dans des modes de par­ti­ci­pa­tion à la vie sociale et poli­tique. Par consé­quent, le ser­vice de l’Evangile de la vie sup­pose que les familles, spé­cia­le­ment par leur par­ti­ci­pa­tion à des asso­cia­tions, s’emploient à obte­nir que les lois et les ins­ti­tu­tions de l’Etat ne lèsent en aucune façon le droit à la vie, de la concep­tion à la mort natu­relle, mais le défendent et le soutiennent.

94. On doit accor­der aux per­sonnes âgées une place par­ti­cu­lière. Dans cer­taines cultures, la per­sonne plus avan­cée en âge demeure inté­grée dans la famille avec un rôle actif impor­tant, mais dans d’autres cultures, le vieillard est consi­dé­ré comme un poids inutile et on l’a­ban­donne à lui-​même : dans ce genre de situa­tion, la ten­ta­tion de recou­rir à l’eu­tha­na­sie peut se pré­sen­ter plus facilement.

La mar­gi­na­li­sa­tion ou même le rejet des per­sonnes âgées sont into­lé­rables. Leur pré­sence en famille, ou du moins la pré­sence proche de la famille lorsque l’é­troi­tesse des loge­ments ou d’autres motifs ne laissent pas d’autre solu­tion, sont d’une impor­tance essen­tielle pour créer un cli­mat d’é­change mutuel et de com­mu­ni­ca­tion enri­chis­sante entre les dif­fé­rentes géné­ra­tions. Il importe donc que l’on main­tienne une sorte de « pacte » entre les géné­ra­tions, ou qu’on le réta­blisse quand il a dis­pa­ru, afin que les parents âgés, par­ve­nus au terme de leur route, puissent trou­ver chez leurs enfants l’ac­cueil et la soli­da­ri­té qu’ils ont eux- même pra­ti­qués envers eux à leur entrée dans la vie : c’est là une exi­gence du com­man­de­ment divin d’ho­no­rer son père et sa mère (cf. Ex 20, 12 ; Lv 19, 3). Mais il y a plus. La per­sonne âgée n’est pas seule­ment à consi­dé­rer comme l’ob­jet d’une atten­tion proche et ser­viable. Elle a pour sa part une contri­bu­tion pré­cieuse à appor­ter à l’Evangile de la vie. Grâce au riche patri­moine d’ex­pé­rience acquise au long des années, elle peut et elle doit trans­mettre la sagesse, rendre témoi­gnage de l’es­pé­rance et de la charité.

S’il est vrai que « l’a­ve­nir de l’hu­ma­ni­té passe par la famille », on doit recon­naître qu’ac­tuel­le­ment les condi­tions sociales, éco­no­miques et cultu­relles rendent sou­vent plus dif­fi­cile et plus labo­rieux l’en­ga­ge­ment de la famille à être au ser­vice de la vie. Pour qu’elle puisse répondre à sa voca­tion de « sanc­tuaire de la vie », comme cel­lule d’une socié­té qui aime et accueille la vie, il est néces­saire et urgent que la famille elle-​même soit aidée et sou­te­nue. Les socié­tés et les Etats doivent assu­rer tout le sou­tien néces­saire, y com­pris sur le plan éco­no­mique, pour que les familles puissent faire face à leurs pro­blèmes de la manière la plus humaine. Pour sa part, l’Eglise doit pro­mou­voir inlas­sa­ble­ment une pas­to­rale fami­liale capable d’a­me­ner chaque famille à redé­cou­vrir sa mis­sion à l’é­gard de l’Evangile de la vie et de la vivre avec cou­rage et avec joie.

« Conduisez-​vous en enfants de lumière » (Ep 5, 8): réa­li­ser un tour­nant culturel

95. « Conduisez-​vous en enfants de lumière… Discernez ce qui plaît au Seigneur, et ne pre­nez aucune part aux œuvres sté­riles des ténèbres » (Ep 5, 8.10–11). Dans la situa­tion sociale actuelle, mar­quée par un affron­te­ment dra­ma­tique entre la « culture de la vie » et la « culture de la mort », il faut déve­lop­per un sens cri­tique aigu, per­met­tant de dis­cer­ner les vraies valeurs et les besoins authentiques.

Il est urgent de se livrer à une mobi­li­sa­tion géné­rale des consciences et à un effort com­mun d’ordre éthique, pour mettre en œuvre une grande stra­té­gie pour le ser­vice de la vie. Nous devons construire tous ensemble une nou­velle culture de la vie : nou­velle, parce qu’elle sera en mesure d’a­bor­der et de résoudre les pro­blèmes inédits posés aujourd’­hui au sujet de la vie de l’homme ; nou­velle, parce qu’elle sera adop­tée avec une convic­tion forte et active par tous les chré­tiens ; nou­velle, parce qu’elle sera capable de sus­ci­ter un débat cultu­rel sérieux et cou­ra­geux avec tous. L’urgence de ce tour­nant cultu­rel tient à la situa­tion his­to­rique que nous tra­ver­sons, mais elle pro­vient sur­tout de la mis­sion même d’é­van­gé­li­sa­tion qui est celle de l’Eglise. En effet, l’Evangile vise à « trans­for­mer du dedans, à rendre neuve l’hu­ma­ni­té elle-​même » ; il est comme le levain qui fait lever toute la pâte (cf. Mt 13, 33) et, comme tel, il est des­ti­né à impré­gner toutes les cultures et à les ani­mer de l’in­té­rieur, afin qu’elles expriment la véri­té tout entière sur l’homme et sur sa vie.

On doit com­men­cer par renou­ve­ler la culture de la vie à l’in­té­rieur des com­mu­nau­tés chré­tiennes elles-​mêmes. Les croyants, même ceux qui par­ti­cipent acti­ve­ment à la vie ecclé­siale, tombent trop sou­vent dans une sorte de dis­so­cia­tion entre la foi chré­tienne et ses exi­gences éthiques à l’é­gard de la vie, en arri­vant ain­si au sub­jec­ti­visme moral et à cer­tains com­por­te­ments inac­cep­tables. Il faut alors nous inter­ro­ger, avec beau­coup de luci­di­té et de cou­rage, sur la nature de la culture de la vie répan­due aujourd’­hui par­mi les chré­tiens, les familles, les groupes et les com­mu­nau­tés de nos dio­cèses. Avec la même clar­té et la même réso­lu­tion, nous devons déter­mi­ner les actes que nous sommes appe­lés à accom­plir pour ser­vir la vie dans la plé­ni­tude de sa véri­té. En même temps, il nous faut conduire un débat sérieux et appro­fon­di avec tous, y com­pris avec les non-​croyants, sur les pro­blèmes fon­da­men­taux de la vie humaine, dans les lieux où s’é­la­bore la pen­sée, comme dans les divers milieux pro­fes­sion­nels et là où se déroule l’exis­tence quo­ti­dienne de chacun.

96. La pre­mière action fon­da­men­tale à mener pour par­ve­nir à ce tour­nant cultu­rel est la for­ma­tion de la conscience morale au sujet de la valeur incom­men­su­rable et invio­lable de toute vie humaine. Il est d’une suprême impor­tance de redé­cou­vrir le lien insé­pa­rable entre la vie et la liber­té. Ce sont des biens indis­so­ciables : quand l’un de ces biens est lésé, l’autre finit par l’être aus­si. Il n’y a pas de liber­té véri­table là où la vie n’est pas accueillie ni aimée ; et il n’y a pas de vie en plé­ni­tude sinon dans la liber­té. Ces deux réa­li­tés ont enfin un point de réfé­rence pre­mier et spé­ci­fique qui les relie indis­so­lu­ble­ment : la voca­tion à l’a­mour. Cet amour, comme don total de soi, repré­sente le sens le plus authen­tique de la vie et de la liber­té de la personne.

Pour la for­ma­tion de la conscience, la redé­cou­verte du lien consti­tu­tif qui unit la liber­té à la véri­té n’est pas moins déter­mi­nante. Comme je l’ai dit bien des fois, sépa­rer radi­ca­le­ment la liber­té de la véri­té objec­tive empêche d’é­ta­blir les droits de la per­sonne sur une base ration­nelle solide, et cela ouvre dans la socié­té la voie au risque de l’ar­bi­traire ingou­ver­nable des indi­vi­dus ou au tota­li­ta­risme mor­ti­fère des pou­voirs publics.

Il est essen­tiel, ensuite, que l’homme recon­naisse l’é­vi­dence ori­gi­nelle de sa condi­tion de créa­ture, qui reçoit de Dieu l’être et la vie comme un don et une tâche : c’est seule­ment en accep­tant sa dépen­dance pre­mière dans l’être que l’homme peut réa­li­ser la plé­ni­tude de sa vie et de sa liber­té, et en même temps res­pec­ter inté­gra­le­ment la vie et la liber­té de toute autre per­sonne. On découvre ici sur­tout que « au centre de toute culture se trouve l’at­ti­tude que l’homme prend devant le mys­tère le plus grand, le mys­tère de Dieu ». Quand Dieu est nié et quand on vit comme s’Il n’exis­tait pas, ou du moins sans tenir compte de ses com­man­de­ments, on finit vite par nier ou par com­pro­mettre la digni­té de la per­sonne humaine et l’in­vio­la­bi­li­té de sa vie.

97. A la for­ma­tion de la conscience, se rat­tache étroi­te­ment l’ac­tion édu­ca­tive, qui aide l’homme à être tou­jours plus homme, qui l’in­tro­duit tou­jours plus avant dans la véri­té, qui l’o­riente vers un res­pect crois­sant de la vie, qui le forme à entre­te­nir avec les per­sonnes de justes relations.

Il est en par­ti­cu­lier néces­saire d’é­du­quer à la valeur de la vie, en com­men­çant par ses propres racines. Il serait illu­soire de pen­ser que l’on puisse construire une vraie culture de la vie humaine sans aider les jeunes à com­prendre et à vivre la sexua­li­té, l’a­mour et toute l’exis­tence, en en recon­nais­sant le sens réel et l’é­troite inter­dé­pen­dance. La sexua­li­té, richesse de toute la per­sonne, « mani­feste sa signi­fi­ca­tion intime en por­tant… au don de soi dans l’a­mour ». La bana­li­sa­tion de la sexua­li­té figure par­mi les prin­ci­paux fac­teurs qui sont à l’o­ri­gine du mépris pour la vie nais­sante : seul un amour véri­table sait pré­ser­ver la vie. On ne peut donc se dis­pen­ser de pro­po­ser, sur­tout aux ado­les­cents et aux jeunes, une authen­tique édu­ca­tion à la sexua­li­té et à l’a­mour, une édu­ca­tion com­pre­nant la for­ma­tion à la chas­te­té, ver­tu qui favo­rise la matu­ri­té de la per­sonne et la rend capable de res­pec­ter le sens « spon­sal » du corps.

La démarche de l’é­du­ca­tion à la vie com­porte la for­ma­tion des époux à la pro­créa­tion res­pon­sable. Dans sa por­tée réelle, celle-​ci sup­pose que les époux se sou­mettent à l’ap­pel du Seigneur et agissent en inter­prètes fidèles de sa volon­té : il en est ain­si quand ils ouvrent géné­reu­se­ment leur famille à de nou­velles vies, demeu­rant de toute manière dans une atti­tude d’ou­ver­ture et de ser­vice à l’é­gard de la vie, même lorsque, pour des motifs sérieux et dans le res­pect de la loi morale, les époux choi­sissent d’é­vi­ter une nou­velle gros­sesse, tem­po­rai­re­ment ou pour un temps indé­ter­mi­né. La loi morale les oblige en tout cas à maî­tri­ser les ten­dances de leurs ins­tincts et de leurs pas­sions et à res­pec­ter les lois bio­lo­giques ins­crites dans leurs per­sonnes. C’est pré­ci­sé­ment cette atti­tude qui rend légi­time, pour aider l’exer­cice de la res­pon­sa­bi­li­té dans la pro­créa­tion, le recours aux méthodes natu­relles de régu­la­tion de la fer­ti­li­té : scien­ti­fi­que­ment, elles ont été pré­ci­sées de mieux en mieux et elles offrent des pos­si­bi­li­tés concrètes pour des choix qui soient en har­mo­nie avec les valeurs morales. Une obser­va­tion hon­nête des résul­tats obte­nus devrait faire tom­ber les pré­ju­gés encore trop répan­dus et convaincre les époux, de même que le per­son­nel de san­té et les ser­vices sociaux, de l’im­por­tance d’une for­ma­tion adé­quate dans ce domaine. L’Eglise est recon­nais­sante envers ceux qui, au prix d’un dévoue­ment et de sacri­fices per­son­nels sou­vent mécon­nus, s’en­gagent dans la recherche sur ces méthodes et dans leur dif­fu­sion, en déve­lop­pant en même temps l’é­du­ca­tion aux valeurs morales que sup­pose leur emploi.

La démarche édu­ca­tive ne peut man­quer de prendre aus­si en consi­dé­ra­tion la souf­france et la mort. En réa­li­té, elles font par­tie de l’ex­pé­rience humaine et il est vain autant qu’er­ro­né de cher­cher à les occul­ter ou à les écar­ter. Au contraire, cha­cun doit être aidé à en sai­sir le mys­tère pro­fond, dans sa dure réa­li­té concrète. Même la dou­leur et la souf­france ont un sens et une valeur, quand elles sont vécues en rap­port étroit avec l’a­mour reçu et don­né. Dans cette pers­pec­tive, j’ai vou­lu que soit célé­brée chaque année la Journée mon­diale des Malades, sou­li­gnant « le carac­tère sal­vi­fique de l’of­frande de la souf­france qui, si elle est vécue en com­mu­nion avec le Christ, appar­tient à l’es­sence même de la Rédemption ». D’ailleurs, la mort elle­même est tout autre chose qu’une aven­ture sans espé­rance : elle est la porte de l’exis­tence qui s’ouvre sur l’é­ter­ni­té, et, pour ceux qui la vivent dans le Christ, elle est l’ex­pé­rience de la par­ti­ci­pa­tion à son mys­tère de mort et de résurrection.

98. En somme, nous pou­vons dire que le tour­nant cultu­rel ici sou­hai­té exige de tous le cou­rage d’en­trer dans un nou­veau style de vie qui adopte une juste échelle des valeurs comme fon­de­ment des choix concrets, aux niveaux per­son­nel, fami­lial, social et inter­na­tio­nal : la pri­mau­té de l’être sur l’a­voir, de la per­sonne sur les choses. Ce mode de vie renou­ve­lé sup­pose aus­si le pas­sage de l’in­dif­fé­rence à l’in­té­rêt envers autrui et du rejet à l’ac­cueil : les autres ne sont pas des concur­rents dont il fau­drait se défendre, mais des frères et des sœurs dont on doit être soli­daire ; il faut les aimer pour eux-​mêmes ; ils nous enri­chissent par leur pré­sence même.

Personne ne doit se sen­tir exclu de cette mobi­li­sa­tion pour une nou­velle culture de la vie : tous ont un rôle impor­tant à jouer. Avec celle des familles, la mis­sion des ensei­gnants et des édu­ca­teurs est par­ti­cu­liè­re­ment pré­cieuse. Il dépend lar­ge­ment d’eux que les jeunes, for­més à une liber­té véri­table, sachent gar­der en eux-​mêmes et répandre autour d’eux des idéaux de vie authen­tiques, et qu’ils sachent gran­dir dans le res­pect et dans le ser­vice de toute per­sonne, en famille et dans la société.

De même, les intel­lec­tuels peuvent faire beau­coup pour édi­fier une nou­velle culture de la vie humaine. Les intel­lec­tuels catho­liques ont un rôle par­ti­cu­lier, car ils sont appe­lés à se rendre acti­ve­ment pré­sents dans les lieux pri­vi­lé­giés où s’é­la­bore la culture, dans le monde de l’é­cole et de l’u­ni­ver­si­té, dans les milieux de la recherche scien­ti­fique et tech­nique, dans les cercles de créa­tion artis­tique et de réflexion huma­niste. Nourrissant leur ins­pi­ra­tion et leur action à la pure sève de l’Evangile, ils doivent s’employer à favo­ri­ser une nou­velle culture de la vie, par la pro­duc­tion de contri­bu­tions sérieuses, bien infor­mées et sus­cep­tibles de s’im­po­ser par leur valeur à l’at­ten­tion et au res­pect de tous. Précisément dans cette pers­pec­tive, j’ai ins­ti­tué l’Académie pon­ti­fi­cale pour la Vie, dans le but « d’é­tu­dier, d’in­for­mer et de don­ner une for­ma­tion en ce qui concerne les prin­ci­paux pro­blèmes de la bio-​médecine et du droit, rela­tifs à la pro­mo­tion et à la défense de la vie, sur­tout dans le rap­port direct qu’ils entre­tiennent avec la morale chré­tienne et les direc­tives du Magistère de l’Eglise ». Les Universités four­ni­ront aus­si un apport spé­ci­fique, les Universités catho­liques en par­ti­cu­lier, de même que les Centres, Instituts et Comités de bioéthique.

Les divers acteurs des moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale ont une grande et grave res­pon­sa­bi­li­té : il leur faut faire en sorte que les mes­sages trans­mis avec beau­coup d’ef­fi­ca­ci­té contri­buent à la culture de la vie. C’est ain­si qu’ils doivent pré­sen­ter des exemples de vie éle­vés et nobles, don­ner une place à des témoi­gnages posi­tifs et par­fois héroïques d’a­mour pour l’homme, pro­po­ser les valeurs de la sexua­li­té et de l’a­mour avec un grand res­pect, sans se com­plaire dans ce qui cor­rompt et avi­lit la digni­té de l’homme. Dans la lec­ture de la réa­li­té, ils doivent refu­ser de mettre en relief ce qui peut sug­gé­rer ou aggra­ver des sen­ti­ments ou des atti­tudes d’in­dif­fé­rence, de mépris ou de refus envers la vie. Tout en res­tant scru­pu­leu­se­ment fidèles à la véri­té des faits, il leur appar­tient d’al­lier la liber­té de l’in­for­ma­tion au res­pect de toutes les per­sonnes et à une pro­fonde humanité.

99. Pour obte­nir ce tour­nant cultu­rel en faveur de la vie, la pen­sée et l’ac­tion des femmes jouent un rôle unique et sans doute déter­mi­nant : il leur revient de pro­mou­voir un « nou­veau fémi­nisme » qui, sans suc­com­ber à la ten­ta­tion de suivre les modèles mas­cu­lins, sache recon­naître et expri­mer le vrai génie fémi­nin dans toutes les mani­fes­ta­tions de la vie en socié­té, tra­vaillant à dépas­ser toute forme de dis­cri­mi­na­tion, de vio­lence et d’exploitation.

Reprenant le mes­sage final du Concile Vatican II, j’a­dresse moi aus­si aux femmes cet appel pres­sant : « Réconciliez les hommes avec la vie ». Vous êtes appe­lées à témoi­gner du sens de l’a­mour authen­tique, du don de soi et de l’ac­cueil de l’autre qui se réa­lisent spé­ci­fi­que­ment dans la rela­tion conju­gale, mais qui doivent ani­mer toute autre rela­tion inter­per­son­nelle. L’expérience de la mater­ni­té ren­force en vous une sen­si­bi­li­té aiguë pour la per­sonne de l’autre et, en même temps, vous confère une tâche par­ti­cu­lière : « La mater­ni­té com­porte une com­mu­nion par­ti­cu­lière avec le mys­tère de la vie qui mûrit dans le sein de la femme… Ce genre unique de contact avec le nou­vel être humain en ges­ta­tion crée, à son tour, une atti­tude envers l’homme — non seule­ment envers son propre enfant mais envers l’homme en géné­ral — de nature à carac­té­ri­ser pro­fon­dé­ment toute la per­son­na­li­té de la femme ». En effet, la mère accueille et porte en elle un autre, elle lui per­met de gran­dir en elle, lui donne la place qui lui revient en res­pec­tant son alté­ri­té. Ainsi, la femme per­çoit et enseigne que les rela­tions humaines sont authen­tiques si elles s’ouvrent à l’ac­cueil de la per­sonne de l’autre, recon­nue et aimée pour la digni­té qui résulte du fait d’être une per­sonne et non pour d’autres fac­teurs comme l’u­ti­li­té, la force, l’in­tel­li­gence, la beau­té, la san­té. Telle est la contri­bu­tion fon­da­men­tale que l’Eglise et l’hu­ma­ni­té attendent des femmes. C’est un préa­lable indis­pen­sable à ce tour­nant cultu­rel authentique.

Je vou­drais adres­ser une pen­sée spé­ciale à vous, femmes qui avez eu recours à l’a­vor­te­ment. L’Eglise sait com­bien de condi­tion­ne­ments ont pu peser sur votre déci­sion, et elle ne doute pas que, dans bien des cas, cette déci­sion a été dou­lou­reuse, et même dra­ma­tique. Il est pro­bable que la bles­sure de votre âme n’est pas encore refer­mée. En réa­li­té, ce qui s’est pro­duit a été et demeure pro­fon­dé­ment injuste. Mais ne vous lais­sez pas aller au décou­ra­ge­ment et ne renon­cez pas à l’es­pé­rance. Sachez plu­tôt com­prendre ce qui s’est pas­sé et interprétez-​le en véri­té. Si vous ne l’a­vez pas encore fait, ouvrez-​vous avec humi­li­té et avec confiance au repen­tir : le Père de toute misé­ri­corde vous attend pour vous offrir son par­don et sa paix dans le sacre­ment de la récon­ci­lia­tion. C’est à ce même Père et à sa misé­ri­corde qu’avec espé­rance vous pou­vez confier votre enfant. Avec l’aide des conseils et de la pré­sence de per­sonnes amies com­pé­tentes, vous pour­rez faire par­tie des défen­seurs les plus convain­cants du droit de tous à la vie par votre témoi­gnage dou­lou­reux. Dans votre enga­ge­ment pour la vie, éven­tuel­le­ment cou­ron­né par la nais­sance de nou­velles créa­tures et exer­cé par l’ac­cueil et l’at­ten­tion envers ceux qui ont le plus besoin d’une pré­sence cha­leu­reuse, vous tra­vaille­rez à ins­tau­rer une nou­velle manière de consi­dé­rer la vie de l’homme.

100. Dans ce grand effort pour une nou­velle culture de la vie, nous sommes sou­te­nus et ani­més par l’as­su­rance de savoir que l’Evangile de la vie, comme le Royaume de Dieu, gran­dit et donne des fruits en abon­dance (cf. Mc 4, 26–29). Certes, la dis­pro­por­tion est énorme entre les moyens consi­dé­rables et puis­sants dont sont dotées les forces qui tra­vaillent pour la « culture de la mort » et les moyens dont dis­posent les pro­mo­teurs d’une « culture de la vie et de l’a­mour ». Mais nous savons pou­voir comp­ter sur l’aide de Dieu, à qui rien n’est impos­sible (cf. Mt 19, 26).

Ayant cette cer­ti­tude au cœur et ani­mé par une sol­li­ci­tude inquiète pour le sort de chaque homme et de chaque femme, je répète aujourd’­hui à tous ce que j’ai dit aux familles enga­gées dans leurs tâches ren­dues dif­fi­ciles par les embûches qui les menacent : une grande prière pour la vie, qui par­court le monde entier, est une urgence. Que, par des ini­tia­tives extra­or­di­naires et dans la prière habi­tuelle, une sup­pli­ca­tion ardente s’é­lève vers Dieu, Créateur qui aime la vie, de toutes les com­mu­nau­tés chré­tiennes, de tous les groupes ou mou­ve­ments, de toutes les familles, du cœur de tous les croyants ! Par son exemple, Jésus nous a lui-​même mon­tré que la prière et le jeûne sont les armes prin­ci­pales et les plus effi­caces contre les forces du mal (cf. Mt 4, 1–11) et il a appris à ses dis­ciples que cer­tains démons ne peuvent être chas­sés que de cette manière (cf. Mc 9, 29). Retrouvons donc l’hu­mi­li­té et le cou­rage de prier et de jeû­ner, pour obte­nir que la force qui vient du Très-​Haut fasse tom­ber les murs de trom­pe­ries et de men­songes qui cachent aux yeux de tant de nos frères et sœurs la nature per­verse de com­por­te­ments et de lois hos­tiles à la vie, et qu’elle ouvre leurs cœurs à des réso­lu­tions et à des inten­tions ins­pi­rées par la civi­li­sa­tion de la vie et de l’amour.

« Tout ceci, nous vous l’é­cri­vons pour que notre joie soit com­plète » (1 Jn 1, 4): l’Evangile de la vie est pour la cité des hommes

101. « Tout ceci, nous vous l’é­cri­vons pour que notre joie soit com­plète » (1 Jn 1, 4). La révé­la­tion de l’Evangile de la vie nous est don­née comme un bien à com­mu­ni­quer à tous, afin que tous les hommes soient en com­mu­nion avec nous et avec la Trinité (cf. 1 Jn 1, 3). Nous non plus, nous ne pour­rions être dans la joie com­plète si nous ne com­mu­ni­quions cet Evangile aux autres, si nous le gar­dions pour nous-mêmes.

L’Evangile de la vie n’est pas exclu­si­ve­ment réser­vé aux croyants, il est pour tous. La ques­tion de la vie, de sa défense et de sa pro­mo­tion n’est pas la pré­ro­ga­tive des seuls chré­tiens. Même si elle reçoit de la foi une lumière et une force extra­or­di­naires, elle appar­tient à toute conscience humaine qui aspire à la véri­té et qui a le sou­ci atten­tif du sort de l’hu­ma­ni­té. Il y a assu­ré­ment dans la vie une valeur sacrée et reli­gieuse, mais en aucune manière on ne peut dire que cela n’in­ter­pelle que les croyants : en effet, il s’a­git d’une valeur que tout être humain peut sai­sir à la lumière de la rai­son et qui concerne néces­sai­re­ment tout le monde.

Par consé­quent, notre action de « peuple de la vie et pour la vie » demande à être com­prise de manière juste et accueillie avec sym­pa­thie. Quand l’Église déclare que le res­pect incon­di­tion­nel du droit à la vie de toute per­sonne inno­cente — depuis sa concep­tion jus­qu’à sa mort natu­relle — est un des piliers sur les­quels repose toute socié­té civile, elle « désire seule­ment pro­mou­voir un Etat humain. Un Etat qui recon­naisse que son pre­mier devoir est la défense des droits fon­da­men­taux de la per­sonne humaine, spé­cia­le­ment les droits du plus faible ».

L’Evangile de la vie est pour la cité des hommes. Agir en faveur de la vie, c’est contri­buer au renou­veau de la socié­té par la réa­li­sa­tion du bien com­mun. En effet, il n’est pas pos­sible de réa­li­ser le bien com­mun sans recon­naître et pro­té­ger le droit à la vie, sur lequel se fondent et se déve- loppent tous les autres droits inalié­nables de l’être humain. Et une socié­té ne peut avoir un fon­de­ment solide si, tout en affir­mant des valeurs comme la digni­té de la per­sonne, la jus­tice et la paix, elle se contre­dit radi­ca­le­ment en accep­tant ou en tolé­rant les formes les plus diverses de mépris ou d’at­teintes à la vie humaine, sur­tout quand elle est faible ou mar­gi­na­li­sée. Seul le res­pect de la vie peut fon­der et garan­tir les biens les plus pré­cieux et les plus néces­saires de la socié­té, comme la démo­cra­tie et la paix.

En effet, il ne peut y avoir de vraie démo­cra­tie si l’on ne recon­naît pas la digni­té de toute per­sonne et si l’on n’en res­pecte pas les droits.

Il ne peut y avoir non plus une vraie paix si l’on ne défend pas et si l’on ne sou­tient pas la vie, comme le rap­pe­lait Paul VI : « Tout crime contre la vie est un atten­tat contre la paix, sur­tout s’il porte atteinte aux mœurs du peuple… Alors que là où les droits de l’homme sont réel­le­ment pro­fes­sés et publi­que­ment recon­nus et défen­dus, la paix devient l’at­mo­sphère joyeuse et effi­cace de la vie en société ».

Le « peuple de la vie » est heu­reux de pou­voir par­ta­ger avec tant d’autres per­sonnes ses enga­ge­ments ; et ain­si sera tou­jours plus nom­breux le « peuple pour la vie », et la nou­velle culture de l’a­mour et de la soli­da­ri­té pour­ra se déve­lop­per pour le vrai bien de la cité des hommes.

Conclusion

102. Au terme de cette Encyclique, le regard revient spon­ta­né­ment vers le Seigneur Jésus, vers « l’Enfant qui nous est né » (cf. Is 9, 5), pour contem­pler en lui « la Vie » qui « s’est mani­fes­tée » (1 Jn 1, 2). Dans le mys­tère de cette nais­sance, s’ac­com­plit la ren­contre de Dieu avec l’homme et com­mence le che­min du Fils de Dieu sur la terre, che­min qui culmi­ne­ra dans le don de sa vie sur la Croix : par sa mort, Il vain­cra la mort et devien­dra pour l’hu­ma­ni­té entière prin­cipe de vie nouvelle.

Pour accueillir « la Vie » au nom de tous et pour le bien de tous, il y eut Marie, la Vierge Mère : elle a donc avec l’Evangile de la vie des liens per­son­nels très étroits. Le consen­te­ment de Marie à l’Annonciation et sa mater­ni­té se trouvent à la source même du mys­tère de la vie que le Christ est venu don­ner aux hommes (cf. Jn 10, 10). Par son accueil, par sa sol­li­ci­tude pour la vie du Verbe fait chair, la condam­na­tion à la mort défi­ni­tive et éter­nelle a été épar­gnée à la vie de l’homme.

C’est pour­quoi Marie, « comme l’Eglise dont elle est la figure, est la mère de tous ceux qui renaissent à la vie. Elle est vrai­ment la mère de la Vie qui fait vivre tous les hommes ; et en l’en­fan­tant, elle a en quelque sorte régé­né­ré tous ceux qui allaient en vivre ».

En contem­plant la mater­ni­té de Marie, l’Eglise découvre le sens de sa propre mater­ni­té et la manière dont elle est appe­lée à l’ex­pri­mer. En même temps, l’ex­pé­rience mater­nelle de l’Eglise ouvre la pers­pec­tive la plus pro­fonde pour com­prendre l’ex­pé­rience de Marie, comme modèle incompa- rable d’ac­cueil de la vie et de sol­li­ci­tude pour la vie.

« Un signe gran­diose appa­rut au ciel : une Femme enve­lop­pée de soleil » (Ap 12, 1): la mater­ni­té de Marie et de l’Eglise

103. Le rap­port réci­proque entre le mys­tère de l’Eglise et Marie appa­raît clai­re­ment dans le « signe gran­diose » décrit dans l’Apocalypse : « Un signe gran­diose appa­rut au ciel : une Femme enve­lop­pée de soleil, la lune sous ses pieds et douze étoiles cou­ron­nant sa tête » (12, 1). L’Eglise recon­naît dans ce signe une image de son propre mys­tère : immer­gée dans l’his­toire, elle a conscience de la trans­cen­der, car elle consti­tue sur la terre « le germe et le com­men­ce­ment » du Royaume de Dieu.(139) L’Eglise voit la réa­li­sa­tion com­plète et exem­plaire de ce mys­tère en Marie. C’est elle, la Femme glo­rieuse, en qui le des­sein de Dieu a pu être accom­pli avec la plus grande perfection.

La « Femme enve­lop­pée de soleil » — ain­si que le sou­ligne le Livre de l’Apocalypse — « était enceinte » (12, 2). L’Eglise est plei­ne­ment consciente de por­ter en elle le Sauveur du monde, le Christ Seigneur, et d’être appe­lée à le don­ner au monde, pour régé­né­rer les hommes à la vie même de Dieu. Elle ne peut cepen­dant pas oublier que sa mis­sion a été ren­due pos­sible par la mater­ni­té de Marie, qui a conçu et mis au monde celui qui est « Dieu né de Dieu », « vrai Dieu né du vrai Dieu ». Marie est véri­ta­ble­ment Mère de Dieu, la Theotokos ; dans sa mater­ni­té est suprê­me­ment exal­tée la voca­tion à la mater­ni­té ins­crite par Dieu en toute femme. Ainsi Marie se pré­sente comme modèle pour l’Eglise, appe­lée à être la « nou­velle Eve », mère des croyants, mère des « vivants » (cf. Gn 3, 20).

La mater­ni­té spi­ri­tuelle de l’Eglise ne se réa­lise tou­te­fois — et l’Eglise en a éga­le­ment conscience — qu’au milieu des dou­leurs et du « tra­vail de l’en­fan­te­ment » (Ap 12, 2), c’est-​à-​dire dans la ten­sion constante avec les forces du mal qui conti­nuent à péné­trer le monde et à mar­quer le cœur des hommes, oppo­sant leur résis­tance au Christ : « Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ; et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas sai­sie » (Jn 1, 45).

Comme l’Eglise, Marie a dû vivre sa mater­ni­té sous le signe de la souf­france : « Cet enfant… doit être un signe en butte à la contra­dic­tion, — et toi-​même, une épée te trans­per­ce­ra l’âme — afin que se révèlent les pen­sées intimes de bien des cœurs » (Lc 2, 34–35). Dans les paroles que Syméon adresse à Marie dès l’aube de l’exis­tence du Sauveur, se trouve expri­mé syn­thé­ti­que­ment le refus oppo­sé à Jésus et à Marie avec lui, qui culmi­ne­ra sur le Calvaire. « Près de la Croix de Jésus » (Jn 19, 25), Marie par­ti­cipe au don que son Fils fait de lui-​même : elle offre Jésus, le donne, l’en­fante défi­ni­ti­ve­ment pour nous. Le « oui » du jour de l’Annonciation mûrit plei­ne­ment le jour de la Croix, quand vient pour Marie le temps d’ac­cueillir et d’en­fan­ter comme fils tout homme deve­nu dis­ciple, repor­tant sur lui l’a­mour rédemp­teur du Fils : « Jésus donc, voyant sa Mère et, se tenant près d’elle, le dis­ciple qu’il aimait, dit à sa Mère : « Femme, voi­ci ton fils » » (Jn 19, 26).

« En arrêt devant la Femme …, le Dragon s’ap­prête à dévo­rer son enfant aus­si­tôt né » (Ap 12, 4): la vie mena­cée par les forces du mal

104. Dans le Livre de l’Apocalypse, le « signe gran­diose » de la « Femme » (12, 1) s’ac­com­pagne d’un « second signe appa­ru au ciel : un énorme Dragon rouge feu » (Ap 12, 3), qui repré­sente Satan, puis­sance per­son­nelle malé­fique, et en même temps toutes les forces du mal qui sont à l’œuvre dans l’his­toire et entravent la mis­sion de l’Eglise.

Là encore, Marie éclaire la com­mu­nau­té des croyants : l’hos­ti­li­té des forces du mal est en effet une sourde oppo­si­tion qui, avant d’at­teindre les dis­ciples de Jésus, se retourne contre sa Mère. Pour sau­ver la vie de son Fils devant ceux qui le redoutent comme une dan­ge­reuse menace, Marie doit s’en­fuir en Egypte avec Joseph et avec l’en­fant (cf. Mt 2, 13–15).

Marie aide ain­si l’Eglise à prendre conscience que la vie est tou­jours au centre d’un grand com­bat entre le bien et le mal, entre la lumière et les té- nèbres. Le dra­gon veut dévo­rer « l’en­fant aus­si­tôt né » (Ap 12, 4), figure du Christ, que Marie enfante dans « la plé­ni­tude des temps » (Ga 4, 4) et que l’Eglise doit constam­ment don­ner aux hommes aux dif­fé­rentes époques de l’his­toire. Mais cet enfant est aus­si comme la figure de tout homme, de tout enfant, spé­cia­le­ment de toute créa­ture faible et mena­cée, parce que — ain­si que nous le rap­pelle le Concile —, « par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui­même à tout homme ».(140) C’est dans la « chair » de tout homme que le Christ conti­nue à se révé­ler et à entrer en com­mu­nion avec nous, à tel point que le rejet de la vie de l’homme, sous ses diverses formes, est réel­le­ment le rejet du Christ. Telle est la véri­té sai­sis­sante et en même temps exi­geante que le Christ nous dévoile et que son Eglise redit inlas­sa­ble­ment : « Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille » (Mt 18, 5); « En véri­té je vous le dis, dans la mesure où vous l’a­vez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’a­vez fait » (Mt 25, 40).

« De mort, il n’y en aura plus » (Ap 21, 4): la splen­deur de la Résurrection

105. L’annonce de l’ange à Marie tient dans ces paroles ras­su­rantes : « Sois sans crainte, Marie » et « Rien n’est impos­sible à Dieu » (Lc 1, 30. 37). En véri­té, toute l’exis­tence de la Vierge Mère est enve­lop­pée par la cer­ti­tude que Dieu est proche d’elle et l’ac­com­pagne de sa bien­veillante pro­vi­dence. Il en est ain­si de l’Eglise, qui trouve « un refuge » (Ap 12, 6) dans le désert, lieu de l’é­preuve mais aus­si de la mani­fes­ta­tion de l’a­mour de Dieu envers son peuple (cf. Os 2, 16). Marie est parole vivante de conso­la­tion pour l’Eglise dans son com­bat contre la mort. En nous mon­trant son Fils, elle nous assure qu’en lui les forces de la mort ont déjà été vain­cues : « La mort et la vie s’af­fron­tèrent en un duel pro­di­gieux. Le Maître de la vie mou­rut ; vivant, il règne ».

L’Agneau immo­lé vit en por­tant les marques de la Passion dans la splen­deur de la Résurrection. Lui seul domine tous les évé­ne­ments de l’his­toire : il en brise les « sceaux » (cf. Ap 5, 110) et, dans le temps et au-​delà du temps, il pro­clame le pou­voir de la vie sur la mort. Dans la « nou­velle Jérusalem », c’est-​à-​dire dans le monde nou­veau vers lequel tend l’his­toire des hommes, « de mort, il n’y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’an­cien monde s’en est allé » (Ap 21, 4).

Et tan­dis que, peuple de Dieu en pèle­ri­nage, peuple de la vie et pour la vie, nous mar­chons avec confiance vers « un ciel nou­veau et une terre nou­velle » (Ap 21, 1), nous tour­nons notre regard vers Celle qui est pour nous « un signe d’es­pé­rance assu­rée et de consolation ».

Ô Marie, aurore du monde nou­veau, Mère des vivants, nous te confions la cause de la vie : regarde, ô Mère, le nombre immense des enfants que l’on empêche de naître, des pauvres pour qui la vie est ren­due dif­fi­cile, des hommes et des femmes vic­times d’une vio­lence inhu­maine, des vieillards et des malades tués par l’in­dif­fé­rence ou par une pitié fal­la­cieuse. Fais que ceux qui croient en ton Fils sachent annon­cer aux hommes de notre temps avec fer­me­té et avec amour l’Evangile de la vie. Obtiens-​leur la grâce de l’accueillir comme un don tou­jours nou­veau, la joie de le célé­brer avec recon­nais­sance dans toute leur exis­tence et le cou­rage d’en témoi­gner avec une téna­ci­té active, afin de construire, avec tous les hommes de bonne volon­té, la civi­li­sa­tion de la véri­té et de l’a­mour, à la louange et à la gloire de Dieu Créateur qui aime la vie.

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 25 mars 1995, solen­ni­té de l’Annonciation du Seigneur, en la dix-​septième année de mon pontificat.

JEAN PAUL II

3 octobre 1984
Indult du 3 octobre 1984 pour employer le Missel romain de 1962 selon le jugement de l'évêque diocésain
  • Sacrée Congrégation de la Discipline des Sacrements
  • /Jean-Paul II