Il nous a paru intéressant de conter la vie d’un catholique du dix-neuvième siècle, qui côtoya Louis Veuillot, le saint homme de Tours et Dom Guéranger, et que la Très Sainte Vierge s’est choisi pour écrire la geste de Lourdes.
Dix ans après les Apparitions de Notre-Dame à sainte Bernadette, l’écrivain Henri Lasserre faisait paraître, sous forme d’articles mensuels, la relation de cette merveilleuse histoire reprise ensuite dans le livre intitulé Notre-Dame de Lourdes. Il nous a paru intéressant d’étudier comment la Très Sainte Vierge prépara cet écrivain à conter aux hommes les grâces qu’elle distribue à Lourdes depuis 1858. En effet, son livre a puissamment contribué au développement du pèlerinage de Lourdes, en diffusant aux quatre coins de la terre, en quatre-vingts langues, l’histoire des Apparitions de la Mère de Dieu.
La préparation lointaine
Né le 25 février 1828, Henri Lasserre passa son enfance en Périgord [1]. Après son baccalauréat, il fut contraint à un repos forcé, au cours duquel il fut victime du mal de son époque et douta des vérités de la Foi. Quelques lectures, dont l’Imitation de Jésus-Christ, commencèrent à lui rendre la lumière, mais ce ne fut qu’après avoir fait l’aumône à un pauvre qu’il eut la grâce d’aller se confesser et de suivre ensuite les Exercices de Saint-Ignace en trente jours.
La crise étant passée, il se rendit à Paris pour y suive des études de Droit. Son audace et sa curiosité le mirent aux premières loges de la Révolution de 1848 : il se retrouva à boire un verre avec Lamartine et Ledru-Rollin, à l’Hôtel de Ville, au beau milieu des émeutiers, sans pour autant approuver cette subversion. Il se fit même remarquer auprès de ses condisciples par son attachement désormais fier et loyal à l’Église. Voici ce qu’écrivaient de lui deux de ses camarades : « Le seul peut-être parmi ses amis et compatriotes, il faisait tache et résistait au courant. Il est juste d’ajouter que les doctrines autoritaires, il les portait avec courage et très haut, bien qu’elles excitassent l’indignation et les colères les plus vives dans le camp de la jeune république et de la libre-pensée. Il ne fréquentait pas très assidûment le café (des étudiants, au Quartier-Latin), mais à peine paraissait-il sur la porte de notre salle, que sa présence était le signal des cris, des apostrophes ; c’était un feu croisé d’apostrophes et d’interpellations. Lui alors restait debout, il me semble le voir toujours, gesticulant en méridional qu’il était, lançant autour de lui un mot incisif, une ironie, un trait, tenant tête à tous, de sa voix aiguë et vibrante ; je le vois pâle, frémissant, avec ses petits yeux pleins d’éclat, ses cheveux noirs et son grand front bombé. En dehors de ses défenses d’intrépide, c’était le garçon le plus doux, le plus sympathique, le plus gai, le plus indulgent. Il était d’une incomparable bonté d’âme. Tous l’aimaient et le respectaient. [2]) » Cette période estudiantine lui permit de se lier d’amitié avec Louis Veuillot, Ernest Hello, Léon Gautier, Barbey d’Aurevilly… et d’en fréquenter d’autres comme Thiers [3] !
Vers la fin de ses études, il préféra la littérature au droit, et allia son talent d’écrivain au zèle qui l’animait. L’un de ses premiers ouvrages, L’Esprit et la Chair, fait l’éloge de la chevalerie condamnée par le monde, et réfugiée au cœur des cloîtres où elle continue sa geste pour le Roi des rois. Cet opuscule fut écrit à Solesmes où Lasserre aimait à se recueillir et à s’entretenir avec Dom Guéranger. Soutenu par Louis Veuillot, il prit à cœur de défendre la Pologne alors en conflit avec la Russie, et il se rendit même à Rome pour implorer Pie IX d’élever sa voix en faveur des catholiques de ce pays.
Cependant Notre-Dame veillait et préparait peu à peu son serviteur à sa future mission d’historien de Lourdes. Le zèle d’Henri Lasserre le conduisit ainsi à se dévouer aux nécessiteux, et il prit sous sa protection la mère Vassal, vieille dame infirme qui avait perdu son commerce de charbon en raison d’une paralysie à la main. Cette pauvre et sainte femme désirant ardemment sa guérison, demanda à Lasserre de l’accompagner neuf jours durant à l’église de Saint-Étienne-du-Mont où, blottie contre le tombeau de sainte Geneviève, elle assistait à la messe servie par le jeune Henri. Le neuvième jour, au moment de la Consécration, le miracle attendu se produisit. Aussi, après quelques démarches menées par Henri Lasserre, la mère Vassal eut la somme suffisante pour tenir à nouveau son petit commerce dans une rue de Paris. Mais le merveilleux ne s’arrête point là. À l’approche de sa mort, cette dame fit venir son étudiant-protecteur et, pour le remercier, lui demanda ce qu’il désirait qu’elle sollicitât pour lui en arrivant au Ciel. « La conversion d’un être qui m’est cher », fut la réponse d’Henri. Quelques jours après, la sainte femme rendait sa belle âme à Dieu. C’était un samedi à cinq heures du soir. Or le même jour, en Périgord, alors qu’il n’était pas encore six heures, un homme manifesta à son épouse son envie subite de se confesser, sans pour autant en comprendre la cause. Il s’agissait du père d’Henri Lasserre, qui avait abandonné la pratique religieuse, et qui la reprit à partir de ce jour : bel enseignement sur la communion des saints ! Voilà comment la Très Sainte Vierge commençait à familiariser Henri Lasserre avec le miracle et le monde surnaturel : ce n’était qu’un prélude de ce qu’il verrait plus tard à Lourdes !
Le livre
Il semble que de prime abord, Henri Lasserre ne s’intéressa pas spécialement aux Apparitions de Lourdes, survenues en 1858. Ce n’est que quelques années plus tard qu’il fut comme contraint maternellement par Notre-Dame de Lourdes à découvrir les merveilles de la Grotte de Massabielle. En effet, au début de l’été 1862, l’écrivain perdit peu à peu la vue, jusqu’à ne plus pouvoir lire trois lignes. La médecine se déclara impuissante devant la progression du mal. Ses amis s’inquiétèrent. L’un d’eux, Charles de Freycinet, protestant de religion, lui conseilla avec une surprenante insistance de recourir… à l’eau miraculeuse de Lourdes ! Mais, étrange paradoxe, c’est Lasserre le catholique qui refusait… Il finit par avouer qu’il préférait être guéri par la médecine, car il sentait bien qu’un miracle le rendrait redevable envers Dieu d’une plus grande sainteté ! Mais les instances de Freycinet eurent raison de la résistance d’Henri. On écrivit au curé de Lourdes, l’abbé Peyramale, qui expédia à Paris une fiole de l’eau tant désirée.
Et le 10 octobre 1962, dès la première application, Henri recouvra instantanément une excellente vue. Ce fut pour lire aussitôt la Notice historique qui accompagnait l’envoi de l’eau de la Grotte. Au cours de son pèlerinage d’action de grâces, l’abbé Peyramale lui exposa que Notre-Dame de Lourdes ne l’avait pas guéri pour rien : Elle attendait son historien ! Henri Lasserre, qui nourrissait déjà ce projet, s’engagea auprès du curé de Lourdes, interrogea longuement la jeune Bernadette, reçut des mains de l’évêque de Tarbes, Mgr Laurence, le dossier des archives de l’évêché et… attendit, avant de se laisser reprendre par diverses occupations. En effet, elles ne manquaient pas. Outré de l’infâme écrit de Renan sur la Vie de Jésus, il y répondit en écrivant L’évangile selon Renan. En 1865, il se rendit secrètement à Toulon afin d’y secourir les victimes du choléra. Il en fut congédié à temps, alors que l’épidémie commençait à le frapper. Mais les semaines, les mois et les années passaient… et le livre promis ne s’écrivait pas.
En 1867, à l’occasion de la fête de l’Assomption de la Reine des Cieux, Henri Lasserre désira se confesser. Le Père Théodore Ratisbonne [4] le reçut en l’absence de son confesseur habituel. À la fin de ses aveux, Henri s’accusa de ne pas s’être encore mis à l’ouvrage… Le Père fut catégorique : « Mettez-vous au travail, immédiatement. Je vous l’ordonne ! » Ce fut le coup décisif. Henri Lasserre sillonna la France afin d’y recueillir les témoignages des protagonistes (témoins et miraculés), et de se retirer au fond d’une chartreuse pour mieux se recueillir avant le grand-œuvre. Dès le mois de décembre 1867, la Revue du monde catholique publiait le premier article de ce qui allait devenir le livre Notre-Dame de Lourdes, qui fut publié intégralement en 1869. Cet ouvrage connut aussitôt un immense succès. Arrêtons-nous un instant à sa description. Assez protégé du style pompeux du dix-neuvième siècle, ce livre est une description historique, émaillée de quelques pointes polémiques qui ne manquent pas de saveur, tout en étant profondément chrétienne et pieuse.
C’est un livre historique. Contre quelques détracteurs qui voulurent y voir un simple roman, voici ce qu’écrivait Mgr Izoard, évêque d’Annecy : « Chacun sait que jusqu’au dernier moment Bernadette et M. Peyramale ont, en toute occasion, attesté l’entière exactitude du récit de l’historien de Lourdes. Je dirai ce que je tiens, à cet égard, de M. Peyramale […] : « le livre de Lasserre est une photographie… […] Je sais, d’autre part, que Bernadette a, par ses lettres à M. Lasserre, constamment appuyé et garanti que tout dans le premier historien était la vérité vraie, la vérité pure et simple. » [5] Ce souci historique fut aiguisé chez Henri Lasserre par quelques lacunes dans les archives qu’on lui avait confiées. Il s’était alors astreint à une rigueur extrême dans l’investigation des faits, et n’hésitait donc pas, dans son ouvrage, à défier publiquement ses adversaires. Car Lasserre est aussi polémiste.
L’étudiant du Quartier-Latin se réveille parfois au détour d’une page de Notre-Dame de Lourdes. Un moine de Solesmes n’avait-il pas écrit à notre auteur : « Souvenez-vous que votre plume est une épée. Ne la laissez pas souvent dans le fourreau. » [6] ? C’est manifestement à plaisir qu’Henri Lasserre décrivit tous les efforts que les anticléricaux de Lourdes ont fourni pour contrecarrer les Apparitions : cette lutte acharnée contre la petite bergère concourrait si bien à publier les faits ! Il faut lire le livre pour y découvrir ça et là les réparties stupides de l’incrédulité qui, face à l’évidence de la vérité, préfère encore le ridicule et l’absurde…
Enfin, le génie littéraire d’Henri Lasserre nous découvre une âme profondément pieuse, et mûrie par la méditation des merveilles qu’elle craint de profaner par sa plume. Notre historien aime à rapprocher les différentes Apparitions des textes liturgiques que l’Église priait au même moment. Le récit de l’Apparition du 25 mars, où l’Immaculée dévoila son nom, est à cet égard une véritable page d’anthologie. Le succès ne se fit pas attendre.
Les conséquences du livre
Publié d’abord en France, le livre d’Henri Lasserre fut présenté au pape Pie IX qui, contre toute attente, adressa un bref de louange à l’auteur :
[…] votre récit rendra manifeste cette vérité, que l’impiété déclare tout à fait en vain la guerre à la religion, et que les méchants tentent très inutilement d’entraver par des machinations humaines les divins conseils de la Providence, la perversité des hommes et leur coupable audace servant au contraire de moyen à la Providence pour donner à ses œuvres plus de puissance et plus de splendeur.
Bref de Sa Sainteté Pie IX à Henri Lasserre, in Henri Lasserre, Notre-Dame de Lourdes (D.F.T. , 2003), p. 12
Les années qui suivirent virent successivement la parution des Apparitions de Notre-Dame de Lourdes, résumé du premier livre, du Mois de Marie de Notre-Dame de Lourdes, et des Épisodes miraculeux, qui complète le premier récit par la narration d’autres miracles opérés à Lourdes. Un peu plus tard, il écrivit une vie de sainte Bernadette.
Mais ces divers ouvrages ne firent point ombrage au premier livre loué par Pie IX. Ce fut cet ouvrage qui connut une immense notoriété, et qui fut traduit en quatre-vingt langues. En 1923, la Société des gens de Lettre fit une enquête [7]. On en conclut que le livre d’Henri Lasserre fut l’ouvrage littéraire qui connut le plus grand tirage du dix-neuvième siècle, devant les Hugo, Balzac Zola et Maupassant : le siècle du naturalisme sous toutes ses formes fut avant tout le siècle de Marie et du surnaturel !
Un tel succès aurait dû assurer à notre écrivain une confortable rente. Celui-ci préféra que les droits d’auteurs fussent dispensés aux bonnes œuvres, et servissent particulièrement à aider les pèlerins de Lourdes. Il y était désormais connu. On aimait à l’approcher, à l’interroger, et il ne refusait pas de transmettre à d’autres son enthousiasme reconnaissant pour l’Immaculée. C’est ainsi qu’il s’entretint avec Zola qui, bien que bouleversé, n’eut cependant pas l’honnêteté de reconnaître le miracle dont il avait été témoin.
Après une vie totalement consacrée à Notre-Dame de Lourdes, Henri Lasserre pouvait rendre sa belle âme à Dieu, le 22 juillet 1900, sans avoir été témoin de la glorification de la petite voyante de la Grotte. Cependant, il concourut par son œuvre à la porter sur les autels, si l’on en croit le Vice-Postulateur de la Cause de béatification de sainte Bernadette :
« Henri Lasserre [8] est le seul des historiens de Lourdes qui soit mentionné au Procès. Nous avons tenu à faire cette exception, parce que c’est lui qui a été le véritable instrument dont Marie Immaculée a voulu se servir pour faire connaître son Histoire dans le monde entier ».
Lettre de M. l’abbé Puech à la veuve d’Henri Lasserre, le 13 février 1910, in Notre-Dame de Lourdes (D.F.T. , 2003), p. 299
Abbé Raphaël d’Abbadie d’Arrast, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Le Petit Eudiste de juin 2018 /La Porte Latine du 11 juin 2018
- Son père, Jean-Baptiste de Monzie, participa à la bataille de Trafalgar en tant que chirurgien militaire. Son navire étant sur le point de couler, les Anglais lui proposèrent de le sauver du naufrage. Il exigea d’abord le sauvetage de chacun de ses blessés et quitta en dernier le bateau, juste avant que celui-ci ne fût englouti par les flots.[↩]
- Témoignages d’Henri d’Ideville et de Charles de Freycinet, in Henri Lasserre, sa vie, sa mission, ses lettres, par Louis Colin (Bloud, 1901[↩]
- On raconte qu’au cours d’une des fréquentes entrevues entre les deux hommes, Thiers, incroyant, tenta de se rassurer auprès de Lasserre en prétendant que Dieu ne le damnerait pas. Lasserre eut le courage de lui répondre la vérité du dogme catholique à ce sujet, ce qui n’altéra pas pour autant leurs liens.[↩]
- Frère d’Alphonse, le converti de la médaille miraculeuse à Rome[↩]
- Étienne Laubarède, Henri Lasserre, l’homme, l’écrivain, l’œuvre, (Dentu, 1901) p. 221–222[↩]
- Lettre citée dans Itinéraires n° 120 de février 1968, p. 54[↩]
- Cet fait est cité dans l’édition française de l’Osservatore Romano, du 2 juillet 1954[↩]
- Note de LPL : Joseph-Henri Lasserre de Monzie est un journaliste et écrivain catholique français, né à Carlux en Dordogne le 25 février 1828, mort au Coux et Bigarogue, Dordogne, le 22 juillet 1900 où il fut inhumé. Il avait épousé Aurélie-Clémence Vasseur le 8 septembre 1868, avec laquelle il eût une fille, Marie Marthe Lasserre de Monzie, épouse d’Abbadie d’Arrast.[↩]