C’est en relisant quelques propos du Père Lacordaire à des jeunes, qu’il m’a semblé opportun de livrer à votre méditation deux vertus pas si éloignées qu’on ne le pense, de la charité, je veux dire l’honneur et le savoir-vivre.
Pour une existence catholique perdre le sentiment de l’honneur c’est déjà le signe et la réalité d’une grande décadence ; ne méritons pas ce reproche. n’oublions surtout pas nos origines, nous sommes en effet un peuple de chevaliers, héritiers de tant de saints, héritiers de grands capitaines, héritiers de sainte Jeanne d’arc, cette loyale et limpide écuyère française. Si nous dégénérons de ces hautes traditions, la France est morte, ce n’est plus elle qui porte ce grand nom. L’honneur est pour une nation une armature intérieure qui laisse place à bien des défauts, voire à des vices, mais qui préserve des chutes honteuses où le prestige national périrait.
L’honneur n’est pas une vaine gloriole ; c’est un respect de soi et d’autrui qui est à la base de l’honneur. Si l’on devait en donner une définition on pourrait dire que l’honneur est une qualité de la personne qui lui vaut sa propre estime et l’estime d’autrui. Le juste sentiment de cette qualité intérieure et de son reflet en autrui, c’est le sentiment de l’honneur. Offenser cette qualité c’est perdre l’honneur.
Ecarter le souci de son prix et de l’estime qui s’y attache, c’est perdre le sentiment de l’honneur. Il ne s’agit pas de se tenir en dépendance de l’opinion, mais notre valeur morale a besoin de cet appui. Et à plus forte raison est-elle en état de durer si elle compte sur le témoignage d’une conscience éclairée et vigilante. Renoncer à de tels soutiens, c’est souvent avoir accepté sa défaite. La nature des qualités qui provoquent et justifient le sentiment de l’honneur est assez variable. Elle est dans une mesure en la dépendance de l’état social. A toute époque et à tout stade de la civilisation on observe un décalage entre le niveau des vertus morales proprement dites et celui des qualités qui provoquent l’honneur.
Un acte peut être gravement délictueux sans toucher à l’honneur au sens le plus ordinaire du terme, et un grave manquement à l’honneur peut n’être pas gravement délictueux. Il est par exemple honteux de rouler sous la table à la fin d’un repas, et c’est beaucoup moins grave que de proférer une calomnie avec élégance. Un chevalier d’autrefois ne se fût pas senti déshonoré par un homicide s’il l’avait perpétré au cours d’une noble querelle, et il l’eût été s’il avait été pris en flagrant délit de jalousie ou de mensonge. Est-ce qu’il y a là une aberration, une obnubilation du sens moral ? C’est bien plutôt une consécration instinctive du culte voué par les sociétés à ce qui maintient parmi elles un décorum spirituel précieux à leur destinée et à leur œuvre. Il va de soi que l’honneur doit être méprisé dès qu’il entraîne aux actions coupables. Tel est l’honneur du duelliste d’autrefois, ou de l’atroce vendetta d’aujourd’hui. Mais même au regard du moraliste, autre est la gravité d’un fait, autre sa honte. Un petit mensonge n’est peut-être pas bien grave en soi ordinairement, mais il est honteux. au point de vue de la tenue générale d’un peuple, de sa respectabilité, la contagion du mensonge est sans doute plus néfaste que des entraînements de bravaches.
Le crime, certes, nous rend coupables. L’avilissement nous annihile. L’homme sans honneur ne compte plus. S’il en prend son parti, il se suicide, et si c’est le groupe social qui en vient là, c’est un suicide collectif. Dieu préserve la France d’une telle dégradation et à cet effet qu’il en préserve notre jeunesse. Un jeune homme ou une jeune fille qui ne rougit plus d’un acte vil a laissé tomber de son front l’auréole qui en était la parure. Le voit-on manquer de parole pour un oui ou pour un non ; ignorer même ce que c’est qu’une parole donnée et reçue entre gens qui se respectent eux-mêmes et qui se respectent l’un l’autre ; est-il accoutumé aux tricheries, aux lâchages sournois, aux petites bassesses qui rapportent ou permettent de se tirer d’affaire ; le voit-on hurler avec les loups et se gaudir des bassesses d’autrui quand elles réussissent, trouver très bien qu’on trahisse et qu’on se parjure parce que c’est l’intérêt de la passion égoïste ou partisane, est-il de ceux qui, en des temps difficiles, pour tous se débrouillent aux dépens des autres ou de l’ordre public, ou du pays en souffrance, que faire d’un tel jeune homme ou d’une telle jeune fille pour le salut de l’Eglise ou de la patrie ? Et si cela se répand, la turpitude gagne vite dut-on garder quelque apparence de respectabilité dans l’allure et dans les paroles.
L’honneur dit saint Thomas d’Aquin est de tous les biens le plus précieux parmi ceux qui ne tiennent pas à la conscience même.
Il y a de grandes vertus qui n’ont pas de grands noms : la probité, la sincérité, la fidélité, la simplicité, la persévérance tranquille. Il y a aussi des dispositions morales qui ne sont pas des vertus, mais qui entretiennent avec la vertu, des liens si multiples et si étroits qu’elles prévalent en quelque façon sur les vertus mêmes, comme l’amitié véritable au dire de saint Thomas d’Aquin. On peut dire la même chose du savoir-vivre. Le savoir-vivre est une façon d’agir en toute chose de manière à ne jamais blesser les vraies convenances, non pas les convenances mondaines, à ne jamais négliger les égards dus à chacun, et, au positif, de manière à se rendre agréable et utile sans attendre l’obligation expresse, comme par une naturelle disposition à plaire et à ne jamais gêner ou molester autrui.
Sociale par excellence cette disposition rend plus faciles les rapports, c’est aussi par là qu’elle se rapproche de la charité, et la récompense de celui qui en fait sa règle, c’est qu’il en recueille lui-même les effets, imposant quasiment à son ambiance ce qu’il pratique avec fidélité, fermant la bouche aux insolents, obligeant à la courtoisie les malappris que son exemple impressionne, récoltant de la joie où il a semé la bienveillance et de la grâce. Tout cela paraît très innocent, me direz-vous ! Pas tant que cela si ce savoir-vivre n’est pas pure mondanité ou simagrée. Car pour faire face à un tel programme il faut une perpétuelle domination sur soi-même, une patience à toute épreuve à l’égard des défauts d’autrui, une volonté de pardonner, de prendre en bien ce qui peut être pris en bien et de fermer parfois les yeux sur tout le reste sans importance ; une décision bien arrêtée de faire passer la commodité du prochain avant la sienne propre, l’honneur à rendre avant la facilité de s’esquiver, le service à consentir avant le service à demander ou la tranquillité à garantir, la réserve délicate avant la réaction spontanée d’un caractère qui se libère d’une irritation par un coup de boutoir.
Vous le voyez, tout cela n’est pas innocent et engage beaucoup de vertus, beaucoup d’exigences morales si l’homme bien né fait ainsi place au rustre policé que chacun porte en soi-même. Si on ne commence pas dans la jeunesse à combattre un égoïsme un peu inconscient et une spontanéité anarchique, on risque fort de tomber dans un égoïsme fixé et enraciné tellement contraire à la vie religieuse, tellement contraire à la vie matrimoniale ; les temps aujourd’hui s’y prêtent, ils sont à la facilité dédaigneuse de toute règle, impatiente de toute discipline. On y constate un démantèlement et une dissociation de la vie intérieure dont nos gestes au dehors sont le témoignage. C’est ainsi qu’on verra nombre de jeunes employer un langage grossier, pratiquer l’irrespect à l’égard des anciens et des femmes, garder leurs aises et mener leur tapage sans souci d’un voisinage appelant de la réserve ou de l’honneur, repousser avec violence des observations justifiées d’un homme d’âge, garder leur quant-à-soi au lieu de se prêter à autrui, intervenir discrètement dans des conversations, ne céder que de mauvaise grâce à une commodité, une place, un petit avantage que le respect demanderait de sacrifier, voire même à afficher insolemment leur droit à ne s’occuper que d’eux-mêmes et à garder ce qu’ils appellent leur liberté. Qu’y a‑t-il de chrétien dans tout cela ?
Les temps de la civilisation étaient plus heureux même chez les païens. Si un jeune grec était resté assis auprès d’un vieillard debout, on l’eût expulsé de la cité. Si un jeune romain avait agi de la même façon à l’égard d’une matrone, on lui eût appliqué le fouet. Attention donc à cette mentalité qui considère tout cela comme étant vieux jeu ; tenons plutôt notre vie en main, conformément aux principes de décence, de respect, de juste hiérarchie des gens et des choses. un jeune homme qui n’a cure de tout cela ne fera point un homme de cœur, et les tâches sociales ne trouveront pas bien zélé celui qui ne sait rien retrancher de ses aises.
Il ne s’agit pas ici de catalogues en matière de savoir-vivre, non, notre propos ici est moral, c’est pourquoi de ce point de vue, le côté formel du savoir-vivre a peu d’importance, si ce n’est comme signe. au fond ce qui importe ce n’est pas le savoir-vivre, mais le bien-vivre ; mais les deux sont connexes.
Le problème est ici de savoir si l’homme qui se tient au bord de son fauteuil par respect, se contente de ce signe, ou s’il est vraiment disposé à rendre service. Dans le premier cas, il obéit extérieurement au savoir-vivre ; dans le second, il accède au bien-vivre, ce qui est tout autre chose. Savoir-vivre c’est la réalité dont le savoir bien-vivre mondain est le symbole. Cela ne devrait jamais être séparé sous peine de tomber dans un pur formalisme. Mais l’un soutient naturellement l’autre, la forme exigeant le fond pour se justifier, le fond ayant pour conséquence des attitudes agréables et utiles à tous, parce que telle est sa nature, comme élément de sociabilité, aussi bien que de rectitude, de sagesse et de charité chrétienne.
Bien-vivre et savoir bien vivre est une science et un art, incomparablement plus précieux que n’importe quelle autre discipline humaine. C’est par l’éducation de soimême qu’on y pourvoit. Cela ne se passe pas de génération en génération dans des groupes sélectionnés, comme les bonnes manières, cela se conquiert âme par âme ; ce n’est pas un héritage, c’est une haute récompense de l’effort.
Certains pensent que c’est là une violence faite à notre moi.
C’était l’esprit soixante-huitard qui a tout faussé ou nous a donné à croire que la moralité consistait en certaines consignes qui, sous le nom de lois, pèseraient sur nous du dehors, ne visant qu’à nous gêner et nous contraindre. La vérité est tout autre. La moralité est une loi au sens où le savant dit : la chute des corps est une loi ; l’inertie dans le repos ou le mouvement est une loi. Il s’agit du comportement des choses, et, pour nous, de la façon dont notre être est invité à agir librement, au dedans et au dehors, comme il ferait si la nature, au lieu de lui confier son propre destin, s’en était chargée elle-même. nous sommes entourés d’êtres offrant ce dernier cas.
L’oiseau fait son nid et l’abeille sa ruche aussi nécessairement qu’une pierre tombe ; mais s’ils étaient libres, construiraient-ils d’une autre manière, et leur espèce s’en porterait-elle mieux ? Nous sommes de libres constructeurs, de libres agissants pour nous-mêmes et pour la cité, mais nous avons une loi de notre action ; la réflexion nous la révèle, la doctrine catholique, la révélation dans ses deux sources nous la soulignent avec autorité, et le succès de notre vie et de nos rapports la sanctionne.
Retenez donc bien l’importance de l’honneur et du savoir-vivre dans votre vie chrétienne.
Abbé Xavier Beauvais
Extrait de l’Acampado n° 100 de janvier 2015