5e Mystère douloureux : le crucifiement
L’Evangile nous dit que Jésus condamné au supplice de la Croix, fut emmené par les soldats et parvint au Golgotha, « suivi d’une grande masse de peuple ». C’est un cortège semblablement constitué qui le 1er mars arrive à la Grotte de Massabielle.
Les documents nous disent que huit à dix soldats marchant sur deux rangs précédaient la voyante. Derrière, se pressait la foule se rendant au lieu de l’Apparition. Cette foule, précisent les témoins, était composée de gens de tout âge, de toute condition, hommes, femmes et enfants, ouvriers, paysans, bourgeois et militaires. Les environs de la Grotte, le chemin qui la surmonte, tout était encombré de monde. C’était exprimer cette vérité que sur le Calvaire tout ce qui porte nom d’homme, sans distinction de sexe, d’âge ou de classe, se trouvait présent pour crucifier son Dieu… Et durant toute l’Apparition, cette foule va éprouver et manifester les sentiments de l’autre foule du Calvaire, sentiments du plus haut pathétique.
Catherine Emmerich nous dit qu’il y eut au Golgotha un moment de silence solennel. Elle a entendu gémir et elle a vu qu’une terreur générale s’empara des hommes et des animaux. C’est exactement ce que nous rapportent les spectateurs du ler mars. Il régnait partout, disent-ils, un silence saisissant. « C’est à peine s’il y avait un peu de mouvement ou de bruit de paroles au-dessus du rocher et au loin ». Seuls les soupirs et les gémissements entrecoupaient le silence. Ils éprouvaient eux-mêmes une « impression de frayeur ».
Et c’est pendant la vision de Bernadette que, dans cette même foule, se produisit la fameuse scène des « Chapelets en l’air ».
Bernadette récitait ce jour-là ses Ave sur le chapelet d’une autre personne. « Où est ton chapelet ? » demanda la Vierge. « Le voilà ! », répondit l’enfant, après l’avoir tiré de sa poche et en le lui montrant. C’est ce chapelet-là dont il fallait qu’elle se servît. Son père, la voyant faire, s’écria : « Vite les chapelets en l’air ! » Aussitôt les spectateurs élevèrent à bout de bras leur chapelet dans la direction de la Grotte. Ils s’imaginaient que la Vierge allait les bénir.
La Providence permit cette méprise pour que fût évoquée à la Grotte la scène qui se jouait ce jour-là. Cette foule qui, au moment même où la voyante montre son chapelet, – symbole le plus expressif du Christ, dit le Père Cros, – en disant « Le voilà », et qui pour exécuter un ordre donné, brandit le Rosaire auquel pend un Crucifix, ne rappelle-t-elle pas l’autre foule qui, le bras levé semblablement, avait répondu à l” « Ecce homo » par un cri de mort : « Enlève-le ! Enlève-le ! Crucifie-le ! » Cette foule-là aussi ne savait pas ce qu’elle faisait. Cette foule-là aussi accomplissait la Volonté du Père. Cette foule-là enfin, comme celle du Golgotha, appelait aussi la bénédiction du ciel : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! »
Au cours de sa vision, l’enfant fut encadrée par l’abbé Dézirat et sa mère, j’allais dire par saint Jean et Marie. L’un et l’autre se tenaient debout à ses côtés. Comme saint Jean, l’abbé Dézirat était « un jeune prêtre récemment ordonné et non encore placé ». Comme saint Jean, l’Evangéliste des derniers moments du Christ, il regardait attentivement la figure de la voyante, et raconta ce qu’il avait vu, signant son témoignage de l’expression même de saint Jean : « Quod vidimus testamur ». Et si cette physionomie de Bernadette, telle qu’il nous l’a décrite, ne reflète pas la douleur du Christ en Croix, renonçons à comprendre.
« Bernadette, nous a‑t-il dit, se tenait le buste bien droit, la tête relevée dans la direction de la niche. Il semblait que tout son corps fût attiré par l’Apparition. On aurait dit que l’acte de la respiration était suspendu… On voyait que son âme était ravie. Quelle paix profonde ! Quelle suave sérénité ! Quelle haute contemplation !… Ses yeux étaient largement ouverts… Ce qui m’absorbait surtout, c’était l’expression d’amour du regard. Le sourire dépassait toute expression… Ce qui me frappa encore autant que le sourire et le regard, c’est la joie, c’est la tristesse qui se peignaient tour à tour sur son visage ; joie céleste ; tristesse vive comme un glaive, et qui cependant n’altérait pas le moins du monde la paix… Pendant la joie, on aurait dit qu’un rayon brillait sur le visage de l’enfant ; pendant la tristesse, une espèce de voile le couvrait. On eût dit que l’âme se concentrait alors en elle-même sous le poids d’une douleur indicible ».
Nous laissons au lecteur le soin de méditer chacun des points de cette déposition qui nous dépeignent le même spectacle que contemplait le disciple bien-aimé au pied de la Croix. On ne s’étonnera pas d’entendre parler à la fois de « joie céleste » et de « douleur profonde comme un abîme ». Ces deux sentiments coexistèrent dans l’âme du Christ cloué en Croix.
Saint Thomas consacre un article de la Somme théologique à exposer que, durant sa Passion, le Christ en même temps qu’il souffrait la plus grande des douleurs, éprouvait un bonheur que rien ne peut égaler, parce qu’il était parvenu au sommet de sa mission, parce que sa vie ineffable avec le Père Céleste et l’Esprit Saint n’était pas interrompue.
Bien d’autres détails de l’Apparition du 1er mars mériteraient d’être notés, qui s’accordent aisément avec le spectacle du Calvaire. Nous les laisserons de côté pour ne pas surcharger ce chapitre.
Notons seulement le rôle prépondérant que tiennent ce matin les soldats à la Grotte. A cause du froid, ils ont revêtu ce matin-là leur « manteau blanc ». Rapide évocation – mais combien émouvante – de la scène du Calvaire, où l’on dut voir les soldats, tout heureux de leur butin, s’empresser d’essayer les vêtements du Christ. Et l’on sait que les vêtements du Christ étaient blancs…
Pourtant, les soldats ne figurent pas seulement à la Grotte pour y mettre une note de couleur locale. Ce sont eux qui entourent la voyante, qui la précèdent dans ses exercices de pénitence, qui écartent la foule, qui donnent des ordres. A Massabielle comme au Golgotha, ils sont les ministres et les auxiliaires du mystère rédempteur.
C’est plus spécialement un soldat qui la précède, quand elle se traîne à la fontaine pour y boire, rappelant le soldat qui présenta le vinaigre à Jésus. Quand elle eut bu, l’on vit sur ses lèvres des débris de terre ou de sable humide, comme en laisse une eau un peu bourbeuse. Puis, elle poussa une espèce de petit gémissement qui ressemblait à une respiration de joie. Ensuite, elle se tourna vers la niche et parut prononcer quelques mots. A ce moment, son visage impressionna spécialement les spectateurs. Et ce fut terminé.
Et tout ceci fait écho à ce que nous rapporte l’Evangile : « Lors donc que Jésus eut pris le vinaigre, il dit : C’est consommé. Et poussant un grand cri, il dit : « Père, je remets mon esprit entre tes mains ». Et ayant dit cela, il expira… »