3e Mystère glorieux : la pentecôte
Les Actes des Apôtres nous disent qu’après l’Ascension du Christ ses disciples rentrèrent à Jérusalem, où ils s’enfermèrent dans le Cénacle, en attendant la venue du Paraclet promis. Leur confiance totale espérait des événements décisifs. On allait voir enfin comment s’établirait ce royaume, si souvent annoncé, si impatiemment désiré et si mal compris. Ils sentaient que le jour était proche. Une circonstance toute naturelle semblait devoir le provoquer : les solennités de la Pentecôte.
C’était la fête des moissons. Une foule immense se réunissait à cette occasion, à Jérusalem, pour offrir au Seigneur les prémices de la récolte. Et les Actes des Apôtres nous disent que, cette année-là, « il vint des juifs pieux de toutes les nations qui sont sous le ciel ».
Ces diverses circonstances vont se trouver reproduites à Lourdes, le 4 mars : ce n’est pas la fête des moissons, mais c’est le grand marché annuel, dont profitent les cultivateurs pour vendre leur récolte. C’est une foule énorme, qu’on pouvait évaluer à plus de dix mille personnes. Quelques-uns étaient venus de très loin. Jamais Lourdes n’avait vu pareille affluence. Lasserre a pu écrire que « toutes les choses, toutes les idées, tous les sentiments étaient représentés dans cette immense multitude ».
Et – détail tellement en harmonie avec la Pentecôte de Jérusalem ! – tout le monde « s’attend à quelque chose d’extraordinaire ». Le bruit circule que l’Apparition va se manifester à tous, et qu’en présence des pèlerins un miracle éclatant va s’accomplir.
Le symbolisme de la journée du 4 mars commence de grand matin. Dès son réveil, Bernadette paraît sous l’empire d’une illumination surnaturelle qui imprègne son esprit d’une sagesse surprenante et lui fait prononcer, dans une série de petites scènes, jusqu’à son arrivée à la Grotte, sept paroles dont chacune paraît avoir de mystérieux rapports avec chacun des sept dons du Saint-Esprit [1]. Elle s’agenouille à sa place ordinaire, tandis que les femmes l’imitent et que les hommes se découvrent. Elle allume son cierge, fait le signe de Croix et regarde fixement la niche. Elle parvient au treizième Ave de son chapelet (on joue aujourd’hui le treizième mystère du Rosaire), quand un changement merveilleux se fait sur son visage, qui devient, ainsi que ses mains, couleur de cire. Le bruit courut, après l’Apparition, que durant tout le temps de sa vision une colombe ne cessa de planer sur la tête de l’enfant. Pourrait-on rêver signe plus manifeste que c’est la descente du Saint-Esprit qui est représentée aujourd’hui ?
Durant le premier chapelet, son visage s’épanouit dans des éclairs de joie. Elle en commence un second, le chapelet des mystères douloureux, dont la contemplation emplit son âme d’une tristesse qui comprime son visage.
Au bout d’une demi-heure, son deuxième chapelet était terminé.. On la vit alors se relever et pénétrer sous la voûte de la Grotte. Arrivée au fond, elle s’entretint familièrement avec la Dame invisible, descendue de la niche. Durant la conversation, elle sourit, s’attrista, puis parut de nouveau radieuse. Après trois salutations, elle retourne s’agenouiller devant la niche et commence le chapelet des mystères glorieux. Durant la dizaine du mystère de la Pentecôte, elle remonte sous la Grotte et y fait une nouvelle station qui, par sa durée et ses divers incidents, semble n’être que la répétition de la première. Elle redescendit enfin vers le Gave, pria un court instant, éteignit son cierge et partit sans rien dire.
Ces diverses scènes prennent toute leur signification quand on les réfère au mystère de la Pentecôte.
Quel est le rôle de l’Esprit-Saint quand il descendit sur les apôtres, et que vient-il faire en nous quand il nous visite ? Notre-Seigneur lui-même nous l’a dit : « Demeurant auprès de vous, je vous ai dit ces choses, mais l’Esprit-Saint que mon Père enverra en mon nom, Celui-là vous enseignera tout et vous remettra dans l’esprit tout ce que je vous ai dit ».
La fonction propre de l’Esprit-Saint est donc de rappeler et de faire comprendre les paroles de Jésus. Ne croyons pas que le Christ n’a enseigné qu’une vérité fragmentaire et que le divin Paraclet vient le compléter par un enseignement nouveau. C’est le même groupe de vérités qu’il enseigne et rappelle. En ce qu’il dit, on reconnaît ce que Jésus a déjà dit. Il ne vise dans son action qu’à une pénétration plus approfondie d’une vérité déjà révélée.
Tout cela est magnifiquement symbolisé dans l’Apparition du 4 mars. Ce n’est plus seulement un seul épisode du mystère chrétien qui est évoqué. Bernadette, pour la première fois, récite son rosaire en entier, c’est-à-dire se remémore et revit, en une vivante contemplation, tout le mystère de Jésus, depuis l’Annonciation jusqu’à l’accomplissement de la promesse.
Après avoir terminé son premier chapelet, elle voulut faire le signe de Croix, pensant qu’il en serait ce jour-là comme des jours précédents. Mais ses efforts furent vains. Notre-Dame du Rosaire lui fit réciter le chapelet des mystères douloureux, lequel fut suivi du chapelet des mystères glorieux. Et tandis que ses doigts parcouraient les grains de la divine Couronne, l’Esprit-Saint, qui illuminait son âme, lui faisait pénétrer d’une manière non encore ressentie la profondeur des mystères qu’elle contemplait. Jamais on ne l’avait vue en pareille intimité avec le Ciel, jamais son visage n’avait reflété une si prodigieuse harmonie de sentiments. C’est le mystère total et plénier du Christ qui se répercutait, en écho profond, en son être. Tandis qu’elle égrenait les mystères joyeux, un tel bonheur inondait son âme qu’il rejaillissait sur ceux qui l’entouraient. Durant les mystères douloureux, c’était sur son visage, au dire d’Estrade, comme l’abattement éploré des saintes femmes qui au Calvaire priaient au pied de la Croix du Sauveur. Les mystères glorieux la faisaient ressembler, « dans son attitude ravie, à sainte Thérèse communiquant avec le Ciel ». – Les mystères du Rosaire n’étaient plus, à proprement parler, pour elle des mystères. Le divin Paraclet, dont le rôle est de rendre manifeste ce qui est caché, les lui révélait dans ses ultimes replis, autant qu’il est permis à une créature humaine d’étreindre la Vérité divine.
On aura remarqué que la « Dame » descendit deux fois de sa niche, une première fois au cours du mystère de la Résurrection, une seconde fois pendant le troisième mystère glorieux, et s’entretint familièrement avec la voyante. Nous comprenons aisément la signification de la deuxième visite. Lorsque l’Eglise s’adresse à l’Esprit-Saint, elle lui demande de descendre sur les âmes, de daigner « visiter l’âme des fidèles ».
Et l’Esprit-Saint, en la personne de Notre-Dame, va pousser à Lourdes la condescendance jusqu’à se plier à l’exigence de notre pitoyable langage. Il descendra à la rencontre de Bernadette, ils seront « l’un en face de l’autre, comme deux personnes qui se regardent », et le monde apprendra que ce n’est pas là un bonheur réservé à des privilégiés, car Bernadette dira à Jeanne-Marie Védère : « Elle était si rapprochée de vous que vous n’auriez eu qu’à élever la main pour l’atteindre ». Parole qui fait écho à celle de saint Paul « Dieu veut que les hommes le cherchent et le trouvent comme à tâtons, d’autant qu’il n’est pas loin de chacun de nous » Actes, XVII-28.
Quel fut le sujet de l’entretien entre la voyante et Notre-Dame jouant le rôle de l’Esprit-Saint ? A en juger d’après sa physionomie, qui refléta successivement des sentiments de joie, de tristesse, d’allégresse, c’est encore du mystère du Christ dont il était question, ce mystère si prodigieusement résumé dans les trois séries joyeuse, douloureuse et glorieuse du Rosaire [2]. N’est-ce pas là, d’ailleurs, tout le rôle de l’Esprit-Saint, de nous aider à nous unir plus intimement à Celui qui est notre lumière, notre salut et notre espoir ?
Et si la visite de Notre-Dame à Bernadette, au troisième mystère glorieux, ne fait que répéter, par les incidents qui la marquèrent, celle qui se fit au premier mystère glorieux, c’est sans doute pour nous faire entendre que l’Esprit-Saint, à la Pentecôte, ne descendit que pour aider les apôtres à mieux pénétrer la Vérité qu’ils possédaient déjà. La résurrection du Christ leur avait en effet ouvert les yeux. Jésus avait eu soin d’expliquer son propre mystère aux disciples d’Emmaüs. Et cependant il les avait avertis : « J’ai beaucoup de choses à vous dire que vous n’êtes pas en état de porter maintenant. Mais quand il sera venu, l’Esprit de Vérité, il vous guidera vers la vérité tout entière, car il ne parlera pas de lui-même, mais il redira tout ce qu’il entendra, et il vous fera connaître les choses futures ».
Il serait aisé d’interpréter détail par détail tous les incidents qui suivirent l’Apparition du 4 mars. Ils se réfèrent, comme tous les autres, à ce que nous rapportent les Actes des Apôtres.
Signalons du moins ce qui nous semble essentiel.
Tandis que les disciples du Christ, réunis dans la « Chambre Haute », attendaient la promesse du Père, un bloc de feu apparut soudain, qui se partagea en parcelles semblables à des langues lesquelles se posèrent au-dessus de la tête de chacun des disciples. Et tout aussitôt, ceux-ci, remplis de l’Esprit-Saint, se mirent à louer Dieu, en parlant toutes les langues du monde connu. « Eh quoi ! s’écriaient les pèlerins, nous sommes ici quinze peuples, et tous nous comprenons ce qui se dit là-haut ? Quel est donc ce prodige ? ». Et, gravissant l’escalier extérieur, ils vont vérifier l’identité des gens qui s’y trouvent. Saint Pierre, le chef, se détachant alors du groupe des disciples, s’avance vers le seuil du Cénacle et harangue la foule sur les mystères de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ – ces trois mystères qui alimentent notre contemplation durant la récitation du Rosaire. Trois mille personnes, ce jour-là, embrassèrent la religion du Christ.
Voyons avec quel art et quelle sagesse, la Pentecôte de Lourdes va reproduire la Pentecôte de Jérusalem.
Dès que la Dame du Rocher a disparu, Bernadette, toujours sous l’emprise d’une grâce illuminatrice, manifeste une certaine impatience de quitter Massabielle. Elle revient chez elle et monte dans la chambre haute de sa maison. Toute la foule s’y porte à sa suite .« Les gens montaient en file dans la chambre, raconte Martin Tarbes, comme qui va à l’offrande. Ils entraient par un côté et sortaient par l’autre : ça dura bien deux heures ».
Qu’allaient-ils faire là-haut ? Bernadette, certes, aurait été bien incapable de leur faire un discours, mais, comme saint Pierre, elle va, d’une manière tout aussi efficace, les enflammer d’amour pour les mystères de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ. « Donnez-moi tous vos chapelets à la fois, leur dit-elle, je vais les faire toucher au mien ». Elle prit donc les chapelets des gens, en fit un bloc, puis elle les tourna et les retourna avec le sien, et les rendit en disant : « Gardez-les non parce que je les ai touchés, mais parce qu’ils ont touché au chapelet que j’ai pendant les Apparitions ».
Et près de trois mille pèlerins, après avoir obtenu la faveur d’embrasser l’enfant, repartirent chez eux, remplis d’une ferveur nouvelle pour la prière des quinze mystères, cette prière qui, comme celle du Cénacle, est à la portée de tous les esprits, cette prière universelle que Léon XIII a nommée « l’emblème de la foi catholique », cette prière enfin qui unifie à Lourdes, en une vivante harmonie, le flot des pèlerins venus de toutes les nations du monde.
Le vœu du Curé de Lourdes s’est trouvé ainsi réalisé. « Demande à la Dame, avait-il dit à Bernadette, de faire fleurir le rosier ». Apparemment, le rosier ne fleurit point. Et pourtant le souhait a été dépassé. « Le 4 mars, écrit le Père Cros, un rosier, que l’hiver avait dépouillé de ses feuilles et de ses fleurs, et réduit en apparence à la condition de bois sec, bourgeonna à la Grotte et se couvrit comme par enchantement de feuilles, de boutons de roses épanouies. Ce rosier, c’était le rosier de saint Dominique, le Rosaire de Notre-Dame ». A Lourdes, ce fut vraiment, ce jour-là, « La Pâque des Roses » ; comme on se plaisait, au moyen âge, à appeler la fête de la Pentecôte…