Le deuxième « Ave » du prélude – la sagesse de Marie
Les incidents de la deuxième Apparition, seraient inexplicables s’ils n’avaient valeur symbolique. On le voit bien à la manière embarrassée et hésitante dont les historiens les exposent. Certains trouvent plus simple de les passer sous silence. C’est, en effet, une Apparition qui débute d’une manière exquise et qui s’achève en épreuve. Elle est marquée successivement de la bienveillance et de la colère de Dieu. C’est une belle histoire qui s’annonce comme un beau rêve et qui tourne en châtiment « par la faute d’un seul ». C’est le seul jour où Bernadette n’achève pas son chapelet.
La Dame qui, dans le trou de la roche, en guidait les péripéties, voulait faire revivre sous nos yeux, en un raccourci d’une puissance et d’une simplicité dont elle a le secret, l’antique histoire du paradis terrestre, où sa propre image est évoquée comme le chef-d’œuvre de la Sagesse divine. Elle voulait nous suggérer, sous une forme nouvelle destinée à nous les mieux faire entendre, les pensées fortes qui doivent occuper notre esprit lorsque nous récitons, dans la préface de notre Rosaire, le deuxième Ave du prélude, en l’honneur de la Sagesse incréée qui s’est exprimée en Marie sous son mode le plus parfait. Nous avions reconnu, dans la première Apparition la Vierge puissante, Celle que la tradition chrétienne nous avait prévenus qu’il fallait voir dans la vision de Moïse. La deuxième Apparition va confirmer que c’est la même « Femme », mais cette fois envisagée comme Sagesse réparatrice, qui fut montrée au premier homme, après sa faute.
« Plus on observe attentivement la conduite de Bernadette au cours des incidents qui précédèrent la vision du 14 février, écrit le P. Cros, plus elle nous paraît « harmonieuse ».
L’enfant des Soubirous semble douée d’une sagesse étonnante, trop disproportionnée avec sa faiblesse native pour qu’on n’y voie pas l’influence et l’inspiration de Celle qui, parée de la Sagesse de Dieu, déverse de sa plénitude sur ceux qui se confient à elle.
Dès le vendredi, Bernadette s’était sentie attirée vers la Grotte. Toute sage qu’elle fût, le sang d’Eve parlait en elle. Il lui tardait « par curiosité », comme elle l’avoua plus tard, de revenir à Massabielle « pour voir si elle la reverrait ». Cependant, parce que sa mère le lui avait interdit, elle maîtrisait son attrait. On ne discute pas l’ordre d’une mère. Elle avait même paru à son entourage plus grave, plus posée, « plus sérieuse ».
Le samedi soir, elle était allée raconter sa vision du jeudi à son confesseur, lequel n’avait fait aucun cas de ses récits. Le dimanche matin, l’attrait intérieur fut plus vif. Cependant elle n’en dit toujours rien à sa mère. Elle se contenta de confier son secret à sa soeur Marie. Marie en parla à son amie Jeanne Abadie, et toutes deux s’appliquèrent à plaider la cause de Bernadette près de la mère Soubirous. Ce fut sans succès.
Au sortir de la grand’messe, une douzaine de jeunes filles du quartier, que les indiscrétions de Marie avaient mises dans la confidence, viennent trouver Bernardette. « Veux-tu que nous allions ensemble à la Grotte ? » – « Oh ! je le voudrais bien, mais ma mère ne le veut pas ». – « Peut-être accepterait-elle si nous le lui demandions ? »
Les enfants, toutes réunies après le repas de midi, sollicitèrent la permission. Très justement, la mère Soubirous allégua que le Gave longeait et baignait les roches Massabielle, qu’il y avait de ce fait du danger, que d’ailleurs l’heure des vêpres était proche et que les folles idées de sa fille ne méritaient pas qu’on s’exposât à les manquer. Mais les petites insistèrent ; elles s’engagèrent à « être sages », à ne pas tomber dans le Gave et à revenir pour l’heure des vêpres. – La mère Soubirous dit enfin : « Allez demander la permission à votre père ».
« Nous y allâmes, dit Toinette. Mon père était alors chez Cazenave l’aubergiste. Nous le trouvâmes à l’écurie, où il soignait les chevaux. Nous lui demandâmes la premission d’aller à Massabielle, mais il ne voulait pas. M. Cazenave, qui était venu, dit à mon père, quand il eut appris de quoi nous parlions : « Laissez faire ces petites. Une dame qui porte un chapelet, ce n’est rien de mauvais ».
Alors mon père se mit à pleurer et dit : « Je vous donne un quart d’heure ». Bernadette fit remarquer que ce n’était pas un temps suffisant, et obtint davantage. Il ne restait plus qu’à revenir à la maison pour avertir la mère Soubirous, laquelle, pour ne point se déjuger, simula l’impatience : « Allez, partez, et ne me cassez pas la tête. Mais soyez de retour pour l’heure des vêpres ! » Plus tard Louise Casterot, n’écoutant que sa tristesse, s’écriera : « Je le lui avais pourtant défendu ». Mais ce cri, qui ne manquait pas de vérité, laisse l’obéissance de Bernadette en sa pleine lumière.
II serait difficile de rêver en toutes les démarches de l’enfant, et dans les paroles qui finalement l’approuvèrent, prudence plus parfaite. Bernadette pouvait partir en toute paix de conscience. Et pourtant, afin que fût marqué dans tous les détails que c’était la divine Comédie de la Sagesse qui se jouait ce jour-là, elle contint l’empressement de ses compagnes. « Nous devons être sages, leur redit-elle avec gravité. Il faudra prier, là-bas. Avez-vous votre chapelet ? » Deux petites filles en étaient dépourvues. Elles durent aller le chercher.
« Je ne sais pas ce que c’est que cette Dame, dit encore Bernadette. Peut-être est-ce quelque chose de méchant ; moi je ne m’en vais pas comme ça. Je veux emporter de l’eau bénite ». Elle se munit d’une bouteille, alla l’emplir au bénitier de l’église, et ne sortit point sans avoir prié.
Voilà donc les enfants en route vers la Grotte. Elles forment deux groupes. L’abbé Petit nomme le premier groupe : « Celles qui étaient prêtes ». Il reprend sans y penser l’expression du Christ, qui nous désigne les Vierges sages « Et quae paratae erant… » Les autres sont, et dans l’Evangile et dans l’histoire de Lourdes, les retardataires. Leurs apprêts superflus de toilette s’étaient trop prolongés.
Les Vierges sages, récitant des Ave Maria et portant l’eau que le sel de la sagesse a sacramentalisée, s’avancent vers le coin de terre paradisiaque. Et pour qu’aucune méprise ne soit possible, il n’y a que des enfants[1], car il est dit dans la Sainte Ecriture que c’est aux enfants préférablement que la sagesse a été communiquée.
A la Grotte, en arrivant, Bernadette donne le signal et l’exemple de la prière. A genoux, récitant le chapelet, les enfants attendent la manifestation du Ciel. Vers la troisième dizaine, soudain, Bernadette s’écrie : « La voici ! » « Où donc ? » répondent ensemble ses compagnes. « Ici, voyez ! »
Les enfants regardent sans rien voir. « Elle a un chapelet passé au bras droit, continuait Bernadette, et elle vous regarde… Voyez ! Elle salue et elle vous sourit ».
Et, pour mieux montrer, elle allait, entièrement libre de ses mouvements, passer son bras autour du cou de l’une d’elles et elle pointait le doigt vers le trou de la roche, au-dessus de l’églantier.
L’enfant remplie de sagesse décrivait la Femme prédestinée. Et l’on ne peut s’empêcher, en l’écoutant qui nous dit : « Voyez, elle est là dans le rocher et elle vous sourit », d’entendre, à travers ses balbutiements, comme l’écho de la Sagesse elle-même nous montrant Marie existant avant que les Gaves aient coulé et que les Massabielles aient été assises, « se jouant dans l’orbe du monde et faisant ses délices d’être avec les enfants des hommes ».
Et, pour comprendre ce qui va suivre, il semble bien qu’il faille pareillement se reporter aux événements qui marquèrent le début du monde.
Nous sommes au paradis terrestre, avant la faute. Comme dans l’Eden, un fleuve embrasse cette terre privilégiée.
Comme aux temps primitifs, le Ciel s’incline et descend. Il se met à la portée de l’homme. Il entretient avec lui des rapports familiers, et l’homme entre de plein pied dans le monde surnaturel, sans aucune gêne, avec une parfaite aisance.
Tout est rectitude, harmonie et sagesse.
Comme au jardin de délices, un arbre mystérieux était planté en son milieu. L’arbre de l’Eden s’appelait l’arbre de la science du bien et du mal.
Celui de Lourdes était un rosier, l’arbre symbolique de cette dévotion qui, comme l’enseigne l’office liturgique du Très Saint Rosaire, donne, à quiconque la rumine, toute science et toute sagesse. Et ces deux arbres portaient un fruit caché dans leur feuillage. Et ces deux fruits étaient « beaux à contempler et désirables pour acquérir l’intelligence ». Et tous les deux étaient pareillement des fruits réservés, auxquels on ne pouvait toucher sans permission divine. Du premier, le Seigneur avait dit : « Tu ne mangeras point et tu ne toucheras point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal ». Et du second, l’office des Apparitions de Lourdes, interprétant la Sainte Ecriture, fait dire au Créateur « Celle-ci est ma colombe, ma toute belle, ma choisie ». Elle est, en effet, par son Immaculée Conception, au milieu du jardin de la création, la seule âme dont Dieu se soit réservé le domaine et qu’il ait protégée contre l’universelle souillure.
Comme avant le péché originel enfin, l’homme possédait ce privilège de connaître la nature des créatures qui peuplaient son jardin. Il les connaissait si exactement que Dieu, dit la Bible, les faisait venir vers lui afin qu’il leur donnât un nom.
Et Bernadette était également munie du moyen infaillible de pénétrer l’identité du personnage mystérieux qui habitait le domaine de la Grotte.
Elle prend le flacon d’eau bénite et fait un pas vers le rosier, agite vivement la bouteille, lance plusieurs fois en l’air l’eau bénite, qui retombe en gouttes sur les branches pendantes et, en même temps, elle dit à la « Dame blanche » : « Si vous venez de la part de Dieu, approchez ».
Et la Dame se plaisant à ce jeu auguste, s’avançait sur le bord du rocher, souriait et traçait sur elle le signe de Croix, par lequel elle s’affirmait Fille du Père, Mère du Fils, Epouse du Saint-Esprit.
Entre l’eau de la Sagesse et la fille de la Sagesse de Dieu, il y avait mutuelle sympathie.
Jusqu’ici, tout n’est que charme, lumière et délices. C’est bien une atmosphère de paradis terrestre. Mais hélas ! à Massabielle comme à l’Eden, une catastrophe va se produire, et, en un clin d’oeil, la scène va prendre une tournure tragique.
Au moment où Bernadette aspergeait d’eau bénite le rosier, le groupe des retardataires arrivait sur le haut du rocher, là où l’on a construit la basilique. Mécontentes de n’avoir pas été attendues, elles voulurent se venger. La plus espiègle de la bande, celle dont il fallait un peu se méfier, en compagnie de qui Bernadette n’aimait pas que sortît seule sa soeur Toinette, cria de là-haut : « Attends ! attends ! Je m’en vais te l’assommer, ta fille blanche ! », et, ce disant, elle fit rouler une pierre « grosse comme une livre de pain ». La pierre n’atteignit point la Dame, mais elle rebondit sur le roc contre lequel la voyante était appuyée, et roula dans le canal. En tombant, elle fit à l’intérieur de la Grotte un grand bruit sourd, qui avait quelque chose d’effrayant.
Sans attendre, le châtiment de Dieu intervint. Le fruit réservé de l’arbre mystique n’avait pas été respecté. Le domaine de Dieu avait subi une grossière injure. L’on avait voulu « assommer » la Dame qui avait affirmé venir de la part de Dieu, la Vierge, qui réalisera au sens spirituel la promesse trompeuse du serpent : « Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal ».
Par jalousie, celle qui était arrivée trop tard aux noces de la Sagesse avait voulu attenter au bonheur des autres. Elle seule pourtant avait péché. Tout le monde fut frappé. « Par le péché d’un seul, tous furent constitués pécheurs ». Rom. V‑18. Et les incidents qui vont suivre et que les historiens déclarent si « étranges » – n’ont de sens que par le symbolisme grandiose que leur jeu évoque et commente : le jeu tragique du péché originel.
Il n’est pour les comprendre que de relire le texte de la Genèse. A peine Adam et Eve eurent-ils lancé à la face de Dieu leur insulte criminelle, que « leurs yeux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ». Ils se virent, nus, non pas seulement dans leur corps, mais dans leur âme. Sur le champ ils se sentirent dépouillés des dons magnifiques et des privilèges dont Dieu avait paré leur royauté. Leurs yeux s’ouvrirent, mais ce fut pour constater que la Sagesse s’était retirée d’eux.
Et il est écrit pareillement dans le livre de Lourdes que, sitôt la chute de la pierre, les yeux de Bernadette s’ouvrirent de manière démesurée[2], mais elle ne voyait plus rien. L’Apparition s’était dérobée « comme un éclair ».
« Alors, continue la Bible, ils entendirent la voix de Yahveh passant dans le jardin à la brise du jour, et l’homme et la femme se cachèrent de devant Yahveh, au milieu des arbres du jardin ».
Mais Yahveh appela l’homme et lui dit : « Où es-tu ? » Il répondit : « J’ai entendu ta voix dans le jardin et j’ai eu peur, car je suis nu, et je me suis caché ».
A la Grotte de Lourdes, les mêmes incidents se reproduisent, sans variante. Le spectacle des yeux grands ouverts de Bernadette, et surtout la rumeur grondante qui suivit la chute de la pierre et qui avait quelque chose de si insolite et de si mystérieux, remplirent d’effroi les enfants. « Nous eûmes une peur terrible, déclarèrent-elles, nous criâmes et nous nous sauvâmes ». Ce fut la débandade à travers les broussailles de Massabielle. Pourtant elles rencontrèrent Jeanne Abadie qui, par la permission divine, avait tenu le rôle que l’on sait.
« Vilaine, lui dirent-elles, c’est toi qui as jeté la pierre ! » Et le remords les prit d’avoir laissé Bernadette seule en face de la niche. Ensemble elles redescendirent. Et nous allons assister à la figuration scénique du jugement condamnatoire qui fut porté au début du monde. Le symbolisme y sera si transparent qu’il rejoindra sur bien des points la scène de la Bible.
Yahveh dit au serpent : « Parce que tu as fait cela, tu es maudit entre tous les animaux domestiques et toutes les bêtes des champs ; tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras la poussière tous les jours de ta vie. Et je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre ta race et sa race. Celle-ci te meurtrira à la tête et tu la blesseras au talon ». Ces paroles, qui annoncent mystérieusement la réparation de la faute, prennent tout leur sens réaliste et grandiose, prononcées devant la Grotte de Lourdes.
Les événements de la deuxième Apparition vont préciser de quelle manière cette réparation s’opérera, et comment, par le talon de la femme, le tentateur maudit aura la tête meurtrie.
Les roches Massabielle étaient, en effet, doublement le repaire du « serpent ». On s’y aventurait prudemment, car on savait que les reptiles y étaient nombreux. Mais l’autre serpent, celui dont il est question à la première page de la Bible, se plaisant à y contempler le fourmillement de son image, en avait fait également, de date immémoriale, son antre.
« C’était une grotte mystérieuse, aux légendes sinistres, dit le « Journal de la Grotte » du 18 mai 1913. Le passant la regardait avec une certaine appréhension frissonnante ; et jamais il ne manquait de se signer pour se préserver de quelque maléfice satanique ».
La tradition veut que le bloc carré qui se voit dans la niche ne soit pas autre chose qu’une antique pierre sacrificatoire. La science, sur ce point, s’accorde avec la tradition. « La composition chimique de cette pierre, dit M. de Caumont, diffère de celle des parois environnantes. Et si on veut soutenir, contre toute vraisemblance, qu’elle pourrait bien s’être détachée de la voûte qui la couvre, au commencement des âges, et avoir modifié à la longue sa composition sous l’action des infiltrations de l’eau et de l’air, ou y avoir été lancée au hasard par un cataclysme, alors, au moins, on conviendra que, dans sa forme actuelle de pierre sacrificatoire, elle a dû être façonnée pour le sacrifice ».
Et saint Paul nous dit : « Quod idolis immolant daemoniis immolant – Ce qu’ils immolent aux idoles, ils l’immolent aux démons ».
Par conséquent, à la lettre, les pieds de N.-D. de Lourdes, posés sur cette pierre, meurtrissaient la tête de Satan. Les anciennes prédictions qui annonçaient qu’un « grand prodige » s’accomplirait à la grotte Massabielle n’étaient point trompeuses.
C’était le prodige de la Femme dont on parle au début du Livre.
On sait par ailleurs comment, depuis 1858, Lourdes se présente au monde, avec ses miracles, ses déploiements de processions, ses cantiques d’amour, son ardeur entraînante de foi publique, comme le triomphe de Marie sur Satan. Chaque Ave Maria du Rosaire – de ces Ave qui, sur les bords du Gave, se précipitent et affluent comme une marée montante – est la proclamation de la victoire de la Femme qui, en nous donnant le fruit de son sein, a réparé le geste fatal de l’autre femme qui avait empoisonné l’humanité en lui donnant à manger du fruit maudit. Le fruit du Rosier mystique ne nous est pas interdit. A nous au contraire de le savourer pour retrouver la Sagesse que nous avait fait perdre le fruit de l’arbre du jardin.
Dieu avait prédit que le serpent n’accepterait pas passivement sa défaite. Son écrasement ne devait point l’empêcher de redresser la tête et d’essayer de blesser le talon qui le meurtrirait. L’on verra comment, à la première Apparition qui suivit la promesse de la quinzaine, c’est-à-dire l’acte officiel d’occupation de la Grotte, il essaiera d’effrayer la voyante. « Sauve-toi ! sauve-toi ! » lui criera-t-il d’un rugissement strident et rageur. Ce fut lui qui dut prendre la fuite devant un simple froncement de sourcil de la Dame…
On ne le revit plus durant les Apparitions suivantes. Mais il revint quand elles eurent cessé.
Il s’évertua en une suprême et perfide tentative pour les contrefaire. Il ira tendre ses pièges dans les prairies, sur les chemins et même dans les villages voisins[3]. Par la voix de ses visionnaires, il réunira des multitudes, plus spécialement à Fontet, et il leur criera : « Laissez Lourdes où seuls guérissent les corps. Ici est l’Immaculée-Conception ; ici est le Lourdes des âmes ».
Il revint surtout abuser les esprits, exactement derrière la niche où apparaissait la nouvelle Eve ; et c’est alors surtout que les événements de Lourdes illustrent littéralement le texte de la Bible : « Et tu la blesseras au talon ».
L’on sait que la Grotte de Massabielle où l’autel est dressé, a la forme d’un grand four d’une profondeur d’environ quatre mètres. La voûte est à 2,60 m. au-dessus du sol.
A cette voûte prend naissance une espèce de couloir qui s’enfonce en montant dans l’intérieur du roc, par une pente assez rapide. Pour arriver à l’extrémité de ce couloir, on est obligé de faire bien péniblement un parcours de 4 mètres, en rampant « à la manière du lézard dans son trou ». Là un espace ovale de 2,60 m. de diamètre se découvre pour se rétrécir encore, et continuer quelques mètres plus loin.
C’est ce lieu de ténèbres que le démon choisit pour exercer ses sournoises pantomimes. Il y attirait des femmes et des jeunes filles qui, sous son emprise, devaient, pour le rejoindre, monter sur l’autel et se glisser à plat ventre dans le boyau. « Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras la poussière chacun des jours de ta vie ».
Il s’y montrait sous des aspects variés reproduisant quelque incident des Apparitions ou quelque scène des mystères du Rosaire, mais toujours d’une manière irrespectueuse et injurieuse pour la Mère de Dieu. Il prenait par exemple l’aspect d’une jeune fille d’une dizaine d’années, dont les cheveux bouclés tombaient sur le sein, et près d’elle, se tenait un homme avec une longue barbe et vêtu d’habits dorés. On lui demandait qui il était. Il répondait : « Je suis la Conception ». Et ses voyantes le complimentaient « Sainte Vierge que vous êtes jolie ! Quels beaux cheveux vous avez ! »
Mais ce qui caractérisait les visionnaires, c’était leur commune et égale horreur des roses et des chapelets bénits et le même culte pour les chapelets non bénits. Ils disaient que la Sainte Vierge n’aimait pas les roses. Ils réclamaient les rosaires des spectateurs, les jetaient dans le Gave, et s’enfuyaient à toutes jambes.
Tout cela n’était que trop signé du « singe de Dieu » et de l’ennemi de la Femme. Néanmoins les esprits étaient déroutés, et pendant quelque temps, on oublia l’humble Bernadette pour ne s’occuper que des visionnaires. Le curé de Lourdes lui-même écrivait à l’évêché au sujet de l’une d’entre elles, Marie Cazenave : « Cette fille offre toute espèce de garantie ».
Pourtant, la vérité finira par triompher. Aux talons de l’Immaculée, le serpent aura rugi et se sera démené en vain. Son écrasement final n’en sera que plus honteux pour lui et plus glorieux pour « la Femme ».
Après la chute, le serpent ne fut pas le seul à recevoir un châtiment.
Yahveh s’adressant à Eve lui dit : « Je multiplierai tes souffrances et spécialement celles de ta grossesse ; tu enfanteras des fils dans la douleur ; ton désir se portera vers ton mari et il dominera sur toi. » Puis il dit à l’homme : « Le sol est maudit à cause de toi. C’est par un travail pénible que tu en tireras ta nourriture, tous les jours de ta vie. Il te produira des épines et des chardons et tu mangeras l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre, parce que c’est d’elle que tu as été pris ; car tu es poussière et tu retourneras en poussière ».
Ces deux sentences condamnatoires – portées contre la femme et l’homme – vont se trouver mimées à la Grotte d’une manière impressionnante.
Avec les enfants apeurées et prises de remords, revenons vers Bernadette, comme Adam et Eve après s’être cachés revinrent vers le Seigneur qui les appelait. La voix de Dieu ne va point redire le verdict, mais dans la personne même de là voyante, nous allons considérer, interdits, les divers désastres que le péché originel a causés dans la nature humaine.
Nous avons vu comment avant la chute de la pierre, elle semblait toute pénétrée de cette rectitude morale dont jouissaient nos premiers parents, et comment son audience avec le monde surnaturel semblait lui être connaturelle. Fait important à noter en effet, et qui jusqu’ici est demeuré inexpliqué, – le Père Cros écrit : « l’on demeure fort surpris devant l’étrangeté de ce phénomène » – Bernadette se possède pleinement, et c’est dans cette possession d’elle-même qu’elle revoit l’Apparition.
Elle ne s’extasie pas. Elle ne subit pas cette suspension des sens qui, à l’Apparition précédente par exemple, la rendait étrangère au monde : mémoire, intelligence, volonté, ouïe, vue, parole, mouvements, tout s’exerce librement en elle. C’est avec le même esprit assuré et calme qu’elle contemple la Dame et qu’elle converse avec ses compagnes.
Mais subitement, à l’instant même où tombe la pierre – disons : où le péché est commis – tout en elle est bouleversé.
Non seulement, comme je l’ai dit, ses yeux s’ouvrent étrangement, pour constater d’ailleurs qu’ils ne voient plus rien – « et ils virent qu’ils étaient nus » – mais elle entre en extase, elle perd conscience d’elle-même, elle n’a plus le libre contrôle de ses mouvements, son âme ne commande plus à son corps. Son visage se fixe en une expression cadavérique. Les témoins disent en termes identiques : « Elle était blême… ses yeux restaient collés en haut… Nous la croyions morte… il semblait que la pierre l’avait tuée… les larmes coulaient de ses yeux… Nous étions effrayées… Nous pleurions toutes… » Toinette Soubirous s’écrie : « Ma soeur devient imbécile ».
Les larmes et la mort sont entrées dans le monde par le péché – le péché a détruit l’harmonieux ‑équilibre entre la raison et les sens – la chair n’est plus soumise à l’esprit, elle demeure comme figée dans la concupiscence du fruit défendu – l’homme pécheur est privé de la grâce et des dons prêternaturels dont il était primitivement paré – il a perdu l’amitié de son Dieu – il est dans un état ‑de déchéance – il est un roi détrôné : c’est à toutes ces vérités de foi qu’il faut songer pour comprendre l’état de Bernadette.
Là pourtant ne va point se borner l’enseignement de l’Apparition. Il serait incomplet si l’homme et la femme n’étaient point représentés à Massabielle. Ne reçurent-ils pas distinctement leur châtiment ? Rassurons-nous. Un homme va intervenir dans le drame sacré. Cet homme sera meunier. Nous verrons la sueur couler sur son visage. A la lettre, se vérifiera le châtiment d’Adam : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ».
Les compagnes de Bernadette essayèrent de l’entraîner. Elles n’y parvinrent pas. Elles allèrent chercher du secours. Ce fut Antoine Nicolau, le meunier du moulin de Savy, qui répondit à l’appel et qui descendit vers le Gave.
Il vit Bernadette à genoux, « blême, les yeux en larmes, très ouverts et arrêtés vers la niche », de même qu’obstinément le regard des hommes demeure fixé sur le fruit du jardin qui pourtant a disparu. « Il eut peine et plaisir à la fois, au point que toute la journée il eut le cœur touché en y pensant ». Parce qu’il fallait que fût accompli ce qui est écrit dans le Livre, que l’homme serait le maître de la femme et qu’il dominerait sur elle, et parce qu’il fallait pareillement que fût exprimée l’expulsion du paradis terrestre. « Je la pris par le bras droit, dit Antoine Nicolau, elle résistait pour demeurer ; ses yeux restaient collés en haut ; pas un gémissement, mais après la résistance, une respiration un peu pressée. Je la relevai par un bras, et puis par l’autre ; ma mère prit un bras. En la relevant, je lui essuyai les yeux, et je lui mis la main sur les yeux, pour l’empêcher de voir. J’essayai aussi de lui faire courber la tête ; mais elle la relevait et rouvrait les yeux avec le sourire. Nous l’amenâmes vers le petit sentier. Les filles suivaient. Il y eut grand’peine pour lui faire gravir le sentier, ma mère tenant une main et moi l’autre, nous deux tirant en avant, et ma tante et les filles venant après. Elle faisait effort pour descendre, sans cependant parler ; il fallait être vigoureux pour l’entraîner ; tout seul, bien que très fort, j’y aurais eu grand travail. En montant, le visage demeura blême, et les yeux également ouverts et fixés en haut. Arrivé au plateau, je suais… Des larmes coulaient continuellement… Je lui mettais de temps en temps la main devant les yeux, et j’essuyais les larmes… j’étais triste et effrayé ».
D’autres témoins, plus spécialement Fanny Nicolau, nous livrent de nouvelles précisions. Tandis que le meunier tenait Bernadette, elle faisait des bonds, elle s’élançait en avant en poussant de petits cris : « Ah ! Ah ! » Il semblait qu’un « objet » étrange la « poursuivait ». Et c’est vers cet objet que se portait son désir.
La plupart des historiens écrivent que c’est la Dame du rocher qui accompagnait ainsi sa voyante, pour la consoler de la violence qu’on lui imposait. Mais pour le soutenir décemment, ils se voient obligés de taire ou d’altérer les documents[4]. Aucune parole de Bernadette d’ailleurs ne nous autorise à le croire[5].
Et l’aspect agité qu’elle montra durant le parcours de la Grotte jusqu’au moulin ne nous permet pas de le penser[6]. Il n’y avait plus dans son attitude ce calme si lumineux et si harmonieux que l’on devait observer aux autres Apparitions[7]. La lueur de son regard si largement ouvert avait quelque chose de singulier et de pénible [8], au point que Nicolau, dans l’effroi qu’il confesse, ne peut s’empêcher de lui dire : « Baisse les yeux, petite drôle ! Tu vois quelque chose qui n’est pas joli ! » C’est exactement le même signalement que nous découvrirons plus tard chez les visionnaires. Eux aussi, inconscients de leurs actes, feront des gestes désordonnés.
Les yeux fixés sur un objet mystérieux, ils se précipiteront comme pour le saisir[9], en poussant le même cri que Bernadette.
Cet état si étrange de Bernadette ne peut s’expliquer que par l’impressionnante réalité qu’elle doit figurer en ce moment. Le péché originel n’a pas seulement privé Adam de l’amitié divine. Il l’a placé d’une certaine manière sous le pouvoir de Satan, de sorte que, dit saint Thomas, jusqu’à ce qu’éclate la victoire du Christ, aucun homme ne fut capable de lui échapper. La Reine de la Sagesse ne va pas hésiter à nous le signifier.
Ne nous affligeons pas du rôle qu’elle fait jouer à sa voyante, puisqu’il vise à notre édification[10].
Rappelons-nous donc, en pesant chacun des mots de la Bible, de quels châtiments pénitentiels furent respectivement frappés Adam et Eve. Remettons-nous en mémoire ce qu’enseigne la théologie sur les conséquences du péché originel, et nous comprendrons le grandiose symbolisme du groupe qui s’éloigne de la Grotte. Le meunier qui gravit la colline au milieu des ronces et des chardons, et le front ruisselant de sueur, peinant pour entraîner Bernadette, c’est l’homme de tous les temps, condamné, pour avoir écouté la femme, à en être le soutien, et dont la rude existence est comme enchaînée au gain du pain quotidien.
Et Bernadette, celle qui aujourd’hui du sein de son éternité, remercie Dieu d’avoir été choisie comme figurante du drame, dardant ses yeux vers un objet étrange dont elle ne peut les détacher et qui cause sa peine, « violentée » par l’homme, « tiraillée » par la mère de cet homme et par les enfants qui la suivent, devenue si lourde qu’elle ne peut se traîner et que tout à l’heure on devra l’étendre sur un lit, c’est pareillement la femme après sa faute, gravissant son Calvaire, tel qu’il est annoncé dans la Genèse.
Ce calvaire, va-t-il donc être éternel et ne recevoir aucun adoucissement ? Non !
Tout à l’heure, Bernadette va « recouvrer ses esprits » et reprendre son état normal, au moment même où elle passe le seuil de la maison du meunier. Bethléem ne signifie-t-il pas « maison du pain » ?… Et n’est-ce pas, à Bethléem que la femme se réhabilitera en enfantant le vainqueur du démon ? Sans doute, la réparation de la chute ne va point lui restituer ses anciens privilèges.
Entrée dans la « maison du pain », les larmes continueront de couler au point, dit un témoin, « qu’on aurait dit qu’on avait jeté une écuelle d’eau dans son tablier ». Sans doute une « procession de gens » est descendue de Lourdes et s’est attroupée autour de la jeune fille, que l’on blâme publiquement « de faire ainsi courir tout le monde », alors que les cloches de la paroisse sonnent l’appel des Vêpres. Mais son aspect n’a plus rien qui effraie. « Elle a retrouvé ses couleurs ». Le spectacle de son affliction provoque la pitié. Après avoir joué à la Grotte le rôle d’Eve d’avant la faute, puis sur le chemin, figuré l’état de la femme avant le Christ, elle représente maintenant la femme d’aujourd’hui qui, après nous avoir frustrés du paradis terrestre et mérité de ce fait d’être condamnée aux larmes sans répit, s’est rachetée et s’est relevée en nous délivrant par Marie de l’Esprit du mal.
On sait comment la Bible clôture le récit de la chute : « Et Yahveh chassa l’homme et il mit à l’Orient du jardin d’Eden les Chérubins et la flamme de l’épée tournoyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie ».
Symboliquement, c’est de la même manière que s’achève l’événement du 14 février. La mère de Bernadette – celle qui aux yeux de l’enfant représentait la divine volonté – en apprenant ce qui s’était passé, s’abandonna à la colère. Elle s’arma d’une houssine, monta au moulin de Savy, et allant droit à sa fille : « Drôlesse, lui dit-elle, je te l’avais défendu. Désormais tu n’iras plus à la Grotte ! » Qu’on se rassure ! Bernadette y retournera. Car la Dame du rocher, après s’être montrée puissante et sage, doit faire éclater son troisième privilège.
Jeudi prochain, à Massabielle, elle nous commentera le mystère de sa miséricorde.
- Toinette Soubirous, alors âgée de 12 ans, dira : « Elles étaient un peu plus grandes ou un peu plus petites que moi ». Et elle ajoute superbement : « Nous étions toutes pauvres ».[↩]
- Voir le témoignage d’Antoine Nicolau et plus spécialement celui de Justine Soubis. « Bernadette avait les yeux grands ! Nous eûmes peur en la voyant comme ça ».[↩]
- Lire sur ce sujet si ignoré, parce que trop délaissé par les historiens, le deuxième tome de l’ouvrage du P. Cros, « Histoire de N. D. de Lourdes d’après les documents et les témoins ».[↩]
- Un grand nombre d’historiens passent sous silence ce qu’il advint après la chute de la pierre. Les autres semblent gênés de reproduire des témoignages dont la signification leur échappe. L’Abbé Bonner, par exemple, qui cite la déposition d’Antoine Nicolau, omet ces mots : « J’étais triste et effrayé ».[↩]
- Quand, arrivée au moulin, on lui demanda : « Que vois-tu dans ce trou-là ? » Elle répondit : « Je vois une très belle dame. Elle tient un chapelet au bras et elle a les mains jointes ». Mais ayant perdu tout sentiment d’elle-même durant le chemin, et tout, selon elle, s’étant terminé à la Grotte, elle voulait parler de la vision qu’elle y avait eue.[↩]
- On connaît le critère infaillible de discrimination du surnaturel. Pour qu’un phénomène soit jugé divin, il faut y discerner une harmonie sans discordance. Là où se rencontre un désordre, l’esprit du mal se trahit.[↩]
- Tout en polémiquant pour atténuer l’apparence désordonnée des scènes qui suivent la chute de la pierre, le Père Cros est obligé de les reconnaître « moins réglées » et « moins lumineuses ».[↩]
- Lire le témoignage de Romain Pimorin, p. 147[↩]
- Lire ce que raconte 1e Père Cros sur les visionnaires d’Ossen et d’Ornex – Tome II – pages 237 et 249[↩]
- Le Père Cros lui-même est bien près de reconnaître que sur le chemin de la Grotte au moulin, Bernadette fut le jouet des prestiges de l’Esprit du mal, transfiguré en personnage de lumière. Il ne rejette cette hypothèse que pour des « considérations d’ordre moral et théologique ». « Selon les lois communes de la Providence de Dieu, écrit-il, l’homme et surtout le chrétien ne saurait guère tomber aux mains de l’ennemi, s’il ne s’écarte pas de la ligne du devoir. Ce principe ne saurait être contesté. Mais le 14 février, à Lourdes, « les lois communes » durent le céder à un intérêt supérieur.[↩]