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Rencontre avec Mgr Fellay – Gérard Leclerc
[NDLR : les soulignements en gras sont de notre fait]
24 JANVIER
Hier matin, « Matinales » sur Radio Notre-Dame avec Jean-François Colosimo, orthodoxe, et Jean-Luc Mouton, protestant. Je suis le catholique de service du trio, excepté Louis Daufresne, le quatrième mousquetaire, qui anime l’émission œcuménique du vendredi. J’ai été convoqué d’urgence. Il y avait avis de tempête. Deux journaux italiens bien informés annonçaient que le Pape allait lever incessamment les excommunications des quatre évêques lefebvristes, consacrés illégitimement il y a une vingtaine d’années.
L’événement en soi est déjà consistant. Il indispose énormément de monde. Mais il est assorti d’une autre information qui fait, évidemment, scandale. Un des quatre, le Britannique Wiliamson, a fait à la télévision suédoise, une invraisemblable déclaration négationniste. Le nombre des victimes juives de l’extermination par les nazis est considérablement réduit (deux ou trois cent mille…) mais, de plus, le pauvre homme affirme que pas un seul juif n’est mort dans une chambre à gaz ! C’est tellement stupide, insensé, presque surréaliste. Odieux et incroyablement pervers. Que se passe-t-il dans la tête de ce Britannique, ancien anglican, dont la réputation de « déjanté » n’est plus à faire ? Il est capable de dire n’importe quoi.
En attendant, je commence à mesurer l’étendue du désastre à venir. L’événement change radicalement de sens. Il ne s’agit plus de la levée des excommunications, telle qu’elle se dessine depuis des mois dans une perspective de discussion doctrinale. C’est le Pape qui réintègre dans l’Église un négationniste ! Scandale universel, émotion dans la communauté juive, plutôt traumatisée en ce moment, trouble chez les chrétiens qui vont se demander si, à Rome, on a bien les yeux en face des trous et si on peut faire confiance à ce pape obsédé par la réconciliation avec les intégristes.
Je suis un trop vieux cheval pour être surpris. J’ai vécu déjà pas mal d’histoires de ce style dans ma carrière journalistique. Tout de même, celle-là promet d’être gratinée. J’ai beau, dès ce matin, argumenter sur la pensée profonde du Pape, tenter de dessiner les enjeux théologiques, les risques et les chances, je sens que le vent a tourné et qu’il s’agit de tout autre chose. C’est une crise de violence mimétique qui se lève et qui va se déchaîner contre un bouc émissaire. Ce bouc, si j’ose dire, sera très secondairement la fraternité St-Pie X, ce sera le Pape lui-même, investi de tous les fantasmes imaginables. Lorsque l’emballement se met en route, les censures de la conscience tombent et tout se simplifie outrageusement. On va bientôt prétendre que le Pape, ne pouvant pas ne pas savoir qu’il avait affaire à des antisémites, a préféré ignorer, voire excuser les débordements négationnistes plutôt que renoncer à son idée de réconciliation. Qu’importe le caractère plus que douteux d’une telle spéculation. L’émotion la cautionne et elle balaie tout.
25 JANVIER
On commence à en savoir un peu plus sur la déclaration Wiliamson. Elle date en fait du mois de novembre. Pourquoi n’a‑t-elle pas été plus largement diffusée sur le moment ? Pourquoi a‑t-on attendu pour la rendre publique universellement la levée des excommunications ? La manip est évidente. L’info ne devenait intéressante que si on pouvait – en termes vulgaires – l’envoyer dans les pattes de Rome. On me dit que c’est le Spiegel, le fameux hebdomadaire allemand, si friand de scandale, qui a lancé la nouvelle, avec la volonté délibérée de faire très mal. L’intention est transparente. Ah, vous voulez réintégrer les intégristes ? Alors, ce sera la guerre. Et nous utiliserons tous les moyens pour déchaîner contre vous la vindicte des médias, la colère du peuple juif offensé, etc., etc.
26 JANVIER
Reconvoqué ce matin par Radio-Notre Dame, pour commenter l’affaire, en compagnie de Mgr Nicolas Brouwet, le jeune évêque auxiliaire de Nanterre. Je ne le connaissais pas personnellement, même si j’avais sur lui les meilleurs échos possibles. Comme les prêtres de sa génération, il n’a aucun mal à entrer dans les intentions du Saint-Père et paraît peu impressionné par la manipulation. Nous avons donc la possibilité de réfléchir tranquillement sur la portée de la levée des excommunications, qui le réjouit profondément, et la possibilité d’une élucidation théologique et spirituelle du contentieux avec les traditionalistes. Au fond, c’est assez simple : ou on ne leur fait pas confiance du tout, et on considère qu’ils sont définitivement hors communion, imperméables à tout échange un peu onéreux, et alors il faut tirer le rideau. Ce n’est pas mon sentiment. Ce serait les fixer dans leurs oppositions abruptes, les essentialiser jusque dans leurs traits les plus caricaturaux. Est-ce juste, humain et chrétien ? Ne pourrait-on pas leur concéder un tout petit peu de droiture d’intention, de volonté sincère de servir l’Église et certaines valeurs pas forcément méprisables ?
27 JANVIER
Hier, j’ai écrit mon édito de France Catholique en séparant soigneusement ce qui concernait la levée des excommunications et le scandale Williamson. Mais je constate avec consternation que l’amalgame fait des dégâts dans les esprits et qu’une opération d’intoxication est en route dans le monde catholique pour saper la confiance envers Benoît XVI. N’y a‑t-il pas un antisémitisme indélébile inhérent au courant intégriste, qui explique d’ailleurs l’opposition farouche de ce milieu aux initiatives de Jean-Paul II pour réconcilier l’Église avec le judaïsme ? Dans cette logique, on scrute les déclarations qui viennent de la direction de la Fraternité St-Pie X. Certes, dit-on, Mgr Fellay a intimé à Williamson l’ordre de se taire, mais il n’a pas vraiment pris position sur le fond de la question négationniste. Ce n’est pas tout à fait mon avis, même si j’aimerais en savoir plus. Dire que l’intéressé n’engage en rien la fraternité dans un tel domaine n’est pas anodin. Je ne suis pas du tout convaincu non plus par la généalogie qu’on nous fait de la fraternité, en revenant à la crise du séminaire français de Rome en 1926–27. C’est établir une sorte de continuité génétique, sans d’ailleurs toujours bien connaître son dossier. Si on s’amusait à établir de pareilles généalogies avec d’autres familles du catholicisme français, on retrouverait pas mal de cadavres, dont les héritiers n’ont sûrement pas envie de s’embarrasser. Si hier, on bénissait la vodka dans les salons de l’ambassade soviétique, le camarade Staline régnant au Kremlin, il n’est pas forcément honnête et judicieux d’en faire retomber l’opprobre sur les catholiques de gauche d’aujourd’hui. J’ajoute que la conduite héroïque du père de Mgr Lefebvre durant la seconde guerre mondiale – il est mort dans le camp de concentration de Sonnenburg – devrait inspirer quelque pudeur aux dénonciateurs.
28 JANVIER
Benoît XVI a réagi ce matin lors de l’audience du mercredi, à l’offensive lancée contre lui. Mais comment a‑t-on pu penser que le Pape apprendrait sans réagir que Williamson avait ouvertement nié la Shoah, alors que toute la puissance médiatique possible amplifiait la nouvelle ?
Les ignominies se donnent libre cours, telle celle du dessinateur Plantu dans Le Monde, laissant penser à une complicité de Benoît XVI avec Wiliamson. Le sommet a été atteint par Matthieu Grimpret, dans une tribune libre du même quotidien sous le titre « J’ai honte d’être catholique ». Le confusionnisme intellectuel s’y mêle à un procès d’intention inadmissible. Tout repose dans ce papier sur des supputations gratuites et un a priori monstrueux, le fait que le Pape jugerait véniel le négationnisme et intégrerait un négationniste dans l’Église sans aucun scrupule. C’est monstrueux mais ça a l’air de passer comme lettre à la poste.
Ce n’est pourtant pas ce qui me gêne le plus. Ce qui provoque en moi une vraie tristesse, c’est l’initiative prise par l’hebdomadaire La Vie pour faire signer à une cinquantaine d’intellectuels catholiques une lettre comminatoire au Pape pour lui intimer l’ordre de condamner les propos de Mgr Williamson. Comme si Benoît XVI avait besoin de cela pour s’exprimer franchement sur le sujet ! Faut-il quand même que le trouble soit profond pour que des amis très chers, que j’admire, et des gens dont je suis solidaire depuis si longtemps, se soient joints à cette initiative ? Je n’ai rien, au contraire, contre La Vie aujourd’hui. J’estime beaucoup son directeur Jean-Pierre Denis, avec qui j’ai des relations très amicales, ainsi que Jean Mercier qui dirige avec compétence les pages religieuses du magazine. Mon désaccord avec leur ligne de conduite dans cette affaire n’en est pas moins total. Ce qui me touche le plus, c’est la défiance entretenue envers le Saint-Père et qui dépasse largement les circonstances. On parle d’un Pape et d’un Vatican sourds aux bruits du monde. C’est une énorme blague. Il suffit de suivre les interventions du Pape qui réagit régulièrement et avec pugnacité à toutes les provocations de l’actualité. J’en veux pour preuve le récent discours à la Curie sur la pauvreté. Qui s’exprime avec autant de force et de franchise sur la crise financière, sur les émeutes de la faim, sur les populations abandonnées, sur l’enfance bafouée ? Il ne faut pas raconter n’importe quoi. J’admets cependant des dysfonctionnements graves dans la communication du Vatican, notamment avec les épiscopats. Comment les évêques auraient-ils pu réagir à bon escient alors qu’ils étaient dans l’ignorance de la décision romaine et qu’ils recevaient, comme tout un chacun, l’incident Wiliamson, sans avoir les éléments d’information nécessaires ?
Nicolas Sénèze, de La Croix, me demande de participer au blog que son journal ouvre sur le sujet. Je réagirai demain par un billet sur la pétition de La Vie.
29 JANVIER
J’ai donc donné mon texte à La Croix sous le titre « Pourquoi je n’aurais pas signé la pétition de La Vie ». On le retrouvera, dans la rubrique Ecclésia, en page 15 de ce numéro de France Catholique. Suis-je trop polémique dans la forme ? Sans doute ai-je tapé assez fort avec ma référence aux procédés de la propagande stalinienne. Mais je voulais briser l’étau qui se refermait en alertant les lecteurs sur la perversion de l’opération en cours.
Les évêques français, si je peux me permettre l’expression, tiennent le coup. En dépit de pressions que l’on devine très éprouvantes. Beaucoup ont réagi, les cardinaux Vingt-Trois, Barbarin et Ricard, en opérant les distinctions nécessaires et en insistant sur la nature de la démarche qui sera sans doute encore longue.
J’ai spécialement apprécié la « lettre ouverte à ceux qui veulent bien réfléchir » de Mgr Hypolite Simon, archevêque de Clermont-Ferrand. Son hypothèse selon laquelle Williamson aurait monté sa provocation pour faire échouer la conciliation est à prendre en compte. Sera-t-elle vérifiée ? Je ne sais pas, mais elle peut être élargie, car il y a d’autres provocateurs qui se sont servi de l’écervelé pour monter une opération anti-ecclésiale. J’ai beaucoup aimé la conclusion qui se rapporte à la parabole du fils prodigue : « Si le fils aîné, qui avait d’abord refusé d’entrer dans la fête, dit qu’il veut rentrer, allez-vous le refuser ? Ayez suffisamment confiance en vous-même et en l’Esprit qui conduit l’Église et qui a aussi guidé le concile de Vatican II, pour penser que la seule présence de ce fils aîné ne suffira pas à étouffer la fête. Donnez à ce dernier venu un peu de temps pour s’habituer à la lumière de l’assemblée où vous vous tenez… »
30 JANVIER
Samuel Pruvot a une idée en tête depuis plusieurs jours : une escapade en Suisse. Il voudrait m’entraîner. Tout le monde parle, sans discrétion, de ces étranges traditionalistes, de ces intégristes irréductibles. On les soupçonne des pires arrière-pensées. Mais si l’on veut être vraiment honnête, le mieux ne serait-il pas d’aller les rencontrer, leur poser directement les questions que tout le monde se pose et auxquelles il n’est répondu qu’approximativement ? Et puisqu’un grand débat doit s’ouvrir entre eux et l’autorité romaine, ne serait-il pas opportun de s’informer auprès d’eux de la façon dont ils envisagent les choses ? Ce serait une opération Famille Chrétienne mais à laquelle France Catholique serait associée en ma personne. Samuel voudrait que je sois, en face du supérieur de la Fraternité St-Pie X, un petit peu le témoin de l’Église fidèle sans problème au Pape et à Vatican II. Lourde responsabilité dont je suis indigne. Mais il faut bien aussi que « la base » s’engage.
Et bien ça y est : le supérieur général est prêt à nous recevoir. Nous prenons le TGV-Est, ce qui est une première pour moi. Durant les quatre heures et demie du trajet, nous avons tout le temps de travailler notre dossier, avec une hantise. Durant l’heure où Mgr Bernard Fellay nous recevra, pourrons-nous aller au terme d’une si difficile confrontation ? Ce n’est pas en quelque soixante minutes que nous pourrons épuiser le contenu de plus de quarante ans de divisions et d’affrontements. À dieu va ! L’enjeu vaut bien cette relative audace.
À Strasbourg, le TGV bifurque vers Mulhouse et franchit la frontière à Bâle, la ville d’Urs von Balthasar, où j’avais visité le grand théologien il y a vingt ans. Notre destination est Zurich, la plus grande ville helvétique. De là, une correspondance nous conduit à Zug, capitale d’un canton d’une centaine de milliers d’âmes, catholiques de confession. Nous ne sommes plus qu’à quelques kilomètres du village de Menzingen, sur le territoire duquel se trouve la résidence de Mgr Fellay. Nous y parvenons en taxi, en prenant de l’altitude. Malheureusement de nuit, le paysage est dans l’ombre et la brume. Samuel a voulu que nous fassions une reconnaissance du terrain, avant la rencontre de demain matin. L’abbé Christian Thouvenot, secrétaire général de la Maison généralice de la Fraternité, nous reçoit très cordialement. Nous allons à la chapelle où la communauté des douze religieuses ici présentes achève le chapelet. Tout est calme. Loin des agitations et même des rumeurs qui concernent pourtant toute cette résidence. Un frère nous ramène à Menzingen où une auberge typiquement suisse abritera notre nuit. Nous sommes dans le pays profond, avec ses habitants si aimables, la proximité de la fraternité y semble bien acceptée.
31 JANVIER
Le rendez-vous est pour 9 h 30. Le Frère est venu nous chercher. C’est lui qui nous ramènera à la gare de Zug en fin de matinée. L’abbé Thouvenot nous fait d’abord faire le tour du propriétaire avec un photographe de l’AFP qui nous a rejoints. Malheureusement, le brouillard nous cache les grandes perspectives, mais c’est un petit paradis. Nous voilà bientôt dans le château construit il y a un siècle par un riche bourgeois. Entre-temps une communauté de religieuses enseignantes, dont la maison-mère est à Menzingen, l’a habité. Mais Mgr Fellay arrive au parloir, souriant, avec notre questionnaire préalable à la main.
Ici, il me faut livrer mes impressions. Forcément subjectives. Mais en un mot, avec Samuel, nous avons été très favorablement impressionnés. Nous ne sommes pas en face d’un fanatique. Notre interlocuteur est paisible, il s’exprime de façon très réfléchie, acceptant les objections et y répondant avec soin. J’avais eu deux fois déjà l’occasion de parler avec lui, à Paris. Mon sentiment est que l’homme a mûri, sans doute sous le poids de ses responsabilités et avec la conscience de qui se fait comptable devant Dieu de l’héritage qui lui a échu, aussi de la gravité d’une situation d’exclusion pour qui se veut fidèle de l’Église de toujours. Quand nous lui demandons s’il ne ressent pas le risque de se trouver ainsi éloigné de la grande Église, il approuve. Je comprends alors que Bernard Fellay s’est lancé dans l’entreprise de réconciliation avec Rome, peut-être en avant-gardiste par rapport à ses troupes, mais avec la certitude qu’une situation de division ne saurait se prolonger. J’interprète : pourquoi se réclamer de l’Église pérenne, si celle-ci se dérobait en définitive comme une illusion ?
Dans le parloir, il y a la photo de Benoît XVI en face de celle de Mgr Lefebvre. Que l’on ne s’y trompe pas : le successeur de l’évêque rebelle entend ne rien abandonner des exigences d’une Église qui ne se serait pas rendue au monde. Il a donc ses questions, ses doutes, qu’il exposera à Rome, avec toutes leurs exigences. Mais ses dubia, pour être entendus, devront être soigneusement repensés. Avec Benoît XVI, on ne se paiera pas de mots, il faudra argumenter. Bernard Fellay n’est pas dans l’état d’esprit de certains de ses prêtres, de ses fidèles, qui encourent toujours le risque de la brutalité, à force de se sentir comme des assiégés ou des pestiférés. On saisit qu’en lui s’est creusé un espace de recueillement où il trouve la réserve nécessaire pour ne pas succomber à la tentation de l’agression.
Notre ambition était vaste : revisiter Vatican II dans ses grandes articulations. Nous avons été obligés de la modérer. Tout de même, les principaux chapitres litigieux sont évoqués. Notre hôte revient à sa formule désormais célèbre. À l’égard de Vatican II, la Fraternité à des réserves, mais elle ne saurait récuser le concile en bloc. Considère-t-il toujours que derrière l’élaboration des principaux textes, il y a une culture uniformément imprégnée de « modernisme », rejetant ainsi les énormes investissements de tant d’éminents serviteurs, en exégèse, en patristique, en liturgie ? Non, il se refuse à tout enfermer dans une seule catégorie, fût-ce le modernisme. Tout doit être apprécié avec discernement, pour dissiper les équivoques.
Le discours de Benoît XVI sur l’herméneutique du Concile qui doit être compris selon la Tradition et non dans une logique de rupture, il y adhère complètement, tout en remarquant, dans un sourire, qu’on ne parle guère des partisans de la rupture, qui persistent pourtant dans leurs opinions tranchées. Lorsqu’on précise l’objet des discussions et que l’on retrouve des chapitres où les oppositions ont été sanglantes, il fait preuve de la même attention. L’œcuménisme ? Bien sûr, il peut y avoir des richesses chez les frères séparés, qui témoignent d’un même héritage évangélique, mais il ne faudrait pas sombrer dans la tentation de la fédération d’Églises juxtaposées. Nous voulons la véritable unité, qui suppose l’acceptation de la Tradition une. Je ne dis pas qu’il n’y a pas à discuter. Mais la bonne volonté est là, pour tenter de discerner les problématiques, trouver un langage qui n’expose pas aux confusions et aux malentendus. Nous avions prévu d’aborder la question du judaïsme, mais nullement dans le climat de polémique qui l’a rendue dramatique depuis quelques jours. Il s’agissait de revenir à Nostra Aetate et au rapport des deux Alliances, aux affirmations de Paul dans l’Épître aux Romains. Bien sûr, il insiste sur la nouveauté de Jésus-Christ qu’on ne saurait mettre entre parenthèses, mais il tient à aborder directement la controverse des jours derniers. Nous le laissons s’exprimer sans intervenir. Là encore, je livrerai mes impressions et mon interprétation qui n’engagent que moi-même. Mais j’ai eu brusquement la certitude que la polémique présente l’avait profondément atteint, comme elle avait atteint toute la communauté. Il nous dira, hors entretien, son saisissement alors qu’il pensait que l’acte du Pape le ferait accéder à un climat de paix, d’avoir été brusquement propulsé dans quelque chose d’effrayant. Être associé ainsi au plus grand crime, être dénoncé par le monde entier comme coupable de complicité ou de mensonge, cela dépasse le supportable.
Cela ne pouvait que faire réfléchir très sérieusement Bernard Fellay et les siens. Ils n’ont nullement eu la tentation, comme on les en accuse, de retrouver une quelconque tradition politique ou idéologique. Ils ont revisité les jugements que l’Église romaine avait pu émettre avant guerre et pendant la guerre à propos de l’antisémitisme et de la persécution des Juifs. Ils ont retrouvé la déclaration du Saint-Office condamnant l’antisémitisme de façon précise, ils ont retrouvé aussi les propos du pape Pie XI, affirmant que « Spirituellement, nous sommes des sémites ». En citant, d’ailleurs, Mgr Fellay est inexact sur le moment. Mais sa déformation est belle : « Nous sommes sémites de cœur ».
Il nous fera aussi des confidences en aparté sur la façon dont il peut gérer l’affaire Williamson. Entre parenthèses, on jugera de la psychologie plutôt baroque d’un homme qui écrit au Vatican pour qu’on lui pardonne ses « propos imprudents » et qui cite le livre de Job, pour conseiller que celui qui a mal agi « on le jette à l’eau ».
Je sais bien que l’énorme suspicion qui entoure la Fraternité sur cette plaie de l’antisémitisme ne se résorbera pas en quelques jours. Quant à moi, je ne vois pas pourquoi je douterais de la parole d’un homme, qui me déclare que le meurtre de l’innocent, à plus forte raison d’un peuple, est un crime qui crie contre le Ciel et qu’il s’agit d’une abomination.
D’autres sujets ont été abordés, dont l’inévitable liberté religieuse qui est à l’origine du plus grave désaccord de Mgr Lefebvre avec le Concile. Nous en avons discuté quelques minutes. Mgr Fellay ne nie pas que l’Histoire ménage des opportunités différentes, qu’il y a divers régimes de rapports entre l’Église et l’État. Ce qu’il refuse de toute son énergie, c’est une mutation qui conduirait l’Église à adhérer à une conception qui lui est étrangère et qui lui ferait renoncer à la royauté du Christ sur les réalités temporelles. Il a le mérite d’une certaine obstination qui consiste à rester fidèle à la doctrine d’un certain Pie XI. Bien sûr, dans l’application concrète, les choses sont très compliquées et on n’est pas au bout de très longues mises au point qui sont aussi de nature philosophique.
Voilà, j’ai livré sans apprêt la façon dont j’ai vécu cette heure d’entretien. J’y ai retrouvé les raisons d’une certaine étrangeté qui subsiste mais qu’il faudra bien élucider si l’on veut être vraiment conséquent avec un horizon de vérité. Je ne suis pas en mesure d’affirmer que Benoît XVI réussira l’entreprise qu’il s’est proposée. Je ne sais pas non plus si Bernard Fellay réussira la sienne, qui est, je crois, « prophétique » par rapport à ceux qu’il conduit. Je finirai sur une réflexion qui m’est venue grâce à Balthasar. Dans le carré apostolique qu’il dessine dans son livre Le complexe antiromain, le compatriote de Mgr Fellay propose la figure de Jacques vis-à-vis de Pierre, Paul et Jean. C’est celle de la tradition, voire celle d’une tradition un peu obstinée. Bien sûr, avec Jacques, cousin du Seigneur, il s’agit de la tradition judaïque. Mais il y a tout de même une parenté dans la fidélité à ce qu’on a reçu. Les références diffèrent, selon un paradoxe peut-être fécond.
Pourquoi n’y aurait-il pas une place pour cette tradition dans le cadre d’une Église indivise. Ce serait reconnaître tous les charismes, ceux de l’Institution avec Pierre, ceux de la mission avec Paul, ceux de la mystique avec Jean, ceux d’une certaine obstination avec Jacques. C’est la grâce que je nous souhaite.
Gérard Leclerc in France Catholique