Entretien du cardinal Medina Estevez à The Latin Mass du 7 octobre 2004

Comment jugez-​vous les années pas­sées à la tête de la Congrégation du culte ?

Mon tra­vail à la Congrégation a sui­vi les règles don­nées par la Congrégation elle-​même et par mes pré­dé­ces­seurs. Plusieurs pro­jets déjà com­men­cés furent menés à leur fin. 

Permettez-​moi d’en citer quelques uns :

Le nou­veau Rituel des Exorcismes, révi­sé selon le Concile Vatican II ;
La nou­velle édi­tion typique du Martyrologe Romain, mise à jour de celui qui avait été pro­mul­gué dans la seconde moi­tié du siècle écou­lé. Cette nou­velle édi­tion inclut tous les bien­heu­reux et saints pro­cla­més par le pape Jean-​Paul II jusqu’au 29 juin 2001 ;
Promulgation de la troi­sième édi­tion typique du Missel Romain après Vatican II, avec plu­sieurs inser­tions dans le calen­drier uni­ver­sel du rite romain et des amé­lio­ra­tions dans les rubriques pour la célé­bra­tion de l’Eucharistie ;
Publication de l’instruction Liturgiam authen­ti­cam, concer­nant les cri­tères à suivre dans la tra­duc­tion des textes litur­giques dans les langues ver­na­cu­laires ;
Publication du Directoire sur les dévo­tions et la Sainte Liturgie ;
Publication des nou­velles normes admi­nis­tra­tives à appli­quer dans les juge­ments de nul­li­té de la sainte ordi­na­tion. En effet, les anciennes normes datant de 1931 néces­si­taient de sub­stan­tielles révi­sions ;
Publication de normes sur la litur­gie des Bienheureux ;
Publication de linéa­ments adres­sés à tous les évêques et supé­rieurs majeurs des ordres reli­gieux sur la manière de pro­cé­der dans les scru­tins cano­niques des can­di­dats aux ins­ti­tuts reli­gieux, au dia­co­nat et au sacer­doce ;
Publication d’une Instruction sur l’obligation de la prière de la Liturgie des Heures pour les diacres et les prêtres en voyage, avec les situa­tions et les cir­cons­tances où ils pour­ront être excu­sés ;
Standardisation des pro­cé­dures de la Congrégation pour plus de sim­pli­ci­té, de clar­té et l’élimination des obs­tacles bureaucratiques.

En sus de ces tra­vaux majeurs, la Congrégation doit pré­pa­rer les papiers de situa­tion, répondre à la cor­res­pon­dance, résoudre des doutes et, avant tout, rece­voir les évêques lors de leur visite ad limi­na à Rome.

L’une des tâches par­ti­cu­liè­re­ment impor­tantes de la Congrégation est la révi­sion et l’approbation des tra­duc­tions des textes litur­giques en langue ver­na­cu­laire. Ce vaste tra­vail est fait en col­la­bo­ra­tion avec les confé­rences épis­co­pales et suit les cri­tères fixés par le Saint-​Père, qui a deman­dé à la Congrégation d’être vigi­lante et de s’assurer que les tra­duc­tions soient pré­cises et fidèles à l’instruction Liturgiam authen­ti­cam. Maintenant que la troi­sième édi­tion typique du Missel Romain a été publié dans l’original latin, le tra­vail de la Congrégation sera pro­ba­ble­ment très aug­men­té à cause de l’exigence de l’édition typique que toutes les tra­duc­tions, en incluant celles qui sont déjà approu­vées, subissent une révi­sion dans le but d’être ren­dues aus­si fidèles que pos­sible à l’original latin.

Ce fut un tra­vail monu­men­tal, en véri­té, que celui qui a été accom­pli, sou­vent dans de dif­fi­ciles cir­cons­tances, grâce à la géné­ro­si­té de notre per­son­nel. Je pense que nous avons fait du bon tra­vail, bien que je réserve le juge­ment, non à nous-​même, mais au Saint-​Père et, par-​dessus tout à Notre-Seigneur.

Au moment de ma démis­sion, comme le droit canon le requiert, le Saint-​Père, pour ma grande conso­la­tion, m’a remer­cié pour le tra­vail bien fait. Je sou­haite remer­cier pour leur col­la­bo­ra­tion les Congrégations pour la doc­trine de la Foi, du Clergé, des causes des Saints et les Conseils Pontificaux pour la Famille, les Textes légis­la­tifs, les Laïcs, et les Commissions Pontificales pour l’Amérique latine et Ecclesia Dei.

Il semble que la ques­tion concer­nant la litur­gie est très négli­gée. Et cepen­dant, dans de nom­breuses régions du monde, l’Italie incluse, les abus litur­giques conti­nuent, les chan­ge­ments et les impro­vi­sa­tions injus­ti­fiées intro­duisent la confu­sion chez les fidèles et les conduisent loin de l’Église. De nom­breuses célé­bra­tions litur­giques manquent de sens du sacré. Que peut-​il être fait à ce sujet ?

Je ne suis pas en situa­tion d’évaluer les célé­bra­tions litur­giques de par le monde selon le rite Romain. Les abus existent. De nom­breux prêtres, cepen­dant, célèbrent la litur­gie avec digni­té et dans un com­plet res­pect des normes litur­giques. Il est éga­le­ment vrai qu’il y a des exemples où le sens du sacré est rabais­sé ou tout à fait absent.

Sous cet aspect, j’aimerais rap­pe­ler le mes­sage du Saint-​Père aux membres de la Plenaria de la Congrégation pour le culte divin, réunie en sep­tembre 2001 :

« Le second concile du Vatican a sou­li­gné le prin­cipe que nul, même les prêtres, n’est auto­ri­sé à omettre, ajou­ter ou chan­ger quoi que ce soit dans les célé­bra­tions litur­giques (Constitution Sacrosanctum Concilium, n. 22, 3). Il me semble que cette période de créa­ti­vi­té super­fi­cielle et d’autres abus doit lais­ser la place à une com­pré­hen­sion plus pro­fonde de l’idée que toute célé­bra­tion litur­gique est une action de l’Église, et non le fruit de la fan­tai­sie per­son­nelle. Les célé­bra­tions qui ne reflètent pas l’esprit de l’Église aliènent et éloignent de nom­breux fidèles »

Les cha­pelles et les églises où la litur­gie est célé­brée selon le rite de St Pie V sont sou­vent emplies de jeunes, âgés de 15 à 30 ans. Les fidèles atta­chés au rite pré-​conciliaire sont déjà une com­po­sante impor­tante de l’Église. Ne serait-​ce pas une occa­sion de recon­naître et de don­ner une pleine légi­ti­mi­té aux catho­liques traditionnels ?

Je suis conscient des sen­ti­ments de nom­breux catho­liques pour la Sainte Messe célé­brée selon le rite de St Pie V. Le motu pro­prio Ecclesia Dei, publié par le Pape Jean-​Paul II, recon­naît le désir de ces tra­di­tio­na­listes et essaye de leur don­ner l’occasion de par­ti­ci­per à la litur­gie selon ce véné­rable rite, qui a été le rite romain durant des siècles.

Le pape encou­rage les évêques à être géné­reux et ouverts à ces catho­liques qui ne devraient pas être mar­gi­na­li­sés ou trai­tés comme membres de « seconde classe » de la com­mu­nau­té catho­lique. Je crois per­son­nel­le­ment que de larges garan­ties devraient être don­nées aux catho­liques tra­di­tio­na­listes dont le seul désir est de suivre un rite légi­time et approu­vé. À une époque de l’histoire où le « plu­ra­lisme » jouit du droit de « citoyen­ne­té », pour­quoi ne pas recon­naître le même droit à ceux qui sou­haitent célé­brer la litur­gie selon la manière uti­li­sée durant plus de quatre siècles ?

Le car­di­nal Ratzinger a récem­ment écrit que l’Église n’a jamais inter­dit aucune forme ortho­doxe de litur­gie. L’Église a‑t-​elle jamais inter­dit le rite de St Pie V, qui a été durant des siècles le rite offi­ciel de l’Église ?

J’ai soi­gneu­se­ment étu­dié la ques­tion de l’abrogation du rite de St Pie V après le Concile Vatican II. Je suis un ami intime du car­di­nal Ratzinger, un grand théo­lo­gien et homme d’Église que j’ai connu et admi­ré depuis 1962, et auquel je suis recon­nais­sant pour sa pro­fonde péné­tra­tion litur­gique. Sur la base de mes recherches, je ne puis conclure que le rite de St Pie V ait jamais été abro­gé. Certains le pensent. D’autres ont un autre point de vue. C’est pour­quoi, comme le dit le dic­ton latin : in dubiis­li­ber­tas [en cas de doute, il y a liberté].

Pourquoi de si nom­breux évêques, en Italie et ailleurs dans le monde, répugnent-​ils tant à per­mettre la célé­bra­tion de la litur­gie selon le rite pré-​conciliaire, en dépit du désir du Saint-​Père et de sa demande ?

Je ne connais pas la rai­son der­rière les déci­sions de mes frères évêques, et je n’ai donc pas d’opinion.

Prévoyez-​vous qu’un jour le rite de St Pie V puisse coexis­ter avec les autres rites ?

Personnellement, je n’y vois aucune dif­fi­cul­té par­ti­cu­lière. Il y a déjà des exemples où cer­taines célé­bra­tions hors normes litur­giques jouissent d’une appro­ba­tion tacite, et donc je ne vois pas de pro­blème avec un rite vieux de quatre siècles, qui est éga­le­ment par­fai­te­ment ortho­doxe. Une telle déci­sion, cepen­dant, appar­tient au Saint-​Père, qui devrait prendre en compte les sen­ti­ments des fidèles, les opi­nions des évêques et les autres ins­ti­tu­tions de l’Église.

De Los Angeles à la Côte d’Ivoire, il y a beau­coup d’exemples de nou­velles églises construites dans un style qui marque un ren­ver­se­ment com­plet des normes archi­tec­tu­rales traditionnelles.

Je ne suis pas archi­tecte, ni n’ai pour­sui­vi des études par­ti­cu­lières en archi­tec­ture sacrée. Je peux seule­ment par­ler de mon expé­rience d’évêque dio­cé­sain dans deux dio­cèses, au Chili, qui ont été frap­pés par le trem­ble­ment de terre de 1985. J’ai entre­pris la tâche de recons­truire plus de 50 églises que le trem­ble­ment de terre avait com­plè­te­ment mises hors d’usage. Il n’existe pas de « style catho­lique ». Il y a dif­fé­rents styles : celui de la pre­mière chré­tien­té ; d’autres tels que le roman, l’ogival, le gothique et le baroque ; un autre est appe­lé « moderne ». J’admire Matisse, Gaudi et l’église de Ronchamp, et aus­si celui de l’abbaye de La Condes, à Santiago du Chili, mon propre pays. Je com­prends que nous avons à faire à dif­fé­rents goûts et sen­si­bi­li­tés et qu’un style par­ti­cu­lier peut avoir dif­fé­rents effets sur dif­fé­rentes personnes. 

Il y a cepen­dant cer­tains cri­tères, ren­fer­més dans l’Instruction Générale du Missel Romain, qui devraient être pris en compte lors de la construc­tion d’une nou­velle église : la place cen­trale de l’autel, la place de la chaire, pour la pro­cla­ma­tion de la Parole de Dieu, une place pro­émi­nente et visible pour le Saint-​Sacrement, une taille suf­fi­sam­ment large, etc. Il n’y a pas de solu­tions aisées à ce pro­blème ; plu­sieurs fac­teurs entrent en jeu, tels que la com­pé­tence de l’architecte, mais aus­si un sens aigui­sé des célé­bra­tions litur­giques, qui manque par­fois même chez les archi­tectes catho­liques. Tout plan impli­quant la construc­tion d’une nou­velle église devrait être un effort conjoint des archi­tectes, des prêtres et des fidèles, et il devrait reflé­ter les prin­cipes théo­lo­giques de la litur­gie sacrée. Par consé­quent, l’on ne doit pas sup­po­ser que tout pro­jet est bon, seule­ment parce qu’il est « moderne », ni un pro­jet « moderne » ne doit être reje­té tant qu’il res­pecte les normes fon­da­men­tales de la liturgie.

Durant les der­nières années, vous avez occa­sion­nel­le­ment célé­bré en public la messe tra­di­tion­nelle. Pouvez-​vous nous faire part de vos impressions ?

Mon ordi­na­tion et ma pre­mière messe ont toutes deux été célé­brées selon le rite de St Pie V. Après 15 années de sacer­doce, j’ai arrê­té la célé­bra­tion de la Messe selon l’ancien rite, lorsque le pape Paul VI a pro­mul­gué la réforme litur­gique. Je dois admettre, cepen­dant, que je n’ai aucune dif­fi­cul­té avec le nou­vel Ordo de Paul VI. Après mon trans­fert à Rome, sur l’invitation de groupes de catho­liques tra­di­tio­na­listes, j’ai occa­sion­nel­le­ment célé­bré la Sainte Messe et accom­pli d’autres céré­mo­nies litur­giques dans l’ancien rite. Je l’ai fait avec un esprit de sim­pli­ci­té, me rap­pe­lant mes pre­mières années de prêtre, quand je célé­brais l’ancien rite, que je me rap­pe­lais assez bien. Je dois confes­ser que j’aime beau­coup prier en latin, car dans cette langue, les prières du Missel Romain sont plus péné­trantes et trans­mettent un mes­sage simple, mais sub­stan­tiel, à la dif­fé­rence des tra­duc­tions modernes qui sont soit incor­rectes, soit mal­heu­reu­se­ment, infi­dèles au texte original.

Que pensez-​vous de la dis­pa­ri­tion presque com­plète du chant Grégorien dans la liturgie ?

Il est évident que la dis­pa­ri­tion du chant Grégorien est un appau­vris­se­ment fâcheux de la litur­gie, de même que la dis­pa­ri­tion presque com­plète du latin, qui est le sou­bas­se­ment irrem­pla­çable de la musique gré­go­rienne. La beau­té de ces mélo­dies, par­tie inté­grante durant des siècles des textes litur­giques du rite romain, cap­tive même ceux qui ne sont pas fami­lia­ri­sés avec le latin et la musique grégorienne.

Au Vatican, quand le Saint-​Père pré­side aux céré­mo­nies de béa­ti­fi­ca­tion ou de cano­ni­sa­tion, des par­ties de l’ordinaire de la Messe sont encore chan­tées en gré­go­rien, et nom­breux sont ceux qui, dans l’assistance, suivent ces mélo­dies cen­te­naires, même si elles ne sont pas tou­jours exé­cu­tées dans le style solen­nel et imper­son­nel carac­té­ris­tique d’une musique qui n’a pas été créée pour pola­ri­ser l’attention sur l’habileté d’un chan­teur ou pour deve­nir une per­for­mance où l’individu prend le pas sur la com­mu­nau­té qui chante et qui prie.