Benoît XVI

265e pape ; de 2005 à 2013

30 novembre 2007

Lettre encyclique Spe salvi

Sur le thème de l'espérance chrétienne

Table des matières

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 30 novembre 2007,
fête de saint André Apôtre, en la troi­sième année de mon Pontificat.

Aux évêques, aux prêtres et aux diacres, aux per­sonnes consa­crées et à tous les fidèles laïcs
Sur l’es­pé­rance chrétienne

Introduction

1. « SPE SALVI fac­ti sumus » – dans l’es­pé­rance nous avons été sau­vés, dit saint Paul aux Romains et à nous aus­si (Rm 8, 24). Selon la foi chré­tienne, la « rédemp­tion », le salut n’est pas un simple don­né de fait. La rédemp­tion nous est offerte en ce sens que nous a été don­née l’es­pé­rance, une espé­rance fiable, en ver­tu de laquelle nous pou­vons affron­ter notre pré­sent : le pré­sent, même un pré­sent pénible, peut être vécu et accep­té s’il conduit vers un terme et si nous pou­vons être sûrs de ce terme, si ce terme est si grand qu’il peut jus­ti­fier les efforts du che­min. Maintenant, une ques­tion s’im­pose immé­dia­te­ment : mais de quel genre d’es­pé­rance s’agit-​il pour pou­voir jus­ti­fier l’af­fir­ma­tion selon laquelle, à par­tir d’elle, et sim­ple­ment parce qu’elle existe, nous sommes rache­tés ? Et de quel genre de cer­ti­tude est-​il question ?

La foi est espérance

2. Avant de nous consa­crer à ces ques­tions, aujourd’­hui par­ti­cu­liè­re­ment fré­quentes, nous devons écou­ter encore un peu plus atten­ti­ve­ment le témoi­gnage de la Bible sur l’es­pé­rance. De fait « espé­rance » est un mot cen­tral de la foi biblique – au point que, dans cer­tains pas­sages, les mots « foi » et « espé­rance » semblent inter­chan­geables. Ainsi, la Lettre aux Hébreux lie étroi­te­ment à la « plé­ni­tude de la foi » (10, 22) « l’in­dé­fec­tible pro­fes­sion de l’es­pé­rance » (10, 23). De même, lorsque la Première Épître de Pierre exhorte les chré­tiens à être tou­jours prêts à rendre une réponse à pro­pos du logos – le sens et la rai­son – de leur espé­rance (cf. 3, 15), « espé­rance » est équi­valent de « foi ». Ce qui a été déter­mi­nant pour la conscience des pre­miers chré­tiens, à savoir le fait d’a­voir reçu comme don une espé­rance cré­dible, se mani­feste aus­si là où est mise en regard l’exis­tence chré­tienne avec la vie avant la foi, ou avec la situa­tion des membres des autres reli­gions. Paul rap­pelle aux Éphésiens que, avant leur ren­contre avec le Christ, ils étaient « sans espé­rance et sans Dieu dans le monde » (cf. Ep 2, 12). Naturellement, il sait qu’ils avaient eu des dieux, qu’ils avaient eu une reli­gion, mais leurs dieux s’é­taient révé­lés dis­cu­tables et, de leurs mythes contra­dic­toires, n’é­ma­nait aucune espé­rance. Malgré les dieux, ils étaient « sans Dieu » et, par consé­quent, ils se trou­vaient dans un monde obs­cur, devant un ave­nir sombre. « In nihil ab nihi­lo quam cito reci­di­mus » (Du néant dans le néant, com­bien rapi­de­ment nous retombons),[1] dit une épi­taphe de l’é­poque – paroles dans les­quelles appa­raît sans ambi­guï­té ce à quoi Paul fait réfé­rence. C’est dans le même sens qu’il dit aux Thessaloniciens : vous ne devez pas être « abat­tus comme les autres, qui n’ont pas d’es­pé­rance » (1 Th 4, 13). Ici aus­si, appa­raît comme élé­ment carac­té­ris­tique des chré­tiens le fait qu’ils ont un ave­nir : ce n’est pas qu’ils sachent dans les détails ce qui les attend, mais ils savent de manière géné­rale que leur vie ne finit pas dans le néant. C’est seule­ment lorsque l’a­ve­nir est assu­ré en tant que réa­li­té posi­tive que le pré­sent devient aus­si vivable. Ainsi, nous pou­vons main­te­nant dire : le chris­tia­nisme n’é­tait pas seule­ment une « bonne nou­velle » – la com­mu­ni­ca­tion d’un conte­nu jus­qu’à pré­sent igno­ré. Dans notre lan­gage, nous dirions : le mes­sage chré­tien n’é­tait pas seule­ment « infor­ma­tif », mais « per­for­ma­tif ». Cela signi­fie que l’Évangile n’est pas uni­que­ment une com­mu­ni­ca­tion d’élé­ments que l’on peut connaître, mais une com­mu­ni­ca­tion qui pro­duit des faits et qui change la vie. La porte obs­cure du temps, de l’a­ve­nir, a été ouverte toute grande. Celui qui a l’es­pé­rance vit dif­fé­rem­ment ; une vie nou­velle lui a déjà été donnée.

3. Maintenant se pose la ques­tion sui­vante : en quoi consiste cette espé­rance qui, comme espé­rance, est « rédemp­tion » ? En fait : le cœur même de la réponse est don­né dans le pas­sage de la Lettre aux Éphésiens cité pré­cé­dem­ment : avant leur ren­contre avec le Christ, les Éphésiens étaient sans espé­rance, parce qu’ils étaient « sans Dieu dans le monde ». Parvenir à la connais­sance de Dieu, le vrai Dieu, cela signi­fie rece­voir l’es­pé­rance. Pour nous qui vivons depuis tou­jours avec le concept chré­tien de Dieu et qui nous y sommes habi­tués, la pos­ses­sion de l’es­pé­rance, qui pro­vient de la ren­contre réelle avec ce Dieu, n’est presque plus per­cep­tible. L’exemple d’une sainte de notre temps peut en quelque manière nous aider à com­prendre ce que signi­fie ren­con­trer ce Dieu, pour la pre­mière fois et réel­le­ment. Je pense à l’Africaine Joséphine Bakhita, cano­ni­sée par le Pape Jean-​Paul II. Elle était née vers 1869 – elle ne savait pas elle-​même la date exacte – dans le Darfour, au Soudan. À l’âge de neuf ans, elle fut enle­vée par des tra­fi­quants d’es­claves, bat­tue jus­qu’au sang et ven­due cinq fois sur des mar­chés sou­da­nais. En der­nier lieu, comme esclave, elle se retrou­va au ser­vice de la mère et de la femme d’un géné­ral, et elle fut chaque jour bat­tue jus­qu’au sang ; il en résul­ta qu’elle en gar­da pour toute sa vie 144 cica­trices. Enfin, en 1882, elle fut ven­due à un mar­chand ita­lien pour le consul ita­lien Callisto Legnani qui, face à l’a­van­cée des mah­distes, revint en Italie. Là, après avoir été jus­qu’à ce moment la pro­prié­té de « maîtres » aus­si ter­ribles, Bakhita connut un « Maître » tota­le­ment dif­fé­rent – dans le dia­lecte véni­tien, qu’elle avait alors appris, elle appe­lait « Paron » le Dieu vivant, le Dieu de Jésus Christ.

Jusqu’alors, elle n’a­vait connu que des maîtres qui la mépri­saient et qui la mal­trai­taient, ou qui, dans le meilleur des cas, la consi­dé­raient comme une esclave utile. Cependant, à pré­sent, elle enten­dait dire qu’il exis­tait un « Paron » au-​dessus de tous les maîtres, le Seigneur des sei­gneurs, et que ce Seigneur était bon, la bon­té en per­sonne. Elle apprit que ce Seigneur la connais­sait, elle aus­si, qu’il l’a­vait créée, elle aus­si – plus encore qu’il l’ai­mait. Elle aus­si était aimée, et pré­ci­sé­ment par le « Paron » suprême, face auquel tous les autres maîtres ne sont, eux-​mêmes, que de misé­rables ser­vi­teurs. Elle était connue et aimée, et elle était atten­due. Plus encore, ce Maître avait lui-​même per­son­nel­le­ment dû affron­ter le des­tin d’être bat­tu et main­te­nant il l’at­ten­dait « à la droite de Dieu le Père ». Désormais, elle avait une « espé­rance » – non seule­ment la petite espé­rance de trou­ver des maîtres moins cruels, mais la grande espé­rance : je suis défi­ni­ti­ve­ment aimée et quel que soit ce qui m’ar­rive, je suis atten­due par cet Amour. Et ain­si ma vie est bonne. Par la connais­sance de cette espé­rance, elle était « rache­tée », elle ne se sen­tait plus une esclave, mais une fille de Dieu libre. Elle com­pre­nait ce que Paul enten­dait lors­qu’il rap­pe­lait aux Éphésiens qu’a­vant ils étaient sans espé­rance et sans Dieu dans le monde – sans espé­rance parce que sans Dieu. Aussi, lors­qu’on vou­lut la ren­voyer au Soudan, Bakhita refusa-​t-​elle ; elle n’é­tait pas dis­po­sée à être de nou­veau sépa­rée de son « Paron ». Le 9 jan­vier 1890, elle fut bap­ti­sée et confir­mée, et elle fit sa pre­mière com­mu­nion des mains du Patriarche de Venise. Le 8 décembre 1896, à Vérone, elle pro­non­ça ses vœux dans la Congrégation des Sœurs canos­siennes et, dès lors – en plus de ses tra­vaux à la sacris­tie et à la por­te­rie du couvent –, elle cher­cha sur­tout dans ses dif­fé­rents voyages en Italie à appe­ler à la mis­sion : la libé­ra­tion qu’elle avait obte­nue à tra­vers la ren­contre avec le Dieu de Jésus Christ, elle se sen­tait le devoir de l’é­tendre, elle devait la don­ner aus­si aux autres, au plus grand nombre de per­sonnes pos­sible. L’espérance, qui était née pour elle et qui l’a­vait « rache­tée », elle ne pou­vait pas la gar­der pour elle ; cette espé­rance devait rejoindre beau­coup de per­sonnes, elle devait rejoindre tout le monde.

Le concept d’espérance fondée sur la foi, dans le Nouveau Testament et dans l’Église primitive

4. Avant d’af­fron­ter la ques­tion de savoir si la ren­contre avec le Dieu qui, dans le Christ, nous a mon­tré son Visage et qui a ouvert son Cœur peut être aus­si pour nous non seule­ment de type « infor­ma­tif », mais aus­si « per­for­ma­tif », à savoir si elle peut trans­for­mer notre vie de manière que nous nous sen­tions rache­tés par l’es­pé­rance que cette ren­contre exprime, reve­nons encore à l’Église pri­mi­tive. Il n’est pas dif­fi­cile de se rendre compte que l’ex­pé­rience de la petite esclave afri­caine Bakhita a été aus­si l’ex­pé­rience de nom­breuses per­sonnes bat­tues et condam­nées à l’es­cla­vage à l’é­poque du chris­tia­nisme nais­sant. Le chris­tia­nisme n’a­vait pas appor­té un mes­sage social révo­lu­tion­naire comme celui de Spartacus, qui, dans des luttes san­glantes, avait échoué. Jésus n’é­tait pas Spartacus, il n’é­tait pas un com­bat­tant pour une libé­ra­tion poli­tique, comme Barabbas ou Bar-​Khoba. Ce que Jésus, per­son­nel­le­ment mort sur la croix, avait appor­té était quelque chose de tota­le­ment dif­fé­rent : la ren­contre avec le Seigneur de tous les sei­gneurs, la ren­contre avec le Dieu vivant, et ain­si la ren­contre avec l’es­pé­rance qui était plus forte que les souf­frances de l’es­cla­vage et qui, de ce fait, trans­for­mait de l’in­té­rieur la vie et le monde. Ce qui était adve­nu de nou­veau appa­raît avec une plus grande évi­dence dans la Lettre de saint Paul à Philémon. Il s’a­git d’une lettre très per­son­nelle, que Paul écrit dans sa pri­son et qu’il confie à l’es­clave fugi­tif Onésime pour son maître – Philémon pré­ci­sé­ment. Oui, Paul ren­voie l’es­clave à son maître, de chez qui il avait fui, et il le fait non pas en ordon­nant, mais en priant : « J’ai quelque chose à te deman­der pour mon enfant à qui, dans ma pri­son, j’ai don­né la vie du Christ… Je te le ren­voie, lui qui est une part de moi-​même… S’il a été éloi­gné de toi pen­dant quelque temps, c’est peut-​être pour que tu le retrouves défi­ni­ti­ve­ment, non plus comme un esclave, mais, bien mieux qu’un esclave, comme un frère bien-​aimé » (Phm 10–16). Les hommes qui, selon leur condi­tion sociale, ont entre eux des rela­tions de maîtres et d’es­claves, en tant que membres de l’u­nique Église, sont deve­nus frères et sœurs les uns des autres – c’est ain­si que les chré­tiens se nomment les uns les autres. En ver­tu du Baptême, ils avaient été régé­né­rés, ils s’é­taient abreu­vés du même Esprit et ils rece­vaient ensemble, côte à côte, le Corps du Seigneur. Même si les struc­tures exté­rieures demeu­raient iden­tiques, cela chan­geait la socié­té, de l’in­té­rieur. Si la Lettre aux Hébreux dit que les chré­tiens n’ont pas ici-​bas une demeure stable, mais qu’ils cherchent la demeure future (cf. He 11, 13–16 : Ph 3, 20), cela est tout autre qu’un simple ren­voi à une pers­pec­tive future : la socié­té pré­sente est consi­dé­rée par les chré­tiens comme une socié­té impar­faite ; ils appar­tiennent à une socié­té nou­velle, vers laquelle ils sont en che­min et qui, dans leur pèle­ri­nage, est déjà anticipée.

5. Nous devons ajou­ter encore un autre point de vue. La Première Lettre aux Corinthiens (1, 18–31) nous montre qu’une bonne part des pre­miers chré­tiens appar­te­naient aux couches sociales basses et, pré­ci­sé­ment pour cela, étaient dis­po­sés à faire l’ex­pé­rience de la nou­velle espé­rance, comme nous l’a­vons vu dans l’exemple de Bakhita. Cependant, depuis les ori­gines, il y avait aus­si des conver­sions dans les couches aris­to­cra­tiques et culti­vées, puis­qu’elles vivaient, elles aus­si, « sans espé­rance et sans Dieu dans le monde ». Le mythe avait per­du sa cré­di­bi­li­té ; la reli­gion d’État romaine s’é­tait sclé­ro­sée en un simple céré­mo­nial, qui était exé­cu­té scru­pu­leu­se­ment, mais qui était désor­mais réduit à une simple « reli­gion poli­tique ». Le ratio­na­lisme phi­lo­so­phique avait can­ton­né les dieux dans le champ de l’ir­réel. Le Divin était vu sous dif­fé­rentes formes dans les forces cos­miques, mais un Dieu que l’on puisse prier n’exis­tait pas. Paul illustre de manière par­ti­cu­liè­re­ment appro­priée la pro­blé­ma­tique essen­tielle de la reli­gion d’a­lors, lors­qu’il oppose à la vie « selon le Christ » une vie sous la sei­gneu­rie des « élé­ments du cos­mos » (cf. Col 2, 8). Dans cette pers­pec­tive, un texte de saint Grégoire de Nazianze peut être éclai­rant. Il dit que le moment où les mages, gui­dés par l’é­toile, ado­rèrent le nou­veau roi, le Christ, mar­qua la fin de l’as­tro­lo­gie, parce que désor­mais les étoiles tour­naient selon l’or­bite déter­mi­née par le Christ.[2] De fait, dans cette scène, est inver­sée la concep­tion du monde d’a­lors qui, sous une forme dif­fé­rente, est en vogue encore aujourd’­hui. Ce ne sont pas les élé­ments du cos­mos, les lois de la matière qui, en défi­ni­tive, gou­vernent le monde et l’homme, mais c’est un Dieu per­son­nel qui gou­verne les étoiles, à savoir l’u­ni­vers ; ce ne sont pas les lois de la matière et de l’é­vo­lu­tion qui sont l’ins­tance ultime, mais la rai­son, la volon­té, l’a­mour – une Personne. Et si nous connais­sons cette Personne et si elle nous connaît, alors vrai­ment l’i­nexo­rable pou­voir des élé­ments maté­riels n’est plus l’ins­tance ultime ; alors nous ne sommes plus esclaves de l’u­ni­vers et de ses lois, alors nous sommes libres. Dans l’an­ti­qui­té, une telle conscience a déter­mi­né les esprits sin­cères qui étaient en recherche. Le ciel n’est pas vide. La vie n’est pas un simple pro­duit des lois et des cau­sa­li­tés de la matière, mais, en tout, et en même temps au-​dessus de tout, il y a une volon­té per­son­nelle, il y a un Esprit qui, en Jésus, s’est révé­lé comme Amour.[3]

6. Les sar­co­phages des débuts du chris­tia­nisme illus­traient de manière visible cette concep­tion devant la mort, face à laquelle la ques­tion concer­nant la signi­fi­ca­tion de la vie devient inévi­table. La figure du Christ est inter­pré­tée sur les sar­co­phages antiques sur­tout au moyen de deux images : celle du phi­lo­sophe et celle du pas­teur. Par phi­lo­so­phie, à l’é­poque, on n’en­ten­dait pas, en géné­ral, une dis­ci­pline aca­dé­mique dif­fi­cile telle qu’elle se pré­sente aujourd’­hui. Le phi­lo­sophe était plu­tôt celui qui savait ensei­gner l’art essen­tiel : l’art d’être homme de manière droite – l’art de vivre et de mou­rir. Depuis long­temps déjà, les hommes s’é­taient cer­tai­ne­ment ren­du compte qu’une grande par­tie de ceux qui cir­cu­laient comme phi­lo­sophes, comme maîtres de vie, était seule­ment des char­la­tans qui, par leurs paroles, se pro­cu­raient de l’argent, tan­dis qu’ils n’a­vaient rien à dire sur la vie véri­table. On cher­chait d’au­tant plus le vrai phi­lo­sophe qui sau­rait indi­quer vrai­ment la voie de la vie. Vers la fin du troi­sième siècle, nous trou­vons pour la pre­mière fois à Rome, sur le sar­co­phage d’un enfant, dans le contexte de la résur­rec­tion de Lazare, le Christ comme figure du vrai phi­lo­sophe qui, dans une main, tient l’Évangile et, dans l’autre, le bâton de voyage du phi­lo­sophe. Avec son bâton, il est vain­queur de la mort ; l’Évangile apporte la véri­té que les phi­lo­sophes iti­né­rants avaient cher­chée en vain. Dans cette image, qui est res­tée dans l’art des sar­co­phages durant une longue période, il est évident que les per­sonnes culti­vées comme les per­sonnes simples recon­nais­saient le Christ : il nous dit qui, en réa­li­té, est l’homme et ce qu’il doit faire pour être vrai­ment homme. Il nous indique la voie et cette voie est la véri­té. Il est lui-​même à la fois l’une et l’autre, et donc il est aus­si la vie dont nous sommes tous à la recherche. Il indique aus­si la voie au delà de la mort ; seul celui qui est en mesure de faire ain­si est un vrai maître de vie. La même chose est visible dans l’i­mage du pas­teur. Comme dans la repré­sen­ta­tion du phi­lo­sophe, l’Église pri­mi­tive pou­vait aus­si, dans la figure du pas­teur, se rat­ta­cher à des modèles exis­tant dans l’art romain. Dans ce der­nier, le pas­teur était en géné­ral l’ex­pres­sion du rêve d’une vie sereine et simple, dont les gens avaient la nos­tal­gie dans la confu­sion de la grande ville. L’image était alors per­çue dans le cadre d’un scé­na­rio nou­veau qui lui confé­rait un conte­nu plus pro­fond : « Le Seigneur est mon ber­ger : je ne manque de rien… Si je tra­verse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi » (Ps 22 [23], 1. 4). Le vrai pas­teur est Celui qui connaît aus­si la voie qui passe par les ravins de la mort ; Celui qui marche éga­le­ment avec moi sur la voie de la soli­tude ultime, où per­sonne ne peut m’ac­com­pa­gner, me gui­dant pour la tra­ver­ser : Il a par­cou­ru lui-​même cette voie, il est des­cen­du dans le royaume de la mort, il l’a vain­cu et il est main­te­nant reve­nu pour nous accom­pa­gner et pour nous don­ner la cer­ti­tude qu’avec Lui on trouve un pas­sage. La conscience qu’existe Celui qui m’ac­com­pagne aus­si dans la mort et qui, « avec son bâton, me guide et me ras­sure », de sorte que « je ne crains aucun mal » (Ps 22 [23], 4), telle était la nou­velle « espé­rance » qui appa­rais­sait dans la vie des croyants.

7. Nous devons encore une fois reve­nir au Nouveau Testament. Dans le onzième cha­pitre de la Lettre aux Hébreux (v. 1), on trouve une sorte de défi­ni­tion de la foi, qui relie étroi­te­ment cette ver­tu à l’es­pé­rance. Autour de la parole cen­trale de cette phrase, s’est créée, depuis la Réforme, une dis­cus­sion entre les exé­gètes, où semble s’ou­vrir aujourd’­hui la voie vers une inter­pré­ta­tion com­mune. Pour le moment, je laisse cette parole cen­trale non tra­duite : la phrase sonne donc ain­si : « La foi est l’hypo­sta­sis des biens que l’on espère, la preuve des réa­li­tés qu’on ne voit pas ». Pour les Pères et pour les théo­lo­giens du Moyen-​Âge, il était clair que la parole grecque hypo­sta­sis devait être tra­duite en latin par le terme sub­stan­tia. La tra­duc­tion latine du texte, née dans l’Église antique, dit donc : « Est autem fides spe­ran­da­rum sub­stan­tia rerum, argu­men­tum non appa­ren­tium » – la foi est la « sub­stance » des réa­li­tés à espé­rer ; la preuve des réa­li­tés qu’on ne voit pas. Utilisant la ter­mi­no­lo­gie de la tra­di­tion phi­lo­so­phique dans laquelle il se trouve, Thomas d’Aquin [4] l’ex­plique ain­si : la foi est un « habi­tus », c’est-​à-​dire une dis­po­si­tion constante de l’es­prit, grâce à laquelle la vie éter­nelle prend nais­sance en nous et grâce à laquelle la rai­son est por­tée à consen­tir à ce qu’elle ne voit pas. Le concept de « sub­stance » est donc modi­fié dans le sens que, par la foi, de manière ini­tiale, nous pour­rions dire « en germe » – donc selon la « sub­stance » – sont déjà pré­sents en nous les biens que l’on espère – la tota­li­té, la vraie vie. Et c’est pré­ci­sé­ment parce que les biens eux-​mêmes sont déjà pré­sents que la pré­sence de ce qui se réa­li­se­ra crée éga­le­ment la cer­ti­tude : ces « biens » qui doivent venir ne sont pas encore visibles dans le monde exté­rieur (ils « n’ap­pa­raissent » pas), mais en rai­son du fait que, comme réa­li­té ini­tiale et dyna­mique, nous les por­tons en nous, naît déjà main­te­nant une cer­taine per­cep­tion de ces biens. À Luther, pour qui la Lettre aux Hébreux comme telle n’é­tait pas très sym­pa­thique, le concept de « sub­stance », dans le contexte de sa vision de la foi, ne disait rien. C’est pour­quoi il com­prit le terme hypostase/​substance non dans le sens objec­tif (de réa­li­té pré­sente en nous), mais dans le sens sub­jec­tif, comme expres­sion d’une dis­po­si­tion et, par consé­quent, il dut natu­rel­le­ment com­prendre aus­si le terme argu­men­tum comme une dis­po­si­tion du sujet. Cette inter­pré­ta­tion s’est affer­mie au ving­tième siècle – au moins en Allemagne – même dans l’exé­gèse catho­lique, de sorte que la tra­duc­tion œcu­mé­nique du Nouveau Testament en langue alle­mande, approu­vée par les Évêques, dit : « Glaube aber ist : Feststehen in dem, was man erhofft, Überzeugtsein von dem, was man nicht sieht » (La foi consiste à être ferme en ce que l’on espère, à être convain­cu de ce que l’on ne voit pas). En soi, cela n’est pas faux, mais ce n’est pas cepen­dant le sens du texte, parce que le terme grec uti­li­sé (elen­chos) n’a pas la valeur sub­jec­tive de « convic­tion », mais la valeur objec­tive de « preuve ». c’est donc à juste titre que l’exé­gèse pro­tes­tante récente est par­ve­nue à une convic­tion dif­fé­rente : « Mais main­te­nant, on ne peut plus mettre en doute que cette inter­pré­ta­tion pro­tes­tante, deve­nue clas­sique, est insou­te­nable ».[5] La foi n’est pas seule­ment une ten­sion per­son­nelle vers les biens qui doivent venir, mais qui sont encore absents ; elle nous donne quelque chose. Elle nous donne déjà main­te­nant quelque chose de la réa­li­té atten­due, et la réa­li­té pré­sente consti­tue pour nous une « preuve » des biens que nous ne voyons pas encore. Elle attire l’a­ve­nir dans le pré­sent, au point que le pre­mier n’est plus le pur « pas-​encore ». Le fait que cet ave­nir existe change le pré­sent ; le pré­sent est tou­ché par la réa­li­té future, et ain­si les biens à venir se déversent sur les biens pré­sents et les biens pré­sents sur les biens à venir.

8. Cette expli­ca­tion est ren­for­cée ulté­rieu­re­ment et elle se rap­porte à la vie concrète si nous consi­dé­rons le ver­set 34 du cha­pitre 10 de la Lettre aux Hébreux qui, en ce qui concerne l’as­pect lin­guis­tique et le conte­nu, est lié à la défi­ni­tion d’une foi rem­plie d’es­pé­rance et qui la pré­pare. Ici, l’au­teur parle aux croyants qui ont subi l’ex­pé­rience de la per­sé­cu­tion et il leur dit : « Vous avez pris part aux souf­frances des pri­son­niers ; vous avez accep­té avec joie la spo­lia­tion de vos biens (hypar­chon­ton – Vulgate : bono­rum), sachant que vous étiez en pos­ses­sion de biens meilleurs (hyparxin – Vulgate : sub­stan­tiam) et stables. « Hyparchonta » sont les pro­prié­tés, ce qui, dans la vie ter­restre, consti­tue le fon­de­ment, à savoir la base, la « sub­stance » pour la vie, sur laquelle on compte. Cette « sub­stance », la sécu­ri­té nor­male dans la vie, a été enle­vée aux chré­tiens au cours des per­sé­cu­tions. Ils ont sup­por­té ces der­nières parce qu’ils consi­dé­raient de toute façon cette sub­stance maté­rielle comme négli­geable. Ils pou­vaient l’a­ban­don­ner, parce qu’ils avaient trou­vé une « base » meilleure pour leur exis­tence – une base qui demeure et que per­sonne ne peut enle­ver. On ne peut pas ne pas voir le lien qui court entre ces deux sortes de « sub­stance », entre le fon­de­ment, ou base maté­rielle, et l’af­fir­ma­tion de la foi comme « base », comme « sub­stance » qui demeure. La foi confère à la vie une base nou­velle, un nou­veau fon­de­ment sur lequel l’homme peut s’ap­puyer et ain­si le fon­de­ment habi­tuel, la fia­bi­li­té des reve­nus maté­riels, jus­te­ment se rela­ti­vise. Il se crée une nou­velle liber­té face à ce fon­de­ment de la vie, qui n’est qu’apparemment en mesure de l’en­tre­te­nir, bien que sa signi­fi­ca­tion nor­male ne soit par là cer­tai­ne­ment pas niée. Cette nou­velle liber­té, la conscience de la nou­velle « sub­stance » qui nous a été don­née, ne s’est pas révé­lée seule­ment dans le mar­tyre, où les per­sonnes se sont oppo­sées au pou­voir extrême de l’i­déo­lo­gie et de ses organes poli­tiques, et, par leur mort, ont renou­ve­lé le monde. Elle s’est mani­fes­tée sur­tout dans les grands renon­ce­ments à par­tir des moines de l’an­ti­qui­té jus­qu’à François d’Assise et aux per­sonnes de notre époque qui, dans les Ordres modernes et dans les Mouvements reli­gieux, par amour pour le Christ, ont tout lais­sé pour por­ter aux hommes la foi et l’a­mour du Christ, pour aider les per­sonnes qui souffrent dans leur corps et dans leur âme. Là, la nou­velle « sub­stance » s’est mon­trée réel­le­ment comme la « sub­stance » ; de l’es­pé­rance des per­sonnes tou­chées par le Christ a jailli l’es­pé­rance pour d’autres qui vivaient dans les ténèbres et sans espé­rance. Là il s’est véri­fié que cette nou­velle vie pos­sède vrai­ment la « sub­stance » et qu’elle est une « sub­stance » qui sus­cite la vie pour les autres. Pour nous qui regar­dons ces figures, leur façon d’agir et de vivre est de fait une « preuve » que les biens à venir, la pro­messe du Christ, ce n’est pas seule­ment une réa­li­té atten­due, mais une véri­table pré­sence : Il est vrai­ment le « phi­lo­sophe » et le « pas­teur » qui nous indique ce qu’est la vie et où elle est.

9. Pour com­prendre plus en pro­fon­deur cette réflexion sur les deux espèces de sub­stance – hypo­sta­sis et hypar­chon­ta – et sur les deux modes de vie qu’elles expriment, nous devons réflé­chir encore briè­ve­ment sur deux mots concer­nant cet ques­tion qui se trouvent dans le dixième cha­pitre de la Lettre aux Hébreux. Il s’a­git des mots hypo­mone (10, 36) et hypo­stole (10, 39). Hypomone se tra­duit nor­ma­le­ment par « patience » – per­sé­vé­rance, constance. Savoir attendre en sup­por­tant patiem­ment les épreuves est néces­saire au croyant pour pou­voir « obte­nir la réa­li­sa­tion de la pro­messe » (cf. 10, 36). Dans l’am­biance reli­gieuse du judaïsme antique, ce mot était uti­li­sée de manière expresse pour par­ler de l’at­tente de Dieu qui carac­té­rise Israël, à savoir per­sé­vé­rer dans la fidé­li­té à Dieu, en se fon­dant sur la cer­ti­tude de l’Alliance, dans un monde qui est en oppo­si­tion à Dieu. Ainsi, le mot indique une espé­rance vécue, une vie fon­dée sur la cer­ti­tude de l’es­pé­rance. Dans le Nouveau Testament, cette attente de Dieu, le fait d’être du côté de Dieu, prend une nou­velle signi­fi­ca­tion : dans le Christ, Dieu s’est mani­fes­té. Il nous a com­mu­ni­qué désor­mais la « sub­stance » des biens à venir, et l’at­tente de Dieu obtient ain­si une nou­velle cer­ti­tude. C’est l’attente des biens à venir à par­tir d’un pré­sent déjà don­né. En pré­sence du Christ, avec le Christ pré­sent, c’est l’attente que son Corps se com­plète, dans la pers­pec­tive de sa venue défi­ni­tive. Au contraire, par hypo­stole est expri­mé l’attitude de qui fait défec­tion et n’ose pas dire ouver­te­ment et avec fran­chise la véri­té, qui peut mettre en dan­ger. Se cacher devant les hommes par esprit de crainte par rap­port à eux conduit à la « per­di­tion » (He 10, 39). « Ce n’est pas un esprit de peur que Dieu nous a don­né, mais un esprit de force, d’a­mour et de sagesse » – c’est ain­si que, par une belle expres­sion, la Seconde Lettre à Timothée (1, 7) carac­té­rise l’at­ti­tude fon­da­men­tale du chrétien.

La vie éternelle – qu’est-​ce que c’est ?

10. Jusqu’à pré­sent, nous avons par­lé de la foi et de l’es­pé­rance dans le Nouveau Testament et aux ori­gines du chris­tia­nisme ; il a cepen­dant tou­jours été évident que nous ne par­lons pas uni­que­ment du pas­sé ; la réflexion dans son inté­gra­li­té inté­resse la vie et la mort de l’homme en géné­ral, et donc nous inté­resse nous aus­si, ici et main­te­nant. Cependant, nous devons à pré­sent nous deman­der de manière expli­cite : la foi chré­tienne est-​elle aus­si pour nous aujourd’­hui une espé­rance qui trans­forme et sou­tient notre vie ? Est-​elle pour nous « per­for­ma­tive » – un mes­sage qui forme de manière nou­velle la vie elle-​même, ou est-​elle désor­mais sim­ple­ment une « infor­ma­tion » que, entre temps, nous avons mise de côté et qui nous semble dépas­sée par des infor­ma­tions plus récentes ? Dans la recherche d’une réponse, je vou­drais par­tir de la forme clas­sique du dia­logue par lequel le rite du Baptême expri­mait l’ac­cueil du nouveau-​né dans la com­mu­nau­té des croyants et sa renais­sance dans le Christ. Le prêtre deman­dait d’a­bord quel nom les parents avaient choi­si pour l’en­fant, et il pour­sui­vait ensuite par la ques­tion : « Que demandez-​vous à l’Église ? » Réponse : « La foi ». « Et que donne la foi ? » « La vie éter­nelle ». Dans le dia­logue, les parents cher­chaient pour leur enfant l’ac­cès à la foi, la com­mu­nion avec les croyants, parce qu’ils voyaient dans la foi la clé de « la vie éter­nelle ». En fait, aujourd’­hui comme hier, c’est de cela qu’il s’a­git dans le Baptême, quand on devient chré­tien : non seule­ment d’un acte de socia­li­sa­tion dans la com­mu­nau­té, non pas sim­ple­ment d’un accueil dans l’Église. Les parents attendent plus pour le bap­ti­sé : ils attendent que la foi, dont fait par­tie la cor­po­réi­té de l’Église et de ses sacre­ments, lui donne la vie – la vie éter­nelle. La foi est la sub­stance de l’es­pé­rance. Mais alors se fait jour la ques­tion sui­vante : voulons-​nous vrai­ment cela – vivre éter­nel­le­ment ? Peut-​être aujourd’­hui de nom­breuses per­sonnes refusent-​elles la foi sim­ple­ment parce que la vie éter­nelle ne leur semble pas quelque chose de dési­rable. Ils ne veulent nul­le­ment la vie éter­nelle, mais la vie pré­sente, et la foi en la vie éter­nelle semble, dans ce but, plu­tôt un obs­tacle. Continuer à vivre éter­nel­le­ment – sans fin – appa­raît plus comme une condam­na­tion que comme un don. Bien sûr, on vou­drait ren­voyer la mort le plus loin pos­sible. Mais vivre tou­jours, sans fin – en défi­ni­tive, cela peut être seule­ment ennuyeux et en fin de compte insup­por­table. C’est pré­ci­sé­ment cela que dit par exemple saint Ambroise, Père de l’Église, dans le dis­cours funèbre pour son frère Saturus : « La mort n’é­tait pas natu­relle, mais elle l’est deve­nue ; car, au com­men­ce­ment, Dieu n’a pas créé la mort ; il nous l’a don­née comme un remède […] à cause de la trans­gres­sion ; la vie des hommes com­men­ça à être misé­rable dans le tra­vail quo­ti­dien et dans des pleurs insup­por­tables. Il fal­lait mettre un terme à son mal­heur, afin que sa mort lui rende ce que sa vie avait per­du. L’immortalité serait un far­deau plu­tôt qu’un pro­fit, sans le souffle de la grâce ».[6] Auparavant déjà, Ambroise avait dit : « La mort ne doit pas être pleu­rée, puis­qu’elle est cause de salut ».[7]

11. Quel que soit ce que saint Ambroise enten­dait dire pré­ci­sé­ment par ces paroles – il est vrai que l’é­li­mi­na­tion de la mort ou même son ren­voi presque illi­mi­té met­trait la terre et l’hu­ma­ni­té dans une condi­tion impos­sible et ne serait même pas un béné­fice pour l’in­di­vi­du lui-​même. Il y a clai­re­ment une contra­dic­tion dans notre atti­tude, qui ren­voie à une contra­dic­tion inté­rieure de notre exis­tence elle-​même. D’une part, nous ne vou­lons pas mou­rir ; sur­tout celui qui nous aime ne veut pas que nous mou­rions. D’autre part, il est vrai que nous ne dési­rons pas non plus conti­nuer à exis­ter de manière illi­mi­tée et même la terre n’a pas été créée dans cette pers­pec­tive. Alors, que voulons-​nous vrai­ment ? Ce para­doxe de notre propre atti­tude sus­cite une ques­tion plus pro­fonde : qu’est-​ce en réa­li­té que la « vie » ? Et que signi­fie véri­ta­ble­ment « éter­ni­té » ? Il y a des moments où nous le per­ce­vons tout à coup : oui, ce serait pré­ci­sé­ment cela – la vraie « vie » – ain­si devrait-​elle être. Par com­pa­rai­son, ce que, dans la vie quo­ti­dienne, nous appe­lons « vie », en véri­té ne l’est pas. Dans sa longue lettre sur la prière adres­sée à Proba, une veuve romaine aisée et mère de trois consuls, Augustin écri­vit un jour : dans le fond, nous vou­lons une seule chose – « la vie bien­heu­reuse », la vie qui est sim­ple­ment vie, sim­ple­ment « bon­heur ». En fin de compte, nous ne deman­dons rien d’autre dans la prière. Nous ne mar­chons vers rien d’autre – c’est de cela seule­ment qu’il s’a­git. Mais ensuite, Augustin ajoute aus­si : en regar­dant mieux, nous ne savons pas de fait ce qu’en défi­ni­tive nous dési­rons, ce que nous vou­drions pré­ci­sé­ment. Nous ne connais­sons pas du tout cette réa­li­té ; même durant les moments où nous pen­sons pou­voir la tou­cher, nous ne la rejoi­gnons pas vrai­ment. « Nous ne savons pas ce que nous devons deman­der », confesse-​t-​il avec les mots de saint Paul (Rm 8, 26). Nous savons seule­ment que ce n’est pas cela. Toutefois, dans notre non-​savoir, nous savons que cette réa­li­té doit exis­ter. « Il y a donc en nous, pour ain­si dire, une savante igno­rance (doc­ta igno­ran­tia) », écrit-​il. Nous ne savons pas ce que nous vou­drions vrai­ment ; nous ne connais­sons pas cette « vraie vie » ; et cepen­dant, nous savons qu’il doit exis­ter un quelque chose que nous ne connais­sons pas et vers lequel nous nous sen­tons poussés.[8]

12. Je pense qu’Augustin décri­vait là de manière très pré­cise et tou­jours valable la situa­tion essen­tielle de l’homme, la situa­tion d’où pro­viennent toutes ses contra­dic­tions et toutes ses espé­rances. Nous dési­rons en quelque sorte la vie elle-​même, la vraie vie, qui ne finisse pas par être atteinte par la mort ; mais, en même temps, nous ne connais­sons pas ce vers quoi nous nous sen­tons pous­sés. Nous ne pou­vons pas ces­ser de nous diri­ger vers cela et cepen­dant nous savons que tout ce que nous pou­vons expé­ri­men­ter ou réa­li­ser n’est pas ce à quoi nous aspi­rons. Cette « chose » incon­nue est la véri­table « espé­rance », qui nous pousse et le fait qu’elle soit igno­rée est, en même temps, la cause de toutes les déses­pé­rances comme aus­si de tous les élans posi­tifs ou des­truc­teurs vers le monde authen­tique et vers l’homme authen­tique. L’expression « vie éter­nelle » cherche à don­ner un nom à cette réa­li­té connue incon­nue. Il s’a­git néces­sai­re­ment d’une expres­sion insuf­fi­sante, qui crée la confu­sion. En effet, « éter­nel » sus­cite en nous l’i­dée de l’in­ter­mi­nable, et cela nous fait peur ; « vie » nous fait pen­ser à la vie que nous connais­sons, que nous aimons et que nous ne vou­lons pas perdre et qui est cepen­dant, en même temps, plus faite de fatigue que de satis­fac­tion, de sorte que, tan­dis que d’un côté nous la dési­rons, de l’autre nous ne la vou­lons pas. Nous pou­vons seule­ment cher­cher à sor­tir par la pen­sée de la tem­po­ra­li­té dont nous sommes pri­son­niers et en quelque sorte pré­voir que l’é­ter­ni­té n’est pas une suc­ces­sion conti­nue des jours du calen­drier, mais quelque chose comme le moment rem­pli de satis­fac­tion, dans lequel la tota­li­té nous embrasse et dans lequel nous embras­sons la tota­li­té. Il s’a­gi­rait du moment de l’im­mer­sion dans l’o­céan de l’a­mour infi­ni, dans lequel le temps – l’a­vant et l’a­près – n’existe plus. Nous pou­vons seule­ment cher­cher à pen­ser que ce moment est la vie au sens plé­nier, une immer­sion tou­jours nou­velle dans l’im­men­si­té de l’être, tan­dis que nous sommes sim­ple­ment com­blés de joie. C’est ain­si que Jésus l’ex­prime dans Jean : « Je vous rever­rai, et votre cœur se réjoui­ra ; et votre joie, per­sonne ne vous l’en­lè­ve­ra » (16, 22). Nous devons pen­ser dans ce sens si nous vou­lons com­prendre ce vers quoi tend l’es­pé­rance chré­tienne, ce que nous atten­dons par la foi, par notre être avec le Christ.[9]

L’espérance chrétienne est-​elle individualiste ?

13. Au cours de leur his­toire, les chré­tiens ont cher­ché à tra­duire en figures repré­sen­tables ce savoir qui ne sait pas, en déve­lop­pant des images du « ciel » qui res­tent tou­jours éloi­gnées de ce que, pré­ci­sé­ment, nous connais­sons seule­ment néga­ti­ve­ment, à tra­vers une non-​connaissance. Toutes ces ten­ta­tives de repré­sen­ta­tion de l’es­pé­rance ont don­né à de nom­breuses per­sonnes, au fil des siècles, l’é­lan pour vivre en se fon­dant sur la foi et en aban­don­nant aus­si, de ce fait, leurs « hypar­chon­ta », les sub­stances maté­rielles pour leur exis­tence. L’auteur de la Lettre aux Hébreux, dans le onzième cha­pitre, a tra­cé une sorte d’his­toire de ceux qui vivent dans l’es­pé­rance et du fait qu’ils sont en marche, une his­toire qui va d’Abel à son époque. À l’é­poque moderne, une cri­tique tou­jours plus dure de cette sorte d’es­pé­rance s’est déve­lop­pée : il s’a­gi­rait d’un pur indi­vi­dua­lisme, qui aurait aban­don­né le monde à sa misère et qui se serait réfu­gié dans un salut éter­nel uni­que­ment pri­vé. Dans l’in­tro­duc­tion à son œuvre fon­da­men­tale « Catholicisme. Aspects sociaux du dogme », Henri de Lubac a recueilli cer­taines opi­nions de ce genre, qui méritent d’être citées : « Ai-​je trou­vé la joie ? Non […]. J’ai trou­vé ma joie. Et c’est ter­ri­ble­ment autre chose […]. La joie de Jésus peut être per­son­nelle. Elle peut appar­te­nir à un seul homme, et il est sau­vé. Il est en paix […] pour main­te­nant et pour tou­jours, mais seul. Cette soli­tude de joie ne l’in­quiète pas, au contraire : il est l’é­lu. Dans sa béa­ti­tude, il tra­verse les batailles une rose à la main ».[10]

14. Face à cela, de Lubac, en se fon­dant sur la théo­lo­gie des Pères dans toute son ampleur, a pu mon­trer que le salut a tou­jours été consi­dé­ré comme une réa­li­té com­mu­nau­taire. La Lettre aux Hébreux parle d’une « cité » (cf. 11, 10.16 ; 12, 22 ; 13, 14) et donc d’un salut com­mu­nau­taire. De manière cohé­rente, le péché est com­pris par les Pères comme des­truc­tion de l’u­ni­té du genre humain, comme frag­men­ta­tion et divi­sion. Babel, le lieu de la confu­sion des langues et de la sépa­ra­tion, se révèle comme expres­sion de ce qu’est fon­da­men­ta­le­ment le péché. Et ain­si, la « rédemp­tion » appa­raît vrai­ment comme le réta­blis­se­ment de l’u­ni­té, où nous nous retrou­vons de nou­veau ensemble, dans une union qui se pro­file dans la com­mu­nau­té mon­diale des croyants. Il n’est pas néces­saire que nous nous occu­pions ici de tous les textes dans les­quels appa­raît le carac­tère com­mu­nau­taire de l’es­pé­rance. Restons dans la Lettre à Proba, où Augustin tente d’illus­trer un peu cette réa­li­té connue incon­nue dont nous sommes à la recherche. Le point de départ est sim­ple­ment l’ex­pres­sion « vie bien­heu­reuse ». Puis il cite le Psaume 144 [143], 15 : « Bienheureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu ». Et il conti­nue : « Pour faire par­tie de ce peuple et que nous puis­sions par­ve­nir […] à vivre avec Dieu pour tou­jours, « le but du pré­cepte, c’est l’a­mour qui vient d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sin­cère » (1 Tm 1, 5) ».[11] Cette vie véri­table, vers laquelle nous cher­chons tou­jours de nou­veau à tendre, est liée au fait d’être en union exis­ten­tielle avec un « peuple » et, pour toute per­sonne, elle ne peut se réa­li­ser qu’à l’in­té­rieur de ce « nous ». Elle pré­sup­pose donc l’exode de la pri­son de son propre « moi », parce que c’est seule­ment dans l’ou­ver­ture de ce sujet uni­ver­sel que s’ouvre aus­si le regard sur la source de la joie, sur l’a­mour lui-​même – sur Dieu.

15. Cette vision de la « vie bien­heu­reuse » orien­tée vers la com­mu­nau­té vise en fait quelque chose au delà du monde pré­sent, mais c’est pré­ci­sé­ment ain­si qu’elle a aus­si à voir avec l’é­di­fi­ca­tion du monde – en des formes très diverses, selon le contexte his­to­rique et les pos­si­bi­li­tés offertes ou exclues par lui. Au temps d’Augustin, lorsque l’ir­rup­tion de nou­veaux peuples mena­çait la cohé­sion du monde, où était don­née une cer­taine garan­tie de droit et de vie dans une com­mu­nau­té juri­dique, il s’a­gis­sait de for­ti­fier le fon­de­ment véri­ta­ble­ment por­teur de cette com­mu­nau­té de vie et de paix, afin de pou­voir sur­vivre au milieu des muta­tions du monde. Jetons plu­tôt au hasard un regard sur un moment du Moyen-​Âge selon cer­tains aspects emblé­ma­tiques. Dans la conscience com­mune, les monas­tères appa­rais­saient comme des lieux de fuite hors du monde (« contemp­tus mun­di ») et de déro­bade aux propres res­pon­sa­bi­li­tés dans le monde, pour la recherche du salut per­son­nel. Bernard de Clairvaux, qui, avec son Ordre réfor­mé, fit ren­trer une mul­ti­tude de jeunes dans les monas­tères, avait sur cette ques­tion une vision bien dif­fé­rente. Selon lui, les moines ont une tâche pour toute l’Église et par consé­quent aus­si pour le monde. Par de nom­breuses images, il illustre la res­pon­sa­bi­li­té des moines pour tout l’or­ga­nisme de l’Église, plus encore, pour l’hu­ma­ni­té ; il leur applique la parole du Pseudo-​Ruffin : « Le genre humain vit grâce à peu de gens ; s’ils n’exis­taient pas, le monde péri­rait ».[12] Les contem­pla­tifs – contem­plantes – doivent deve­nir des tra­vailleurs agri­coles – labo­rantes –, nous dit-​il. La noblesse du tra­vail, que le chris­tia­nisme a héri­tée du judaïsme, était appa­rue déjà dans les règles monas­tiques d’Augustin et de Benoît. Bernard reprend à nou­veau ce concept. Les jeunes nobles qui affluaient dans ses monas­tères devaient se plier au tra­vail manuel. En véri­té, Bernard dit expli­ci­te­ment que pas même le monas­tère ne peut réta­blir le Paradis ; il sou­tient cepen­dant qu’il doit, étant comme lieu de défri­chage pra­tique et spi­ri­tuel, pré­pa­rer le nou­veau Paradis. Un ter­rain sau­vage est ren­du fer­tile – pré­ci­sé­ment tan­dis que sont en même temps abat­tus les arbres de l’or­gueil, qu’est enle­vé ce qui pousse de sau­vage dans les âmes et qu’est pré­pa­ré ain­si le ter­rain sur lequel peut pros­pé­rer le pain pour le corps et pour l’âme.[13] Ne nous est-​il pas don­né de consta­ter de nou­veau, jus­te­ment face à l’his­toire actuelle, qu’au­cune struc­tu­ra­tion posi­tive du monde ne peut réus­sir là où les âmes res­tent à l’é­tat sauvage ?

La transformation de la foi-​espérance chrétienne dans les temps modernes

16. Comment l’i­dée que le mes­sage de Jésus est stric­te­ment indi­vi­dua­liste et qu’il s’a­dresse seule­ment à l’in­di­vi­du a‑t-​elle pu se déve­lop­per ? Comment est-​on arri­vé à inter­pré­ter le « salut de l’âme » comme une fuite devant la res­pon­sa­bi­li­té pour l’en­semble et à consi­dé­rer par consé­quent que le pro­gramme du chris­tia­nisme est la recherche égoïste du salut qui se refuse au ser­vice des autres ? Pour trou­ver une réponse à ces inter­ro­ga­tions, nous devons jeter un regard sur les com­po­santes fon­da­men­tales des temps modernes. Elles appa­raissent avec une clar­té par­ti­cu­lière chez Francis Bacon. Qu’une nou­velle époque soit née – grâce à la décou­verte de l’Amérique et aux nou­velles conquêtes tech­niques qui ont mar­qué ce déve­lop­pe­ment –, c’est indis­cu­table. Cependant, sur quoi s’en­ra­cine ce tour­nant d’une époque ? C’est la nou­velle cor­ré­la­tion entre expé­rience et méthode qui met l’homme en mesure de par­ve­nir à une inter­pré­ta­tion de la nature conforme à ses lois et d’ar­ri­ver ain­si, en défi­ni­tive, à « la vic­toire de l’art sur la nature » (vic­to­ria cur­sus artis super natu­ram).[14] La nou­veau­té – selon la vision de Bacon – se trouve dans une nou­velle cor­ré­la­tion entre science et pra­tique. Cela est ensuite appli­qué aus­si à la théo­lo­gie : cette nou­velle cor­ré­la­tion entre science et pra­tique signi­fie­rait que la domi­na­tion sur la créa­tion, don­née à l’homme par Dieu et per­due par le péché ori­gi­nel, serait rétablie.[15]>

17. Celui qui lit ces affir­ma­tions et qui y réflé­chit avec atten­tion y ren­contre un pas­sage décon­cer­tant : jus­qu’à ce moment, la récu­pé­ra­tion de ce que l’homme, dans l’ex­clu­sion du para­dis ter­restre, avait per­du était à attendre de la foi en Jésus Christ, et en cela se voyait la « rédemp­tion ». Maintenant, cette « rédemp­tion », la res­tau­ra­tion du « para­dis » per­du, n’est plus à attendre de la foi, mais de la rela­tion à peine décou­verte entre science et pra­tique. Ce n’est pas que la foi, avec cela, fût sim­ple­ment niée : elle était plu­tôt dépla­cée à un autre niveau – le niveau stric­te­ment pri­vé et ultra-​terrestre – et en même temps elle devient en quelque sorte insi­gni­fiante pour le monde. Cette vision pro­gram­ma­tique a déter­mi­né le che­min des temps modernes et influence aus­si la crise actuelle de la foi qui, concrè­te­ment, est sur­tout une crise de l’es­pé­rance chré­tienne. Ainsi, l’es­pé­rance reçoit éga­le­ment chez Bacon une forme nou­velle. Elle s’ap­pelle désor­mais foi dans le pro­grès. Pour Bacon en effet, il est clair que les décou­vertes et les inven­tions tout juste lan­cées sont seule­ment un début, que, grâce à la syner­gie des sciences et des pra­tiques, s’en­sui­vront des décou­vertes tota­le­ment nou­velles et qu’é­mer­ge­ra un monde tota­le­ment nou­veau, le règne de l’homme.[16] C’est ain­si qu’il a aus­si pré­sen­té une vision des inven­tions pré­vi­sibles – jus­qu’à l’a­vion et au sub­mer­sible. Au cours du déve­lop­pe­ment ulté­rieur de l’i­déo­lo­gie du pro­grès, la joie pour les avan­cées visibles des poten­tia­li­tés humaines demeure une constante confir­ma­tion de la foi dans le pro­grès comme tel.

18. Dans le même temps, deux caté­go­ries sont tou­jours davan­tage au centre de l’i­dée de pro­grès : la rai­son et la liber­té. Le pro­grès est sur­tout un pro­grès dans la domi­na­tion crois­sante de la rai­son et cette rai­son est consi­dé­rée clai­re­ment comme un pou­voir du bien et pour le bien. Le pro­grès est le dépas­se­ment de toutes les dépen­dances – il est pro­grès vers la liber­té par­faite. La liber­té aus­si est per­çue seule­ment comme une pro­messe, dans laquelle l’homme va vers sa plé­ni­tude. Dans les deux concepts – liber­té et rai­son – est pré­sent un aspect poli­tique. En effet, le règne de la rai­son est atten­du comme la nou­velle condi­tion de l’hu­ma­ni­té deve­nue tota­le­ment libre. Cependant, les condi­tions poli­tiques d’un tel règne de la rai­son et de la liber­té appa­raissent, dans un pre­mier temps, peu défi­nies. Raison et liber­té semblent garan­tir par elles-​mêmes, en ver­tu de leur bon­té intrin­sèque, une nou­velle com­mu­nau­té humaine par­faite. Néanmoins, dans les deux concepts-​clé de « rai­son » et de « liber­té », la pen­sée est aus­si taci­te­ment tou­jours en oppo­si­tion avec les liens de la foi et de l’Église comme avec les liens des sys­tèmes d’État d’a­lors. Les deux concepts portent donc en eux un poten­tiel révo­lu­tion­naire d’une force explo­sive énorme.

19. Nous devons briè­ve­ment jeter un regard sur les deux étapes essen­tielles de la concré­ti­sa­tion poli­tique de cette espé­rance, parce qu’elles sont d’une grande impor­tance pour le che­min de l’es­pé­rance chré­tienne, pour sa com­pré­hen­sion et pour sa per­sis­tance. Il y a avant tout la Révolution fran­çaise comme ten­ta­tive d’ins­tau­rer la domi­na­tion de la rai­son et de la liber­té, main­te­nant aus­si de manière poli­ti­que­ment réelle. L’Europe de l’Illuminisme, dans un pre­mier temps, s’est tour­née avec fas­ci­na­tion vers ces évé­ne­ments, mais face à leurs déve­lop­pe­ments, elle a dû ensuite réflé­chir de manière renou­ve­lée sur la rai­son et la liber­té. Les deux écrits d’Emmanuel Kant, où il réflé­chit sur les évé­ne­ments, sont signi­fi­ca­tifs pour les deux phases de la récep­tion de ce qui était sur­ve­nu en France. En 1792, il écrit son œuvre : « Der Sieg des guten Prinzips über das böse und die Gründung eines Reiches Gottes auf Erden » (La vic­toire du prin­cipe du bien sur le prin­cipe mau­vais et la consti­tu­tion d’un règne de Dieu sur la terre). Il y écrit : « Le pas­sage pro­gres­sif de la foi d’Église à l’au­to­ri­té unique de la pure foi reli­gieuse est l’ap­proche du royaume de Dieu ».[17] Il nous dit aus­si que les révo­lu­tions peuvent accé­lé­rer les temps de ce pas­sage de la foi d’Église à la foi ration­nelle. Le « règne de Dieu », dont Jésus avait par­lé, a reçu là une nou­velle défi­ni­tion et a aus­si pris une nou­velle pré­sence ; il existe, pour ain­si dire, une nou­velle « attente immé­diate » : le « règne de Dieu » arrive là où la foi d’Église est dépas­sée et rem­pla­cée par la « foi reli­gieuse », à savoir par la simple foi ration­nelle. En 1794, dans l’é­crit « Das Ende aller Dinge » (La fin de toutes les choses), appa­raît une image trans­for­mée. Kant prend alors en consi­dé­ra­tion la pos­si­bi­li­té que, à côté du terme natu­rel de toutes les choses, il s’en trouve aus­si un contre nature, per­vers. Il écrit à ce sujet : « Si le chris­tia­nisme devait ces­ser d’être aimable […], on ver­rait néces­sai­re­ment […] l’a­ver­sion et la révolte sou­le­ver contre lui le cœur de la majo­ri­té des hommes ; et l’an­té­christ, que l’on consi­dère de toute façon comme le pré­cur­seur du der­nier jour, éta­bli­rait son règne (fon­dé sans doute sur la peur et l’é­goïsme), fût-​ce pour peu de temps ; et comme le chris­tia­nisme, des­ti­né à être la reli­gion uni­ver­selle, serait alors frus­tré de la faveur du des­tin, on assis­te­rait à la fin (ren­ver­sée) de toutes choses au point de vue moral ».[18]

20. Le dix-​neuvième siècle ne renia pas sa foi dans le pro­grès comme forme de l’es­pé­rance humaine et il conti­nua à consi­dé­rer la rai­son et la liber­té comme des étoiles-​guides à suivre sur le che­min de l’es­pé­rance. Les avan­cées tou­jours plus rapides du déve­lop­pe­ment tech­nique et l’in­dus­tria­li­sa­tion qui lui est liée ont cepen­dant bien vite créé une situa­tion sociale tota­le­ment nou­velle : il s’est for­mé la classe des ouvriers de l’in­dus­trie et ce que l’on appelle le « pro­lé­ta­riat indus­triel », dont les ter­ribles condi­tions de vie ont été illus­trées de manière bou­le­ver­sante par Friedrich Engels, en 1845. Pour le lec­teur, il devait être clair que cela ne pou­vait pas conti­nuer ; un chan­ge­ment était néces­saire. Mais le chan­ge­ment aurait per­tur­bé et ren­ver­sé l’en­semble de la struc­ture de la socié­té bour­geoise. Après la révo­lu­tion bour­geoise de 1789, l’heure d’une nou­velle révo­lu­tion avait son­né, la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne : le pro­grès ne pou­vait pas sim­ple­ment avan­cer de manière linéaire, à petits pas. Il fal­lait un saut révo­lu­tion­naire. Karl Marx recueillit cette aspi­ra­tion du moment et, avec un lan­gage et une pen­sée vigou­reux, il cher­cha à lan­cer ce grand pas nou­veau et, comme il le consi­dé­rait, défi­ni­tif de l’his­toire vers le salut – vers ce que Kant avait qua­li­fié de « règne de Dieu ». Une fois que la véri­té de l’au-​delà se serait dis­si­pée, il se serait agi désor­mais d’é­ta­blir la véri­té de l’en deçà. La cri­tique du ciel se trans­forme en une cri­tique de la terre, la cri­tique de la théo­lo­gie en une cri­tique de la poli­tique. Le pro­grès vers le mieux, vers le monde défi­ni­ti­ve­ment bon, ne pro­vient pas sim­ple­ment de la science, mais de la poli­tique – d’une poli­tique pen­sée scien­ti­fi­que­ment, qui sait recon­naître la struc­ture de l’his­toire et de la socié­té, et qui indique ain­si la voie vers la révo­lu­tion, vers le chan­ge­ment de toutes les choses. Avec pré­ci­sion, même si c’est de manière uni­la­té­rale et par­tiale, Marx a décrit la situa­tion de son temps et il a illus­tré avec une grande capa­ci­té d’a­na­lyse les voies qui ouvrent à la révo­lu­tion – non seule­ment théo­ri­que­ment : avec le par­ti com­mu­niste, né du mani­feste com­mu­niste de 1848, il l’a aus­si lan­cée concrè­te­ment. Sa pro­messe, grâce à la pré­ci­sion des ana­lyses et aux indi­ca­tions claires des ins­tru­ments pour le chan­ge­ment radi­cal, a fas­ci­né et fas­cine encore tou­jours de nou­veau. La révo­lu­tion s’est aus­si véri­fiée de manière plus radi­cale en Russie.

21. Mais avec sa vic­toire, l’er­reur fon­da­men­tale de Marx a aus­si été ren­due évi­dente. Il a indi­qué avec exac­ti­tude com­ment réa­li­ser le ren­ver­se­ment. Mais il ne nous a pas dit com­ment les choses auraient dû se dérou­ler après. Il sup­po­sait sim­ple­ment que, avec l’ex­pro­pria­tion de la classe domi­nante, avec la chute du pou­voir poli­tique et avec la socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion, se serait réa­li­sée la Nouvelle Jérusalem : alors, toutes les contra­dic­tions auraient en effet été annu­lées, l’homme et le monde auraient fina­le­ment vu clair en eux-​mêmes. Alors tout aurait pu pro­cé­der de soi-​même sur la voie droite, parce que tout aurait appar­te­nu à tous et que tous auraient vou­lu le meilleur les uns pour les autres. Ainsi, après la révo­lu­tion réus­sie, Lénine dut se rendre compte que, dans les écrits du maître, il ne se trou­vait aucune indi­ca­tion sur la façon de pro­cé­der. Oui, il avait par­lé de la phase inter­mé­diaire de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat comme d’une néces­si­té qui, cepen­dant, dans un deuxième temps, se serait avé­rée d’elle-​même caduque. Cette « phase inter­mé­diaire », nous la connais­sons bien et nous savons aus­si com­ment elle s’est déve­lop­pée, ne fai­sant pas naître un monde sain, mais lais­sant der­rière elle une des­truc­tion déso­lante. Marx n’a pas seule­ment man­qué de pen­ser les ins­ti­tu­tions néces­saires pour le nou­veau monde – on ne devait en effet plus en avoir besoin. Qu’il ne nous en dise rien, c’est la consé­quence logique de sa façon d’envisager le pro­blème. Son erreur est plus en pro­fon­deur. Il a oublié que l’homme demeure tou­jours homme. Il a oublié l’homme et il a oublié sa liber­té. Il a oublié que la liber­té demeure tou­jours liber­té, même pour le mal. Il croyait que, une fois mise en place l’é­co­no­mie, tout aurait été mis en place. Sa véri­table erreur est le maté­ria­lisme : en effet, l’homme n’est pas seule­ment le pro­duit de condi­tions éco­no­miques, et il n’est pas pos­sible de le gué­rir uni­que­ment de l’ex­té­rieur, en créant des condi­tions éco­no­miques favorables.

22. Ainsi, nous nous trou­vons de nou­veau devant la ques­tion : que pouvons-​nous espé­rer ? Une auto­cri­tique de l’ère moderne dans un dia­logue avec le chris­tia­nisme et avec sa concep­tion de l’es­pé­rance est néces­saire. Dans un tel dia­logue, même les chré­tiens, dans le contexte de leurs connais­sances et de leurs expé­riences, doivent apprendre de manière renou­ve­lée en quoi consiste véri­ta­ble­ment leur espé­rance, ce qu’ils ont à offrir au monde et ce que, à l’in­verse, ils ne peuvent pas offrir. Il convient qu’à l’au­to­cri­tique de l’ère moderne soit asso­ciée aus­si une auto­cri­tique du chris­tia­nisme moderne, qui doit tou­jours de nou­veau apprendre à se com­prendre lui-​même à par­tir de ses propres racines. Sur ce point, on ne peut pré­sen­ter ici que quelques élé­ments. Avant tout, il faut se deman­der : que signi­fie vrai­ment « le pro­grès » ; que promet-​il et que ne promet-​il pas ? Déjà à la fin du XIXe siècle, il exis­tait une cri­tique de la foi dans le pro­grès. Au XXe, Th. W. Adorno a for­mu­lé la pro­blé­ma­tique de la foi dans le pro­grès de manière dras­tique : le pro­grès, vu de près, serait le pro­grès qui va de la fronde à la méga­bombe. Actuellement, il s’a­git, de fait, d’un aspect du pro­grès que l’on ne doit pas dis­si­mu­ler. Autrement dit, l’am­bi­guï­té du pro­grès est ren­due évi­dente. Sans aucun doute, le pro­grès offre de nou­velles pos­si­bi­li­tés pour le bien, mais il ouvre aus­si des pos­si­bi­li­tés abys­sales de mal – pos­si­bi­li­tés qui n’exis­taient pas aupa­ra­vant. Nous sommes tous deve­nus témoins de ce que le pro­grès, lors­qu’il est entre de mau­vaises mains, peut deve­nir, et est deve­nu de fait, un pro­grès ter­rible dans le mal. Si au pro­grès tech­nique ne cor­res­pond pas un pro­grès dans la for­ma­tion éthique de l’homme, dans la crois­sance de l’homme inté­rieur (cf. Ep 3, 16 ; 2 Co 4, 16), alors ce n’est pas un pro­grès, mais une menace pour l’homme et pour le monde

23. En ce qui concerne les deux grands thèmes « rai­son » et « liber­té », les ques­tions qui leur sont liées ne peuvent être ici que signa­lées. Oui, la rai­son est le grand don de Dieu à l’homme, et la vic­toire de la rai­son sur l’ir­ra­tio­na­li­té est aus­si un but de la foi chré­tienne. Mais quand la rai­son domine-​t-​elle vrai­ment ? Est-​ce quand elle s’est déta­chée de Dieu ? Est-​ce quand elle est deve­nue aveugle pour Dieu ? La rai­son du pou­voir et du faire est-​elle déjà la rai­son inté­grale ? Si, pour être pro­grès, le pro­grès a besoin de la crois­sance morale de l’hu­ma­ni­té, alors la rai­son du pou­voir et du faire doit pareille­ment, de manière urgente, être com­plé­tée, grâce à l’ou­ver­ture de la rai­son aux forces sal­vi­fiques de la foi, au dis­cer­ne­ment entre bien et mal. C’est seule­ment ain­si qu’elle devient une rai­son vrai­ment humaine. Elle ne devient humaine que si elle est en mesure d’in­di­quer la route à la volon­té, et elle n’est capable de cela que si elle regarde au delà d’elle-​même. Dans le cas contraire, la situa­tion de l’homme, dans le dés­équi­libre entre capa­ci­té maté­rielle et manque de juge­ment du cœur, devient une menace pour lui et pour tout le créé. Ainsi, dans le domaine de la liber­té, il faut se rap­pe­ler que la liber­té humaine requiert tou­jours le concours de dif­fé­rentes liber­tés. Ce concours ne peut tou­te­fois pas réus­sir s’il n’est pas déter­mi­né par un intrin­sèque cri­tère de mesure com­mun, qui est le fon­de­ment et le but de notre liber­té. Exprimons-​le main­te­nant de manière très simple : l’homme a besoin de Dieu, autre­ment, il reste pri­vé d’es­pé­rance. Étant don­né les déve­lop­pe­ments des temps modernes, l’af­fir­ma­tion de saint Paul citée au début (Ep 2, 12) se révèle très réa­liste et tout sim­ple­ment vraie. Il n’y a cepen­dant pas de doute qu’un « règne de Dieu » réa­li­sé sans Dieu – donc un règne de l’homme seul – se conclut inévi­ta­ble­ment par « l’is­sue per­verse » de toutes les choses, décrite par Kant : nous l’a­vons vu et nous le voyons tou­jours de nou­veau. De même, il n’y a pas de doute que Dieu n’entre vrai­ment dans les choses humaines que s’il n’est pas uni­que­ment pen­sé par nous, mais que Lui-​même vient à notre ren­contre et nous parle. C’est pour­quoi la rai­son a besoin de la foi pour arri­ver à être tota­le­ment elle-​même : rai­son et foi ont besoin l’une de l’autre pour réa­li­ser leur véri­table nature et leur mission.

La vraie physionomie de l’espérance chrétienne

24. Demandons-​nous main­te­nant de nou­veau : que pouvons-​nous espé­rer ? Et que ne pouvons-​nous pas espé­rer ? Avant tout nous devons consta­ter qu’un pro­grès qui se peut addi­tion­ner n’est pos­sible que dans le domaine maté­riel. Ici, dans la connais­sance crois­sante des struc­tures de la matière et en rela­tion avec les inven­tions tou­jours plus avan­cées, on note clai­re­ment une conti­nui­té du pro­grès vers une maî­trise tou­jours plus grande de la nature. À l’in­verse, dans le domaine de la conscience éthique et de la déci­sion morale, il n’y a pas de pos­si­bi­li­té équi­va­lente d’ad­di­tion­ner, pour la simple rai­son que la liber­té de l’homme est tou­jours nou­velle et qu’elle doit tou­jours prendre à nou­veau ses déci­sions. Jamais elles ne sont sim­ple­ment déjà prises pour nous par d’autres – dans un tel cas, en effet, nous ne serions plus libres. La liber­té pré­sup­pose que, dans les déci­sions fon­da­men­tales, tout homme, chaque géné­ra­tion, est un nou­veau com­men­ce­ment. Les nou­velles géné­ra­tions peuvent assu­ré­ment construire sur la connais­sance et sur les expé­riences de celles qui les ont pré­cé­dées, comme elles peuvent pui­ser au tré­sor moral de l’hu­ma­ni­té entière. Mais elles peuvent aus­si le refu­ser, parce que ce tré­sor ne peut pas avoir la même évi­dence que les inven­tions maté­rielles. Le tré­sor moral de l’hu­ma­ni­té n’est pas pré­sent comme sont pré­sents les ins­tru­ments que l’on uti­lise ; il existe comme invi­ta­tion à la liber­té et comme pos­si­bi­li­té pour cette liber­té. Mais cela signi­fie que :

a) La condi­tion droite des choses humaines, le bien-​être moral du monde, ne peuvent jamais être garan­tis sim­ple­ment par des struc­tures, quelle que soit leur valeur. De telles struc­tures sont non seule­ment impor­tantes, mais néces­saires ; néan­moins, elles ne peuvent pas et ne doivent pas mettre hors jeu la liber­té de l’homme. Même les struc­tures les meilleures fonc­tionnent seule­ment si, dans une com­mu­nau­té, sont vivantes les convic­tions capables de moti­ver les hommes en vue d’une libre adhé­sion à l’or­don­nan­ce­ment com­mu­nau­taire. La liber­té néces­site une convic­tion ; une convic­tion n’existe pas en soi, mais elle doit tou­jours être de nou­veau recon­quise de manière communautaire.

b) Puisque l’homme demeure tou­jours libre et que sa liber­té est éga­le­ment tou­jours fra­gile, le règne du bien défi­ni­ti­ve­ment conso­li­dé n’exis­te­ra jamais en ce monde. Celui qui pro­met le monde meilleur qui dure­rait irré­vo­ca­ble­ment pour tou­jours fait une fausse pro­messe ; il ignore la liber­té humaine. La liber­té doit tou­jours de nou­veau être conquise pour le bien. La libre adhé­sion au bien n’existe jamais sim­ple­ment en soi. S’il y avait des struc­tures qui fixe­raient de manière irré­vo­cable une condi­tion déter­mi­née – bonne – du monde, la liber­té de l’homme serait niée, et, pour cette rai­son, ce ne serait en défi­ni­tive nul­le­ment des struc­tures bonnes.

25. La consé­quence de ce qui a été dit est que la recherche pénible et tou­jours nou­velle d’or­don­nan­ce­ments droits pour les choses humaines est le devoir de chaque géné­ra­tion ; ce n’est jamais un devoir sim­ple­ment accom­pli. Toutefois, chaque géné­ra­tion doit aus­si appor­ter sa propre contri­bu­tion pour éta­blir des ordon­nan­ce­ments convain­cants de liber­té et de bien, qui aident la géné­ra­tion sui­vante en tant qu’o­rien­ta­tion pour l’u­sage droit de la liber­té humaine et qui donnent ain­si, tou­jours dans les limites humaines, une garan­tie cer­taine pour l’a­ve­nir. Autrement dit : les bonnes struc­tures aident, mais, à elles seules elles ne suf­fisent pas. L’homme ne peut jamais être rache­té sim­ple­ment de l’ex­té­rieur. Francis Bacon et les adeptes du cou­rant de pen­sée de l’ère moderne qu’il a ins­pi­ré, en consi­dé­rant que l’homme serait rache­té par la science, se trom­paient. Par une telle attente, on demande trop à la science ; cette sorte d’es­pé­rance est fal­la­cieuse. La science peut contri­buer beau­coup à l’hu­ma­ni­sa­tion du monde et de l’hu­ma­ni­té. Cependant, elle peut aus­si détruire l’homme et le monde si elle n’est pas orien­tée par des forces qui se trouvent hors d’elle. D’autre part, nous devons aus­si consta­ter que le chris­tia­nisme moderne, face aux suc­cès de la science dans la struc­tu­ra­tion pro­gres­sive du monde, ne s’é­tait en grande par­tie concen­tré que sur l’in­di­vi­du et sur son salut. Par là, il a res­treint l’ho­ri­zon de son espé­rance et n’a même pas recon­nu suf­fi­sam­ment la gran­deur de sa tâche, même si ce qu’il a conti­nué à faire pour la for­ma­tion de l’homme et pour le soin des plus faibles et des per­sonnes qui souffrent reste important.

26. Ce n’est pas la science qui rachète l’homme. L’homme est rache­té par l’a­mour. Cela vaut déjà dans le domaine pure­ment humain. Lorsque quel­qu’un, dans sa vie, fait l’ex­pé­rience d’un grand amour, il s’a­git d’un moment de « rédemp­tion » qui donne un sens nou­veau à sa vie. Mais, très rapi­de­ment, il se ren­dra compte que l’a­mour qui lui a été don­né ne résout pas, par lui seul, le pro­blème de sa vie. Il s’a­git d’un amour qui demeure fra­gile. Il peut être détruit par la mort. L’être humain a besoin de l’a­mour incon­di­tion­nel. Il a besoin de la cer­ti­tude qui lui fait dire : « Ni la mort ni la vie, ni les esprits ni les puis­sances, ni le pré­sent ni l’a­ve­nir, ni les astres, ni les cieux, ni les abîmes, ni aucune autre créa­ture, rien ne pour­ra nous sépa­rer de l’a­mour de Dieu qui est en Jésus Christ » (Rm 8, 38–39). Si cet amour abso­lu existe, avec une cer­ti­tude abso­lue, alors – et seule­ment alors – l’homme est « rache­té », quel que soit ce qui lui arrive dans un cas par­ti­cu­lier. C’est ce que l’on entend lors­qu’on dit : Jésus Christ nous a « rache­tés ». Par lui nous sommes deve­nus cer­tains de Dieu – d’un Dieu qui ne consti­tue pas une loin­taine « cause pre­mière » du monde – parce que son Fils unique s’est fait homme et de lui cha­cun peut dire : « Ma vie aujourd’­hui dans la condi­tion humaine, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Ga 2, 20).

27. En ce sens, il est vrai que celui qui ne connaît pas Dieu, tout en pou­vant avoir de mul­tiples espé­rances, est dans le fond sans espé­rance, sans la grande espé­rance qui sou­tient toute l’exis­tence (cf. Ep 2, 12). La vraie, la grande espé­rance de l’homme, qui résiste mal­gré toutes les dés­illu­sions, ce ne peut être que Dieu – le Dieu qui nous a aimés et qui nous aime tou­jours « jus­qu’au bout », « jus­qu’à ce que tout soit accom­pli » (cf. Jn 13, 1 et 19, 30). Celui qui est tou­ché par l’a­mour com­mence à com­prendre ce qui serait pré­ci­sé­ment « vie ». Il com­mence à com­prendre ce que veut dire la parole d’es­pé­rance que nous avons ren­con­trée dans le rite du Baptême : de la foi j’at­tends la « vie éter­nelle » – la vie véri­table qui, tota­le­ment et sans menaces, est, dans toute sa plé­ni­tude, sim­ple­ment la vie. Jésus, qui a dit de lui-​même être venu pour que nous ayons la vie et que nous l’ayons en plé­ni­tude, en abon­dance (cf. Jn 10, 10), nous a aus­si expli­qué ce que signi­fie « la vie » : « La vie éter­nelle, c’est de te connaître, toi le seul Dieu, le vrai Dieu, et de connaître celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). La vie dans le sens véri­table, on ne l’a pas en soi, de soi tout seul et pas même seule­ment par soi : elle est une rela­tion. Et la vie dans sa tota­li­té est rela­tion avec Celui qui est la source de la vie. Si nous sommes en rela­tion avec Celui qui ne meurt pas, qui est Lui-​même la Vie et l’Amour, alors nous sommes dans la vie. Alors nous « vivons ».

28. Mais main­te­nant se pose la ques­tion : de cette façon ne sommes-​nous pas retom­bés de nou­veau dans l’in­di­vi­dua­lisme du salut, dans l’es­pé­rance pour moi seule­ment pour moi, qui n’est jus­te­ment pas une véri­table espé­rance, parce qu’elle oublie et néglige les autres ? Non. La rela­tion avec Dieu s’é­ta­blit par la com­mu­nion avec Jésus – seuls et avec nos seules pos­si­bi­li­tés nous n’y arri­vons pas. La rela­tion avec Jésus, tou­te­fois, est une rela­tion avec Celui qui s’est don­né lui-​même en ran­çon pour nous tous (cf. 1 Tm 2, 6). Le fait d’être en com­mu­nion avec Jésus Christ nous implique dans son être « pour tous », il en fait notre façon d’être. Il nous engage pour les autres, mais c’est seule­ment dans la com­mu­nion avec Lui qu’il nous devient pos­sible d’être vrai­ment pour les autres, pour l’en­semble. Je vou­drais, dans ce contexte, citer le grand doc­teur grec de l’Église, saint Maxime le Confesseur (mort en 662), qui tout d’a­bord exhorte à ne rien pla­cer avant la connais­sance et l’a­mour de Dieu, mais qui ensuite arrive aus­si­tôt à des appli­ca­tions très pra­tiques : « Qui aime Dieu aime aus­si son pro­chain sans réserve. Bien inca­pable de gar­der ses richesses, il les dis­pense comme Dieu, four­nis­sant à cha­cun ce dont il a besoin ».[19] De l’a­mour envers Dieu découle la par­ti­ci­pa­tion à la jus­tice et à la bon­té de Dieu envers autrui ; aimer Dieu demande la liber­té inté­rieure face à toute pos­ses­sion et à toutes les choses maté­rielles : l’a­mour de Dieu se révèle dans la res­pon­sa­bi­li­té envers autrui.[20] Nous pou­vons obser­ver de façon frap­pante la même rela­tion entre amour de Dieu et res­pon­sa­bi­li­té envers les hommes dans la vie de saint Augustin. Après sa conver­sion à la foi chré­tienne, avec quelques amis aux idées sem­blables, il vou­lait mener une vie qui fût tota­le­ment consa­crée à la parole de Dieu et aux choses éter­nelles. Il vou­lait réa­li­ser par des valeurs chré­tiennes l’i­déal de la vie contem­pla­tive expri­mé dans la grande phi­lo­so­phie grecque, choi­sis­sant de cette façon « la meilleure part » (cf. Lc 10, 42). Mais les choses en allèrent autre­ment. Alors qu’il par­ti­ci­pait à la messe domi­ni­cale dans la ville por­tuaire d’Hippone, il fut appe­lé hors de la foule par l’Évêque et contraint de se lais­ser ordon­ner pour l’exer­cice du minis­tère sacer­do­tal dans cette ville. Jetant un regard rétros­pec­tif sur ce moment, il écrit dans ses Confessions : « Atterré par mes péchés et la masse pesante de ma misère, j’a­vais, en mon cœur, agi­té et our­di le pro­jet de fuir dans la soli­tude : mais tu m’en as empê­ché, et tu m’as for­ti­fié par ces paroles : « Le Christ est mort pour tous afin que les vivants n’aient plus leur vie cen­trée sur eux-​mêmes, mais sur lui, qui est mort et res­sus­ci­té pour eux » (2 Co 5, 15) ».[21] Le Christ est mort pour tous. Vivre pour Lui signi­fie se lais­ser asso­cier à son « être pour ».

29. Pour Augustin, cela signi­fiait une vie tota­le­ment nou­velle. Une fois, il décri­vit ain­si son quo­ti­dien : « Corriger les indis­ci­pli­nés, confor­ter les pusil­la­nimes, sou­te­nir les faibles, réfu­ter les oppo­sants, se gar­der des mau­vais, ins­truire les igno­rants, sti­mu­ler les négli­gents, frei­ner les que­rel­leurs, modé­rer les ambi­tieux, encou­ra­ger les décou­ra­gés, paci­fier les adver­saires, aider les per­sonnes dans le besoin, libé­rer les oppri­més, mon­trer son appro­ba­tion aux bons, tolé­rer les mau­vais et [hélas] aimer tout le monde ».[22] « C’est l’Évangile qui m’ef­fraie » [23] – cette crainte salu­taire qui nous empêche de vivre pour nous-​mêmes et qui nous pousse à trans­mettre notre com­mune espé­rance. De fait, c’é­tait bien l’in­ten­tion d’Augustin : dans la situa­tion dif­fi­cile de l’empire romain, qui mena­çait aus­si l’Afrique romaine et qui, à la fin de la vie d’Augustin, la détrui­sit tout à fait, trans­mettre une espé­rance – l’es­pé­rance qui lui venait de la foi et qui, en totale contra­dic­tion avec son tem­pé­ra­ment intro­ver­ti, le ren­dit capable de par­ti­ci­per de façon réso­lue et avec toutes ses forces à l’é­di­fi­ca­tion de la cité. Dans le même cha­pitre des Confessions, où nous venons de voir le motif déci­sif de son enga­ge­ment « pour tous », il écrit : Le Christ « inter­cède pour nous, sans lui c’est le déses­poir. Elles sont nom­breuses, ces lan­gueurs, et si fortes ! Nombreuses et fortes, mais ton remède est plus grand. En croyant que ton Verbe était beau­coup trop loin de s’u­nir à l’homme, nous aurions bien pu déses­pé­rer de nous, s’il ne s’é­tait fait chair, habi­tant par­mi nous ».[24] En rai­son de son espé­rance, Augustin s’est dépen­sé pour les gens simples et pour sa ville – il a renon­cé à sa noblesse spi­ri­tuelle et il a prê­ché et agi de façon simple pour les gens simples.

30. Résumons ce que nous avons décou­vert jus­qu’à pré­sent au cours de nos réflexions. Tout au long des jours, l’homme a de nom­breuses espé­rances – les plus petites ou les plus grandes –, variées selon les diverses périodes de sa vie. Parfois il peut sem­bler qu’une de ces espé­rances le satis­fasse tota­le­ment et qu’il n’ait pas besoin d’autres espé­rances. Dans sa jeu­nesse, ce peut être l’es­pé­rance d’un grand amour qui le comble ; l’es­pé­rance d’une cer­taine posi­tion dans sa pro­fes­sion, de tel ou tel suc­cès déter­mi­nant pour le reste de la vie. Cependant, quand ces espé­rances se réa­lisent, il appa­raît clai­re­ment qu’en réa­li­té ce n’é­tait pas la tota­li­té. Il paraît évident que l’homme a besoin d’une espé­rance qui va au-​delà. Il paraît évident que seul peut lui suf­fire quelque chose d’in­fi­ni, quelque chose qui sera tou­jours plus que tout ce qu’il peut atteindre. En ce sens, les temps modernes ont fait gran­dir l’es­pé­rance de l’ins­tau­ra­tion d’un monde par­fait qui, grâce aux connais­sances de la science et à une poli­tique scien­ti­fi­que­ment fon­dée, sem­blait être deve­nue réa­li­sable. Ainsi l’es­pé­rance biblique du règne de Dieu a été rem­pla­cée par l’es­pé­rance du règne de l’homme, par l’es­pé­rance d’un monde meilleur qui serait le véri­table « règne de Dieu ». Cela sem­blait fina­le­ment l’es­pé­rance, grande et réa­liste, dont l’homme avait besoin. Elle était en mesure de mobi­li­ser – pour un cer­tain temps – toutes les éner­gies de l’homme ; ce grand objec­tif sem­blait méri­ter tous les enga­ge­ments. Mais au cours du temps il parut clair que cette espé­rance s’é­loi­gnait tou­jours plus. On se ren­dit compte avant tout que c’é­tait peut-​être une espé­rance pour les hommes d’après-​demain, mais non une espé­rance pour moi. Et bien que le « pour tous » fasse par­tie de la grande espé­rance – je ne puis en effet deve­nir heu­reux contre les autres et sans eux – il reste vrai qu’une espé­rance qui ne me concerne pas per­son­nel­le­ment n’est pas non plus une véri­table espé­rance. Et il est deve­nu évident qu’il s’a­gis­sait d’une espé­rance contre la liber­té, parce que la situa­tion des choses humaines dépend pour chaque géné­ra­tion, de manière renou­ve­lée, de la libre déci­sion des hommes qui la com­posent. Si, en rai­son des condi­tions et des struc­tures, cette liber­té leur était enle­vée, le monde, en défi­ni­tive, ne serait pas bon, parce qu’un monde sans liber­té n’est en rien un monde bon. Ainsi, bien qu’un enga­ge­ment conti­nu pour l’a­mé­lio­ra­tion du monde soit néces­saire, le monde meilleur de demain ne peut être le conte­nu spé­ci­fique et suf­fi­sant de notre espé­rance. Et tou­jours à ce pro­pos se pose la ques­tion : Quand le monde est-​il « meilleur » ? Qu’est ce qui le rend bon ? Selon quel cri­tère peut-​on éva­luer le fait qu’il soit bon ? Et par quels che­mins peut-​on par­ve­nir à cette « bonté » ?

31. Encore une chose : nous avons besoin des espé­rances – des plus petites ou des plus grandes – qui, au jour le jour, nous main­tiennent en che­min. Mais sans la grande espé­rance, qui doit dépas­ser tout le reste, elles ne suf­fisent pas. Cette grande espé­rance ne peut être que Dieu seul, qui embrasse l’u­ni­vers et qui peut nous pro­po­ser et nous don­ner ce que, seuls, nous ne pou­vons atteindre. Précisément, le fait d’être gra­ti­fié d’un don fait par­tie de l’es­pé­rance. Dieu est le fon­de­ment de l’es­pé­rance – non pas n’im­porte quel dieu, mais le Dieu qui pos­sède un visage humain et qui nous a aimés jus­qu’au bout – cha­cun indi­vi­duel­le­ment et l’hu­ma­ni­té tout entière. Son Règne n’est pas un au-​delà ima­gi­naire, pla­cé dans un ave­nir qui ne se réa­lise jamais ; son règne est pré­sent là où il est aimé et où son amour nous atteint. Seul son amour nous donne la pos­si­bi­li­té de per­sé­vé­rer avec sobrié­té jour après jour, sans perdre l’é­lan de l’es­pé­rance, dans un monde qui, par nature, est impar­fait. Et, en même temps, son amour est pour nous la garan­tie qu’existe ce que nous pres­sen­tons vague­ment et que, cepen­dant, nous atten­dons au plus pro­fond de nous-​mêmes : la vie qui est « vrai­ment » vie. Cherchons main­te­nant à concré­ti­ser cette idée dans une der­nière par­tie, en por­tant notre atten­tion sur quelques « lieux » d’ap­pren­tis­sage pra­tique et d’exer­cice de l’espérance.

« Lieux » d’apprentissage et d’exercice de l’espérance

I. La prière comme école de l’espérance

32. Un pre­mier lieu essen­tiel d’ap­pren­tis­sage de l’es­pé­rance est la prière. Si per­sonne ne m’é­coute plus, Dieu m’é­coute encore. Si je ne peux plus par­ler avec per­sonne, si je ne peux plus invo­quer per­sonne – je peux tou­jours par­ler à Dieu. S’il n’y a plus per­sonne qui peut m’ai­der – là où il s’a­git d’une néces­si­té ou d’une attente qui dépasse la capa­ci­té humaine d’es­pé­rer, Lui peut m’aider.[25] Si je suis relé­gué dans une extrême soli­tude…; celui qui prie n’est jamais tota­le­ment seul. De ses treize années de pri­son, dont neuf en iso­le­ment, l’i­nou­bliable Cardinal Nguyên Van Thuan nous a lais­sé un pré­cieux petit livre : Prières d’es­pé­rance. Durant treize années de pri­son, dans une situa­tion de déses­poir appa­rem­ment total, l’é­coute de Dieu, le fait de pou­voir lui par­ler, devint pour lui une force crois­sante d’es­pé­rance qui, après sa libé­ra­tion, lui a per­mis de deve­nir pour les hommes, dans le monde entier, un témoin de l’es­pé­rance – de la grande espé­rance qui ne passe pas, même dans les nuits de la solitude.

33. De façon très belle, Augustin a illus­tré la rela­tion pro­fonde entre prière et espé­rance dans une homé­lie sur la Première lettre de Jean. Il défi­nit la prière comme un exer­cice du désir. L’homme a été créé pour une grande réa­li­té – pour Dieu lui-​même, pour être rem­pli de Lui. Mais son cœur est trop étroit pour la grande réa­li­té qui lui est assi­gnée. Il doit être élar­gi. « C’est ain­si que Dieu, en fai­sant attendre, élar­git le désir ; en fai­sant dési­rer, il élar­git l’âme ; en l’é­lar­gis­sant, il aug­mente sa capa­ci­té de rece­voir ». Augustin ren­voie à saint Paul qui dit lui-​même qu’il vit ten­du vers les choses qui doivent venir (cf. Ph 3, 13). Puis il uti­lise une très belle image pour décrire ce pro­ces­sus d’é­lar­gis­se­ment et de pré­pa­ra­tion du cœur humain. « Suppose que Dieu veut te rem­plir de miel [sym­bole de la ten­dresse de Dieu et de sa bon­té]: si tu es rem­pli de vinaigre, où mettras-​tu ce miel ? » Le vase, c’est-​à-​dire le cœur, doit d’a­bord être élar­gi et ensuite net­toyé : libé­ré du vinaigre et de sa saveur. Cela requiert de l’ef­fort, coûte de la souf­france, mais c’est seule­ment ain­si que se réa­lise l’a­dap­ta­tion à ce à quoi nous sommes destinés.[26] Même si Augustin ne parle direc­te­ment que de la récep­ti­vi­té pour Dieu, il semble tou­te­fois clair que dans cet effort, par lequel il se libère du vinaigre et de la saveur du vinaigre, l’homme ne devient pas libre seule­ment pour Dieu, mais il s’ouvre aus­si aux autres. En effet, c’est uni­que­ment en deve­nant fils de Dieu, que nous pou­vons être avec notre Père com­mun. Prier ne signi­fie pas sor­tir de l’his­toire et se reti­rer dans l’es­pace pri­vé de son propre bon­heur. La façon juste de prier est un pro­ces­sus de puri­fi­ca­tion inté­rieure qui nous rend capables de Dieu et de la sorte capables aus­si des hommes. Dans la prière, l’homme doit apprendre ce qu’il peut vrai­ment deman­der à Dieu – ce qui est aus­si digne de Dieu. Il doit apprendre qu’on ne peut pas prier contre autrui. Il doit apprendre qu’on ne peut pas deman­der des choses super­fi­cielles et com­modes que l’on désire dans l’ins­tant – la fausse petite espé­rance qui le conduit loin de Dieu. Il doit puri­fier ses dési­rs et ses espé­rances. Il doit se libé­rer des men­songes secrets par les­quels il se trompe lui-​même : Dieu les scrute, et la confron­ta­tion avec Dieu oblige l’homme à les recon­naître lui aus­si. « Qui peut dis­cer­ner ses erreurs ? Purifie-​moi de celles qui m’é­chappent », prie le Psalmiste (18 [19], 13). La non-​reconnaissance de la faute, l’illu­sion d’in­no­cence ne me jus­ti­fient pas et ne me sauvent pas, parce que l’en­gour­dis­se­ment de la conscience, l’in­ca­pa­ci­té de recon­naître le mal comme tel en moi, telle est ma faute. S’il n’y a pas de Dieu, je dois peut-​être me réfu­gier dans de tels men­songes, parce qu’il n’y a per­sonne qui puisse me par­don­ner, per­sonne qui soit la mesure véri­table. Au contraire, la ren­contre avec Dieu réveille ma conscience parce qu’elle ne me four­nit plus d’auto-​justification, qu’elle n’est plus une influence de moi-​même et de mes contem­po­rains qui me condi­tionnent, mais qu’elle devient capa­ci­té d’é­coute du Bien lui-même.

34. Afin que la prière déve­loppe cette force puri­fi­ca­trice, elle doit, d’une part, être très per­son­nelle, une confron­ta­tion de mon moi avec Dieu, avec le Dieu vivant. D’autre part, cepen­dant, elle doit tou­jours être à nou­veau gui­dée et éclai­rée par les grandes prières de l’Église et des saints, par la prière litur­gique, dans laquelle le Seigneur nous enseigne conti­nuel­le­ment à prier de façon juste. Dans son livre d’Exercices spi­ri­tuels, le Cardinal Nguyên Van Thuan a racon­té com­ment dans sa vie il y avait eu de longues périodes d’in­ca­pa­ci­té de prier et com­ment il s’é­tait accro­ché aux paroles de la prière de l’Église : au Notre Père, à l’Ave Maria et aux prières de la liturgie.[27] Dans la prière, il doit tou­jours y avoir une asso­cia­tion entre prière publique et prière per­son­nelle. Ainsi nous pou­vons par­ler à Dieu, ain­si Dieu nous parle. De cette façon se réa­lisent en nous les puri­fi­ca­tions grâce aux­quelles nous deve­nons capables de Dieu et aptes au ser­vice des hommes. Ainsi, nous deve­nons capables de la grande espé­rance et nous deve­nons ministres de l’es­pé­rance pour les autres : l’es­pé­rance dans le sens chré­tien est tou­jours aus­si espé­rance pour les autres. Et elle est une espé­rance active, par laquelle nous lut­tons pour que les choses n’aillent pas vers « une issue per­verse ». Elle est aus­si une espé­rance active dans le sens que nous main­te­nons le monde ouvert à Dieu. C’est seule­ment dans cette pers­pec­tive qu’elle demeure éga­le­ment une espé­rance véri­ta­ble­ment humaine.

II. Agir et souffrir comme lieux d’apprentissage de l’espérance

35. Tout agir sérieux et droit de l’homme est espé­rance en acte. Il l’est avant tout dans le sens où nous cher­chons, de ce fait, à pour­suivre nos espé­rances, les plus petites ou les plus grandes : régler telle ou telle tâche qui pour la suite du che­min de notre vie est impor­tante ; par notre enga­ge­ment, appor­ter notre contri­bu­tion afin que le monde devienne un peu plus lumi­neux et un peu plus humain, et qu’ain­si les portes s’ouvrent sur l’a­ve­nir. Mais l’en­ga­ge­ment quo­ti­dien pour la conti­nua­tion de notre vie et pour l’a­ve­nir de l’en­semble nous épuise ou se change en fana­tisme si nous ne sommes pas éclai­rés par la lumière d’une espé­rance plus grande, qui ne peut être détruite ni par des échecs dans les petites choses ni par l’ef­fon­dre­ment dans des affaires de por­tée his­to­rique. Si nous ne pou­vons espé­rer plus que ce qui est effec­ti­ve­ment acces­sible d’une fois sur l’autre ni plus que ce qu’on peut espé­rer des auto­ri­tés poli­tiques et éco­no­miques, notre vie se réduit bien vite à être pri­vée d’es­pé­rance. Il est impor­tant de savoir ceci : je peux tou­jours encore espé­rer, même si appa­rem­ment pour ma vie ou pour le moment his­to­rique que je suis en train de vivre, je n’ai plus rien à espé­rer. Seule la grande espérance-​certitude que, mal­gré tous les échecs, ma vie per­son­nelle et l’his­toire dans son ensemble sont gar­dées dans le pou­voir indes­truc­tible de l’Amour et qui, grâce à lui, ont pour lui un sens et une impor­tance, seule une telle espé­rance peut dans ce cas don­ner encore le cou­rage d’a­gir et de pour­suivre. Assurément, nous ne pou­vons pas « construire » le règne de Dieu de nos propres forces – ce que nous construi­sons demeure tou­jours le règne de l’homme avec toutes les limites qui sont propres à la nature humaine. Le règne de Dieu est un don, et c’est pour­quoi jus­te­ment il est grand et beau, et il consti­tue la réponse à l’es­pé­rance. Et nous ne pou­vons pas – pour uti­li­ser la ter­mi­no­lo­gie clas­sique – « méri­ter » le ciel grâce à « nos propres œuvres ». Il est tou­jours plus que ce que nous méri­tons ; il en va de même pour le fait d’être aimé qui n’est jamais une chose « méri­tée », mais tou­jours un don. Cependant, avec toute notre conscience de la « plus-​value » du « ciel », il n’en reste pas moins tou­jours vrai que notre agir n’est pas indif­fé­rent devant Dieu et qu’il n’est donc pas non plus indif­fé­rent pour le dérou­le­ment de l’his­toire. Nous pou­vons nous ouvrir nous-​mêmes, ain­si que le monde, à l’en­trée de Dieu : de la véri­té, de l’a­mour, du bien. C’est ce qu’ont fait les saints, qui, comme « col­la­bo­ra­teurs de Dieu », ont contri­bué au salut du monde (cf. 1 Co 3, 9 ; 1 Th 3, 2). Nous pou­vons libé­rer notre vie et le monde des empoi­son­ne­ments et des pol­lu­tions qui pour­raient détruire le pré­sent et l’a­ve­nir. Nous pou­vons décou­vrir et tenir propres les sources de la créa­tion et ain­si, avec la créa­tion qui nous pré­cède comme don, faire ce qui est juste selon ses exi­gences intrin­sèques et sa fina­li­té. Cela garde aus­si un sens si, à ce qu’il semble, nous ne réus­sis­sons pas ou nous parais­sons désar­més face à la puis­sance de forces hos­tiles. Ainsi, d’un côté, une espé­rance pour nous et pour les autres jaillit de notre agir ; de l’autre, cepen­dant, c’est la grande espé­rance appuyée sur les pro­messes de Dieu qui, dans les bons moments comme dans les mau­vais, nous donne cou­rage et oriente notre agir.

36. Comme l’a­gir, la souf­france fait aus­si par­tie de l’exis­tence humaine. Elle découle, d’une part, de notre fini­tude et, de l’autre, de la somme de fautes qui, au cours de l’his­toire, s’est accu­mu­lée et qui encore aujourd’­hui gran­dit sans cesse. Il faut cer­tai­ne­ment faire tout ce qui est pos­sible pour atté­nuer la souf­france : empê­cher, dans la mesure où cela est pos­sible, la souf­france des inno­cents ; cal­mer les dou­leurs ; aider à sur­mon­ter les souf­frances psy­chiques. Autant de devoirs aus­si bien de la jus­tice que de l’a­mour qui rentrent dans les exi­gences fon­da­men­tales de l’exis­tence chré­tienne et de toute vie vrai­ment humaine. Dans la lutte contre la dou­leur phy­sique, on a réus­si à faire de grands pro­grès ; la souf­france des inno­cents et aus­si les souf­frances psy­chiques ont plu­tôt aug­men­té au cours des der­nières décen­nies. Oui, nous devons tout faire pour sur­mon­ter la souf­france, mais l’é­li­mi­ner com­plè­te­ment du monde n’est pas dans nos pos­si­bi­li­tés – sim­ple­ment parce que nous ne pou­vons pas nous extraire de notre fini­tude et parce qu’au­cun de nous n’est en mesure d’é­li­mi­ner le pou­voir du mal, de la faute, qui – nous le voyons – est conti­nuel­le­ment source de souf­france. Dieu seul pour­rait le réa­li­ser : seul un Dieu qui entre per­son­nel­le­ment dans l’his­toire en se fai­sant homme et qui y souffre. Nous savons que ce Dieu existe et donc que ce pou­voir qui « enlève le péché du monde » (Jn 1, 29) est pré­sent dans le monde. Par la foi dans l’exis­tence de ce pou­voir, l’es­pé­rance de la gué­ri­son du monde est appa­rue dans l’his­toire. Mais il s’a­git pré­ci­sé­ment d’es­pé­rance et non encore d’ac­com­plis­se­ment ; espé­rance qui nous donne le cou­rage de nous mettre du côté du bien même là où cela semble sans espé­rance, tout en res­tant conscients que, fai­sant par­tie du dérou­le­ment de l’his­toire tel qu’il appa­raît exté­rieu­re­ment, le pou­voir de la faute demeure aus­si dans l’a­ve­nir une pré­sence terrible.

37. Revenons à notre thème. Nous pou­vons cher­cher à limi­ter la souf­france, à lut­ter contre elle, mais nous ne pou­vons pas l’é­li­mi­ner. Justement là où les hommes, dans une ten­ta­tive d’é­vi­ter toute souf­france, cherchent à se sous­traire à tout ce qui pour­rait signi­fier souf­france, là où ils veulent s’é­par­gner la peine et la dou­leur de la véri­té, de l’a­mour, du bien, ils s’en­foncent dans une exis­tence vide, dans laquelle peut-​être n’existe pra­ti­que­ment plus de souf­france, mais où il y a d’au­tant plus l’obs­cure sen­sa­tion du manque de sens et de la soli­tude. Ce n’est pas le fait d’es­qui­ver la souf­france, de fuir devant la dou­leur, qui gué­rit l’homme, mais la capa­ci­té d’ac­cep­ter les tri­bu­la­tions et de mûrir par elles, d’y trou­ver un sens par l’u­nion au Christ, qui a souf­fert avec un amour infi­ni. Dans ce contexte, je vou­drais citer quelques phrases d’une lettre du mar­tyr viet­na­mien Paul Le-​Bao-​Tinh (mort en 1857), dans les­quelles devient évi­dente cette trans­for­ma­tion de la souf­france par la force de l’es­pé­rance qui pro­vient de la foi. « Moi, Paul, lié de chaînes pour le Christ, je veux vous racon­ter les tri­bu­la­tions dans les­quelles je suis chaque jour ense­ve­li, afin qu’embrasés de l’a­mour divin, vous bénis­siez avec moi le Seigneur, parce que dans tous les siècles est sa misé­ri­corde (cf. Ps 135 [136], 3). Cette pri­son est vrai­ment une vive figure de l’en­fer éter­nel. Aux liens, aux cangues et aux entraves viennent s’a­jou­ter des colères, des ven­geances, des malé­dic­tions, des conver­sa­tions impures, des rixes, des actes mau­vais, des ser­ments injustes, des médi­sances, aux­quels se joignent aus­si l’en­nui et la tris­tesse. Mais celui qui a déjà déli­vré les trois enfants des flammes ardentes est aus­si demeu­ré avec moi ; il m’a déli­vré de ces maux et il me les conver­tit en dou­ceur, parce que dans tous les siècles est sa misé­ri­corde. Par la grâce de Dieu, au milieu de ces sup­plices qui ont cou­tume d’at­tris­ter les autres, je suis rem­pli de gaie­té et de joie, parce que je ne suis pas seul, mais le Christ est avec moi […]. Comment puis-​je vivre, voyant chaque jour les tyrans et leurs satel­lites infi­dèles blas­phé­mer ton saint nom, toi, Seigneur, qui es assis au milieu des Chérubins (cf. Ps 79 [80], 2) et des Séraphins ? Vois ta croix fou­lée aux pieds des mécréants. Où est ta gloire ? À cette vue, enflam­mé de ton amour, j’aime mieux mou­rir et que mes membres soient cou­pés en mor­ceaux en témoi­gnage de mon amour pour toi, Seigneur. Montre ta puis­sance, délivre-​moi et aide-​moi, afin que, dans ma fai­blesse, ta force se fasse sen­tir et soit glo­ri­fiée devant le monde […]. En enten­dant ces choses, vous ren­drez, rem­plis de joie, d’im­mor­telles actions de grâces à Dieu, auteur de tous les dons, et vous le béni­rez avec moi, parce que dans tous les siècles est sa misé­ri­corde […]. Je vous écris ces choses pour que nous unis­sions votre foi et la mienne : au milieu de ces tem­pêtes, je jette une ancre qui va jus­qu’au trône de Dieu ; c’est l’es­pé­rance qui vit tou­jours en mon cœur ».[28] C’est une lettre de l’en­fer. S’y mani­feste toute l’hor­reur d’un camp de concen­tra­tion, dans lequel, aux tour­ments de la part des tyrans, s’a­joute le déchaî­ne­ment du mal dans les vic­times elles-​mêmes qui, de cette façon, deviennent ensuite des ins­tru­ments de la cruau­té des bour­reaux. C’est une lettre de l’en­fer, mais en elle se réa­lise la parole du psaume : « Je gra­vis les cieux : tu es là ; je des­cends chez les morts : te voi­ci… J’avais dit : « Les ténèbres m’é­crasent… », « …même les ténèbres pour toi ne sont pas ténèbres, et la nuit comme le jour est lumière » » (138, 8–12, voir aus­si Ps 22, 4). Le Christ est des­cen­du en « enfer » et ain­si il est proche de celui qui y est jeté, trans­for­mant pour lui les ténèbres en lumière. La souf­france, les tour­ments res­tent ter­ribles et qua­si insup­por­tables. Cependant l’é­toile de l’es­pé­rance s’est levée – l’ancre du cœur arrive au trône de Dieu. Le mal n’est pas déchaî­né dans l’homme, mais la lumière vainc : la souf­france – sans ces­ser d’être souf­france – devient mal­gré tout chant de louange.

38. La mesure de l’hu­ma­ni­té se déter­mine essen­tiel­le­ment dans son rap­port à la souf­france et à celui qui souffre. Cela vaut pour cha­cun comme pour la socié­té. Une socié­té qui ne réus­sit pas à accep­ter les souf­frants et qui n’est pas capable de contri­buer, par la com­pas­sion, à faire en sorte que la souf­france soit par­ta­gée et por­tée aus­si inté­rieu­re­ment est une socié­té cruelle et inhu­maine. Cependant, la socié­té ne peut accep­ter les souf­frants et les sou­te­nir dans leur souf­france, si cha­cun n’est pas lui-​même capable de cela et, d’autre part, cha­cun ne peut accep­ter la souf­france de l’autre si lui-​même per­son­nel­le­ment ne réus­sit pas à trou­ver un sens à la souf­france, un che­min de puri­fi­ca­tion et de matu­ra­tion, un che­min d’es­pé­rance. Accepter l’autre qui souffre signi­fie, en effet, assu­mer en quelque manière sa souf­france, de façon qu’elle devienne aus­si la mienne. Mais parce que main­te­nant elle est deve­nue souf­france par­ta­gée, dans laquelle il y a la pré­sence d’un autre, cette souf­france est péné­trée par la lumière de l’a­mour. La parole latine con-​solatio, conso­la­tion, l’ex­prime de manière très belle, sug­gé­rant un être-​avec dans la soli­tude, qui alors n’est plus soli­tude. Ou encore la capa­ci­té d’ac­cep­ter la souf­france par amour du bien, de la véri­té et de la jus­tice est consti­tu­tive de la mesure de l’hu­ma­ni­té, parce que si, en défi­ni­tive, mon bien-​être, mon inté­gri­té sont plus impor­tants que la véri­té et la jus­tice, alors la domi­na­tion du plus fort l’emporte ; alors règnent la vio­lence et le men­songe. La véri­té et la jus­tice doivent être au-​dessus de mon confort et de mon inté­gri­té phy­sique, autre­ment ma vie elle-​même devient men­songe. Et enfin, le « oui » à l’a­mour est aus­si source de souf­france, parce que l’a­mour exige tou­jours de sor­tir de mon moi, où je me laisse émon­der et bles­ser. L’amour ne peut nul­le­ment exis­ter sans ce renon­ce­ment qui m’est aus­si dou­lou­reux à moi-​même, autre­ment il devient pur égoïsme et, de ce fait, il s’an­nule lui-​même comme tel.

39. Souffrir avec l’autre, pour les autres ; souf­frir par amour de la véri­té et de la jus­tice ; souf­frir à cause de l’a­mour et pour deve­nir une per­sonne qui aime vrai­ment – ce sont des élé­ments fon­da­men­taux d’hu­ma­ni­té ; leur aban­don détrui­rait l’homme lui-​même. Mais encore une fois sur­git la ques­tion : en sommes-​nous capables ? L’autre est-​il suf­fi­sam­ment impor­tant pour que je devienne pour lui une per­sonne qui souffre ? La véri­té est-​elle pour moi si impor­tante pour payer la souf­france ? La pro­messe de l’a­mour est-​elle si grande pour jus­ti­fier le don de moi-​même ? À la foi chré­tienne, dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, revient jus­te­ment ce mérite d’a­voir sus­ci­té dans l’homme d’une manière nou­velle et à une pro­fon­deur nou­velle la capa­ci­té de souf­frir de la sorte, qui est déci­sive pour son huma­ni­té. La foi chré­tienne nous a mon­tré que véri­té, jus­tice, amour ne sont pas sim­ple­ment des idéaux, mais des réa­li­tés de très grande den­si­té. Elle nous a mon­tré en effet que Dieu – la Vérité et l’Amour en per­sonne – a vou­lu souf­frir pour nous et avec nous. Bernard de Clairvaux a for­gé l’ex­pres­sion mer­veilleuse : Impassibilis est Deus, sed non incom­pas­si­bi­lis,[29] Dieu ne peut pas souf­frir, mais il peut com­pa­tir. L’homme a pour Dieu une valeur si grande que Lui-​même s’est fait homme pour pou­voir com­pa­tir avec l’homme de manière très réelle, dans la chair et le sang, comme cela nous est mon­tré dans le récit de la Passion de Jésus. De là, dans toute souf­france humaine est entré quel­qu’un qui par­tage la souf­france et la patience ; de là se répand dans toute souf­france la con-​solatio ; la conso­la­tion de l’a­mour qui vient de Dieu et ain­si sur­git l’é­toile de l’es­pé­rance. Certainement, dans nos mul­tiples souf­frances et épreuves nous avons tou­jours besoin aus­si de nos petites ou de nos grandes espé­rances – d’une visite bien­veillante, de la gué­ri­son des bles­sures internes et externes, de la solu­tion posi­tive d’une crise, et ain­si de suite. Dans les petites épreuves, ces formes d’es­pé­rance peuvent aus­si être suf­fi­santes. Mais dans les épreuves vrai­ment lourdes, où je dois faire mienne la déci­sion défi­ni­tive de pla­cer la véri­té avant le bien-​être, la car­rière, la pos­ses­sion, la cer­ti­tude de la véri­table, de la grande espé­rance, dont nous avons par­lé, devient néces­saire. Pour cela nous avons aus­si besoin de témoins, de mar­tyrs, qui se sont tota­le­ment don­nés, pour qu’ils puissent nous le mon­trer – jour après jour. Nous en avons besoin pour pré­fé­rer, même dans les petits choix de la vie quo­ti­dienne, le bien à la com­mo­di­té – sachant que c’est jus­te­ment ain­si que nous vivons vrai­ment notre vie. Disons-​le encore une fois : la capa­ci­té de souf­frir par amour de la véri­té est la mesure de l’hu­ma­ni­té ; cepen­dant, cette capa­ci­té de souf­frir dépend du genre et de la mesure de l’es­pé­rance que nous por­tons en nous et sur laquelle nous construi­sons. Les saints ont pu par­cou­rir le grand che­min de l’être-​homme à la façon dont le Christ l’a par­cou­ru avant nous, parce qu’ils étaient rem­plis de la grande espérance.

40. Je vou­drais encore ajou­ter une petite anno­ta­tion qui n’est pas du tout insi­gni­fiante pour les évé­ne­ments de chaque jour. La pen­sée de pou­voir « offrir » les petites peines du quo­ti­dien, qui nous touchent tou­jours de nou­veau comme des piqûres plus ou moins désa­gréables, leur attri­buant ain­si un sens, était une forme de dévo­tion, peut-​être moins pra­ti­quée aujourd’­hui, mais encore très répan­due il n’y a pas si long­temps. Dans cette dévo­tion, il y avait cer­tai­ne­ment des choses exa­gé­rées et peut-​être aus­si mal­saines, mais il faut se deman­der si quelque chose d’es­sen­tiel qui pour­rait être une aide n’y était pas conte­nu de quelque manière. Que veut dire « offrir » ? Ces per­sonnes étaient convain­cues de pou­voir insé­rer dans la grande com­pas­sion du Christ leurs petites peines, qui entraient ain­si d’une cer­taine façon dans le tré­sor de com­pas­sion dont le genre humain a besoin. De cette manière aus­si les petits ennuis du quo­ti­dien pour­raient acqué­rir un sens et contri­buer à l’é­co­no­mie du bien, de l’a­mour entre les hommes. Peut-​être devrions-​nous nous deman­der vrai­ment si une telle chose ne pour­rait pas rede­ve­nir une pers­pec­tive judi­cieuse pour nous aussi.

III. Le Jugement comme lieu d’apprentissage et d’exercice de l’espérance

41. Dans le grand Credo de l’Église, la par­tie cen­trale, qui traite du mys­tère du Christ à par­tir de sa nais­sance éter­nelle du Père et de sa nais­sance tem­po­relle de la Vierge Marie pour arri­ver par la croix et la résur­rec­tion jus­qu’à son retour, se conclut par les paroles : « Il revien­dra dans la gloire pour juger les vivants et les morts ». Déjà dès les tout pre­miers temps, la pers­pec­tive du Jugement a influen­cé les chré­tiens jusque dans leur vie quo­ti­dienne en tant que cri­tère per­met­tant d’or­don­ner la vie pré­sente, comme appel à leur conscience et, en même temps, comme espé­rance dans la jus­tice de Dieu. La foi au Christ n’a jamais seule­ment regar­dé en arrière ni jamais seule­ment vers le haut, mais tou­jours aus­si en avant vers l’heure de la jus­tice que le Seigneur avait annon­cée plu­sieurs fois. Ce regard en avant a confé­ré au chris­tia­nisme son impor­tance pour le pré­sent. Dans la struc­ture des édi­fices sacrés chré­tiens, qui vou­laient rendre visible l’am­pleur his­to­rique et cos­mique de la foi au Christ, il devint habi­tuel de repré­sen­ter sur le côté orien­tal le Seigneur qui revient comme roi – l’i­mage de l’es­pé­rance –, sur le côté occi­den­tal, par contre, le juge­ment final comme image de la res­pon­sa­bi­li­té pour notre exis­tence, une repré­sen­ta­tion qui regar­dait et accom­pa­gnait les fidèles sur le che­min de leur vie quo­ti­dienne. Cependant, dans le déve­lop­pe­ment de l’i­co­no­gra­phie, on a ensuite don­né tou­jours plus d’im­por­tance à l’as­pect mena­çant et lugubre du Jugement, qui évi­dem­ment fas­ci­nait les artistes plus que la splen­deur de l’es­pé­rance, sou­vent exces­si­ve­ment cachée sous la menace.

42. À l’é­poque moderne, la pré­oc­cu­pa­tion du Jugement final s’es­tompe : la foi chré­tienne est indi­vi­dua­li­sée et elle est orien­tée sur­tout vers le salut per­son­nel de l’âme ; la réflexion sur l’his­toire uni­ver­selle, au contraire, est en grande par­tie domi­née par la pré­oc­cu­pa­tion du pro­grès. Toutefois, le conte­nu fon­da­men­tal de l’at­tente du juge­ment n’a pas sim­ple­ment dis­pa­ru. Maintenant il prend une forme tota­le­ment dif­fé­rente. L’athéisme des XIXe et XXe siècles est, selon ses racines et sa fina­li­té, un mora­lisme : une pro­tes­ta­tion contre les injus­tices du monde et de l’his­toire uni­ver­selle. Un monde dans lequel existe une telle quan­ti­té d’in­jus­tice, de souf­france des inno­cents et de cynisme du pou­voir ne peut être l’œuvre d’un Dieu bon. Le Dieu qui aurait la res­pon­sa­bi­li­té d’un monde sem­blable ne serait pas un Dieu juste et encore moins un Dieu bon. C’est au nom de la morale qu’il faut contes­ter ce Dieu. Puisqu’il n’y a pas de Dieu qui crée une jus­tice, il semble que l’homme lui-​même soit main­te­nant appe­lé à éta­blir la jus­tice. Si face à la souf­france de ce monde la pro­tes­ta­tion contre Dieu est com­pré­hen­sible, la pré­ten­tion que l’hu­ma­ni­té puisse et doive faire ce qu’au­cun Dieu ne fait ni est en mesure de faire est pré­somp­tueuse et fon­da­men­ta­le­ment fausse. Que d’une telle pré­ten­tion s’en­suivent les plus grandes cruau­tés et les plus grandes vio­la­tions de la jus­tice n’est pas un hasard, mais est fon­dé sur la faus­se­té intrin­sèque de cette pré­ten­tion. Un monde qui doit se créer de lui-​même sa jus­tice est un monde sans espé­rance. Personne ni rien ne répond pour la souf­france des siècles. Personne ni rien ne garan­tit que le cynisme du pou­voir – sous quelque habillage idéo­lo­gique conqué­rant qu’il se pré­sente – ne conti­nue­ra à com­man­der dans le monde. Ainsi les grands pen­seurs de l’é­cole de Francfort, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, ont cri­ti­qué de la même façon l’a­théisme et le théisme. Horkheimer a radi­ca­le­ment exclu que puisse être trou­vé un quel­conque suc­cé­da­né imma­nent pour Dieu, refu­sant cepen­dant en même temps l’i­mage du Dieu bon et juste. Dans une radi­ca­li­sa­tion extrême de l’in­ter­dit vétéro-​testamentaire des images, il parle de la « nos­tal­gie du tota­le­ment autre » qui demeure inac­ces­sible – un cri du désir adres­sé à l’his­toire uni­ver­selle. De même, Adorno s’est confor­mé réso­lu­ment à ce refus de toute image qui, pré­ci­sé­ment, exclut aus­si l”« image » du Dieu qui aime. Mais il a aus­si tou­jours de nou­veau sou­li­gné cette dia­lec­tique « néga­tive » et il a affir­mé que la jus­tice, une vraie jus­tice, deman­de­rait un monde « dans lequel non seule­ment la souf­france pré­sente serait anéan­tie, mais où serait aus­si révo­qué ce qui est irré­mé­dia­ble­ment pas­sé ».[30] Cependant, cela signi­fie­rait – expri­mé en sym­boles posi­tifs et donc pour lui inap­pro­priés – que la jus­tice ne peut être pour nous sans résur­rec­tion des morts. Néanmoins, une telle pers­pec­tive com­por­te­rait « la résur­rec­tion de la chair, une chose qui est tou­jours res­tée étran­gère à l’i­déa­lisme, au règne de l’es­prit abso­lu ».[31]

43. Du refus rigou­reux de toute image, qui fait par­tie du pre­mier Commandement de Dieu (cf. Ex 20, 4), le chré­tien lui aus­si peut et doit apprendre tou­jours de nou­veau. La véri­té de la théo­lo­gie néga­tive a été mise en évi­dence au IVe Concile du Latran, qui a décla­ré expli­ci­te­ment que, aus­si grande que puisse être la res­sem­blance consta­tée entre le Créateur et la créa­ture, la dis­sem­blance est tou­jours plus grande entre eux.[32] Pour le croyant, cepen­dant, le renon­ce­ment à toute image ne peut aller jus­qu’à devoir s’ar­rê­ter, comme le vou­draient Horkheimer et Adorno, au « non » des deux thèses, au théisme et à l’a­théisme. Dieu lui-​même s’est don­né une « image » : dans le Christ qui s’est fait homme. En Lui, le Crucifié, la néga­tion des fausses images de Dieu est por­tée à l’ex­trême. Maintenant Dieu révèle son propre Visage dans la figure du souf­frant qui par­tage la condi­tion de l’homme aban­don­né de Dieu, la pre­nant sur lui. Ce souf­frant inno­cent est deve­nu espérance-​certitude : Dieu existe et Dieu sait créer la jus­tice d’une manière que nous ne sommes pas capables de conce­voir et que, cepen­dant, dans la foi nous pou­vons pres­sen­tir. Oui, la résur­rec­tion de la chair existe.[33] Une jus­tice existe.[34] La « révo­ca­tion » de la souf­france pas­sée, la répa­ra­tion qui réta­blit le droit existent. C’est pour­quoi la foi dans le Jugement final est avant tout et sur­tout espé­rance – l’es­pé­rance dont la néces­si­té a jus­te­ment été ren­due évi­dente dans les bou­le­ver­se­ments des der­niers siècles. Je suis convain­cu que la ques­tion de la jus­tice consti­tue l’ar­gu­ment essen­tiel, en tout cas l’ar­gu­ment le plus fort, en faveur de la foi dans la vie éter­nelle. Le besoin seule­ment indi­vi­duel d’une satis­fac­tion qui dans cette vie nous est refu­sée, de l’im­mor­ta­li­té de l’a­mour que nous atten­dons, est cer­tai­ne­ment un motif impor­tant pour croire que l’homme est fait pour l’é­ter­ni­té, mais seule­ment en liai­son avec le fait qu’il est impos­sible que l’in­jus­tice de l’his­toire soit la parole ultime, la néces­si­té du retour du Christ et de la vie nou­velle devient tota­le­ment convaincante.

44. La pro­tes­ta­tion contre Dieu au nom de la jus­tice ne sert à rien. Un monde sans Dieu est un monde sans espé­rance (cf. Ep 2, 12). Seul Dieu peut créer la jus­tice. Et la foi nous donne la cer­ti­tude qu’Il le fait. L’image du Jugement final est en pre­mier lieu non pas une image ter­ri­fiante, mais une image d’es­pé­rance ; pour nous peut-​être même l’i­mage déci­sive de l’es­pé­rance. Mais n’est-​ce pas aus­si une image de crainte ? Je dirais : c’est une image qui appelle à la res­pon­sa­bi­li­té. Une image, donc, de cette crainte dont saint Hilaire dit que cha­cune de nos craintes a sa place dans l’amour.[35] Dieu est jus­tice et crée la jus­tice. C’est cela notre conso­la­tion et notre espé­rance. Mais dans sa jus­tice il y a aus­si en même temps la grâce. Nous le savons en tour­nant notre regard vers le Christ cru­ci­fié et res­sus­ci­té. Justice et grâce doivent toutes les deux être vues dans leur juste rela­tion inté­rieure. La grâce n’ex­clut pas la jus­tice. Elle ne change pas le tort en droit. Ce n’est pas une éponge qui efface tout, de sorte que tout ce qui s’est fait sur la terre finisse par avoir tou­jours la même valeur. Par exemple, dans son roman « Les frères Karamazov », Dostoïevski a pro­tes­té avec rai­son contre une telle typo­lo­gie du ciel et de la grâce. À la fin, au ban­quet éter­nel, les méchants ne sié­ge­ront pas indis­tinc­te­ment à table à côté des vic­times, comme si rien ne s’é­tait pas­sé. Je vou­drais sur ce point citer un texte de Platon qui exprime un pres­sen­ti­ment du juste juge­ment qui, en grande par­tie, demeure vrai et salu­taire, pour le chré­tien aus­si. Même avec des images mytho­lo­giques, qui cepen­dant rendent la véri­té avec une claire évi­dence, il dit qu’à la fin les âmes seront nues devant le juge. Alors ce qu’elles étaient dans l’his­toire ne comp­te­ra plus, mais seule­ment ce qu’elles sont en véri­té. « Souvent, met­tant la main sur le Grand Roi ou sur quelque autre prince ou dynaste, il constate qu’il n’y a pas une seule par­tie de saine dans son âme, qu’elle est toute lacé­rée et ulcé­rée par les par­jures et les injus­tices […], que tout est défor­mé par les men­songes et la vani­té, et que rien n’y est droit parce qu’elle a vécu hors de la véri­té, que la licence enfin, la mol­lesse, l’or­gueil, l’in­tem­pé­rance de sa conduite l’ont rem­pli de désordre et de lai­deur : à cette vue, Rhadamante l’en­voie aus­si­tôt déchue de ses droits, dans la pri­son, pour y subir les peines appro­priées […]; quel­que­fois, il voit une autre âme, qu’il recon­naît comme ayant vécu sain­te­ment dans le com­merce de la véri­té. […] Il en admire la beau­té et l’en­voie aux îles des Bienheureux ».[36] Dans la para­bole du riche bon vivant et du pauvre Lazare (cf. Lc 16, 19–31), Jésus nous a pré­sen­té en aver­tis­se­ment l’i­mage d’une telle âme rava­gée par l’ar­ro­gance et par l’o­pu­lence, qui a créé elle-​même un fos­sé infran­chis­sable entre elle et le pauvre ; le fos­sé de l’en­fer­me­ment dans les plai­sirs maté­riels ; le fos­sé de l’ou­bli de l’autre, de l’in­ca­pa­ci­té d’aimer, qui se trans­forme main­te­nant en une soif ardente et désor­mais irré­mé­diable. Nous devons rele­ver ici que Jésus dans cette para­bole ne parle pas du des­tin défi­ni­tif après le Jugement uni­ver­sel, mais il reprend une concep­tion qui se trouve, entre autre, dans le judaïsme ancien, à savoir la concep­tion d’une condi­tion inter­mé­diaire entre mort et résur­rec­tion, un état dans lequel la sen­tence der­nière manque encore.

45. Cette idée vétéro-​juive de la condi­tion inter­mé­diaire inclut l’i­dée que les âmes ne se trouvent pas sim­ple­ment dans une sorte de déten­tion pro­vi­soire, mais subissent déjà une puni­tion, comme le montre la para­bole du riche bon vivant, ou au contraire jouissent déjà de formes pro­vi­soires de béa­ti­tude. Et enfin il y a aus­si l’i­dée que, dans cet état, sont pos­sibles des puri­fi­ca­tions et des gué­ri­sons qui rendent l’âme mûre pour la com­mu­nion avec Dieu. L’Église pri­mi­tive a repris ces concep­tions, à par­tir des­quelles ensuite, dans l’Église occi­den­tale, s’est déve­lop­pée petit à petit la doc­trine du pur­ga­toire. Nous n’a­vons pas besoin de faire ici un exa­men des che­mins his­to­riques com­pli­qués de ce déve­lop­pe­ment ; demandons-​nous seule­ment de quoi il s’a­git réel­le­ment. Avec la mort, le choix de vie fait par l’homme devient défi­ni­tif – sa vie est devant le Juge. Son choix, qui au cours de toute sa vie a pris forme, peut avoir diverses carac­té­ris­tiques. Il peut y avoir des per­sonnes qui ont détruit tota­le­ment en elles le désir de la véri­té et la dis­po­ni­bi­li­té à l’a­mour. Des per­sonnes en qui tout est deve­nu men­songe ; des per­sonnes qui ont vécu pour la haine et qui en elles-​mêmes ont pié­ti­né l’a­mour. C’est une pers­pec­tive ter­rible, mais cer­tains per­son­nages de notre his­toire laissent entre­voir de façon effroyable des pro­fils de ce genre. Dans de sem­blables indi­vi­dus, il n’y aurait plus rien de remé­diable et la des­truc­tion du bien serait irré­vo­cable : c’est cela qu’on indique par le mot « enfer ».[37] D’autre part, il peut y avoir des per­sonnes très pures, qui se sont lais­sées entiè­re­ment péné­trer par Dieu et qui, par consé­quent, sont tota­le­ment ouvertes au pro­chain – per­sonnes dont la com­mu­nion avec Dieu oriente dès main­te­nant l’être tout entier et dont le fait d’al­ler vers Dieu conduit seule­ment à l’ac­com­plis­se­ment de ce qu’elles sont désormais.[38]

46. Selon nos expé­riences, cepen­dant, ni un cas ni l’autre ne sont la nor­ma­li­té dans l’exis­tence humaine. Chez la plu­part des hommes – comme nous pou­vons le pen­ser – demeure pré­sente au plus pro­fond de leur être une ultime ouver­ture inté­rieure pour la véri­té, pour l’a­mour, pour Dieu. Mais, dans les choix concrets de vie, elle est recou­verte depuis tou­jours de nou­veaux com­pro­mis avec le mal – beau­coup de sale­té recouvre la pure­té, dont cepen­dant la soif demeure et qui, mal­gré cela, émerge tou­jours de nou­veau de toute la bas­sesse et demeure pré­sente dans l’âme. Qu’advient-​il de tels indi­vi­dus lors­qu’ils com­pa­raissent devant le juge ? Toutes les choses sales qu’ils ont accu­mu­lées dans leur vie deviendront-​elles d’un coup insi­gni­fiantes ? Ou qu’arrivera-​t-​il d’autre ? Dans la Première lettre aux Corinthiens, saint Paul nous donne une idée de l’im­pact dif­fé­rent du juge­ment de Dieu sur l’homme selon son état. Il le fait avec des images qui veulent en quelque sorte expri­mer l’in­vi­sible, sans que nous puis­sions trans­for­mer ces images en concepts – sim­ple­ment parce que nous ne pou­vons pas jeter un regard dans le monde d’au delà de la mort et parce que nous n’en avons aucune expé­rience. Paul dit avant tout de l’ex­pé­rience chré­tienne qu’elle est construite sur un fon­de­ment com­mun : Jésus Christ. Ce fon­de­ment résiste. Si nous sommes demeu­rés fermes sur ce fon­de­ment et que nous avons construit sur lui notre vie, nous savons que ce fon­de­ment ne peut plus être enle­vé, pas même dans la mort. Puis Paul conti­nue : « On peut pour­suivre la construc­tion avec de l’or, de l’argent ou de la belle pierre, avec du bois, de l’herbe ou du chaume, mais l’ou­vrage de cha­cun sera mis en pleine lumière au jour du juge­ment. Car cette révé­la­tion se fera par le feu, et c’est le feu qui per­met­tra d’ap­pré­cier la qua­li­té de l’ou­vrage de cha­cun. Si l’ou­vrage construit par quel­qu’un résiste, celui-​là rece­vra un salaire ; s’il est détruit par le feu, il per­dra son salaire. Et lui-​même sera sau­vé, mais comme s’il était pas­sé à tra­vers un feu » (3, 12–15). Dans ce texte, en tout cas, il devient évident que le sau­ve­tage des hommes peut avoir des formes diverses ; que cer­taines choses édi­fiées peuvent brû­ler tota­le­ment ; que pour se sau­ver il faut tra­ver­ser soi-​même le « feu » afin de deve­nir défi­ni­ti­ve­ment capable de Dieu et de pou­voir prendre place à la table du ban­quet nup­tial éternel.

47. Certains théo­lo­giens récents sont de l’a­vis que le feu qui brûle et en même temps sauve est le Christ lui-​même, le Juge et Sauveur. La ren­contre avec Lui est l’acte déci­sif du Jugement. Devant son regard s’é­va­nouit toute faus­se­té. C’est la ren­contre avec Lui qui, en nous brû­lant, nous trans­forme et nous libère pour nous faire deve­nir vrai­ment nous-​mêmes. Les choses édi­fiées durant la vie peuvent alors se révé­ler paille sèche, van­tar­dise vide et s’é­crou­ler. Mais dans la souf­france de cette ren­contre, où l’im­pur et le mal­sain de notre être nous appa­raissent évi­dents, se trouve le salut. Le regard du Christ, le bat­te­ment de son cœur nous gué­rissent grâce à une trans­for­ma­tion assu­ré­ment dou­lou­reuse, comme « par le feu ». Cependant, c’est une heu­reuse souf­france, dans laquelle le saint pou­voir de son amour nous pénètre comme une flamme, nous per­met­tant à la fin d’être tota­le­ment nous-​mêmes et par là tota­le­ment de Dieu. Ainsi se rend évi­dente aus­si la com­pé­né­tra­tion de la jus­tice et de la grâce : notre façon de vivre n’est pas insi­gni­fiante, mais notre sale­té ne nous tache pas éter­nel­le­ment, si du moins nous sommes demeu­rés ten­dus vers le Christ, vers la véri­té et vers l’a­mour. En fin de compte, cette sale­té a déjà été brû­lée dans la Passion du Christ. Au moment du Jugement, nous expé­ri­men­tons et nous accueillons cette domi­na­tion de son amour sur tout le mal dans le monde et en nous. La souf­france de l’a­mour devient notre salut et notre joie. Il est clair que la « durée » de cette brû­lure qui trans­forme, nous ne pou­vons la cal­cu­ler avec les mesures chro­no­mé­triques de ce monde. Le « moment » trans­for­mant de cette ren­contre échappe au chro­no­mé­trage ter­restre – c’est le temps du cœur, le temps du « pas­sage » à la com­mu­nion avec Dieu dans le Corps du Christ.[39] Le Jugement de Dieu est espé­rance, aus­si bien parce qu’il est jus­tice que parce qu’il est grâce. S’il était seule­ment grâce qui rend insi­gni­fiant tout ce qui est ter­restre, Dieu res­te­rait pour nous un débi­teur de la réponse à la ques­tion concer­nant la jus­tice – ques­tion déci­sive pour nous face à l’his­toire et face à Dieu lui-​même. S’il était pure jus­tice, il ne pour­rait être à la fin pour nous tous qu’un motif de peur. L’incarnation de Dieu dans le Christ a tel­le­ment lié l’une à l’autre – jus­tice et grâce – que la jus­tice est éta­blie avec fer­me­té : nous atten­dons tous notre salut « dans la crainte de Dieu et en trem­blant » (Ph 2, 12). Malgré cela, la grâce nous per­met à tous d’es­pé­rer et d’al­ler pleins de confiance à la ren­contre du Juge que nous connais­sons comme notre « avo­cat » (parak­le­tos) (cf. 1 Jn 2, 1).

48. Un motif doit encore être men­tion­né ici, parce qu’il est impor­tant pour la pra­tique de l’es­pé­rance chré­tienne. Dans le judaïsme ancien, il existe aus­si l’i­dée qu’on peut venir en aide aux défunts dans leur condi­tion inter­mé­diaire par la prière (cf. par exemple 2 M 12, 38–45 : 1er s. av. JC). La pra­tique cor­res­pon­dante a été adop­tée très spon­ta­né­ment par les chré­tiens et elle est com­mune à l’Église orien­tale et occi­den­tale. L’Orient ignore la souf­france puri­fi­ca­trice et expia­trice des âmes dans « l’au-​delà », mais il connaît divers degrés de béa­ti­tude ou aus­si de souf­france dans la condi­tion inter­mé­diaire. Cependant, grâce à l’Eucharistie, à la prière et à l’au­mône, « repos et fraî­cheur » peuvent être don­nés aux âmes des défunts. Que l’a­mour puisse par­ve­nir jus­qu’à l’au-​delà, que soit pos­sible un mutuel don­ner et rece­voir, dans lequel les uns et les autres demeurent unis par des liens d’af­fec­tion au delà des limites de la mort – cela a été une convic­tion fon­da­men­tale de la chré­tien­té à tra­vers tous les siècles et reste aus­si aujourd’­hui une expé­rience récon­for­tante. Qui n’é­prou­ve­rait le besoin de faire par­ve­nir à ses proches déjà par­tis pour l’au-​delà un signe de bon­té, de gra­ti­tude ou encore de demande de par­don ? À pré­sent on pour­rait enfin se deman­der : si le « pur­ga­toire » consiste sim­ple­ment à être puri­fié par le feu dans la ren­contre avec le Seigneur, Juge et Sauveur, com­ment alors une tierce per­sonne peut-​elle inter­ve­nir, même si elle est par­ti­cu­liè­re­ment proche de l’autre ? Quand nous posons une telle ques­tion, nous devrions nous rendre compte qu’au­cun homme n’est une monade fer­mée sur elle-​même. Nos exis­tences sont en pro­fonde com­mu­nion entre elles, elles sont reliées l’une à l’autre au moyen de mul­tiples inter­ac­tions. Nul ne vit seul. Nul ne pèche seul. Nul n’est sau­vé seul. Continuellement la vie des autres entre dans ma vie : en ce que je pense, je dis, je fais, je réa­lise. Et vice-​versa, ma vie entre dans celle des autres : dans le mal comme dans le bien. Ainsi mon inter­ces­sion pour quel­qu’un n’est pas du tout quelque chose qui lui est étran­ger, exté­rieur, pas même après la mort. Dans l’inter-​relation de l’être, le remer­cie­ment que je lui adresse, ma prière pour lui peuvent signi­fier une petite étape de sa puri­fi­ca­tion. Et avec cela il n’y a pas besoin de conver­tir le temps ter­restre en temps de Dieu : dans la com­mu­nion des âmes le simple temps ter­restre est dépas­sé. Il n’est jamais trop tard pour tou­cher le cœur de l’autre et ce n’est jamais inutile. Ainsi s’é­claire ulté­rieu­re­ment un élé­ment impor­tant du concept chré­tien d’es­pé­rance. Notre espé­rance est tou­jours essen­tiel­le­ment aus­si espé­rance pour les autres ; c’est seule­ment ain­si qu’elle est vrai­ment espé­rance pour moi.[40] En tant que chré­tiens nous ne devrions jamais nous deman­der seule­ment : com­ment puis-​je me sau­ver moi-​même ? Nous devrions aus­si nous deman­der : que puis-​je faire pour que les autres soient sau­vés et que sur­gisse aus­si pour les autres l’é­toile de l’es­pé­rance ? Alors j’au­rai fait le maxi­mum pour mon salut personnel.

Marie, étoile de l’espérance

49. Par une hymne du VIIe ‑IXe siècle, donc depuis plus de mille ans, l’Église salue Marie, Mère de Dieu, comme « étoile de la mer » : Ave maris stel­la. La vie humaine est un che­min. Vers quelle fin ? Comment en trouvons-​nous la route ? La vie est comme un voyage sur la mer de l’his­toire, sou­vent obs­cur et dans l’o­rage, un voyage dans lequel nous scru­tons les astres qui nous indiquent la route. Les vraies étoiles de notre vie sont les per­sonnes qui ont su vivre dans la droi­ture. Elles sont des lumières d’es­pé­rance. Certes, Jésus Christ est la lumière par anto­no­mase, le soleil qui se lève sur toutes les ténèbres de l’his­toire. Mais pour arri­ver jus­qu’à Lui nous avons besoin aus­si de lumières proches – de per­sonnes qui donnent une lumière en la tirant de sa lumière et qui offrent ain­si une orien­ta­tion pour notre tra­ver­sée. Et quelle per­sonne pour­rait plus que Marie être pour nous l’é­toile de l’es­pé­rance – elle qui par son « oui » ouvrit à Dieu lui-​même la porte de notre monde ; elle qui devint la vivante Arche de l’Alliance, dans laquelle Dieu se fit chair, devint l’un de nous, plan­ta sa tente au milieu de nous (cf. Jn 1, 14)? C’est ain­si que nous nous adres­sons à elle :

50. Sainte Marie, tu appar­te­nais aux âmes humbles et grandes en Israël qui, comme Syméon, atten­daient « la conso­la­tion d’Israël » (Lc 2, 25) et qui, comme Anne, atten­daient « la déli­vrance de Jérusalem » (Lc 2, 38). Tu vivais en contact intime avec les Saintes Écritures d’Israël, qui par­laient de l’es­pé­rance – de la pro­messe faite à Abraham et à sa des­cen­dance (cf. Lc 1, 55). Ainsi nous com­pre­nons la sainte crainte qui t’as­saillit quand l’ange du Seigneur entra dans ta mai­son et te dit que tu met­trais au jour Celui qui était l’es­pé­rance d’Israël et l’at­tente du monde. Par toi, par ton « oui », l’es­pé­rance des mil­lé­naires devait deve­nir réa­li­té, entrer dans ce monde et dans son his­toire. Toi tu t’es incli­née devant la gran­deur de cette mis­sion et tu as dit « oui » : « Voici la ser­vante du Seigneur ; que tout se passe pour moi selon ta parole » (Lc 1, 38). Quand rem­plie d’une sainte joie tu as tra­ver­sé en hâte les monts de Judée pour rejoindre ta parente Élisabeth, tu devins l’i­mage de l’Église à venir qui, dans son sein, porte l’es­pé­rance du monde à tra­vers les monts de l’his­toire. Mais à côté de la joie que, dans ton Magnificat, par les paroles et par le chant tu as répan­due dans les siècles, tu connais­sais éga­le­ment les affir­ma­tions obs­cures des pro­phètes sur la souf­france du ser­vi­teur de Dieu en ce monde. Sur la nais­sance dans l’é­table de Bethléem brilla la splen­deur des anges qui por­taient la bonne nou­velle aux ber­gers, mais en même temps on a par trop fait en ce monde l’ex­pé­rience de la pau­vre­té de Dieu. Le vieillard Syméon te par­la de l’é­pée qui trans­per­ce­rait ton cœur (cf. Lc 2, 35), du signe de contra­dic­tion que ton Fils serait dans ce monde. Quand ensuite com­men­ça l’ac­ti­vi­té publique de Jésus, tu as dû te mettre à l’é­cart, afin que puisse gran­dir la nou­velle famille, pour la consti­tu­tion de laquelle Il était venu et qui devait se déve­lop­per avec l’ap­port de ceux qui écou­te­raient et obser­ve­raient sa parole (cf. Lc 11, 27s.). Malgré toute la gran­deur et la joie des tout débuts de l’ac­ti­vi­té de Jésus, toi, tu as dû faire, déjà dans la syna­gogue de Nazareth, l’ex­pé­rience de la véri­té de la parole sur le « signe de contra­dic­tion » (cf. Lc 4, 28ss). Ainsi tu as vu le pou­voir gran­dis­sant de l’hos­ti­li­té et du refus qui pro­gres­si­ve­ment allait s’af­fir­mant autour de Jésus jus­qu’à l’heure de la croix, où tu devais voir le Sauveur du monde, l’hé­ri­tier de David, le Fils de Dieu mou­rir comme quel­qu’un qui a échoué, expo­sé à la risée, par­mi les délin­quants. Tu as alors accueilli la parole : « Femme, voi­ci ton fils ! » (Jn 19, 26). De la croix tu reçus une nou­velle mis­sion. À par­tir de la croix tu es deve­nue mère d’une manière nou­velle : mère de tous ceux qui veulent croire en ton Fils Jésus et le suivre. L’épée de dou­leur trans­per­ça ton cœur. L’espérance était-​elle morte ? Le monde était-​il res­té défi­ni­ti­ve­ment sans lumière, la vie sans but ? À cette heure, pro­ba­ble­ment, au plus intime de toi-​même, tu auras écou­té de nou­veau la parole de l’ange, par laquelle il avait répon­du à ta crainte au moment de l’Annonciation : « Sois sans crainte, Marie ! » (Lc 1, 30). Que de fois le Seigneur, ton fils, avait dit la même chose à ses dis­ciples : N’ayez pas peur ! Dans la nuit du Golgotha, tu as enten­du de nou­veau cette parole. À ses dis­ciples, avant l’heure de la tra­hi­son, il avait dit : « Ayez confiance : moi, je suis vain­queur du monde » (Jn 16, 33). « Ne soyez donc pas bou­le­ver­sés et effrayés » (Jn 14, 27). « Sois sans crainte, Marie ! » À l’heure de Nazareth l’ange t’a­vait dit aus­si : « Son règne n’au­ra pas de fin » (Lc 1, 33). Il était peut-​être fini avant de com­men­cer ? Non, près de la croix, sur la base de la parole même de Jésus, tu étais deve­nue la mère des croyants. Dans cette foi, qui était aus­si, dans l’obs­cu­ri­té du Samedi Saint, cer­ti­tude de l’es­pé­rance, tu es allée à la ren­contre du matin de Pâques. La joie de la résur­rec­tion a tou­ché ton cœur et t’a unie de manière nou­velle aux dis­ciples, appe­lés à deve­nir la famille de Jésus par la foi. Ainsi, tu fus au milieu de la com­mu­nau­té des croyants qui, les jours après l’Ascension, priaient d’un seul cœur pour le don du Saint-​Esprit (cf. Ac 1, 14) et qui le reçurent au jour de la Pentecôte. Le « règne » de Jésus était dif­fé­rent de ce que les hommes avaient pu ima­gi­ner. Ce « règne » com­men­çait à cette heure et n’au­rait jamais de fin. Ainsi tu demeures au milieu des dis­ciples comme leur Mère, comme Mère de l’es­pé­rance. Sainte Marie, Mère de Dieu, notre Mère, enseigne-​nous à croire, à espé­rer et à aimer avec toi. Indique-​nous le che­min vers son règne ! Étoile de la mer, brille sur nous et conduis-​nous sur notre route !

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 30 novembre 2007, fête de saint André Apôtre, en la troi­sième année de mon Pontificat.

BENEDICTUS PP. XVI

Notes

  • [1]Corpus Inscriptionum Latinarum, vol. VI, n. 26003.
  • [2]Cf. Poèmes dog­ma­tiques V, 53–64 : PG 37, 428–429.
  • [3]Cf. Catéchisme de l’Église catho­lique, nn. 1817–1821.
  • [4]Somme théo­lo­gique, IIa-​IIæ q. 4, a. 1.
  • [5]Köster H. : ThWNT VIII (1969), p. 585
  • [6]Homélie pour la mort de son frère Saturus, II, 47 : CSEL 73, 274.
  • [7]Ibid., II, 46 : CSEL 73, 273.
  • [8]Cf. Lettre 130 à Proba sur la prière 14, 25–15, 28 : CSEL 44, 68–73.
  • [9]Cf. Catéchisme de l’Église catho­lique, n. 1025.
  • [10]Jean Giono, Les vraies richesses, Paris (1936), Préface, in Henri de Lubac, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, Paris (1983), p. VII.
  • [11]Lettre 130 à Proba sur la prière, 13, 24 : CSEL 44, 67.
  • [12]Sententiae III, 118 : CCL 6/​2, p. 215.
  • [13]Cf. ibid. III, 71 : CCL 6/​2, pp. 107–108.
  • [14]Novum Organum I, 117.
  • [15]Cf. ibid. I, 129.
  • [16]Cf. New Atlantis.
  • [17]In Werke IV, W. Weischedel dir. (1956), p. 777 : La doc­trine phi­lo­so­phique de la reli­gion, III, I, VII : Œuvres phi­lo­so­phiques III, La Pléiade, Paris (1986), p. 140. Les pages sur la Victoire du bien consti­tue, on le sait, le troi­sième cha­pitre de l’écrit Die Religion inne­rhalb der Grenzen der bloβen Vernunft (La reli­gion dans les limites de la rai­son), publié par Kant en 1793.
  • [18]Kant Immanuel, Das Ende aller Dinge : in Werke IV, W. Weischedel dir. (1964), p. 190 : La fin de toutes choses. Remarque : Œuvres phi­lo­so­phiques III, La Pléiade, Paris (1986), pp. 324–325.
  • [19]Chapitres sur la cha­ri­té, Centurie I, ch. 1 : PG 90, 965 : SCh 9, Paris (1943), p. 73.
  • [20]Cf. ibid.: PG 90, 962–966 : SCh 9 (1943), pp. 69–75.
  • [21]Confessions X, 43, 70 : CSEL 33, 279 : Œuvres, Paris (1998), p. 1028.
  • [22]Sermon 340, 3 : PL 38, 1484 ; cf. Frederik Van der Meer, Saint Augustin, Pasteur d’âmes, Colmar-​Paris (1959), pp. 407–408.
  • [23]Sermon 339, 4 : PL 38, 1481.
  • [24]Confessions X, 43, 69 : Œuvres, Paris (1998), p. 1027.
  • [25]Cf. Catéchisme de l’Église catho­lique, n. 2657.
  • [26]Cf. In 1 Joannis 4, 6 : PL 35, 2008s : SCh 75, Paris (1961), pp. 231–233.
  • [27]Cf. Témoins de l’es­pé­rance, Montrouge, Nouvelle Cité (2000), pp. 157–159.
  • [28]Bréviaire romain, Office des Lectures, 24 novembre.
  • [29]Sermons sur le Cantique, Sermon 26, 5 : PL 183, 906.
  • [30]Cf. Negative Dialektik (1966) Troisième par­tie, III 11, in Gesammelte Schriften VI, Frankfurt/​Main (1973), p. 395.
  • [31]Ibid., Deuxième par­tie, p. 207.
  • [32]DS 806 : FC, n. 225.
  • [33]Cf. Catéchisme de l’Église catho­lique, nn. 988‑1004.
  • [34]Cf.ibid., n. 1040.
  • [35]Tractatus super Psalmos, Ps 127, 1–3 : CSEL 22, 628–630.
  • [36]Gorgias 525a-​526c : Les belles Lettres, Paris (1966), pp. 221–223.
  • [37]Cf. Catéchisme de l’Église catho­lique, nn. 1033–1037.
  • [38]Cf. ibid., nn. 1023–1029.
  • [39]Cf. Catéchisme de l’Église catho­lique, nn. 1030–1032.
  • [40]Cf. Catéchisme de l’Église catho­lique, n. 1032.
7 juillet 2007
Lettre apostolique, Motu Proprio, du Souverain Pontife Benoît XVI sur l’usage de la Liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970
  • Benoît XVI