Ce fut alors la guerre de 1939. J’étais dans une section de mitrailleuses : j’y fus aide tireur, puis tireur, enfin tireur d’élite. Quand l’offensive de l’armée allemande se déclencha, en 1940, nous étions dans les Ardennes. À un moment, nos munitions furent épuisées : nous fûmes alors un petit groupe à tenter de rejoindre le front sous la conduite du sergent Teillet. C’est alors que, le 18 juin, jour même de l’armistice, nous fûmes capturés. Nous étions peut-être quarante mille, Français, Arabes, Noirs ; nous fûmes rassemblés à Remilly, dans une sorte de marécage de deux hectares asséché par l’été. En creusant, on pouvait boire ; nous recevions une ration de nourriture par jour ; cela dura deux mois et ce fut très dur. Nous étions serrés les uns contre les autres. Il y avait les poux, et puis la faim qui nous épuisait jusqu’à l’évanouissement.
Cette étape prit fin, en ce qui me concerne, par une offre que les Allemands firent à ceux qui accepteraient de convoyer, par chemin de fer, des chevaux qu’ils avaient récupérés et qu’il s’agissait de conduire de Reims à Cologne, avec promesse de libération immédiate à l’arrivée. Bien sûr, cette promesse ne fut pas tenue et nous fûmes à notre tour convoyés vers un camp de prisonniers, un stalag, qui se trouvait près de Krefeld, un peu au nord de Cologne. J’y restais deux ans, et au bout de deux ans je partis de là en m’évadant.
AU STALAG VI J
Nous étions assez bien traités. Ce n’était pas un camp de concentration, mais une usine où nous devions travailler, fabriquer des sacs. Nous recevions même un petit salaire, un mark par jour. Cela me permit d’envoyer cinquante marks à ma mère pour contribuer à l’achèvement de la belle statue de Notre-Dame du Sacré-Cœur qui se trouve au Mas Rillier, tout près de Lyon, et qui domine tout le pays. Cependant il fallait travailler dur, sous la surveillance de gardiens qui avaient intérêt à bien nous tenir car, si quelque détenu s’évadait, on envoyait les geôliers sur le front russe et en première ligne. Des évasions, il y en eut beaucoup, mais peu d’entre elles réussirent. Pour s’enfuir, il ne fallait pas partir en groupe. Le mieux était de s’évader seul, de quitter la prison en pleine nuit, et de voyager le jour en habits civils.
Voici comment je réussis à m’évader. Pour scier les barreaux de la fenêtre, un camarade, ancien serrurier, me prêta une lime. Le moment favorable pour s’en servir, c’était, toutes les nuits, le passage des avions : car alors il y avait alerte, bruit des sirènes, et les Allemands se réfugiaient dans les abris. Une boussole m’était nécessaire. C’est ma future épouse qui me l’envoya, cachée dans un fromage. Le complet veston, je le pris au vestiaire. L’argent, j’en avais, puisqu’on nous payait et que nous ne pouvions rien acheter.
Je ne m’évadai qu’au bout de deux ans de stalag, le 20 juin 1942 ; il m’avait fallu tout ce temps pour me préparer. En plus de l’arabe, je savais maintenant l’allemand, que nos gardiens nous avaient appris, à force de nous crier dessus.
Trois couvertures nouées permirent d’abord de descendre de la fenêtre (car nous étions logés dans le grenier de l’usine). Une fois hors du bâtiment où je logeais, il me fallait franchir la porte de derrière, donnant sur l’extérieur. Un crochet fourni par mon camarade serrurier servit de passe-partout pour ouvrir la porte. La nourriture m’avait été fournie par des colis contenant des saucissons, du fromage et des biscuits que j’avais mis de côté. Comme mon complet était trop grand, tout était caché sous les vêtements : deux musettes, un bidon d’un litre, des serviettes.
LA PEUR D’ÊTRE REPRIS
Le pays par lequel je devais passer pour m’évader était la Rhénanie, où l’occupation française, dans les années 1920, avait laissé de bons souvenirs chez les habitants. Ces gens avaient pitié de nous, ils nous auraient bien donné à manger s’ils en avaient eu le droit. Pour sortir de la ville, en pleine nuit, ce fut long ; je m’enfonçais dans les portes pour laisser passer les véhicules d’intervention. À trois heures du matin, je fus enfin hors de la ville ; au mois de juin, il faisait à cette heure-là presque jour.
Me voilà donc en pleine campagne. Mon plan était de gagner la Meuse et de m’y faire embarquer sur un chalutier qui me conduirait en France, par Givet. J’arrive au bord du fleuve. Il y a un pont, mais il est bien gardé. Je longe donc la Meuse, j’aborde un pêcheur avec sa barque, et me renseigne sur la façon de faire pour embarquer sur un chalutier. Le pêcheur s’étonne ; je lui explique que je suis un prisonnier. Il me répond qu’il ne peut pas accepter : un patron de chalutier vient de se faire confisquer tous ses bateaux pour avoir caché des prisonniers !
Le pêcheur m’embarque tout de même de l’autre côté du fleuve. Mes souliers me font boiter. Mon compagnon m’indique alors une métairie, pas très loin, de braves gens qui me soigneront ; il y a là une fille qui est infirmière. « Vous vous reposerez ; demain, je vous aiderai. »
Le lendemain, ce pêcheur m’emmène sur sa bicyclette et nous parcourons ainsi des dizaines de kilomètres dans la campagne. Puis il m’indique le chemin pour me rendre à Bruxelles, où je pourrai prendre le train. Il ne m’a pas dit son nom ni son adresse, de peur d’être dénoncé.
Pendant cinq ou six jours je marche donc en direction de Bruxelles. Un jour, je tombe sur un garde forestier. « Komm ! Où allez-vous ? » « Je vais chez moi, en France, je suis travailleur en Allemagne. » Il ajoute alors, d’une voix très gentille :
« Venez, j’ai quelque chose à vous dire ». Il me conduit aimablement jusqu’à un chalet, non loin de là, me fait entrer dans un enclos bien barricadé, et ferme à double tour… Il monte l’escalier ; j’entends le déclic du téléphone. Il me dénonce !
Au fond de l’enclos, j’avise un fagotier adossé au grillage ; je bondis dessus, et m’échappe ainsi, prenant une autre direction. Cette histoire a allongé ma marche de dix kilomètres !
COURSES ET MÉDITATIONS
Pendant mon évasion, je méditais intérieurement, tout le temps ; j’avais un livre de méditations assez complet, donné par ma future belle-famille. C’est ce qui me nourrissait spirituellement. Ces méditations avaient été écrites par un prisonnier de guerre qui les destinait à son fils prêtre. J’ai d’ailleurs été intérieurement très détendu pendant toute cette évasion. C’est ensuite que l’angoisse m’a repris. Pendant des mois, mes nuits ont été peuplées de cauchemars. Je pensais aux autres prisonniers, à un camarade en particulier, à qui j’avais confié les lettres de ma fiancée. Il me les envoya par colis et fut libéré trois ans plus tard.
Revenons à mon évasion. Avant d’arriver à Bruxelles, passant dans un bourg, je vois soudain sortir d’une maison quelques officiers allemands qui me regardent et viennent à ma rencontre. Impossible de les éviter. Je les salue d’un Heil Hitler ! auquel ils répondent … Je ne suis pas plus inquiété !
Arrivé à Bruxelles je prends le train : départ à onze heures du soir, arrivée à Paris prévue pour sept heures du matin. Je reste toute la nuit dans le couloir ; je veille, prêt à m’échapper d’un côté ou de l’autre.
Au matin, je fais une gaffe ; épuisé et presque arrivé à destination, j’avise une place libre dans un compartiment et, malgré moi, je m’endors. Tout d’un coup, un cri : un soldat allemand demande aux occupants du compartiment billet et passeport. « C’en est fait, me dis-je. Je suis pris ! » Mais, après le contrôle de trois ou quatre passagers de mon compartiment, l’allemand s’écrie : « On est pressé » et il s’en va !
Arrivé à Paris, je descends du train et prends le métropolitain ; tout se passe bien. Le P.L.M.[1] est très surveillé ; je choisis de prendre le train de Bourges, qui quitte à sept heures du matin la gare d’Austerlitz, et dont l’arrivée à Bourges est annoncée pour trois heures de l’après-midi. À l’arrivée, je me procure dans un kiosque une carte Michelin qui indique très bien la ligne de démarcation : Elle court à douze kilomètres au sud de Bourges.
J’atteins la ligne de démarcation dans la soirée ; la ligne est surveillée par des postes tous les sept cents ou huit cents mètres. J’attends le lendemain matin pour essayer de la franchir, et en profite pour me reposer dans une meule de foin bien à l’arrière. En effet, beaucoup veulent franchir la ligne pendant la nuit et se font prendre, car les chiens sont lâchés. Il est vrai que le jour aussi, le contrôle est sévère ; on arrête tout le monde, dans les deux sens, même les paysans qui travaillent, munis de leurs outils.
LA LIGNE DE DÉMARCATION
À six ou sept heures du soir, je commence par me placer à égale distance de deux postes, pendant que le garde fait les cent pas. Je me risque alors, passant tranquillement, un outil sur l’épaule et me dandinant comme un bon paysan. S’il y a une sommation, je suis résolu à m’arrêter. Mais il n’y en a pas !
C’est à ce moment que je perds mon chapeau de feutre. Mais tant pis. Dès que je ne suis plus visible des gardes, je cours pour mettre de la distance entre eux et moi. Puis je marche normalement, dans la direction de Châteauroux.
La ligne ainsi franchie, je tombe sur deux gendarmes à vélo. « Où allez- vous ?» « Je suis un prisonnier, je viens de m’évader. » « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Au poste ! »
Heureusement, j’ai gardé sous ma chemise ma tenue de prisonnier, et j’ai caché dans une poche mes documents de détention. Je les montre aux gendarmes : ils me croient. On me relâche. Cependant, le soir est venu, ils m’offrent donc l’asile d’un cagibi, qui est plutôt sale. « Merci, mais je dormirai à la campagne, dans l’écurie de la ferme voisine. »
Le lendemain, après une heure de marche, j’arrivai à Châteauroux, où se trouvait un centre de démobilisation spécial pour les prisonniers évadés. D’anciens prisonniers volontaires accueillaient les évadés. Ils nous donnèrent une prime de mille francs, une paire de souliers et un billet de train pour rentrer chez nous. Je pris donc le train de nuit qui allait de Châteauroux à Lyon. Mon billet était de troisième classe et il y avait beaucoup de monde. J’étais debout. À la première gare, je descendis et remontai en seconde classe. Le contrôleur, qui ne voulut pas croire que j’étais un prisonnier évadé, m’infligea une amende. Je lui donnai mes derniers marks.
J’arrivai à Lyon le 29 juin 1942, soit neuf jours après le commencement de mon évasion. Il était une heure du matin. Je me rendis chez mon frère, qui était boulanger – pâtissier, rue Bugeaud. Je frappai à une fenêtre. Sa fille de huit ou neuf ans, qui était ma filleule, me vit ; elle ne se rappelait plus de moi ; elle crut que j’étais le mari de ma sœur, tonton Antonin, qui était prisonnier comme moi. Mon frère arriva et ce furent de grandes retrouvailles. Il m’offrit un coup à boire. Après avoir pris un peu de repos, j’allai voir ma mère. Je restai là pendant un mois, sciant du bois ; puis je repris mon métier d’aide jardinier. En six ans, je n’avais vu que deux fois ma famille, empêché de la voir plus souvent par le service militaire, la guerre et la captivité.
Sources : Fideliter n°210, Novembre-Décembre 2012
- P.L.M. désigne l’ancienne Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, l’un des ancêtres de la SNCF, ainsi que sa ligne principale, la ligne de Paris-Lyon à Marseille-Saint-Charles.[↩]