Souviens-​toi du Concile Vatican II

La véri­té si je mens ? L’événement est inac­tuel et se tient à Toulouse. Il concerne non pas la ville rose et Dominique B. mais les domi­ni­cains et l’Institut Saint Thomas d’Aquin. Les 23 et 24 mai der­niers, une cin­quan­taine de frères prê­cheurs en habit blanc – par­mi les­quels je fis figure de canard noir – flan­qués de quelques uni­ver­si­taires, se plon­geaient dans les arcanes de la sco­las­tique pour rendre hon­neur à la pen­sée du Docteur com­mun. Colloque émi­nent, où l’on a cau­sé d’un sujet osé, quoi­qu’é­ter­nel, et non moins chaud que le temps : la véri­té. Le père Bonino, direc­teur de la Revue tho­miste, régis­sait la haute tech­ni­ci­té des inter­ven­tions et des débats.

L’objet de la ren­contre ? Rétablir la défi­ni­tion tho­miste de la véri­té comme « adé­qua­tion de l’in­tel­li­gence à la réa­li­té ». La brillante démons­tra­tion d’Yves Floucat y pour­vut phi­lo­so­phi­que­ment. Mais, par-​delà le tour ami­cal et scien­ti­fique des confé­rences, se des­sine net­te­ment une offen­sive ser­rée, en par­ti­cu­lier des pères Bonino, Emery et Narcisse. Le savant Ignace de la Potterie, jésuite conser­va­teur que connaissent les lec­teurs de La Nef, a dû entendre sif­fler ses oreilles. Il avait publié à Rome en 1977 une étude en deux volumes, La Vérité dans saint Jean, dans la pres­ti­gieuse col­lec­tion Analecta Biblica (éd. Biblical Institute press). On trouve éga­le­ment de lui un article : « La véri­té dans l’é­van­gile de saint Jean », dans le Dictionnaire de Théologie fon­da­men­tale. Aujourd’hui, le père de la Potterie appa­raît dans La Nef comme le défen­seur « tra­di­tio­na­liste » de la consti­tu­tion conci­liaire Dei Verbum, sur la Révélation chré­tienne, à laquelle il avait mis la main.

Selon lui, la défi­ni­tion de la véri­té chré­tienne serait « biblique », c’est-​à-​dire rame­née au « Christ Vérité », mys­tère indi­cible révé­lé aux consciences et qui échap­pe­rait aux for­mu­la­tions dog­ma­tiques. Le père Congar notait dans son Journal, (2e vol., p. 538), au mer­cre­di 28 octobre 1966 : « Le père de la Potterie vou­drait que le concile ait adop­té la notion BIBLIQUE de véri­té au lieu de l’a­de­qua­tio rei et intel­lec­tus. » Une telle « véri­té biblique », intime au croyant, inté­rieure à sa conscience reli­gieuse, induit une notion imma­nente de la révé­la­tion ; phé­no­mé­no­lo­gique ou exis­ten­tia­liste, elle ne com­porte plus de conte­nu objec­tif bien net ; la foi n’est plus un savoir révé­lé par Dieu et trans­mis­sible par l’é­glise. Comme l’a mon­tré le père Narcisse, le « Christ Vérité » du père Ignace trans­cende les dogmes : en s’in­car­nant, il révèle Dieu à tout homme, non par DES VERITES de foi, adé­quates au mys­tère, ensei­gnées et reçues ex audi­tu, mais par une illu­mi­na­tion inté­rieure, menant au vrai Dieu sans que soit néces­saire la média­tion de l’Eglise.

Vient le débat. J’interviens pour citer à mon tour le concile, Dignitatis Humanæ, nº 3 : « C’est par la média­tion de sa conscience que l’homme reçoit les injonc­tions de la loi divine. » Au père Narcisse – prieur de Bordeaux, auteur du tract inqui­si­to­rial répan­du à l’au­tomne contre Saint-​éloi et décla­rant la FSSPX « schis­ma­tique » – je pose la ques­tion : « la notion conci­liaire de véri­té, fruit d’une recherche sin­cère de la conscience, elle-​même pro­mue média­trice de la véri­té divine, est-​elle com­pa­tible avec la défi­ni­tion tho­miste brillam­ment défen­due au cours de ce col­loque ? » Réponse : « Oui, a prio­ri. Mais.Trop vaste débat. L’acte de foi doit res­ter libre. » Je lui réponds que bien sûr, l’acte de foi ne peut être contraint, mais que cela ne répond pas à la ques­tion. « – C’est une sujet trop dif­fi­cile. Il fau­drait un col­loque entier. » Silence écra­sant. Et le bon père de s’embrouiller devant les pro­fes­seurs de Sorbonne et cin­quante condis­ciples, dont aucun n’est venu le secou­rir, pour élu­der la ques­tion déci­dé­ment indé­cente du concile !

Le soir, en pré­sence de Mgr Marcuse, évêque de Toulouse, c’est le père Cottier qui prend la parole sur le thème : « Crise de la véri­té ? ». Dans la ligne de l’en­cy­clique Fides et ratio à laquelle il a col­la­bo­ré, son pro­pos vise le nihi­lisme, la rup­ture entre liber­té et véri­té, entre foi et morale. et dévie sur la « crise du sens ». Se livrant à l’exé­gèse du Gai Savoir (nº 344), le théo­lo­gien du pape s’en­vole pour mon­trer com­ment Nietzsche a rui­né l’i­dée de véri­té : on ne prouve jamais qu’elle existe, on le pré­sup­pose, pour mieux pré­tendre la trou­ver. Pour Nietzsche, la quête de la véri­té devient quête de la volon­té – volon­té de ne pas se trom­per, de se ras­su­rer ; volon­té aveugle et men­son­gère liée fina­le­ment à la pul­sion de mort. En seconde par­tie, le père Cottier fus­tige pêle-​mêle le scep­ti­cisme ou l’ag­nos­ti­cisme moderne, le rela­ti­visme, la tolé­rance, l’ex­tinc­tion du savoir méta­phy­sique et la perte du désir et du « sens de la vérité ».

Un point me gêne tout au long de ce brillant expo­sé : l’o­ra­teur emploie indif­fé­rem­ment les mots « sens » et « véri­té » comme syno­nymes ! Lors du débat ani­mé par le père Bonino, je fais remar­quer qu’il y a ambi­guï­té à employer ces deux termes l’un pour l’autre et je pose la ques­tion : « S’agissant de la crise de la véri­té, le mot sens n’est-​t-​il pas jus­te­ment un faux ami, lourd d’une signi­fi­ca­tion phi­lo­so­phique qui sape l’i­dée même de véri­té ? » Réponse du père Cottier : « Le pape Jean-​Paul II emploie ce mot et l’ex­pres­sion « quête du sens » dans Fides et ratio ; c’est donc qu’on peut dire SENS au lieu de VERITE. Toutefois, vous avez rai­son, le sens peut être vrai ou faux. » Rien d’autre ? Cette réponse m’a éton­né. On sait que toute l’en­tre­prise de Nietzsche consis­tait à sub­sti­tuer l’i­dée moderne de « sens », dont il est l’in­ven­teur, à l’i­dée de véri­té. Désormais cha­cun est libre de don­ner le sens qu’il veut à sa vie et aux choses : voi­là le che­val de Troie qui rui­ne­ra l’exis­tence de la véri­té objec­tive. On sait aus­si, mal­heu­reu­se­ment, que cette phi­lo­so­phie sub­jec­tive du sens a péné­tré le concile et la pen­sée du pape. Telle est, à mon sens, la racine de la crise de la véri­té, que n’a pas vue le père Cottier.

Ce col­loque riche et dense aurait dû cla­ri­fier davan­tage la dis­tinc­tion entre véri­tés natu­relles, objet de la recherche humaine, et véri­té sur­na­tu­relle, objet de la Révélation divine. Du trai­te­ment de cette deuxième confu­sion, qui découle de la pre­mière (sens-​vérité), dépend la solu­tion de la crise de la foi issue du concile. Le père Emery de Fribourg a sug­gé­ré qu’un col­loque soit dédié au thème « La véri­té vous ren­dra libres » ; mais « le père Bonino, déplore-​t-​il, décline sys­té­ma­ti­que­ment cette pro­po­si­tion ». Pourquoi ?

Christophe Héry