L’étonnante évasion de Frère Pierre

Cérémonie de remise du diplôme d'Ancien Combattant le 11 novembre 2010

Ce fut alors la guerre de 1939. J’étais dans une sec­tion de mitrailleuses : j’y fus aide tireur, puis tireur, enfin tireur d’élite. Quand l’offensive de l’armée alle­mande se déclen­cha, en 1940, nous étions dans les Ardennes. À un moment, nos muni­tions furent épui­sées : nous fûmes alors un petit groupe à ten­ter de rejoindre le front sous la conduite du ser­gent Teillet. C’est alors que, le 18 juin, jour même de l’armistice, nous fûmes cap­tu­rés. Nous étions peut-​être qua­rante mille, Français, Arabes, Noirs ; nous fûmes ras­sem­blés à Remilly, dans une sorte de maré­cage de deux hec­tares assé­ché par l’été. En creu­sant, on pou­vait boire ; nous rece­vions une ration de nour­ri­ture par jour ; cela dura deux mois et ce fut très dur. Nous étions ser­rés les uns contre les autres. Il y avait les poux, et puis la faim qui nous épui­sait jusqu’à l’évanouissement.

Cette étape prit fin, en ce qui me concerne, par une offre que les Allemands firent à ceux qui accep­te­raient de convoyer, par che­min de fer, des che­vaux qu’ils avaient récu­pé­rés et qu’il s’agissait de conduire de Reims à Cologne, avec pro­messe de libé­ra­tion immé­diate à l’arrivée. Bien sûr, cette pro­messe ne fut pas tenue et nous fûmes à notre tour convoyés vers un camp de pri­son­niers, un sta­lag, qui se trou­vait près de Krefeld, un peu au nord de Cologne. J’y res­tais deux ans, et au bout de deux ans je par­tis de là en m’évadant.

AU STALAG VI J

Nous étions assez bien trai­tés. Ce n’était pas un camp de concen­tra­tion, mais une usine où nous devions tra­vailler, fabri­quer des sacs. Nous rece­vions même un petit salaire, un mark par jour. Cela me per­mit d’envoyer cin­quante marks à ma mère pour contri­buer à l’achèvement de la belle sta­tue de Notre-​Dame du Sacré-​Cœur qui se trouve au Mas Rillier, tout près de Lyon, et qui domine tout le pays. Cependant il fal­lait tra­vailler dur, sous la sur­veillance de gar­diens qui avaient inté­rêt à bien nous tenir car, si quelque déte­nu s’évadait, on envoyait les geô­liers sur le front russe et en pre­mière ligne. Des éva­sions, il y en eut beau­coup, mais peu d’entre elles réus­sirent. Pour s’enfuir, il ne fal­lait pas par­tir en groupe. Le mieux était de s’évader seul, de quit­ter la pri­son en pleine nuit, et de voya­ger le jour en habits civils.

Voici com­ment je réus­sis à m’évader. Pour scier les bar­reaux de la fenêtre, un cama­rade, ancien ser­ru­rier, me prê­ta une lime. Le moment favo­rable pour s’en ser­vir, c’était, toutes les nuits, le pas­sage des avions : car alors il y avait alerte, bruit des sirènes, et les Allemands se réfu­giaient dans les abris. Une bous­sole m’était néces­saire. C’est ma future épouse qui me l’envoya, cachée dans un fro­mage. Le com­plet ves­ton, je le pris au ves­tiaire. L’argent, j’en avais, puisqu’on nous payait et que nous ne pou­vions rien acheter.

Je ne m’évadai qu’au bout de deux ans de sta­lag, le 20 juin 1942 ; il m’avait fal­lu tout ce temps pour me pré­pa­rer. En plus de l’arabe, je savais main­te­nant l’allemand, que nos gar­diens nous avaient appris, à force de nous crier dessus.

Trois cou­ver­tures nouées per­mirent d’abord de des­cendre de la fenêtre (car nous étions logés dans le gre­nier de l’usine). Une fois hors du bâti­ment où je logeais, il me fal­lait fran­chir la porte de der­rière, don­nant sur l’extérieur. Un cro­chet four­ni par mon cama­rade ser­ru­rier ser­vit de passe-​partout pour ouvrir la porte. La nour­ri­ture m’avait été four­nie par des colis conte­nant des sau­cis­sons, du fro­mage et des bis­cuits que j’avais mis de côté. Comme mon com­plet était trop grand, tout était caché sous les vête­ments : deux musettes, un bidon d’un litre, des serviettes.

LA PEUR D’ÊTRE REPRIS

Le pays par lequel je devais pas­ser pour m’évader était la Rhénanie, où l’occupation fran­çaise, dans les années 1920, avait lais­sé de bons sou­ve­nirs chez les habi­tants. Ces gens avaient pitié de nous, ils nous auraient bien don­né à man­ger s’ils en avaient eu le droit. Pour sor­tir de la ville, en pleine nuit, ce fut long ; je m’enfonçais dans les portes pour lais­ser pas­ser les véhi­cules d’intervention. À trois heures du matin, je fus enfin hors de la ville ; au mois de juin, il fai­sait à cette heure-​là presque jour.

Me voi­là donc en pleine cam­pagne. Mon plan était de gagner la Meuse et de m’y faire embar­quer sur un cha­lu­tier qui me condui­rait en France, par Givet. J’arrive au bord du fleuve. Il y a un pont, mais il est bien gar­dé. Je longe donc la Meuse, j’aborde un pêcheur avec sa barque, et me ren­seigne sur la façon de faire pour embar­quer sur un cha­lu­tier. Le pêcheur s’étonne ; je lui explique que je suis un pri­son­nier. Il me répond qu’il ne peut pas accep­ter : un patron de cha­lu­tier vient de se faire confis­quer tous ses bateaux pour avoir caché des prisonniers !

Le pêcheur m’embarque tout de même de l’autre côté du fleuve. Mes sou­liers me font boi­ter. Mon com­pa­gnon m’indique alors une métai­rie, pas très loin, de braves gens qui me soi­gne­ront ; il y a là une fille qui est infir­mière. « Vous vous repo­se­rez ; demain, je vous aiderai. »

Le len­de­main, ce pêcheur m’emmène sur sa bicy­clette et nous par­cou­rons ain­si des dizaines de kilo­mètres dans la cam­pagne. Puis il m’indique le che­min pour me rendre à Bruxelles, où je pour­rai prendre le train. Il ne m’a pas dit son nom ni son adresse, de peur d’être dénoncé.

Pendant cinq ou six jours je marche donc en direc­tion de Bruxelles. Un jour, je tombe sur un garde fores­tier. « Komm ! Où allez-​vous ? » « Je vais chez moi, en France, je suis tra­vailleur en Allemagne. » Il ajoute alors, d’une voix très gentille :

« Venez, j’ai quelque chose à vous dire ». Il me conduit aima­ble­ment jusqu’à un cha­let, non loin de là, me fait entrer dans un enclos bien bar­ri­ca­dé, et ferme à double tour… Il monte l’escalier ; j’entends le déclic du télé­phone. Il me dénonce !

Au fond de l’enclos, j’avise un fago­tier ados­sé au grillage ; je bon­dis des­sus, et m’échappe ain­si, pre­nant une autre direc­tion. Cette his­toire a allon­gé ma marche de dix kilomètres !

COURSES ET MÉDITATIONS

Pendant mon éva­sion, je médi­tais inté­rieu­re­ment, tout le temps ; j’avais un livre de médi­ta­tions assez com­plet, don­né par ma future belle-​famille. C’est ce qui me nour­ris­sait spi­ri­tuel­le­ment. Ces médi­ta­tions avaient été écrites par un pri­son­nier de guerre qui les des­ti­nait à son fils prêtre. J’ai d’ailleurs été inté­rieu­re­ment très déten­du pen­dant toute cette éva­sion. C’est ensuite que l’angoisse m’a repris. Pendant des mois, mes nuits ont été peu­plées de cau­che­mars. Je pen­sais aux autres pri­son­niers, à un cama­rade en par­ti­cu­lier, à qui j’avais confié les lettres de ma fian­cée. Il me les envoya par colis et fut libé­ré trois ans plus tard.

Revenons à mon éva­sion. Avant d’arriver à Bruxelles, pas­sant dans un bourg, je vois sou­dain sor­tir d’une mai­son quelques offi­ciers alle­mands qui me regardent et viennent à ma ren­contre. Impossible de les évi­ter. Je les salue d’un Heil Hitler ! auquel ils répondent … Je ne suis pas plus inquiété !

Arrivé à Bruxelles je prends le train : départ à onze heures du soir, arri­vée à Paris pré­vue pour sept heures du matin. Je reste toute la nuit dans le cou­loir ; je veille, prêt à m’échapper d’un côté ou de l’autre.

Au matin, je fais une gaffe ; épui­sé et presque arri­vé à des­ti­na­tion, j’avise une place libre dans un com­par­ti­ment et, mal­gré moi, je m’endors. Tout d’un coup, un cri : un sol­dat alle­mand demande aux occu­pants du com­par­ti­ment billet et pas­se­port. « C’en est fait, me dis-​je. Je suis pris ! » Mais, après le contrôle de trois ou quatre pas­sa­gers de mon com­par­ti­ment, l’allemand s’écrie : « On est pres­sé » et il s’en va !

Arrivé à Paris, je des­cends du train et prends le métro­po­li­tain ; tout se passe bien. Le P.L.M.[1] est très sur­veillé ; je choi­sis de prendre le train de Bourges, qui quitte à sept heures du matin la gare d’Austerlitz, et dont l’arrivée à Bourges est annon­cée pour trois heures de l’après-midi. À l’arrivée, je me pro­cure dans un kiosque une carte Michelin qui indique très bien la ligne de démar­ca­tion : Elle court à douze kilo­mètres au sud de Bourges.

J’atteins la ligne de démar­ca­tion dans la soi­rée ; la ligne est sur­veillée par des postes tous les sept cents ou huit cents mètres. J’attends le len­de­main matin pour essayer de la fran­chir, et en pro­fite pour me repo­ser dans une meule de foin bien à l’arrière. En effet, beau­coup veulent fran­chir la ligne pen­dant la nuit et se font prendre, car les chiens sont lâchés. Il est vrai que le jour aus­si, le contrôle est sévère ; on arrête tout le monde, dans les deux sens, même les pay­sans qui tra­vaillent, munis de leurs outils.

LA LIGNE DE DÉMARCATION

À six ou sept heures du soir, je com­mence par me pla­cer à égale dis­tance de deux postes, pen­dant que le garde fait les cent pas. Je me risque alors, pas­sant tran­quille­ment, un outil sur l’épaule et me dan­di­nant comme un bon pay­san. S’il y a une som­ma­tion, je suis réso­lu à m’arrêter. Mais il n’y en a pas !

C’est à ce moment que je perds mon cha­peau de feutre. Mais tant pis. Dès que je ne suis plus visible des gardes, je cours pour mettre de la dis­tance entre eux et moi. Puis je marche nor­ma­le­ment, dans la direc­tion de Châteauroux.

La ligne ain­si fran­chie, je tombe sur deux gen­darmes à vélo. « Où allez- vous ?» « Je suis un pri­son­nier, je viens de m’évader. » « Qu’est-ce que c’est que cette his­toire ? Au poste ! »

Heureusement, j’ai gar­dé sous ma che­mise ma tenue de pri­son­nier, et j’ai caché dans une poche mes docu­ments de déten­tion. Je les montre aux gen­darmes : ils me croient. On me relâche. Cependant, le soir est venu, ils m’offrent donc l’asile d’un cagi­bi, qui est plu­tôt sale. « Merci, mais je dor­mi­rai à la cam­pagne, dans l’écurie de la ferme voisine. »

Le len­de­main, après une heure de marche, j’arrivai à Châteauroux, où se trou­vait un centre de démo­bi­li­sa­tion spé­cial pour les pri­son­niers éva­dés. D’anciens pri­son­niers volon­taires accueillaient les éva­dés. Ils nous don­nèrent une prime de mille francs, une paire de sou­liers et un billet de train pour ren­trer chez nous. Je pris donc le train de nuit qui allait de Châteauroux à Lyon. Mon billet était de troi­sième classe et il y avait beau­coup de monde. J’étais debout. À la pre­mière gare, je des­cen­dis et remon­tai en seconde classe. Le contrô­leur, qui ne vou­lut pas croire que j’étais un pri­son­nier éva­dé, m’infligea une amende. Je lui don­nai mes der­niers marks.

J’arrivai à Lyon le 29 juin 1942, soit neuf jours après le com­men­ce­ment de mon éva­sion. Il était une heure du matin. Je me ren­dis chez mon frère, qui était bou­lan­ger – pâtis­sier, rue Bugeaud. Je frap­pai à une fenêtre. Sa fille de huit ou neuf ans, qui était ma filleule, me vit ; elle ne se rap­pe­lait plus de moi ; elle crut que j’étais le mari de ma sœur, ton­ton Antonin, qui était pri­son­nier comme moi. Mon frère arri­va et ce furent de grandes retrou­vailles. Il m’offrit un coup à boire. Après avoir pris un peu de repos, j’allai voir ma mère. Je res­tai là pen­dant un mois, sciant du bois ; puis je repris mon métier d’aide jar­di­nier. En six ans, je n’avais vu que deux fois ma famille, empê­ché de la voir plus sou­vent par le ser­vice mili­taire, la guerre et la captivité.

Sources : Fideliter n°210, Novembre-​Décembre 2012

Notes de bas de page
  1. P.L.M. désigne l’ancienne Compagnie des che­mins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, l’un des ancêtres de la SNCF, ain­si que sa ligne prin­ci­pale, la ligne de Paris-​Lyon à Marseille-​Saint-​Charles.[]