Benoît XVI

265e pape ; de 2005 à 2013

25 décembre 2005

Lettre encyclique Deus caritas est

Sur la charité

Table des matières

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 25 décembre 2005, solen­ni­té de la Nativité du Seigneur, en la pre­mière année de mon Pontificat.

Aux évêques, aux prêtres et aux diacres, aux per­sonnes consa­crées et à tous les fidèles laïcs,
sur l’a­mour chrétien

Introduction

1. « Dieu est amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1 Jn 4, 16). Ces paroles de la Première Lettre de saint Jean expriment avec une par­ti­cu­lière clar­té ce qui fait le centre de la foi chré­tienne : l’image chré­tienne de Dieu, ain­si que l’i­mage de l’homme et de son che­min, qui en découle. De plus, dans ce même ver­set, Jean nous offre pour ain­si dire une for­mule syn­thé­tique de l’existence chré­tienne : « Nous avons recon­nu et nous avons cru que l’amour de Dieu est par­mi nous ».

Nous avons cru à l’amour de Dieu : c’est ain­si que le chré­tien peut expri­mer le choix fon­da­men­tal de sa vie. À l’origine du fait d’être chré­tien, il n’y a pas une déci­sion éthique ou une grande idée, mais la ren­contre avec un évé­ne­ment, avec une Personne, qui donne à la vie un nou­vel hori­zon et par là son orien­ta­tion déci­sive. Dans son Évangile, Jean avait expri­mé cet évé­ne­ment par ces mots : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a don­né son Fils unique : ain­si tout homme qui croit en lui […] obtien­dra la vie éter­nelle » (3, 16). En recon­nais­sant le carac­tère cen­tral de l’amour, la foi chré­tienne a accueilli ce qui était le noyau de la foi d’Israël et, en même temps, elle a don­né à ce noyau une pro­fon­deur et une ampleur nou­velles. En effet, l’Israélite croyant prie chaque jour avec les mots du Livre du Deutéronome, dans les­quels il sait qu’est conte­nu le centre de son exis­tence : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aime­ras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (6, 4–5). Jésus a réuni, en en fai­sant un unique pré­cepte, le com­man­de­ment de l’amour de Dieu et le com­man­de­ment de l’amour du pro­chain, conte­nus dans le Livre du Lévitique : « Tu aime­ras ton pro­chain comme toi-​même » (19, 18 ; cf. Mc 12, 29–31). Comme Dieu nous a aimés le pre­mier (cf. 1 Jn 4, 10), l’amour n’est plus seule­ment un com­man­de­ment, mais il est la réponse au don de l’a­mour par lequel Dieu vient à notre ren­contre. Dans un monde où l’on asso­cie par­fois la ven­geance au nom de Dieu, ou même le devoir de la haine et de la vio­lence, c’est un mes­sage qui a une grande actua­li­té et une signi­fi­ca­tion très concrète. C’est pour­quoi, dans ma pre­mière Encyclique, je désire par­ler de l’amour dont Dieu nous comble et que nous devons com­mu­ni­quer aux autres. Par là sont ain­si indi­quées les deux grandes par­ties de cette Lettre, pro­fon­dé­ment reliées entre elles. La pre­mière aura un carac­tère plus spé­cu­la­tif, étant don­né que je vou­drais y pré­ci­ser – au début de mon Pontificat – cer­tains élé­ments essen­tiels sur l’a­mour que Dieu, de manière mys­té­rieuse et gra­tuite, offre à l’homme, de même que le lien intrin­sèque de cet Amour avec la réa­li­té de l’a­mour humain. La seconde par­tie aura un carac­tère plus concret, puis­qu’elle trai­te­ra de la pra­tique ecclé­siale du com­man­de­ment de l’a­mour pour le pro­chain. La ques­tion est très vaste, un long déve­lop­pe­ment dépas­se­rait néan­moins le but de cette Encyclique. Je désire insis­ter sur cer­tains élé­ments fon­da­men­taux, de manière à sus­ci­ter dans le monde un dyna­misme renou­ve­lé pour l’en­ga­ge­ment dans la réponse humaine à l’a­mour divin.

Première partie
L’unité de l’amour dans la création et dans l’histoire du salut

Un problème de langage

2. L’amour de Dieu pour nous est une ques­tion fon­da­men­tale pour la vie et pose des inter­ro­ga­tions déci­sives sur qui est Dieu et sur qui nous sommes. À ce sujet, nous ren­con­trons avant tout un pro­blème de lan­gage. Le terme « amour » est deve­nu aujourd’­hui un des mots les plus uti­li­sés et aus­si un des plus gal­vau­dés, un mot auquel nous don­nons des accep­tions tota­le­ment dif­fé­rentes. Même si le thème de cette ency­clique se concentre sur le pro­blème de la com­pré­hen­sion et de la pra­tique de l’amour dans la Sainte Écriture et dans la Tradition de l’Église, nous ne pou­vons pas sim­ple­ment faire abs­trac­tion du sens que pos­sède ce mot dans les dif­fé­rentes cultures et dans le lan­gage actuel.

Rappelons en pre­mier lieu le vaste champ séman­tique du mot « amour » : on parle d’amour de la patrie, d’amour pour son métier, d’amour entre amis, d’amour du tra­vail, d’amour entre parents et enfants, entre frères et entre proches, d’amour pour le pro­chain et d’amour pour Dieu. Cependant, dans toute cette diver­si­té de sens, l’amour entre homme et femme, dans lequel le corps et l’âme concourent insé­pa­ra­ble­ment et dans lequel s’épanouit pour l’être humain une pro­messe de bon­heur qui semble irré­sis­tible, appa­raît comme l’archétype de l’amour par excel­lence, devant lequel s’estompent, à pre­mière vue, toutes les autres formes d’amour. Surgit alors une ques­tion : toutes ces formes d’amour s’unifient-​elles fina­le­ment et, mal­gré toute la diver­si­té de ses mani­fes­ta­tions, l’amour est-​il en fin de compte unique, ou bien, au contraire, utilisons-​nous sim­ple­ment un même mot pour indi­quer des réa­li­tés com­plè­te­ment différentes ?

« Eros » et « agapè » – différence et unité.

3. À l’amour entre homme et femme, qui ne naît pas de la pen­sée ou de la volon­té mais qui, pour ain­si dire, s’impose à l’être humain, la Grèce antique avait don­né le nom d’eros. Disons déjà par avance que l’Ancien Testament grec uti­lise deux fois seule­ment le mot eros, tan­dis que le Nouveau Testament ne l’u­ti­lise jamais : des trois mots grecs rela­tifs à l’amour – eros, phi­lia (amour d’amitié) et aga­pè – les écrits néo­tes­ta­men­taires pri­vi­lé­gient le der­nier, qui dans la langue grecque était plu­tôt mar­gi­nal. En ce qui concerne l’a­mour d’a­mi­tié (phi­lia), il est repris et appro­fon­di dans l’Évangile de Jean pour expri­mer le rap­port entre Jésus et ses dis­ciples. La mise de côté du mot eros, ain­si que la nou­velle vision de l’amour qui s’exprime à tra­vers le mot aga­pè, dénotent sans aucun doute quelque chose d’essentiel dans la nou­veau­té du chris­tia­nisme concer­nant pré­ci­sé­ment la com­pré­hen­sion de l’amour. Dans la cri­tique du chris­tia­nisme, qui s’est déve­lop­pée avec une radi­ca­li­té gran­dis­sante à par­tir de la phi­lo­so­phie des Lumières, cette nou­veau­té a été consi­dé­rée d’une manière abso­lu­ment néga­tive. Selon Friedrich Nietzsche, le chris­tia­nisme aurait don­né du venin à boire à l’eros qui, si en véri­té il n’en est pas mort, en serait venu à dégé­né­rer en vice((Cf. Jenseits von Gut und Böse, IV, 168 (Par delà le bien et le mal).)). Le phi­lo­sophe alle­mand expri­mait de la sorte une per­cep­tion très répan­due : l’Église, avec ses com­man­de­ments et ses inter­dits, ne nous rend-​elle pas amère la plus belle chose de la vie ? N’élève-t-elle pas des pan­neaux d’interdiction jus­te­ment là où la joie pré­vue pour nous par le Créateur nous offre un bon­heur qui nous fait goû­ter par avance quelque chose du Divin ?

4. En est-​il vrai­ment ain­si ? Le chris­tia­nisme a‑t-​il véri­ta­ble­ment détruit l’eros ? Regardons le monde pré-​chrétien. Comme de manière ana­logue dans d’autres cultures, les Grecs ont vu dans l’eros avant tout l’ivresse, le dépas­se­ment de la rai­son pro­ve­nant d’une « folie divine » qui arrache l’homme à la fini­tude de son exis­tence et qui, dans cet être bou­le­ver­sé par une puis­sance divine, lui per­met de faire l’expérience de la plus haute béa­ti­tude. Tous les autres pou­voirs entre le ciel et la terre appa­raissent de ce fait d’une impor­tance secon­daire : « Omnia vin­cit amor », affirme Virgile dans les Bucoliques – l’amour vainc toutes choses – et il ajoute : « Et nos ceda­mus amo­ri » – et cédons, nous aus­si, à l’amour((X, 69 : Les Belles Lettres, Paris (1942), p. 71.)). Dans les reli­gions, cette atti­tude s’est tra­duite sous la forme de cultes de la fer­ti­li­té, aux­quels appar­tient la pros­ti­tu­tion « sacrée », qui fleu­ris­sait dans beau­coup de temples. L’eros était donc célé­bré comme force divine, comme com­mu­nion avec le Divin.

L’Ancien Testament s’est oppo­sé avec la plus grande rigueur à cette forme de reli­gion, qui est comme une ten­ta­tion très puis­sante face à la foi au Dieu unique, la com­bat­tant comme per­ver­sion de la reli­gio­si­té. En cela cepen­dant, il n’a en rien refu­sé l’eros comme tel, mais il a décla­ré la guerre à sa défor­ma­tion des­truc­trice, puisque la fausse divi­ni­sa­tion de l’eros, qui se pro­duit ici, le prive de sa digni­té, le déshu­ma­nise. En fait, dans le temple, les pros­ti­tuées, qui doivent don­ner l’ivresse du Divin, ne sont pas trai­tées comme êtres humains ni comme per­sonnes, mais elles sont seule­ment des ins­tru­ments pour sus­ci­ter la « folie divine » : en réa­li­té, ce ne sont pas des déesses, mais des per­sonnes humaines dont on abuse. C’est pour­quoi l’eros ivre et indis­ci­pli­né n’est pas mon­tée, « extase » vers le Divin, mais chute, dégra­da­tion de l’homme. Il devient ain­si évident que l’eros a besoin de dis­ci­pline, de puri­fi­ca­tion, pour don­ner à l’homme non pas le plai­sir d’un ins­tant, mais un cer­tain avant-​goût du som­met de l’existence, de la béa­ti­tude vers laquelle tend tout notre être.

5. De ce regard rapide por­té sur la concep­tion de l’eros dans l’histoire et dans le temps pré­sent, deux aspects appa­raissent clai­re­ment, et avant tout qu’il existe une cer­taine rela­tion entre l’amour et le Divin : l’amour pro­met l’infini, l’éternité – une réa­li­té plus grande et tota­le­ment autre que le quo­ti­dien de notre exis­tence. Mais il est appa­ru en même temps que le che­min vers un tel but ne consiste pas sim­ple­ment à se lais­ser domi­ner par l’instinct. Des puri­fi­ca­tions et des matu­ra­tions sont néces­saires ; elles passent aus­si par la voie du renon­ce­ment. Ce n’est pas le refus de l’eros, ce n’est pas son « empoi­son­ne­ment », mais sa gué­ri­son en vue de sa vraie grandeur.

Cela dépend avant tout de la consti­tu­tion de l’être humain, à la fois corps et âme. L’homme devient vrai­ment lui-​même, quand le corps et l’âme se trouvent dans une pro­fonde uni­té ; le défi de l’eros est vrai­ment sur­mon­té lorsque cette uni­fi­ca­tion est réus­sie. Si l’homme aspire à être seule­ment esprit et qu’il veuille refu­ser la chair comme étant un héri­tage sim­ple­ment ani­mal, alors l’esprit et le corps perdent leur digni­té. Et si, d’autre part, il renie l’esprit et consi­dère donc la matière, le corps, comme la réa­li­té exclu­sive, il perd éga­le­ment sa gran­deur. L’épicurien Gassendi s’adressait en plai­san­tant à Descartes par le salut : « Ô Âme !». Et Descartes répli­quait en disant : « Ô Chair !»((Cf. René Descartes, Œuvres XII : V. Cousin éd., Paris (1824), pp. 95 ss.)). Mais ce n’est pas seule­ment l’esprit ou le corps qui aime : c’est l’homme, la per­sonne, qui aime comme créa­ture uni­fiée, dont font par­tie le corps et l’âme. C’est seule­ment lorsque les deux se fondent véri­ta­ble­ment en une uni­té que l’homme devient plei­ne­ment lui-​même. C’est uni­que­ment de cette façon que l’amour – l’eros – peut mûrir, jusqu’à par­ve­nir à sa vraie grandeur.

Il n’est pas rare aujourd’hui de repro­cher au chris­tia­nisme du pas­sé d’avoir été l’adversaire de la cor­po­réi­té ; de fait, il y a tou­jours eu des ten­dances en ce sens. Mais la façon d’exal­ter le corps, à laquelle nous assis­tons aujourd’hui, est trom­peuse. L’eros rabais­sé sim­ple­ment au « sexe » devient une mar­chan­dise, une simple « chose » que l’on peut ache­ter et vendre ; plus encore, l’homme devient une mar­chan­dise. En réa­li­té, cela n’est pas vrai­ment le grand oui de l’homme à son corps. Au contraire, l’homme consi­dère main­te­nant le corps et la sexua­li­té comme la part seule­ment maté­rielle de lui-​même, qu’il uti­lise et exploite de manière cal­cu­lée. Une part, d’ailleurs, qu’il ne consi­dère pas comme un espace de sa liber­té, mais comme quelque chose que lui, à sa manière, tente de rendre à la fois plai­sant et inof­fen­sif. En réa­li­té, nous nous trou­vons devant une dégra­da­tion du corps humain, qui n’est plus inté­gré dans le tout de la liber­té de notre exis­tence, qui n’est plus l’expression vivante de la tota­li­té de notre être, mais qui se trouve comme can­ton­né au domaine pure­ment bio­lo­gique. L’apparente exal­ta­tion du corps peut bien vite se trans­for­mer en haine envers la cor­po­réi­té. À l’in­verse, la foi chré­tienne a tou­jours consi­dé­ré l’homme comme un être un et duel, dans lequel esprit et matière s’interpénètrent l’un l’autre et font ain­si tous deux l’expérience d’une nou­velle noblesse. Oui, l’eros veut nous éle­ver « en extase » vers le Divin, nous conduire au-​delà de nous-​mêmes, mais c’est pré­ci­sé­ment pour­quoi est requis un che­min de mon­tée, de renon­ce­ments, de puri­fi­ca­tions et de guérisons.

6. Comment devons-​nous nous repré­sen­ter concrè­te­ment ce che­min de mon­tée et de puri­fi­ca­tion ? Comment doit être vécu l’amour, pour que se réa­lise plei­ne­ment sa pro­messe humaine et divine ? Nous pou­vons trou­ver une pre­mière indi­ca­tion impor­tante dans le Cantique des Cantiques, un des livres de l’Ancien Testament bien connu des mys­tiques. Selon l’interprétation qui pré­vaut aujourd’hui, les poèmes conte­nus dans ce livre sont à l’origine des chants d’amour, peut-​être pré­vus pour une fête de noces juives où ils devaient exal­ter l’amour conju­gal. Dans ce contexte, le fait que l’on trouve, dans ce livre, deux mots dif­fé­rents pour par­ler de l”«amour » est très ins­truc­tif. Nous avons tout d’abord le mot « dodim », un plu­riel qui exprime l’amour encore incer­tain, dans une situa­tion de recherche indé­ter­mi­née. Ce mot est ensuite rem­pla­cé par le mot « ahabà » qui, dans la tra­duc­tion grecque de l’Ancien Testament, est ren­du par le mot de même conso­nance « aga­pè », lequel, comme nous l’avons vu, devint l’expression carac­té­ris­tique de la concep­tion biblique de l’amour. En oppo­si­tion à l’amour indé­ter­mi­né et encore en recherche, ce terme exprime l’expérience de l’amour, qui devient alors une véri­table décou­verte de l’autre, dépas­sant donc le carac­tère égoïste qui domi­nait clai­re­ment aupa­ra­vant. L’amour devient main­te­nant soin de l’autre et pour l’autre. Il ne se cherche plus lui-​même – l’immersion dans l’ivresse du bon­heur – il cherche au contraire le bien de l’être aimé : il devient renon­ce­ment, il est prêt au sacri­fice, il le recherche même.

Cela fait par­tie des déve­lop­pe­ments de l’a­mour vers des degrés plus éle­vés, vers ses puri­fi­ca­tions pro­fondes, de l’a­mour qui cherche main­te­nant son carac­tère défi­ni­tif, et cela en un double sens : dans le sens d’un carac­tère exclu­sif – « cette per­sonne seule­ment » – et dans le sens d’un « pour tou­jours ». L’amour com­prend la tota­li­té de l’existence dans toutes ses dimen­sions, y com­pris celle du temps. Il ne pour­rait en être autre­ment, puisque sa pro­messe vise à faire du défi­ni­tif : l’amour vise à l’éternité. Oui, l’amour est « extase », mais extase non pas dans le sens d’un moment d’ivresse, mais extase comme che­min, comme exode per­ma­nent allant du je enfer­mé sur lui-​même vers sa libé­ra­tion dans le don de soi, et pré­ci­sé­ment ain­si vers la décou­verte de soi-​même, plus encore vers la décou­verte de Dieu : « Qui cher­che­ra à conser­ver sa vie la per­dra. Et qui la per­dra la sau­ve­gar­de­ra » (Lc 17, 33), dit Jésus – une de ses affir­ma­tions qu’on retrouve dans les Évangiles avec plu­sieurs variantes (cf. Mt 10, 39 ; 16, 25 ; Mc 8, 35 ; Lc 9, 24 ; Jn 12, 25). Jésus décrit ain­si son che­min per­son­nel, qui le conduit par la croix jusqu’à la résur­rec­tion ; c’est le che­min du grain de blé tom­bé en terre qui meurt et qui porte ain­si beau­coup de fruit. Mais il décrit aus­si par ces paroles l’essence de l’amour et de l’existence humaine en géné­ral, par­tant du centre de son sacri­fice per­son­nel et de l’amour qui par­vient en lui à son accomplissement.

7. À l’origine plu­tôt phi­lo­so­phiques, nos réflexions sur l’essence de l’amour nous ont main­te­nant conduits, par une dyna­mique interne, jusqu’à la foi biblique. Au point de départ, la ques­tion s’est posée de savoir si les dif­fé­rents sens du mot amour, par­fois même oppo­sés, ne sous-​entendraient pas une cer­taine uni­té pro­fonde ou si, au contraire, ils ne devraient pas res­ter indé­pen­dants, l’un à côté de l’autre. Avant tout cepen­dant, est appa­rue la ques­tion de savoir si le mes­sage sur l’amour qui nous est annon­cé par la Bible et par la Tradition de l’Église avait quelque chose à voir avec l’expérience humaine com­mune de l’amour ou s’il ne s’opposait pas plu­tôt à elle. À ce pro­pos, nous avons ren­con­tré deux mots fon­da­men­taux : eros, comme le terme dési­gnant l’amour « mon­dain », et aga­pè, comme l’expression qui désigne l’amour fon­dé sur la foi et mode­lé par elle. On oppose aus­si fré­quem­ment ces deux concep­tions en amour « ascen­dant » et amour « des­cen­dant ». Il y a d’autres clas­si­fi­ca­tions simi­laires, comme par exemple la dis­tinc­tion entre amour pos­ses­sif et amour obla­tif (amor concu­pis­cen­tiæamor bene­vo­len­tiæ), à laquelle on ajoute par­fois aus­si l’amour qui n’aspire qu’à son profit.

Dans le débat phi­lo­so­phique et théo­lo­gique, ces dis­tinc­tions ont sou­vent été radi­ca­li­sées jus­qu’à les mettre en oppo­si­tion entre elles : l’amour des­cen­dant, obla­tif, pré­ci­sé­ment l’agapè, serait typi­que­ment chré­tien ; à l’in­verse, la culture non chré­tienne, sur­tout la culture grecque, serait carac­té­ri­sée par l’amour ascen­dant, pos­ses­sif et sen­suel, c’est-à-dire par l’eros.Si on vou­lait pous­ser à l’extrême cette anti­thèse, l’essence du chris­tia­nisme serait alors cou­pée des rela­tions vitales et fon­da­men­tales de l’existence humaine et consti­tue­rait un monde en soi, à consi­dé­rer peut-​être comme admi­rable mais for­te­ment déta­ché de la com­plexi­té de l’existence humaine. En réa­li­té, eros et aga­pè – amour ascen­dant et amour des­cen­dant – ne se laissent jamais sépa­rer com­plè­te­ment l’un de l’autre. Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimen­sions dif­fé­rentes, trouvent leur juste uni­té dans l’unique réa­li­té de l’amour, plus se réa­lise la véri­table nature de l’amour en géné­ral. Même si, ini­tia­le­ment, l’eros est sur­tout sen­suel, ascen­dant – fas­ci­na­tion pour la grande pro­messe de bon­heur –, lorsqu’il s’approche ensuite de l’autre, il se pose­ra tou­jours moins de ques­tions sur lui-​même, il cher­che­ra tou­jours plus le bon­heur de l’autre, il se pré­oc­cu­pe­ra tou­jours plus de l’autre, il se don­ne­ra et il dési­re­ra « être pour » l’autre. C’est ain­si que le moment de l’aga­pè s’insère en lui ; sinon l’eros déchoit et perd aus­si sa nature même. D’autre part, l’homme ne peut pas non plus vivre exclu­si­ve­ment dans l’amour obla­tif, des­cen­dant. Il ne peut pas tou­jours seule­ment don­ner, il doit aus­si rece­voir. Celui qui veut don­ner de l’amour doit lui aus­si le rece­voir comme un don. L’homme peut assu­ré­ment, comme nous le dit le Seigneur, deve­nir source d’où sortent des fleuves d’eau vive (cf. Jn 7, 37–38). Mais pour deve­nir une telle source, il doit lui-​même boire tou­jours à nou­veau à la source pre­mière et ori­gi­naire qui est Jésus Christ, du cœur trans­per­cé duquel jaillit l’amour de Dieu (cf. Jn 19, 34).

Dans le récit de l’échelle de Jacob, les Pères ont vu expri­mé sym­bo­li­que­ment, de dif­fé­rentes manières, le lien insé­pa­rable entre mon­tée et des­cente, entre l’eros qui cherche Dieu et l’aga­pè qui trans­met le don reçu. Dans ce texte biblique, il est dit que le patriarche Jacob vit en songe, sur la pierre qui lui ser­vait d’oreiller, une échelle qui tou­chait le ciel et sur laquelle des anges de Dieu mon­taient et des­cen­daient (cf. Gn 28, 12 ; Jn 1, 51). L’interprétation que le Pape Grégoire le Grand donne de cette vision dans sa Règle pas­to­rale est par­ti­cu­liè­re­ment tou­chante. Le bon pas­teur, dit-​il, doit être enra­ci­né dans la contem­pla­tion. En effet, c’est seule­ment ain­si qu’il lui sera pos­sible d’accueillir les besoins d’autrui dans son cœur, de sorte qu’ils deviennent siens : « Per pie­ta­tis vis­ce­ra in se infir­mi­ta­tem cae­te­ro­rum trans­fe­rat »((II, 5 : SCh 381, p. 196.)). Dans ce cadre, saint Grégoire fait réfé­rence à saint Paul qui est enle­vé au ciel jusque dans les plus grands mys­tères de Dieu et qui, pré­ci­sé­ment à par­tir de là, quand il en redes­cend, est en mesure de se faire tout à tous (cf. 2 Co 12, 2–4 ; 1 Co 9, 22). D’autre part, il donne encore l’exemple de Moïse, qui entre tou­jours de nou­veau dans la tente sacrée, demeu­rant en dia­logue avec Dieu, pour pou­voir ain­si, à par­tir de Dieu, être à la dis­po­si­tion de son peuple. « Au-​dedans [dans la tente], ravi dans les hau­teurs par la contem­pla­tion, il se laisse au dehors [de la tente] prendre par le poids des souf­frants : Intus in contem­pla­tio­nem rapi­tur, foris infir­man­tium nego­tiis urge­tur»((Ibid., p. 198.))

8. Nous avons ain­si trou­vé une pre­mière réponse, encore plu­tôt géné­rale, aux deux ques­tions pré­cé­dentes : au fond, l’«amour » est une réa­li­té unique, mais avec des dimen­sions dif­fé­rentes ; tour à tour, l’une ou l’autre dimen­sion peut émer­ger de façon plus impor­tante. Là où cepen­dant les deux dimen­sions se détachent com­plè­te­ment l’une de l’autre, appa­raît une cari­ca­ture ou, en tout cas, une forme réduc­trice de l’amour. D’une manière syn­thé­tique, nous avons vu aus­si que la foi biblique ne construit pas un monde paral­lèle ou un monde oppo­sé au phé­no­mène humain ori­gi­naire qui est l’amour, mais qu’elle accepte tout l’homme, inter­ve­nant dans sa recherche d’amour pour la puri­fier, lui ouvrant en même temps de nou­velles dimen­sions. Cette nou­veau­té de la foi biblique se mani­feste sur­tout en deux points, qui méritent d’être sou­li­gnés : l’image de Dieu et l’image de l’homme.

La nouveauté de la foi biblique

9. Il s’agit avant tout de la nou­velle image de Dieu. Dans les cultures qui entourent le monde de la Bible, l’image de Dieu et des dieux reste en défi­ni­tive peu claire et en elle-​même contra­dic­toire. Dans le par­cours de la foi biblique, à l’inverse, on note que devient tou­jours plus clair et plus uni­voque ce que la prière fon­da­men­tale d’Israël, le she­ma, reprend par ces paroles : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique » (Dt 6, 4). Il existe un seul Dieu, qui est le Créateur du ciel et de la terre, et qui est donc aus­si le Dieu de tous les hommes. Deux élé­ments sont sin­gu­liers dans cette pré­ci­sion : le fait que, en véri­té, tous les autres dieux ne sont pas Dieu, et que toute la réa­li­té dans laquelle nous vivons remonte à Dieu, qu’elle est créée par lui. Naturellement, l’idée d’une créa­tion existe aus­si ailleurs, mais c’est là seule­ment qu’apparaît de manière abso­lu­ment claire que ce n’est pas un dieu quel­conque, mais l’unique vrai Dieu, lui-​même, qui est l’auteur de la réa­li­té tout entière ; cette der­nière pro­vient de la puis­sance de sa Parole créa­trice. Cela signi­fie que sa créa­ture lui est chère, puisqu’elle a été vou­lue pré­ci­sé­ment par Lui-​même, qu’elle a été « faite » par Lui. Ainsi appa­raît alors le deuxième élé­ment impor­tant : ce Dieu aime l’homme. La puis­sance divine qu’Aristote, au som­met de la phi­lo­so­phie grecque, cher­cha à atteindre par la réflexion, est vrai­ment, pour tout être, objet du désir et de l’amour – en tant que réa­li­té aimée cette divi­ni­té met le monde en mouvement((Cf. Métaphysique, XII, 7.)) –, mais elle-​même n’a besoin de rien et n’aime pas ; elle est seule­ment aimée. Au contraire, le Dieu unique auquel Israël croit aime per­son­nel­le­ment. De plus, son amour est un amour d’élection : par­mi tous les peuples, il choi­sit Israël et il l’aime, avec cepen­dant le des­sein de gué­rir par là toute l’humanité. Il aime, et son amour peut être qua­li­fié sans aucun doute comme eros, qui tou­te­fois est en même temps et tota­le­ment aga­pè((Cf. Pseudo-​Denys l’Aréopagite qui, dans Sur les noms divins IV, 12–14 : PG 3, 709–713 :Œuvres com­plètes, Paris (1943), pp. 106–109, appelle Dieu en même temps eros et aga­pè.)).

Les pro­phètes Osée et Ézéchiel sur­tout ont décrit cette pas­sion de Dieu pour son peuple avec des images éro­tiques auda­cieuses. La rela­tion de Dieu avec Israël est illus­trée par les méta­phores des fian­çailles et du mariage ; et par consé­quent, l’idolâtrie est adul­tère et pros­ti­tu­tion. On vise concrè­te­ment par là, comme nous l’avons vu, les cultes de la fer­ti­li­té, avec leur abus de l’eros, mais, en même temps, on décrit aus­si la rela­tion de fidé­li­té entre Israël et son Dieu. L’histoire d’amour de Dieu avec Israël consiste plus pro­fon­dé­ment dans le fait qu’il lui donne la Torah, qu’il ouvre en réa­li­té les yeux à Israël sur la vraie nature de l’homme et qu’il lui indique la route du véri­table huma­nisme. Cette his­toire consiste dans le fait que l’homme, en vivant dans la fidé­li­té au Dieu unique, fait lui-​même l’expérience d’être celui qui est aimé de Dieu et qu’il découvre la joie dans la véri­té, dans la jus­tice, la joie en Dieu qui devient son bon­heur essen­tiel : « Qui donc est pour moi dans le ciel si je n’ai, même avec toi, aucune joie sur la terre ? … Pour moi, il est bon d’être proche de Dieu » (Ps 72 , 25.28).

10. L’eros de Dieu pour l’homme, comme nous l’avons dit, est, en même temps, tota­le­ment aga­pè. Non seule­ment parce qu’il est don­né abso­lu­ment gra­tui­te­ment, sans aucun mérite préa­lable, mais encore parce qu’il est un amour qui par­donne. C’est sur­tout le pro­phète Osée qui nous montre la dimen­sion de l’aga­pè dans l’amour de Dieu pour l’homme, qui dépasse de beau­coup l’aspect de la gra­tui­té. Israël a com­mis « l’adultère », il a rom­pu l’Alliance ; Dieu devrait le juger et le répu­dier. C’est pré­ci­sé­ment là que se révèle cepen­dant que Dieu est Dieu et non pas homme : « Comment t’abandonnerais-je, Éphraïm, te livrerais-​je, Israël ? … Mon cœur se retourne contre moi, et le regret me consume. Je n’agirai pas selon l’ardeur de ma colère, je ne détrui­rai plus Israël, car je suis Dieu, et non pas homme : au milieu de vous je suis le Dieu saint » (Os 11, 8–9). L’amour pas­sion­né de Dieu pour son peuple – pour l’homme – est en même temps un amour qui par­donne. Il est si grand qu’il retourne Dieu contre lui-​même, son amour contre sa jus­tice. Le chré­tien voit déjà poindre là, de manière voi­lée, le mys­tère de la Croix : Dieu aime tel­le­ment l’homme que, en se fai­sant homme lui-​même, il le suit jusqu’à la mort et il récon­ci­lie de cette manière jus­tice et amour.

L’aspect phi­lo­so­phique, his­to­rique et reli­gieux qu’il convient de rele­ver dans cette vision de la Bible réside dans le fait que, d’une part, nous nous trou­vons devant une image stric­te­ment méta­phy­sique de Dieu : Dieu est en abso­lu la source ori­gi­naire de tout être ; mais ce prin­cipe créa­teur de toutes choses – le Logos, la rai­son pri­mor­diale – est, d’autre part, quelqu’un qui aime avec toute la pas­sion d’un véri­table amour. De la sorte, l’eros est enno­bli au plus haut point, mais, en même temps, il est ain­si puri­fié jusqu’à se fondre avec l’aga­pè. À par­tir de là, nous pou­vons ain­si com­prendre que le Cantique des Cantiques, reçu dans le canon de la Sainte Écriture, ait été très vite inter­pré­té comme des chants d’amour décri­vant, en défi­ni­tive, la rela­tion de Dieu avec l’homme et de l’homme avec Dieu. De cette manière, le Cantique des Cantiques est deve­nu, dans la lit­té­ra­ture chré­tienne comme dans la lit­té­ra­ture juive, une source de connais­sance et d’expérience mys­tique, dans laquelle s’exprime l’essence de la foi biblique ; oui, il existe une uni­fi­ca­tion de l’homme avec Dieu – tel est le rêve ori­gi­naire de l’homme. Mais cette uni­fi­ca­tion ne consiste pas à se fondre l’un dans l’autre, à se dis­soudre dans l’océan ano­nyme du Divin ; elle est une uni­té qui crée l’amour, dans lequel les deux, Dieu et l’homme, res­tent eux-​mêmes et pour­tant deviennent tota­le­ment un : « Celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un seul esprit », dit saint Paul (1 Co 6, 17).

11. La pre­mière nou­veau­té de la foi biblique consiste, comme nous l’avons vu, dans l’image de Dieu ; la deuxième, qui lui est essen­tiel­le­ment liée, nous la trou­vons dans l’image de l’homme. Le récit biblique de la créa­tion parle de la soli­tude du pre­mier homme, Adam, aux côtés duquel Dieu veut pla­cer une aide. Parmi toutes les créa­tures, aucune ne peut être pour l’homme l’aide dont il a besoin, bien qu’il ait don­né leur nom à toutes les bêtes des champs et à tous les oiseaux, les inté­grant ain­si dans son milieu de vie. Alors, à par­tir d’une côte de l’homme, Dieu modèle la femme. Adam trouve désor­mais l’aide qu’il lui faut : « Cette fois-​ci, voi­là l’os de mes os et la chair de ma chair » (Gn 2, 23). À l’arrière-plan de ce récit, on peut voir des concep­tions qui, par exemple, appa­raissent aus­si dans le mythe évo­qué par Platon, selon lequel, à l’origine, l’homme était sphé­rique, parce que com­plet en lui-​même et auto­suf­fi­sant. Mais, pour le punir de son orgueil, Zeus le coupe en deux, de sorte que sa moi­tié est désor­mais tou­jours à la recherche de son autre moi­tié et en marche vers elle, afin de retrou­ver son intégrité((Cf. Le Banquet, XIV-​XV, 189c-​192d : Les Belles Lettres, Paris (1984), pp. 29–36.)). Dans le récit biblique, on ne parle pas de puni­tion ; pour­tant, l’idée que l’homme serait en quelque sorte incom­plet de par sa consti­tu­tion, à la recherche, dans l’autre, de la par­tie qui manque à son inté­gri­té, à savoir l’idée que c’est seule­ment dans la com­mu­nion avec l’autre sexe qu’il peut deve­nir « com­plet », est sans aucun doute pré­sente. Le récit biblique se conclut ain­si sur une pro­phé­tie concer­nant Adam : « À cause de cela, l’homme quit­te­ra son père et sa mère, il s’attachera à sa femme et tous deux ne feront plus qu’un » (Gn 2, 24).

Deux aspects sont ici impor­tants : l’eros est comme enra­ci­né dans la nature même de l’homme ; Adam est en recherche et il « quitte son père et sa mère » pour trou­ver sa femme ; c’est seule­ment ensemble qu’ils repré­sentent la tota­li­té de l’humanité, qu’ils deviennent « une seule chair ». Le deuxième aspect n’est pas moins impor­tant : selon une orien­ta­tion qui a son ori­gine dans la créa­tion, l’eros ren­voie l’homme au mariage, à un lien carac­té­ri­sé par l’unicité et le défi­ni­tif ; ain­si, et seule­ment ain­si, se réa­lise sa des­ti­née pro­fonde. À l’image du Dieu du mono­théisme, cor­res­pond le mariage mono­ga­mique. Le mariage fon­dé sur un amour exclu­sif et défi­ni­tif devient l’icône de la rela­tion de Dieu avec son peuple et réci­pro­que­ment : la façon dont Dieu aime devient la mesure de l’amour humain. Ce lien étroit entre eros et mariage dans la Bible ne trouve pra­ti­que­ment pas de paral­lèle en dehors de la lit­té­ra­ture biblique.

Jésus Christ – l’amour incarné de Dieu

12. Même si nous avons jusque-​là par­lé sur­tout de l’Ancien Testament, cepen­dant, la pro­fonde com­pé­né­tra­tion des deux Testaments comme unique Écriture de la foi chré­tienne s’est déjà ren­due visible. La véri­table nou­veau­té du Nouveau Testament ne consiste pas en des idées nou­velles, mais dans la figure même du Christ, qui donne chair et sang aux concepts – un réa­lisme inouï. Déjà dans l’Ancien Testament, la nou­veau­té biblique ne rési­dait pas seule­ment en des concepts, mais dans l’action impré­vi­sible, et à cer­tains égards inouïe, de Dieu. Cet agir de Dieu acquiert main­te­nant sa forme dra­ma­tique dans le fait que, en Jésus Christ, Dieu lui-​même recherche la « bre­bis per­due », l’humanité souf­frante et éga­rée. Quand Jésus, dans ses para­boles, parle du pas­teur qui va à la recherche de la bre­bis per­due, de la femme qui cherche la drachme, du père qui va au devant du fils pro­digue et qui l’embrasse, il ne s’agit pas là seule­ment de paroles, mais de l’explication de son être même et de son agir. Dans sa mort sur la croix s’accomplit le retour­ne­ment de Dieu contre lui-​même, dans lequel il se donne pour rele­ver l’homme et le sau­ver – tel est l’amour dans sa forme la plus radi­cale. Le regard tour­né vers le côté ouvert du Christ, dont parle Jean (cf. 19, 37), com­prend ce qui a été le point de départ de cette Encyclique : « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8). C’est là que cette véri­té peut être contem­plée. Et, par­tant de là, on doit main­te­nant défi­nir ce qu’est l’amour. À par­tir de ce regard, le chré­tien trouve la route pour vivre et pour aimer.

13. À cet acte d’of­frande, Jésus a don­né une pré­sence durable par l’institution de l’Eucharistie au cours de la der­nière Cène. Il anti­cipe sa mort et sa résur­rec­tion en se don­nant déjà lui-​même, en cette heure-​là, à ses dis­ciples, dans le pain et dans le vin, son corps et son sang comme nou­velle manne (cf. Jn 6, 31–33). Si le monde antique avait rêvé qu’au fond, la vraie nour­ri­ture de l’homme – ce dont il vit comme homme – était le Logos, la sagesse éter­nelle, main­te­nant ce Logos est vrai­ment deve­nu nour­ri­ture pour nous, comme amour. L’Eucharistie nous attire dans l’acte d’offrande de Jésus. Nous ne rece­vons pas seule­ment le Logos incar­né de manière sta­tique, mais nous sommes entraî­nés dans la dyna­mique de son offrande. L’image du mariage entre Dieu et Israël devient réa­li­té d’une façon pro­pre­ment incon­ce­vable : ce qui consis­tait à se tenir devant Dieu devient main­te­nant, à tra­vers la par­ti­ci­pa­tion à l’offrande de Jésus, par­ti­ci­pa­tion à son corps et à son sang, devient union. La « mys­tique » du Sacrement, qui se fonde sur l’abaissement de Dieu vers nous, est d’une tout autre por­tée et entraîne bien plus haut que ce à quoi n’importe quelle élé­va­tion mys­tique de l’homme pour­rait conduire.

14. Mais il faut main­te­nant faire atten­tion à un autre aspect : la « mys­tique » du Sacrement a un carac­tère social parce que dans la com­mu­nion sacra­men­telle je suis uni au Seigneur, comme toutes les autres per­sonnes qui com­mu­nient : « Puisqu’il y a un seul pain, la mul­ti­tude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain », dit saint Paul (1 Co 10, 17). L’union avec le Christ est en même temps union avec tous ceux aux­quels il se donne. Je ne peux avoir le Christ pour moi seul ; je ne peux lui appar­te­nir qu’en union avec tous ceux qui sont deve­nus ou qui devien­dront siens. La com­mu­nion me tire hors de moi-​même vers lui et, en même temps, vers l’unité avec tous les chré­tiens. Nous deve­nons « un seul corps », fon­dus ensemble dans une unique exis­tence. L’amour pour Dieu et l’amour pour le pro­chain sont main­te­nant vrai­ment unis : le Dieu incar­né nous attire tous à lui. À par­tir de là, on com­prend main­te­nant com­ment aga­pè est alors deve­nue aus­si un nom de l’Eucharistie : dans cette der­nière, l’aga­pè de Dieu vient à nous cor­po­rel­le­ment pour conti­nuer son œuvre en nous et à tra­vers nous. C’est seule­ment à par­tir de ce fon­de­ment chris­to­lo­gique et sacra­men­tel qu’on peut com­prendre cor­rec­te­ment l’enseignement de Jésus sur l’amour. Le pas­sage qu’Il fait faire de la Loi et des Prophètes au double com­man­de­ment de l’amour envers Dieu et envers le pro­chain, ain­si que le fait que toute l’existence de foi découle du carac­tère cen­tral de ce pré­cepte, ne sont pas sim­ple­ment de la morale qui pour­rait exis­ter de manière auto­nome à côté de la foi au Christ et de sa réac­tua­li­sa­tion dans le Sacrement : foi, culte et ethos se com­pé­nètrent mutuel­le­ment comme une unique réa­li­té qui trouve sa forme dans la ren­contre avec l’aga­pè de Dieu. Ici, l’opposition habi­tuelle entre culte et éthique tombe tout sim­ple­ment. Dans le « culte » lui-​même, dans la com­mu­nion eucha­ris­tique, sont conte­nus le fait d’être aimé et celui d’aimer les autres à son tour. Une Eucharistie qui ne se tra­duit pas en une pra­tique concrète de l’amour est en elle-​même tron­quée. Réciproquement, – comme nous devrons encore l’envisager plus en détail – le « com­man­de­ment » de l’amour ne devient pos­sible que parce qu’il n’est pas seule­ment une exi­gence : l’amour peut être « com­man­dé » parce qu’il est d’abord donné.

15. C’est à par­tir de ce prin­cipe que doivent aus­si être com­prises les grandes para­boles de Jésus. Du lieu de sa dam­na­tion, l’homme riche (cf. Lc 16, 19–31) implore pour que ses frères soient infor­més de ce qui arrive à celui qui a, dans sa désin­vol­ture, igno­ré le pauvre dans le besoin. Jésus recueille, pour ain­si dire, cet appel à l’aide et s’en fait l’écho pour nous mettre en garde, pour nous remettre dans le droit che­min. La para­bole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 25–37) per­met sur­tout de faire deux grandes cla­ri­fi­ca­tions. Tandis que le concept de « pro­chain » se réfé­rait jusqu’alors essen­tiel­le­ment aux membres de la même nation et aux étran­gers qui s’étaient éta­blis dans la terre d’Israël, et donc à la com­mu­nau­té soli­daire d’un pays et d’un peuple, cette limi­ta­tion est désor­mais abo­lie. Celui qui a besoin de moi et que je peux aider, celui-​là est mon pro­chain. Le concept de pro­chain est uni­ver­sa­li­sé et reste cepen­dant concret. Bien qu’il soit éten­du à tous les hommes, il ne se réduit pas à l’expression d’un amour géné­rique et abs­trait, qui en lui-​même engage peu, mais il requiert mon enga­ge­ment concret ici et main­te­nant. Cela demeure une tâche de l’Église d’interpréter tou­jours de nou­veau le lien entre éloi­gne­ment et proxi­mi­té pour la vie pra­tique de ses membres. Enfin, il convient par­ti­cu­liè­re­ment de rap­pe­ler ici la grande para­bole du Jugement der­nier (cf. Mt 25, 31–46), dans laquelle l’amour devient le cri­tère pour la déci­sion défi­ni­tive concer­nant la valeur ou la non-​valeur d’une vie humaine. Jésus s’identifie à ceux qui sont dans le besoin : les affa­més, les assoif­fés, les étran­gers, ceux qui sont nus, les malades, les per­sonnes qui sont en pri­son. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). L’amour de Dieu et l’amour du pro­chain se fondent l’un dans l’autre : dans le plus petit, nous ren­con­trons Jésus lui-​même et en Jésus nous ren­con­trons Dieu.

Amour de Dieu et amour du prochain

16. Après avoir réflé­chi sur l’essence de l’amour et sur sa signi­fi­ca­tion dans la foi biblique, une double ques­tion concer­nant notre com­por­te­ment sub­siste : Est-​il vrai­ment pos­sible d’aimer Dieu alors qu’on ne le voit pas ? Et puis : l’amour peut-​il se com­man­der ? Au double com­man­de­ment de l’amour, on peut répli­quer par une double objec­tion, qui résonne dans ces ques­tions. Dieu, nul ne l’a jamais vu – com­ment pourrions-​nous l’aimer ? Et, d’autre part : l’amour ne peut pas se com­man­der ; c’est en défi­ni­tive un sen­ti­ment qui peut être ou ne pas être, mais qui ne peut pas être créé par la volon­té. L’Écriture semble confir­mer la pre­mière objec­tion quand elle dit : « Si quelqu’un dit : « J’aime Dieu », alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un men­teur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est inca­pable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20). Mais ce texte n’exclut abso­lu­ment pas l’amour de Dieu comme quelque chose d’impossible ; au contraire, dans le contexte glo­bal de la Première Lettre de Jean, qui vient d’êtrecitée, cet amour est expli­ci­te­ment requis. C’est le lien insé­pa­rable entre amour de Dieu et amour du pro­chain qui est sou­li­gné. Tous les deux s’appellent si étroi­te­ment que l’affirmation de l’amour de Dieu devient un men­songe si l’homme se ferme à son pro­chain ou plus encore s’il le hait. On doit plu­tôt inter­pré­ter le ver­set johan­nique dans le sens où aimer son pro­chain est aus­si une route pour ren­con­trer Dieu, et où fer­mer les yeux sur son pro­chain rend aveugle aus­si devant Dieu.

17. En effet, per­sonne n’a jamais vu Dieu tel qu’il est en lui-​même. Cependant, Dieu n’est pas pour nous tota­le­ment invi­sible, il n’est pas res­té pour nous sim­ple­ment inac­ces­sible. Dieu nous a aimés le pre­mier, dit la Lettre de Jean qui vient d’être citée (cf. 4, 10) et cet amour de Dieu s’est mani­fes­té par­mi nous, il s’est ren­du visible car Il « a envoyé son Fils unique dans le monde pour que nous vivions par lui » (1 Jn 4, 9). Dieu s’est ren­du visible : en Jésus nous pou­vons voir le Père (cf. Jn 14, 9). En fait, Dieu se rend visible de mul­tiples manières. Dans l’histoire d’amour que la Bible nous raconte, Il vient à notre ren­contre, Il cherche à nous conqué­rir – jusqu’à la der­nière Cène, jusqu’au Cœur trans­per­cé sur la croix, jusqu’aux appa­ri­tions du Ressuscité et aux grandes œuvres par les­quelles, à tra­vers l’action des Apôtres, Il a gui­dé le che­min de l’Église nais­sante. Et de même, par la suite, dans l’histoire de l’Église, le Seigneur n’a jamais été absent : il vient tou­jours de nou­veau à notre ren­contre – par des hommes à tra­vers les­quels il trans­pa­raît, ain­si que par sa Parole, dans les Sacrements, spé­cia­le­ment dans l’Eucharistie. Dans la litur­gie de l’Église, dans sa prière, dans la com­mu­nau­té vivante des croyants, nous fai­sons l’expérience de l’amour de Dieu, nous per­ce­vons sa pré­sence et nous appre­nons aus­si de cette façon à la recon­naître dans notre vie quo­ti­dienne. Le pre­mier, il nous a aimés et il conti­nue à nous aimer le pre­mier ; c’est pour­quoi, nous aus­si, nous pou­vons répondre par l’amour. Dieu ne nous pres­crit pas un sen­ti­ment que nous ne pou­vons pas sus­ci­ter en nous-​mêmes. Il nous aime, il nous fait voir son amour et nous pou­vons l’éprouver, et à par­tir de cet « amour pre­mier de Dieu », en réponse, l’amour peut aus­si jaillir en nous.

Dans le déve­lop­pe­ment de cette ren­contre, il appa­raît clai­re­ment que l’amour n’est pas seule­ment un sen­ti­ment. Les sen­ti­ments vont et viennent. Le sen­ti­ment peut être une mer­veilleuse étin­celle ini­tiale, mais il n’est pas la tota­li­té de l’amour. Au début, nous avons par­lé du pro­ces­sus des puri­fi­ca­tions et des matu­ra­tions, à tra­vers les­quelles l’eros devient plei­ne­ment lui-​même, devient amour au sens plein du terme. C’est le propre de la matu­ri­té de l’amour d’impliquer toutes les poten­tia­li­tés de l’homme, et d’inclure, pour ain­si dire, l’homme dans son inté­gra­li­té. La ren­contre des mani­fes­ta­tions visibles de l’amour de Dieu peut sus­ci­ter en nous un sen­ti­ment de joie, qui naît de l’expérience d’être aimé. Mais cette ren­contre requiert aus­si notre volon­té et notre intel­li­gence. La recon­nais­sance du Dieu vivant est une route vers l’amour, et le oui de notre volon­té à la sienne unit intel­li­gence, volon­té et sen­ti­ment dans l’acte tota­li­sant de l’amour. Ce pro­ces­sus demeure cepen­dant constam­ment en mou­ve­ment : l’amour n’est jamais « ache­vé » ni com­plet ; il se trans­forme au cours de l’existence, il mûrit et c’est jus­te­ment pour cela qu’il demeure fidèle à lui-​même. Idem velle atque idem nolle((Salluste, Conjuration de Catilina, XX, 4.)) – vou­loir la même chose et ne pas vou­loir la même chose ; voi­là ce que les anciens ont recon­nu comme l’authentique conte­nu de l’amour : deve­nir l’un sem­blable à l’autre, ce qui conduit à une com­mu­nau­té de volon­té et de pen­sée. L’histoire d’amour entre Dieu et l’homme consiste jus­te­ment dans le fait que cette com­mu­nion de volon­té gran­dit dans la com­mu­nion de pen­sée et de sen­ti­ment, et ain­si notre vou­loir et la volon­té de Dieu coïn­cident tou­jours plus : la volon­té de Dieu n’est plus pour moi une volon­té étran­gère, que les com­man­de­ments m’imposent de l’extérieur, mais elle est ma propre volon­té, sur la base de l’expérience que, de fait, Dieu est plus intime à moi-​même que je ne le suis à moi-même((Cf. Saint Augustin, Confessions, III, 6, 11 : CCL, 27, 32 : Bibliothèque augus­ti­nienne 13, Paris (1962), p. 383.)). C’est alors que gran­dit l’abandon en Dieu et que Dieu devient notre joie (cf. Ps 72, 23–28).

18. L’amour du pro­chain se révèle ain­si pos­sible au sens défi­ni par la Bible, par Jésus. Il consiste pré­ci­sé­ment dans le fait que j’aime aus­si, en Dieu et avec Dieu, la per­sonne que je n’apprécie pas ou que je ne connais même pas. Cela ne peut se réa­li­ser qu’à par­tir de la ren­contre intime avec Dieu, une ren­contre qui est deve­nue com­mu­nion de volon­té pour aller jusqu’à tou­cher le sen­ti­ment. J’apprends alors à regar­der cette autre per­sonne non plus seule­ment avec mes yeux et mes sen­ti­ments, mais selon la pers­pec­tive de Jésus Christ. Son ami est mon ami. Au-​delà de l’apparence exté­rieure de l’autre, jaillit son attente inté­rieure d’un geste d’amour, d’un geste d’attention, que je ne lui donne pas seule­ment à tra­vers des orga­ni­sa­tions créées à cet effet, l’acceptant peut-​être comme une néces­si­té poli­tique. Je vois avec les yeux du Christ et je peux don­ner à l’autre bien plus que les choses qui lui sont exté­rieu­re­ment néces­saires : je peux lui don­ner le regard d’amour dont il a besoin. Ici appa­raît l’interaction néces­saire entre amour de Dieu et amour du pro­chain, sur laquelle insiste tant la Première Lettre de Jean. Si le contact avec Dieu me fait com­plè­te­ment défaut dans ma vie, je ne peux jamais voir en l’autre que l’autre, et je ne réus­sis pas à recon­naître en lui l’image divine. Si par contre dans ma vie je néglige com­plè­te­ment l’attention à l’autre, dési­rant seule­ment être « pieux » et accom­plir mes « devoirs reli­gieux », alors même ma rela­tion à Dieu se des­sèche. Alors, cette rela­tion est seule­ment « cor­recte », mais sans amour. Seule ma dis­po­ni­bi­li­té à aller à la ren­contre du pro­chain, à lui témoi­gner de l’amour, me rend aus­si sen­sible devant Dieu. Seul le ser­vice du pro­chain ouvre mes yeux sur ce que Dieu fait pour moi et sur sa manière à Lui de m’aimer. Les saints – pen­sons par exemple à la bien­heu­reuse Teresa de Calcutta – ont pui­sé dans la ren­contre avec le Seigneur dans l’Eucharistie leur capa­ci­té à aimer le pro­chain de manière tou­jours nou­velle, et réci­pro­que­ment cette ren­contre a acquis son réa­lisme et sa pro­fon­deur pré­ci­sé­ment grâce à leur ser­vice des autres. Amour de Dieu et amour du pro­chain sont insé­pa­rables, c’est un unique com­man­de­ment. Tous les deux cepen­dant vivent de l’amour pré­ve­nant de Dieu qui nous a aimés le pre­mier. Ainsi, il n’est plus ques­tion d’un « com­man­de­ment » qui nous pres­crit l’impossible de l’extérieur, mais au contraire d’une expé­rience de l’amour, don­née de l’intérieur, un amour qui, de par sa nature, doit par la suite être par­ta­gé avec d’autres. L’amour gran­dit par l’amour. L’amour est « divin » parce qu’il vient de Dieu et qu’il nous unit à Dieu, et, à tra­vers ce pro­ces­sus d’unification, il nous trans­forme en un Nous, qui sur­passe nos divi­sions et qui nous fait deve­nir un, jusqu’à ce que, à la fin, Dieu soit « tout en tous » (1 Co 15, 28).

Deuxième partie
Caritas – L’exercice de l’amour de la part de l’Eglise en tant que « Communauté d’amour »

La charité de l’Église comme manifestation de l’amour trinitaire

19. « Tu vois la Trinité quand tu vois la cha­ri­té », écri­vait saint Augustin.((De Trinitate, VIII, 8, 12 : CCL 50, 287 : Bibliothèque augus­ti­nienne 16, Paris (1955), p. 65.))Dans les réflexions qui pré­cèdent, nous avons pu fixer notre regard sur Celui qui a été trans­per­cé (cf. Jn 19, 37 ; Za,12, 10), recon­nais­sant le des­sein du Père qui, mû par l’a­mour (cf. Jn 3, 16), a envoyé son Fils unique dans le monde pour rache­ter l’homme. Mourant sur la croix, Jésus – comme le sou­ligne l’Évangéliste – « remit l’es­prit » (Jn 19, 30), pré­lude du don de l’Esprit Saint qu’il ferait après la résur­rec­tion (cf. Jn 20, 22). Se réa­li­se­rait ain­si la pro­messe des « fleuves d’eau vive » qui, grâce à l’effusion de l’Esprit, jailli­raient du cœur des croyants (cf. Jn 7, 38–39). En effet, l’Esprit est la puis­sance inté­rieure qui met leur cœur au dia­pa­son du cœur du Christ, et qui les pousse à aimer leurs frères comme Lui les a aimés quand il s’est pen­ché pour laver les pieds de ses dis­ciples (cf. Jn 13, 1–13) et sur­tout quand il a don­né sa vie pour tous (cf. Jn 13, 1 ; 15, 13).

L’Esprit est aus­si la force qui trans­forme le cœur de la Communauté ecclé­siale, afin qu’elle soit, dans le monde, témoin de l’amour du Père, qui veut faire de l’humanité, dans son Fils, une unique famille. Toute l’activité de l’Église est l’expression d’un amour qui cherche le bien inté­gral de l’homme : elle cherche son évan­gé­li­sa­tion par la Parole et par les Sacrements, entre­prise bien sou­vent héroïque dans ses réa­li­sa­tions his­to­riques ; et elle cherche sa pro­mo­tion dans les dif­fé­rents domaines de la vie et de l’activité humaines. L’amour est donc le ser­vice que l’Église réa­lise pour aller constam­ment au-​devant des souf­frances et des besoins, même maté­riels, des hommes. C’est sur cet aspect, sur ce ser­vice de la cha­ri­té, que je désire m’arrêter dans cette deuxième par­tie de l’Encyclique.

La charité comme tâche de l’Église

20. L’amour du pro­chain, enra­ci­né dans l’amour de Dieu, est avant tout une tâche pour chaque fidèle, mais il est aus­si une tâche pour la com­mu­nau­té ecclé­siale entière, et cela à tous les niveaux : de la com­mu­nau­té locale à l’Église par­ti­cu­lière jusqu’à l’Église uni­ver­selle dans son ensemble. L’Église aus­si, en tant que com­mu­nau­té, doit pra­ti­quer l’amour. En consé­quence, l’amour a aus­si besoin d’organisation comme pré­sup­po­sé pour un ser­vice com­mu­nau­taire ordon­né. La conscience de cette tâche a eu un carac­tère consti­tu­tif dans l’Église depuis ses ori­gines : « Tous ceux qui étaient deve­nus croyants vivaient ensemble, et ils met­taient tout en com­mun ; ils ven­daient leurs pro­prié­tés et leurs biens, pour en par­ta­ger le prix entre tous selon les besoins de cha­cun » (Ac 2, 44–45). Luc nous raconte cela en rela­tion avec une sorte de défi­ni­tion de l’Église, dont il énu­mère quelques élé­ments consti­tu­tifs, par­mi les­quels l’adhésion à « l’enseignement des Apôtres », à « la com­mu­nion » (koi­nonía), à « la frac­tion du pain » et à « la prière » (cf. Ac 2, 42). L’élément de la « com­mu­nion » (koi­nonía), ici ini­tia­le­ment non spé­ci­fié, est concré­ti­sé dans les ver­sets qui viennent d’être cités plus haut : cette com­mu­nion consiste pré­ci­sé­ment dans le fait que les croyants ont tout en com­mun et qu’entre eux la dif­fé­rence entre riches et pauvres n’existe plus (cf. aus­si Ac 4, 32–37). Cette forme radi­cale de com­mu­nion maté­rielle, à vrai dire, n’a pas pu être main­te­nue avec la crois­sance de l’Église. Le noyau essen­tiel a cepen­dant sub­sis­té : à l’intérieur de la com­mu­nau­té des croyants il ne doit pas exis­ter une forme de pau­vre­té telle que soient refu­sés à cer­tains les biens néces­saires à une vie digne.

21. Une étape déci­sive dans la dif­fi­cile recherche de solu­tions pour réa­li­ser ce prin­cipe ecclé­sial fon­da­men­tal nous devient visible dans le choix de sept hommes, ce qui fut le com­men­ce­ment du minis­tère dia­co­nal (cf. Ac 6, 5–6). Dans l’Église des ori­gines, en effet, s’était créée, dans la dis­tri­bu­tion quo­ti­dienne aux veuves, une dis­pa­ri­té entre le groupe de langue hébraïque et celui de langue grecque. Les Apôtres, aux­quels étaient avant tout confiés la « prière » (Eucharistie et Liturgie) et le « ser­vice de la Parole », se sen­tirent pris de manière exces­sive par le « ser­vice des tables» ; ils décident donc de se réser­ver le minis­tère prin­ci­pal et de créer pour l’autre tâche, tout aus­si néces­saire dans l’Église, un groupe de sept per­sonnes. Cependant, même ce groupe ne devait pas accom­plir un ser­vice sim­ple­ment tech­nique de dis­tri­bu­tion : ce devait être des hommes « rem­plis d’Esprit Saint et de sagesse » (cf. Ac 6, 1–6). Cela signi­fie que le ser­vice social qu’ils devaient effec­tuer était tout à fait concret, mais en même temps, c’était aus­si sans aucun doute un ser­vice spi­ri­tuel ; c’était donc pour eux un véri­table minis­tère spi­ri­tuel, qui réa­li­sait une tâche essen­tielle de l’Église, celle de l’amour bien ordon­né du pro­chain. Avec la for­ma­tion de ce groupe des Sept, la « dia­co­nia » – le ser­vice de l’amour du pro­chain exer­cé d’une manière com­mu­nau­taire et ordon­née – était désor­mais ins­tau­rée dans la struc­ture fon­da­men­tale de l’Église elle-même.

22. Les années pas­sant, avec l’expansion pro­gres­sive de l’Église, l’exercice de la cha­ri­té s’est affir­mé comme l’un de ses sec­teurs essen­tiels, avec l’administration des Sacrements et l’annonce de la Parole : pra­ti­quer l’amour envers les veuves et les orphe­lins, envers les pri­son­niers, les malades et toutes les per­sonnes qui, de quelque manière, sont dans le besoin, cela appar­tient à son essence au même titre que le ser­vice des Sacrements et l’annonce de l’Évangile. L’Église ne peut pas négli­ger le ser­vice de la cha­ri­té, de même qu’elle ne peut négli­ger les Sacrements ni la Parole. Quelques réfé­rences suf­fisent à le démon­trer. Le mar­tyr Justin ( vers 155) décrit aus­si, dans le contexte de la célé­bra­tion domi­ni­cale des chré­tiens, leur acti­vi­té cari­ta­tive, reliée à l’Eucharistie comme telle. Les per­sonnes aisées font des offrandes dans la mesure de leurs pos­si­bi­li­tés, cha­cune don­nant ce qu’elle veut. L’Évêque s’en sert alors pour sou­te­nir les orphe­lins, les veuves et les per­sonnes qui, à cause de la mala­die ou pour d’autres motifs, se trouvent dans le besoin, de même que les pri­son­niers et les étrangers((Cf. Apologie I, 67 : PG 6, 429 : Les Pères dans la foi, Paris (1982), pp. 91–92.)). Le grand auteur chré­tien Tertullien (après 220) raconte com­ment l’attention des chré­tiens envers toutes les per­sonnes dans le besoin sus­ci­tait l’émerveillement chez les païens((Cf. Apologeticum 39,7 : PL 1, 468 : Les Belles Lettres, Paris (1929), p. 83.)). Et quand Ignace d’Antioche ( vers 117) qua­li­fie l’Église de Rome comme celle « qui pré­side à la cha­ri­té (aga­pè)»((Épître aux Romains, titre : PG, 5, 801 : SCh 10, p. 108.)), on peut consi­dé­rer que, par cette défi­ni­tion, il enten­dait aus­si en expri­mer d’une cer­taine manière l’activité cari­ta­tive concrète.

23. Dans ce contexte, il peut être utile de faire réfé­rence aux struc­tures juri­diques pri­mi­tives concer­nant le ser­vice de la cha­ri­té dans l’Église. Vers le milieu du IVe siècle, prend forme en Égypte ce que l’on appelle la « dia­co­nie» ; dans chaque monas­tère, elle consti­tue l’institution res­pon­sable de l’ensemble des acti­vi­tés d’assistance, pré­ci­sé­ment du ser­vice de la cha­ri­té. Depuis les ori­gines jusqu’à la fin du VIe siècle se déve­loppe en Égypte une cor­po­ra­tion avec une pleine capa­ci­té juri­dique, à laquelle les auto­ri­tés civiles confient même une par­tie du blé pour la dis­tri­bu­tion publique. En Égypte, non seule­ment chaque monas­tère mais aus­si chaque dio­cèse finit par avoir sa dia­co­nie, ins­ti­tu­tion qui se déve­lop­pe­ra ensuite en Orient comme en Occident. Le Pape Grégoire le Grand ( 604) fait réfé­rence à la dia­co­nie de Naples ; en ce qui concerne Rome, les docu­ments font allu­sion aux dia­co­nies à par­tir du VIIe et du VIIIe siècles. Mais natu­rel­le­ment, déjà aupa­ra­vant et cela depuis les ori­gines, l’activité d’assistance aux pauvres et aux per­sonnes qui souffrent fai­sait par­tie de manière essen­tielle de la vie de l’Église de Rome, selon les prin­cipes de la vie chré­tienne expo­sés dans les Actes des Apôtres. Cette tâche trouve une expres­sion vivante dans la figure du diacre Laurent ( 258). La des­crip­tion dra­ma­tique de son mar­tyre était déjà connue par saint Ambroise ( 397) et elle nous montre véri­ta­ble­ment en son centre l’authentique figure du Saint. À lui, qui était res­pon­sable de l’assistance aux pauvres de Rome, a été accor­dé un laps de temps, après l’arrestation de ses confrères et du Pape, pour ras­sem­bler les tré­sors de l’Église et les remettre aux auto­ri­tés civiles. Laurent dis­tri­bua l’argent dis­po­nible aux pauvres et les pré­sen­ta alors aux auto­ri­tés comme le vrai tré­sor de l’Église((Cf. Saint Ambroise, De offi­ciis minis­tro­rum, II, 28, 140 : PL 16, 141.)). Quelle que soit la cré­di­bi­li­té his­to­rique de ces détails, Laurent est res­té pré­sent dans la mémoire de l’Église comme un grand repré­sen­tant de la cha­ri­té ecclésiale.

24. Une réfé­rence à la figure de l’empereur Julien l’Apostat ( 363) peut mon­trer encore une fois que la cha­ri­té orga­ni­sée et pra­ti­quée par l’Église des pre­miers siècles est essen­tielle. Alors qu’il avait six ans, Julien avait assis­té à l’assassinat de son père, de son frère et d’autres de ses proches par des gardes du palais impé­rial ; il attri­bua cette bru­ta­li­té – à tort ou à rai­son – à l’empereur Constance, qui se fai­sait pas­ser pour un grand chré­tien. Et de ce fait, la foi chré­tienne fut une fois pour toutes dis­cré­di­tée à ses yeux. Devenu empe­reur, il déci­da de res­tau­rer le paga­nisme, l’antique reli­gion romaine, mais en même temps de le réfor­mer, de manière qu’il puisse deve­nir réel­le­ment la force entraî­nante de l’Empire. Dans cette pers­pec­tive, il s’inspira lar­ge­ment du chris­tia­nisme. Il ins­tau­ra une hié­rar­chie de métro­po­lites et de prêtres. Les prêtres devaient être atten­tifs à l’amour pour Dieu et pour le pro­chain. Dans une de ses lettres((Cf. Ep. 83 : L’empereur Julien, Œuvres com­plètes, J. Bidez éd., Les Belles Lettres, Paris (1960), vol I, 2a, p. 145.)), il écri­vait que l’unique aspect qui le frap­pait dans le chris­tia­nisme était l’activité cari­ta­tive de l’Église. Pour son nou­veau paga­nisme, ce fut donc un point déter­mi­nant que de créer, à côté du sys­tème de cha­ri­té de l’Église, une acti­vi­té équi­va­lente dans sa reli­gion. De cette manière, les « Galiléens » – ain­si disait-​il – avaient conquis leur popu­la­ri­té. On se devait de faire de l’émulation et même de dépas­ser leur popu­la­ri­té. De la sorte, l’empereur confir­mait donc que la cha­ri­té était une carac­té­ris­tique déter­mi­nante de la com­mu­nau­té chré­tienne, de l’Église.

25. Arrivés à ce point, nous recueillons deux élé­ments essen­tiels de nos réflexions :

a) La nature pro­fonde de l’Église s’exprime dans une triple tâche : annonce de la Parole de Dieu (kerygma-​martyria), célé­bra­tion des Sacrements(lei­tour­gia), ser­vice de la cha­ri­té (dia­ko­nia). Ce sont trois tâches qui s’appellent l’une l’autre et qui ne peuvent être sépa­rées l’une de l’autre. La cha­ri­té n’est pas pour l’Église une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pour­rait aus­si lais­ser à d’autres, mais elle appar­tient à sa nature, elle est une expres­sion de son essence elle-​même, à laquelle elle ne peut renoncer((Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le minis­tère pas­to­ral des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 194 : Cité du Vatican (2004), pp. 215–216.)).

b) L’Église est la famille de Dieu dans le monde. Dans cette famille, per­sonne ne doit souf­frir par manque du néces­saire. En même temps, la caritas-​agapè dépasse aus­si les fron­tières de l’Église ; la para­bole du Bon Samaritain demeure le cri­tère d’évaluation, elle impose l’universalité de l’amour qui se tourne vers celui qui est dans le besoin, ren­con­tré « par hasard » (cf. Lc 10, 31), quel qu’il soit. Tout en main­te­nant cette uni­ver­sa­li­té du com­man­de­ment de l’amour, il y a cepen­dant une exi­gence spé­ci­fi­que­ment ecclé­siale – celle qui rap­pelle jus­te­ment que, dans l’Église elle-​même en tant que famille, aucun membre ne doit souf­frir parce qu’il est dans le besoin. Les mots de l’Épître aux Galates vont dans ce sens : « Puisque nous tenons le bon moment, tra­vaillons au bien de tous, spé­cia­le­ment dans la famille des croyants » (6,10).

Justice et charité

26. Depuis le dix-​neuvième siècle, on a sou­le­vé une objec­tion contre l’activité cari­ta­tive de l’Église, objec­tion qui a été déve­lop­pée ensuite avec insis­tance, notam­ment par la pen­sée mar­xiste. Les pauvres, dit-​on, n’auraient pas besoin d’œuvres de cha­ri­té, mais plu­tôt de jus­tice. Les œuvres de cha­ri­té – les aumônes – seraient en réa­li­té, pour les riches, une manière de se sous­traire à l’instauration de la jus­tice et d’avoir leur conscience en paix, main­te­nant leurs posi­tions et pri­vant les pauvres de leurs droits. Au lieu de contri­buer, à tra­vers diverses œuvres de cha­ri­té, au main­tien des condi­tions exis­tantes, il fau­drait créer un ordre juste, dans lequel tous rece­vraient leur part des biens du monde et n’auraient donc plus besoin des œuvres de cha­ri­té. Dans cette argu­men­ta­tion, il faut le recon­naître, il y a du vrai, mais aus­si beau­coup d’erreurs. Il est cer­tain que la norme fon­da­men­tale de l’État doit être la recherche de la jus­tice et que le but d’un ordre social juste consiste à garan­tir à cha­cun, dans le res­pect du prin­cipe de sub­si­dia­ri­té, sa part du bien com­mun. C’est ce que la doc­trine chré­tienne sur l’État et la doc­trine sociale de l’Église ont tou­jours sou­li­gné. D’un point de vue his­to­rique, la ques­tion de l’ordre juste de la col­lec­ti­vi­té est entrée dans une nou­velle phase avec la for­ma­tion de la socié­té indus­trielle au dix-​neuvième siècle. La nais­sance de l’industrie moderne a vu dis­pa­raître les vieilles struc­tures sociales et, avec la masse des sala­riés, elle a pro­vo­qué un chan­ge­ment radi­cal dans la com­po­si­tion de la socié­té, dans laquelle le rap­port entre capi­tal et tra­vail est deve­nu la ques­tion déci­sive, une ques­tion qui, sous cette forme, était jusqu’alors incon­nue. Les struc­tures de pro­duc­tion et le capi­tal deve­naient désor­mais la nou­velle puis­sance qui, mise dans les mains d’un petit nombre, abou­tis­sait pour les masses labo­rieuses à une pri­va­tion de droits, contre laquelle il fal­lait se rebeller.

27. Il est juste d’admettre que les repré­sen­tants de l’Église ont per­çu, mais avec len­teur, que le pro­blème de la juste struc­ture de la socié­té se posait de manière nou­velle. Les pion­niers ne man­quèrent pas : l’un d’entre eux, par exemple, fut Mgr Ketteler, Évêque de Mayence ( 1877). En réponse aux néces­si­tés concrètes, naquirent aus­si des cercles, des asso­cia­tions, des unions, des fédé­ra­tions et sur­tout de nou­veaux Ordres reli­gieux qui, au dix-​neuvième siècle, s’engagèrent contre la pau­vre­té, les mala­dies et les situa­tions de carence dans le sec­teur édu­ca­tif. En 1891, le Magistère pon­ti­fi­cal inter­vint par l’Encyclique Rerum Novarum de Léon XIII. Il y eut ensuite, en 1931, l’Encyclique de Pie XI Quadragesimo anno. Le bien­heu­reux Pape Jean XXIII publia, en 1961, l’Encyclique Mater et magis­tra ; pour sa part Paul VI, dans l’encyclique Populorum pro­gres­sio (1967) et dans la lettre apos­to­lique Octogesima adve­niens (1971), affron­ta de manière insis­tante la pro­blé­ma­tique sociale, qui, dans le même temps, était deve­nue plus urgente, sur­tout en Amérique Latine. Mon grand Prédécesseur Jean-​Paul II nous a lais­sé une tri­lo­gie d’Encycliques sociales : Laborem exer­cens (1981),Sollicitudo rei socia­lis (1987) et enfin Centesimus annus (1991). Ainsi, face à des situa­tions et à des pro­blèmes tou­jours nou­veaux, s’est déve­lop­pée une doc­trine sociale catho­lique qui, en 2004, a été pré­sen­tée de manière orga­nique dans le Compendium de la doc­trine sociale de l’Église, rédi­gé par le Conseil pon­ti­fi­cal Justice et Paix. Le mar­xisme avait pré­sen­té la révo­lu­tion mon­diale et sa pré­pa­ra­tion comme étant la pana­cée à la pro­blé­ma­tique sociale : avec la révo­lu­tion et la col­lec­ti­vi­sa­tion des moyens de pro­duc­tion qui s’ensuivit – affirmait-​on dans cette doc­trine –, tout devait immé­dia­te­ment aller de manière dif­fé­rente et meilleure. Ce rêve s’est éva­noui. Dans la situa­tion dif­fi­cile où nous nous trou­vons aujourd’hui, à cause aus­si de la mon­dia­li­sa­tion de l’économie, la doc­trine sociale de l’Église est deve­nue un repère fon­da­men­tal, qui pro­pose des orien­ta­tions valables bien au-​delà de ses limites : ces orien­ta­tions – face au déve­lop­pe­ment crois­sant – doivent être appré­hen­dées dans le dia­logue avec tous ceux qui se pré­oc­cupent sérieu­se­ment de l’homme et du monde.

28. Pour défi­nir plus pré­ci­sé­ment la rela­tion entre l’engagement néces­saire pour la jus­tice et le ser­vice de la cha­ri­té, il faut prendre en compte deux situa­tions de fait fondamentales :

a) L’ordre juste de la socié­té et de l’État est le devoir essen­tiel du poli­tique. Un État qui ne serait pas diri­gé selon la jus­tice se rédui­rait à une grande bande de vau­riens, comme l’a dit un jour saint Augustin : « Remota itaque ius­ti­tia quid sunt regna nisi magna latro­ci­nia ? »((La Cité de Dieu, IV, 4 : CCL 47, 102 : La Pléiade, Paris (2000), p. 138.)). La dis­tinc­tion entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu (cf. Mt 22, 21), à savoir la dis­tinc­tion entre État et Église ou, comme le dit le Concile Vatican II, l’autonomie des réa­li­tés terrestres((Cf. Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 36.)), appar­tient à la struc­ture fon­da­men­tale du chris­tia­nisme. L’État ne peut impo­ser la reli­gion, mais il doit en garan­tir la liber­té, ain­si que la paix entre les fidèles des dif­fé­rentes reli­gions. De son côté, l’Église comme expres­sion sociale de la foi chré­tienne a son indé­pen­dance et, en se fon­dant sur sa foi, elle vit sa forme com­mu­nau­taire, que l’État doit res­pec­ter. Les deux sphères sont dis­tinctes, mais tou­jours en rela­tion de réciprocité.

La jus­tice est le but et donc aus­si la mesure intrin­sèque de toute poli­tique. Le poli­tique est plus qu’une simple tech­nique pour la défi­ni­tion des ordon­nan­ce­ments publics : son ori­gine et sa fina­li­té se trouvent pré­ci­sé­ment dans la jus­tice, et cela est de nature éthique. Ainsi, l’État se trouve de fait inévi­ta­ble­ment confron­té à la ques­tion : com­ment réa­li­ser la jus­tice ici et main­te­nant ? Mais cette ques­tion en pré­sup­pose une autre plus radi­cale : qu’est-ce que la jus­tice ? C’est un pro­blème qui concerne la rai­son pra­tique ; mais pour pou­voir agir de manière droite, la rai­son doit constam­ment être puri­fiée, car son aveu­gle­ment éthique, décou­lant de la ten­ta­tion de l’intérêt et du pou­voir qui l’éblouissent, est un dan­ger qu’on ne peut jamais tota­le­ment éliminer.

En ce point, poli­tique et foi se rejoignent. Sans aucun doute, la foi a sa nature spé­ci­fique de ren­contre avec le Dieu vivant, ren­contre qui nous ouvre de nou­veaux hori­zons bien au-​delà du domaine propre de la rai­son. Mais, en même temps, elle est une force puri­fi­ca­trice pour la rai­son elle-​même. Partant de la pers­pec­tive de Dieu, elle la libère de ses aveu­gle­ments et, de ce fait, elle l’aide à être elle-​même meilleure. La foi per­met à la rai­son de mieux accom­plir sa tâche et de mieux voir ce qui lui est propre. C’est là que se place la doc­trine sociale catho­lique : elle ne veut pas confé­rer à l’Église un pou­voir sur l’État. Elle ne veut pas même impo­ser à ceux qui ne par­tagent pas sa foi des pers­pec­tives et des manières d’être qui lui appar­tiennent. Elle veut sim­ple­ment contri­buer à la puri­fi­ca­tion de la rai­son et appor­ter sa contri­bu­tion, pour faire en sorte que ce qui est juste puisse être ici et main­te­nant recon­nu, et aus­si mis en œuvre.

La doc­trine sociale de l’Église argu­mente à par­tir de la rai­son et du droit natu­rel, c’est-à-dire à par­tir de ce qui est conforme à la nature de tout être humain. Elle sait qu’il ne revient pas à l’Église de faire valoir elle-​même poli­ti­que­ment cette doc­trine : elle veut ser­vir la for­ma­tion des consciences dans le domaine poli­tique et contri­buer à faire gran­dir la per­cep­tion des véri­tables exi­gences de la jus­tice et, en même temps, la dis­po­ni­bi­li­té d’agir en fonc­tion d’elles, même si cela est en oppo­si­tion avec des situa­tions d’intérêt per­son­nel. Cela signi­fie que la construc­tion d’un ordre juste de la socié­té et de l’État, par lequel est don­né à cha­cun ce qui lui revient, est un devoir fon­da­men­tal, que chaque géné­ra­tion doit à nou­veau affron­ter. S’agissant d’un devoir poli­tique, cela ne peut pas être à la charge immé­diate de l’Église. Mais, puisque c’est en même temps un devoir humain pri­mor­dial, l’Église a le devoir d’offrir sa contri­bu­tion spé­ci­fique, grâce à la puri­fi­ca­tion de la rai­son et à la for­ma­tion éthique, afin que les exi­gences de la jus­tice deviennent com­pré­hen­sibles et poli­ti­que­ment réalisables.

L’Église ne peut ni ne doit prendre en main la bataille poli­tique pour édi­fier une socié­té la plus juste pos­sible. Elle ne peut ni ne doit se mettre à la place de l’État. Mais elle ne peut ni ne doit non plus res­ter à l’écart dans la lutte pour la jus­tice. Elle doit s’insérer en elle par la voie de l’argumentation ration­nelle et elle doit réveiller les forces spi­ri­tuelles, sans les­quelles la jus­tice, qui requiert aus­si des renon­ce­ments, ne peut s’affirmer ni se déve­lop­per. La socié­té juste ne peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réa­li­sée par le poli­tique. Toutefois, l’engagement pour la jus­tice, tra­vaillant à l’ouverture de l’intelligence et de la volon­té aux exi­gences du bien, inté­resse pro­fon­dé­ment l’Église.

b) L’amour – cari­tas – sera tou­jours néces­saire, même dans la socié­té la plus juste. Il n’y a aucun ordre juste de l’État qui puisse rendre super­flu le ser­vice de l’amour. Celui qui veut s’affranchir de l’amour se pré­pare à s’affranchir de l’homme en tant qu’homme. Il y aura tou­jours de la souf­france, qui réclame conso­la­tion et aide. Il y aura tou­jours de la soli­tude. De même, il y aura tou­jours des situa­tions de néces­si­té maté­rielle, pour les­quelles une aide est indis­pen­sable, dans le sens d’un amour concret pour le prochain.((Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le minis­tère pas­to­ral des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 197 : Cité du Vatican (2004), p. 219.))L’État qui veut pour­voir à tout, qui absorbe tout en lui, devient en défi­ni­tive une ins­tance bureau­cra­tique qui ne peut assu­rer l’essentiel dont l’homme souf­frant – tout homme – a besoin : le dévoue­ment per­son­nel plein d’amour. Nous n’avons pas besoin d’un État qui régente et domine tout, mais au contraire d’un État qui recon­naisse géné­reu­se­ment et qui sou­tienne, dans la ligne du prin­cipe de sub­si­dia­ri­té, les ini­tia­tives qui naissent des dif­fé­rentes forces sociales et qui asso­cient spon­ta­néi­té et proxi­mi­té avec les hommes ayant besoin d’aide. L’Église est une de ces forces vives : en elle vit la dyna­mique de l’amour sus­ci­té par l’Esprit du Christ. Cet amour n’offre pas uni­que­ment aux hommes une aide maté­rielle, mais éga­le­ment récon­fort et soin de l’âme, aide sou­vent plus néces­saire que le sou­tien maté­riel. L’affirmation selon laquelle les struc­tures justes ren­draient super­flues les œuvres de cha­ri­té cache en réa­li­té une concep­tion maté­ria­liste de l’homme : le pré­ju­gé selon lequel l’homme vivrait « seule­ment de pain » (Mt 4,4 ; cf. Dt 8, 3) est une convic­tion qui humi­lie l’homme et qui mécon­naît pré­ci­sé­ment ce qui est le plus spé­ci­fi­que­ment humain.

29. Ainsi nous pou­vons main­te­nant déter­mi­ner avec plus de pré­ci­sion, dans la vie de l’Église, la rela­tion entre l’engagement pour un ordre juste de l’État et de la socié­té, d’une part, et l’activité cari­ta­tive orga­ni­sée, d’autre part. On a vu que la for­ma­tion de struc­tures justes n’est pas immé­dia­te­ment du res­sort de l’Église, mais qu’elle appar­tient à la sphère du poli­tique, c’est-à-dire au domaine de la rai­son res­pon­sable d’elle-même. En cela, la tâche de l’Église est médiate, en tant qu’il lui revient de contri­buer à la puri­fi­ca­tion de la rai­son et au réveil des forces morales, sans les­quelles des struc­tures justes ne peuvent ni être construites, ni être opé­ra­tion­nelles à long terme.

Le devoir immé­diat d’agir pour un ordre juste dans la socié­té est au contraire le propre des fidèles laïques. En tant que citoyens de l’État, ils sont appe­lés à par­ti­ci­per per­son­nel­le­ment à la vie publique. Ils ne peuvent donc renon­cer « à l’action mul­ti­forme, éco­no­mique, sociale, légis­la­tive, admi­nis­tra­tive, cultu­relle, qui a pour but de pro­mou­voir, orga­ni­que­ment et par les ins­ti­tu­tions, le bien com­mun»((Jean-​Paul II, Exhort. apost. post-​synodale Christifideles lai­ci (30 décembre 1988), n. 42 : AAS 81 (1989), p. 472 : La Documentation catho­lique 86 (1989), p. 177.)). Une des mis­sions des fidèles est donc de confi­gu­rer de manière droite la vie sociale, en en res­pec­tant la légi­time auto­no­mie et en coopé­rant avec les autres citoyens, selon les com­pé­tences de cha­cun et sous leur propre responsabilité((Cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Note doc­tri­nale sur cer­taines ques­tions sur l’engagement des chré­tiens dans la vie poli­tique (24 novembre 2002), n. 1 : La Documentation catho­lique 100 (2003), pp. 130–131.)). Même si les expres­sions spé­ci­fiques de la cha­ri­té ecclé­siale ne peuvent jamais se confondre avec l’activité de l’État, il reste cepen­dant vrai que la cha­ri­té doit ani­mer l’existence entière des fidèles laïques et donc aus­si leur acti­vi­té poli­tique, vécue comme « cha­ri­té sociale ».((Catéchisme de l’Église catho­lique, n. 1939.))

Les orga­ni­sa­tions cari­ta­tives de l’Église consti­tuent au contraire son opus pro­prium, une tâche conforme à sa nature, dans laquelle elle ne col­la­bore pas de façon mar­gi­nale, mais où elle agit comme sujet direc­te­ment res­pon­sable, fai­sant ce qui cor­res­pond à sa nature. L’Église ne peut jamais se dis­pen­ser de l’exercice de la cha­ri­té en tant qu’activité orga­ni­sée des croyants et, d’autre part, il n’y aura jamais une situa­tion dans laquelle on n’aura pas besoin de la cha­ri­té de chaque chré­tien, car l’homme, au-​delà de la jus­tice, a et aura tou­jours besoin de l’amour.

Les nombreuses structures de service caritatif dans le contexte social actuel

30. Avant de ten­ter une défi­ni­tion du pro­fil spé­ci­fique des acti­vi­tés ecclé­siales au ser­vice de l’homme, je vou­drais main­te­nant consi­dé­rer la situa­tion géné­rale de l’engagement pour la jus­tice et pour l’amour dans le monde d’aujourd’hui.

a) Les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse ont ren­du désor­mais notre pla­nète plus petite, rap­pro­chant rapi­de­ment hommes et cultures pro­fon­dé­ment dif­fé­rents. Si ce « vivre ensemble » sus­cite par­fois incom­pré­hen­sions et ten­sions, cepen­dant, le fait d’avoir main­te­nant connais­sance de manière beau­coup plus immé­diate des besoins des hommes repré­sente sur­tout un appel à par­ta­ger leur situa­tion et leurs dif­fi­cul­tés. Chaque jour, nous pre­nons conscience de l’importance de la souf­france dans le monde, cau­sée par une misère tant maté­rielle que spi­ri­tuelle revê­tant de mul­tiples formes, en dépit des grands pro­grès de la science et de la tech­nique. Notre époque demande donc une nou­velle dis­po­ni­bi­li­té pour secou­rir le pro­chain qui a besoin d’aide. Déjà le Concile Vatican II l’a sou­li­gné de manière très claire : « De nos jours, […] à cause des faci­li­tés plus grandes offertes par les moyens de com­mu­ni­ca­tion, la dis­tance entre les hommes est en quelque sorte vain­cue […], l’action cari­ta­tive peut et doit aujourd’hui avoir en vue abso­lu­ment tous les hommes et tous les besoins ».((Décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuo­si­ta­tem, n. 8.))

Par ailleurs – et c’est un aspect pro­vo­ca­teur et en même temps encou­ra­geant du pro­ces­sus de mon­dia­li­sa­tion –, le temps pré­sent met à notre dis­po­si­tion d’innombrables ins­tru­ments pour appor­ter une aide huma­ni­taire à nos frères qui sont dans le besoin, et tout spé­cia­le­ment les sys­tèmes modernes pour la dis­tri­bu­tion de nour­ri­ture et de vête­ments, de même que pour la pro­po­si­tion de loge­ments et d’accueil. Dépassant les confins des com­mu­nau­tés natio­nales, la sol­li­ci­tude pour le pro­chain tend ain­si à élar­gir ses hori­zons au monde entier. Le Concile Vatican II a noté avec jus­tesse : « Parmi les signes de notre temps, il convient de rele­ver spé­cia­le­ment le sens crois­sant et iné­luc­table de la soli­da­ri­té de tous les peuples ».((Ibid., n. 14.)) Les orga­nismes de l’État et les asso­cia­tions huma­ni­taires favo­risent les ini­tia­tives en vue d’atteindre ce but, par des sub­sides ou des dégrè­ve­ments fis­caux pour les uns, ren­dant dis­po­nibles des res­sources consi­dé­rables pour les autres. Ainsi la soli­da­ri­té expri­mée par la socié­té civile dépasse de manière signi­fi­ca­tive celle des individus.

b) Dans cette situa­tion, à tra­vers les ins­tances éta­tiques et ecclé­siales, sont nées et se sont déve­lop­pées de nom­breuses formes de col­la­bo­ra­tion, qui se sont révé­lées fruc­tueuses. Les ins­ti­tu­tions ecclé­siales, grâce à la trans­pa­rence de leurs moyens d’action et à la fidé­li­té à leur devoir de témoi­gner de l’amour, pour­ront aus­si ani­mer chré­tien­ne­ment les ins­ti­tu­tions civiles, favo­ri­sant une coor­di­na­tion réci­proque, dont ne man­que­ra pas de béné­fi­cier l’efficacité du ser­vice caritatif((Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le minis­tère pas­to­ral des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 195 : Cité du Vatican (2004), pp. 217–218.)). Dans ce contexte, se sont aus­si for­mées de mul­tiples orga­ni­sa­tions à but cari­ta­tif ou phi­lan­thro­pique qui, face aux pro­blèmes sociaux et poli­tiques exis­tants, s’engagent pour par­ve­nir à des solu­tions satis­fai­santes dans le domaine huma­ni­taire. Un phé­no­mène impor­tant de notre temps est l’apparition et l’expansion de diverses formes de béné­vo­lat, qui prennent en charge une mul­ti­pli­ci­té de services.((Cf. Jean-​Paul II, Exhor. apost. post-​synodale Christifideles lai­ci (30 décembre 1988), n. 41 : AAS 81 (1989), pp. 470–472 : La Documentation catho­lique 86 (1989), p. 177.)) Je vou­drais ici adres­ser une parole de recon­nais­sance et de remer­cie­ment à tous ceux qui par­ti­cipent, d’une manière ou d’une autre, à de telles acti­vi­tés. Le déve­lop­pe­ment d’un pareil enga­ge­ment repré­sente pour les jeunes une école de vie qui éduque à la soli­da­ri­té, à la dis­po­ni­bi­li­té, en vue de don­ner non pas sim­ple­ment quelque chose, mais de se don­ner soi-​même. À l’anti-culture de la mort, qui s’exprime par exemple dans la drogue, s’oppose ain­si l’amour qui ne se recherche pas lui-​même, mais qui, pré­ci­sé­ment en étant dis­po­nible à « se perdre » pour l’autre (cf. Lc 17, 33 et par.), se révèle comme culture de la vie.

De même, dans l’Église catho­lique et dans d’autres Églises et Communautés ecclé­siales ont sur­gi de nou­velles formes d’activité cari­ta­tive, et de plus anciennes sont réap­pa­rues avec un élan renou­ve­lé. Ce sont des formes dans les­quelles on arrive sou­vent à consti­tuer un lien heu­reux entre évan­gé­li­sa­tion et œuvres de cha­ri­té. Je désire confir­mer expli­ci­te­ment ici ce que mon grand Prédécesseur Jean-​Paul II a écrit dans son Encyclique Sollicitudo rei socia­lis((Cf. n. 32 ; AAS 80 (1988), p. 556 ; La Documentation catho­lique 85 (1988), pp. 246–247.)), lorsqu’il a affir­mé la dis­po­ni­bi­li­té de l’Église catho­lique à col­la­bo­rer avec les Organisations cari­ta­tives de ces Églises et Communautés, puisque nous sommes tous ani­més de la même moti­va­tion fon­da­men­tale et que nous avons devant les yeux le même but : un véri­table huma­nisme, qui recon­naît dans l’homme l’image de Dieu et qui veut l’aider à mener une vie conforme à cette digni­té. En vue d’un déve­lop­pe­ment har­mo­nieux du monde, l’Encyclique Ut unum sint a de nou­veau sou­li­gné qu’il était néces­saire pour les chré­tiens d’unir leur voix et leur enga­ge­ment « pour le res­pect des droits et des besoins de tous, spé­cia­le­ment des pauvres, des humi­liés et de ceux qui sont sans défense ».((N. 43 ; AAS 87 (1995), p. 946 : La Documentation catho­lique 92 (1995), p. 579.)) Je vou­drais expri­mer ici ma joie, car ce désir a trou­vé dans l’ensemble du monde un large écho à tra­vers de nom­breuses initiatives.

Le profil spécifique de l’activité caritative de l’Église

31. L’augmentation d’organisations diver­si­fiées qui s’engagent en faveur de l’homme dans ses diverses néces­si­tés s’explique au fond par le fait que l’impératif de l’amour du pro­chain est ins­crit par le Créateur dans la nature même de l’homme. Cependant, cette crois­sance est aus­si un effet de la pré­sence du chris­tia­nisme dans le monde, qui sus­cite constam­ment et rend effi­cace cet impé­ra­tif, sou­vent pro­fon­dé­ment obs­cur­ci au cours de l’histoire. La réforme du paga­nisme ten­tée par l’empereur Julien l’Apostat n’est que l’exemple ini­tial d’une telle effi­ca­ci­té. En ce sens, la force du chris­tia­nisme s’étend bien au-​delà des fron­tières de la foi chré­tienne. De ce fait, il est très impor­tant que l’activité cari­ta­tive de l’Église main­tienne toute sa splen­deur et ne se dis­solve pas dans une orga­ni­sa­tion com­mune d’assistance, en en deve­nant une simple variante. Mais quels sont donc les élé­ments consti­tu­tifs qui forment l’essence de la cha­ri­té chré­tienne et ecclésiale ?

a) Selon le modèle don­né par la para­bole du bon Samaritain, la cha­ri­té chré­tienne est avant tout sim­ple­ment la réponse à ce qui, dans une situa­tion déter­mi­née, consti­tue la néces­si­té immé­diate : les per­sonnes qui ont faim doivent être ras­sa­siées, celles qui sont sans vête­ments doivent être vêtues, celles qui sont malades doivent être soi­gnées en vue de leur gué­ri­son, celles qui sont en pri­son doivent être visi­tées, etc. Les Organisations cari­ta­tives de l’Église, à com­men­cer par les Caritas (dio­cé­saines, natio­nales, inter­na­tio­nale), doivent faire tout leur pos­sible pour que soient mis à dis­po­si­tion les moyens néces­saires, et sur­tout les hommes et les femmes, pour assu­mer de telles tâches. En ce qui concerne le ser­vice des per­sonnes qui souffrent, la com­pé­tence pro­fes­sion­nelle est avant tout néces­saire : les soi­gnants doivent être for­més de manière à pou­voir accom­plir le geste juste au moment juste, pre­nant aus­si l’engagement de pour­suivre les soins. La com­pé­tence pro­fes­sion­nelle est une des pre­mières néces­si­tés fon­da­men­tales, mais à elle seule, elle ne peut suf­fire. En réa­li­té, il s’agit d’êtres humains, et les êtres humains ont tou­jours besoin de quelque chose de plus que de soins tech­ni­que­ment cor­rects. Ils ont besoin d’humanité. Ils ont besoin de l’attention du cœur. Les per­sonnes qui œuvrent dans les Institutions cari­ta­tives de l’Église doivent se dis­tin­guer par le fait qu’elles ne se contentent pas d’exécuter avec dex­té­ri­té le geste qui convient sur le moment, mais qu’elles se consacrent à autrui avec des atten­tions qui leur viennent du cœur, de manière à ce qu’autrui puisse éprou­ver leur richesse d’humanité. C’est pour­quoi, en plus de la pré­pa­ra­tion pro­fes­sion­nelle, il est néces­saire pour ces per­sonnes d’avoir aus­si et sur­tout une « for­ma­tion du cœur » : il convient de les conduire à la ren­contre avec Dieu dans le Christ, qui sus­cite en eux l’amour et qui ouvre leur esprit à autrui, en sorte que leur amour du pro­chain ne soit plus impo­sé pour ain­si dire de l’extérieur, mais qu’il soit une consé­quence décou­lant de leur foi qui devient agis­sante dans l’amour (cf. Ga 5, 6).

b) L’activité cari­ta­tive chré­tienne doit être indé­pen­dante de par­tis et d’idéologies. Elle n’est pas un moyen pour chan­ger le monde de manière idéo­lo­gique et elle n’est pas au ser­vice de stra­té­gies mon­daines, mais elle est la mise en œuvre ici et main­te­nant de l’amour dont l’homme a constam­ment besoin. L’époque moderne, sur­tout à par­tir du dix-​neuvième siècle, est domi­née par dif­fé­rents cou­rants d’une phi­lo­so­phie du pro­grès, dont la forme la plus radi­cale est le mar­xisme. Une par­tie de la stra­té­gie mar­xiste est la théo­rie de l’appauvrissement : celui qui, dans une situa­tion de pou­voir injuste – soutient-​elle –, aide l’homme par des ini­tia­tives de cha­ri­té, se met de fait au ser­vice de ce sys­tème d’injustice, le fai­sant appa­raître sup­por­table, au moins jusqu’à un cer­tain point. Le poten­tiel révo­lu­tion­naire est ain­si frei­né et donc le retour vers un monde meilleur est blo­qué. Par consé­quent, la cha­ri­té est contes­tée et atta­quée comme sys­tème de conser­va­tion du sta­tu quo. En réa­li­té, c’est là une phi­lo­so­phie inhu­maine. L’homme qui vit dans le pré­sent est sacri­fié au Moloch de l’avenir – un ave­nir dont la réa­li­sa­tion effec­tive reste pour le moins dou­teuse. En véri­té, l’humanisation du monde ne peut être pro­mue en renon­çant, pour le moment, à se com­por­ter de manière humaine. Nous ne contri­buons à un monde meilleur qu’en fai­sant le bien, main­te­nant et per­son­nel­le­ment, pas­sion­né­ment, par­tout où cela est pos­sible, indé­pen­dam­ment de stra­té­gies et de pro­grammes de par­tis. Le pro­gramme du chré­tien – le pro­gramme du bon Samaritain, le pro­gramme de Jésus – est « un cœur qui voit ». Ce cœur voit où l’amour est néces­saire et il agit en consé­quence. Naturellement, à la spon­ta­néi­té de l’individu, lorsque l’activité cari­ta­tive est assu­mée par l’Église comme ini­tia­tive com­mu­nau­taire, doivent éga­le­ment s’ad­joindre des pro­grammes, des pré­vi­sions, des col­la­bo­ra­tions avec d’autres ins­ti­tu­tions similaires.

c) De plus, la cha­ri­té ne doit pas être un moyen au ser­vice de ce qu’on appelle aujourd’hui le pro­sé­ly­tisme. L’amour est gra­tuit. Il n’est pas uti­li­sé pour par­ve­nir à d’autres fins((Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le minis­tère pas­to­ral des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 196 : Cité du Vatican (2004), pp. 218–219.)). Cela ne signi­fie pas tou­te­fois que l’action cari­ta­tive doive lais­ser de côté, pour ain­si dire, Dieu et le Christ. C’est tou­jours l’homme tout entier qui est en jeu. Souvent, c’est pré­ci­sé­ment l’absence de Dieu qui est la racine la plus pro­fonde de la souf­france. Celui qui pra­tique la cha­ri­té au nom de l’Église ne cher­che­ra jamais à impo­ser aux autres la foi de l’Église. Il sait que l’amour, dans sa pure­té et dans sa gra­tui­té, est le meilleur témoi­gnage du Dieu auquel nous croyons et qui nous pousse à aimer. Le chré­tien sait quand le temps est venu de par­ler de Dieu et quand il est juste de Le taire et de ne lais­ser par­ler que l’amour. Il sait que Dieu est amour (cf. 1 Jn 4,8) et qu’il se rend pré­sent pré­ci­sé­ment dans les moments où rien d’autre n’est fait sinon qu’aimer. Il sait – pour en reve­nir à la ques­tion pré­cé­dente – que le mépris de l’amour est mépris de Dieu et de l’homme, et qu’il est la ten­ta­tive de se pas­ser de Dieu. Par consé­quent, la meilleure défense de Dieu et de l’homme consiste jus­te­ment dans l’amour. La tâche des Organisations cari­ta­tives de l’Église est de ren­for­cer une telle conscience chez leurs membres, de sorte que, par leurs actions – comme par leurs paroles, leurs silences, leurs exemples –, ils deviennent des témoins cré­dibles du Christ.

Les responsables de l’action caritative de l’Église

32. Enfin, nous devons encore por­ter notre atten­tion vers les res­pon­sables de l’action cari­ta­tive de l’Église, déjà cités. Dans les réflexions pré­cé­dentes, il est désor­mais appa­ru clai­re­ment que le vrai sujet des dif­fé­rentes Organisations catho­liques qui accom­plissent un ser­vice de cha­ri­téest l’Église elle-​même – et ce, à tous les niveaux, en com­men­çant par les paroisses, en pas­sant par les Églises par­ti­cu­lières, jusqu’à l’Église uni­ver­selle. C’est pour­quoi il a été plus que jamais oppor­tun que mon véné­ré Prédécesseur Paul VI ait ins­ti­tué le Conseil pon­ti­fi­cal Cor unum comme ins­tance du Saint-​Siège res­pon­sable de l’orientation et de la coor­di­na­tion entre les orga­ni­sa­tions et les acti­vi­tés cari­ta­tives pro­mues par l’Église uni­ver­selle. Il découle donc de la struc­ture épis­co­pale de l’Église que, dans les Églises par­ti­cu­lières, les Évêques, en qua­li­té de suc­ces­seurs des Apôtres, portent la res­pon­sa­bi­li­té pre­mière de la mise en œuvre, aujourd’hui encore, du pro­gramme indi­qué dans les Actes des Apôtres (cf. 2, 42–44): l’Église, en tant que famille de Dieu, doit être aujourd’hui comme hier, un lieu d’entraide mutuelle et, en même temps, un lieu de dis­po­ni­bi­li­té pour ser­vir aus­si les per­sonnes qui, hors d’elle, ont besoin d’aide. Au cours du rite de l’Ordination épis­co­pale, le moment pré­cis de la consé­cra­tion est pré­cé­dé de quelques ques­tions posées au can­di­dat, où sont expri­més les élé­ments essen­tiels de sa charge et où lui sont rap­pe­lés les devoirs de son futur minis­tère. Dans ce contexte, l’ordinand pro­met expres­sé­ment d’être, au nom du Seigneur, accueillant et misé­ri­cor­dieux envers les pauvres et envers tous ceux qui ont besoin de récon­fort et d’aide.((Cf. Pontificale Romanum, De ordi­na­tione epi­sco­pi, n. 43 : Paris (1996), n. 40, p. 34.)) Le Code de Droit cano­nique, dans les canons concer­nant le minis­tère épis­co­pal, ne traite pas expres­sé­ment de la cha­ri­té comme d’un domaine spé­ci­fique de l’activité épis­co­pale, mais il expose seule­ment de façon géné­rale la tâche de l’Évêque, qui est de coor­don­ner les dif­fé­rentes œuvres d’apostolat dans le res­pect de leur carac­tère propre.((Cf. can. 394 : Code des Canons des Églises orien­tales, can. 203.)) Récemment cepen­dant, le Directoire pour le minis­tère pas­to­ral des Évêques a appro­fon­di de manière plus concrète le devoir de la cha­ri­té comme tâche intrin­sèque de l’Église entière et de l’Évêque dans son diocèse,((Cf. nn. 193–198 : l.c., pp. 214–221.)) et il a sou­li­gné que l’exercice de la cha­ri­té est un acte de l’Église en tant que telle et que, au même titre que le ser­vice de la Parole et des Sacrements, elle fait par­tie, elle aus­si, de l’essence de sa mis­sion originaire.((Cf. ibid., n. 194 : l.c., pp. 215–216.))

33. En ce qui concerne les col­la­bo­ra­teurs qui accom­plissent concrè­te­ment le tra­vail de la cha­ri­té dans l’Église, l’essentiel a déjà été dit : ils ne doivent pas s’inspirer des idéo­lo­gies de l’amélioration du monde, mais se lais­ser gui­der par la foi qui, dans l’amour, devient agis­sante (cf. Ga 5,6). Ils doivent donc être des per­sonnes tou­chées avant tout par l’amour du Christ, des per­sonnes dont le Christ a conquis le cœur par son amour, en y réveillant l’amour pour le pro­chain. Le cri­tère qui ins­pire leur action devrait être l’affirmation pré­sente dans la Deuxième Lettre aux Corinthiens : « L’amour du Christ nous pousse » (5, 14). La conscience qu’en Lui Dieu lui-​même s’est don­né pour nous jusqu’à la mort doit nous ame­ner à ne plus vivre pour nous-​mêmes, mais pour Lui et avec Lui pour les autres. Celui qui aime le Christ aime l’Église, et il veut qu’elle soit tou­jours plus expres­sion et ins­tru­ment de l’amour qui émane de Lui. Le col­la­bo­ra­teur de toute Organisation cari­ta­tive catho­lique veut tra­vailler avec l’Église et donc avec l’Évêque, afin que l’amour de Dieu se répande dans le monde. En par­ti­ci­pant à la mise en œuvre de l’amour de la part de l’Église, il veut être témoin de Dieu et du Christ et, pré­ci­sé­ment, pour cela il veut faire gra­tui­te­ment du bien aux hommes.

34. L’ouverture inté­rieure à la dimen­sion catho­lique de l’Église ne pour­ra pas ne pas dis­po­ser le col­la­bo­ra­teur à vivre en har­mo­nie avec les autres Organisations pour répondre aux dif­fé­rentes formes de besoin ; cela devra cepen­dant se réa­li­ser dans le res­pect du pro­fil spé­ci­fique du ser­vice deman­dé par le Christ à ses dis­ciples. Dans son hymne à la cha­ri­té (cf. 1 Co 13), saint Paul nous enseigne que la cha­ri­té est tou­jours plus qu’une simple acti­vi­té : « J’aurai beau dis­tri­buer toute ma for­tune aux affa­més, j’aurai beau me faire brû­ler vif, s’il me manque l’amour, cela ne sert à rien » (v. 3). Cette hymne doit être la Magna Charta de l’ensemble du ser­vice ecclé­sial. En elle sont résu­mées toutes les réflexions qu’au long de cette Encyclique j’ai déve­lop­pées sur l’amour. L’action concrète demeure insuf­fi­sante si, en elle, l’amour pour l’homme n’est pas per­cep­tible, un amour qui se nour­rit de la ren­contre avec le Christ. La par­ti­ci­pa­tion pro­fonde et per­son­nelle aux besoins et aux souf­frances d’autrui devient ain­si une façon de m’associer à lui : pour que le don n’humilie pas l’autre, je dois lui don­ner non seule­ment quelque chose de moi, mais moi-​même, je dois être pré­sent dans le don en tant que personne.

35. Cette juste manière de ser­vir rend humble celui qui agit. Il n’assume pas une posi­tion de supé­rio­ri­té face à l’autre, même si la situa­tion de ce der­nier peut à ce moment-​là être misé­rable. Le Christ a pris la der­nière place dans le monde – la croix – et, pré­ci­sé­ment par cette humi­li­té radi­cale, il nous a rache­tés et il nous aide constam­ment. Celui qui peut aider, recon­naît que c’est jus­te­ment de cette manière qu’il est aidé lui-​aussi. Le fait de pou­voir aider n’est ni son mérite ni un titre d’orgueil. Cette tâche est une grâce. Plus une per­sonne œuvre pour les autres, plus elle com­pren­dra et fera sienne la Parole du Christ : « Nous sommes des ser­vi­teurs quel­conques » (Lc 17, 10). En effet, elle recon­naît qu’elle agit non pas en fonc­tion d’une supé­rio­ri­té ou d’une plus grande effi­ca­ci­té per­son­nelle, mais parce que le Seigneur lui en fait don. Parfois, le sur­croît des besoins et les limites de sa propre action pour­ront l’exposer à la ten­ta­tion du décou­ra­ge­ment. Mais c’est alors jus­te­ment que l’aidera le fait de savoir qu’elle n’est, en défi­ni­tive, qu’un ins­tru­ment entre les mains du Seigneur ; elle se libé­re­ra ain­si de la pré­ten­tion de devoir réa­li­ser, per­son­nel­le­ment et seule, l’amélioration néces­saire du monde. Humblement, elle fera ce qu’il lui est pos­sible de faire et, hum­ble­ment, elle confie­ra le reste au Seigneur. C’est Dieu qui gou­verne le monde et non pas nous. Nous, nous lui offrons uni­que­ment nos ser­vices, pour autant que nous le pou­vons, et tant qu’il nous en donne la force. Faire cepen­dant ce qui nous est pos­sible, avec la force dont nous dis­po­sons, telle est la tâche qui main­tient le bon ser­vi­teur de Jésus-​Christ tou­jours en mou­ve­ment : « L’amour du Christ nous pousse » (2 Co 5,14).

36. L’expérience de l’immensité des besoins peut, d’un côté, nous pous­ser vers l’idéologie qui pré­tend faire main­te­nant ce que Dieu, en gou­ver­nant le monde, n’obtient pas, à ce qu’il semble : la solu­tion uni­ver­selle de tous les pro­blèmes. D’un autre côté, elle peut deve­nir une ten­ta­tion de res­ter dans l’inertie, s’appuyant sur l’impression que, quoi qu’il en soit, rien ne peut être fait. Dans cette situa­tion, le contact vivant avec le Christ est le sou­tien déter­mi­nant pour res­ter sur la voie droite : ni tom­ber dans un orgueil qui méprise l’homme, qui en réa­li­té n’est pas construc­tif mais plu­tôt détruit, ni s’abandonner à la rési­gna­tion, qui empê­che­rait de se lais­ser gui­der par l’amour et, ain­si, de ser­vir l’homme. La prière comme moyen pour pui­ser tou­jours à nou­veau la force du Christ devient ici une urgence tout à fait concrète. Celui qui prie ne perd pas son temps, même si la situa­tion appa­raît réel­le­ment urgente et semble pous­ser uni­que­ment à l’action. La pié­té n’affaiblit pas la lutte contre la pau­vre­té ou même contre la misère du pro­chain. La bien­heu­reuse Teresa de Calcutta est un exemple par­ti­cu­liè­re­ment mani­feste que le temps consa­cré à Dieu dans la prière non seule­ment ne nuit pas à l’efficacité ni à l’activité de l’amour envers le pro­chain, mais en est en réa­li­té la source inépui­sable. Dans sa lettre pour le Carême 1996, la bien­heu­reuse écri­vait à ses col­la­bo­ra­teurs laïques : « Nous avons besoin de ce lien intime avec Dieu dans notre vie quo­ti­dienne. Et com­ment pouvons-​nous l’obtenir ? À tra­vers la prière ».

37. Le moment est venu de réaf­fir­mer l’importance de la prière face à l’activisme et au sécu­la­risme domi­nant de nom­breux chré­tiens enga­gés dans le tra­vail cari­ta­tif. Bien sûr, le chré­tien qui prie ne pré­tend pas chan­ger les plans de Dieu ni cor­ri­ger ce que Dieu a pré­vu. Il cherche plu­tôt à ren­con­trer le Père de Jésus Christ, lui deman­dant d’être pré­sent en lui et dans son action par le secours de son Esprit. La fami­lia­ri­té avec le Dieu per­son­nel et l’abandon à sa volon­té empêchent la dégra­da­tion de l’homme, l’empêchent d’être pri­son­nier de doc­trines fana­tiques et ter­ro­ristes. Une atti­tude authen­ti­que­ment reli­gieuse évite que l’homme s’érige en juge de Dieu, l’accusant de per­mettre la misère sans éprou­ver de la com­pas­sion pour ses créa­tures. Mais celui qui pré­tend lut­ter contre Dieu en s’appuyant sur l’intérêt de l’homme, sur qui pourra-​t-​il comp­ter quand l’action humaine se mon­tre­ra impuissante ?

38. Job peut cer­tai­ne­ment se lamen­ter devant Dieu pour la souf­france incom­pré­hen­sible et appa­rem­ment injus­ti­fiable qui est pré­sente dans le monde. Il parle ain­si de sa souf­france : « Oh ! si je savais com­ment l’atteindre, par­ve­nir à sa demeure …. Je connaî­trais les termes mêmes de sa défense, atten­tif à ce qu’il me dirait. Jetterait-​il toute sa force dans ce débat avec moi ? … C’est pour­quoi, devant lui, je suis ter­ri­fié ; plus j’y songe, plus il me fait peur. Dieu a bri­sé mon cou­rage, le Tout-​Puissant me rem­plit d’effroi » (23, 3. 5–6. 15–16). Souvent, il ne nous est pas don­né de connaître la rai­son pour laquelle Dieu retient son bras au lieu d’intervenir. Du reste, il ne nous empêche pas non plus de crier, comme Jésus en croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pour­quoi m’as-tu aban­don­né ?» (Mt 27,46). Dans un dia­logue priant, nous devrions res­ter devant sa face avec cette ques­tion : « Jusques à quand, Maître saint et véri­table, tarderas-​tu ?» (Ap 6, 10). C’est saint Augustin qui donne à notre souf­france la réponse de la foi : « Si com­pre­hen­dis, non est Deus – Si tu le com­prends, alors il n’est pas Dieu»((Sermon 52, 16 : PL 38, 360.)). Notre pro­tes­ta­tion ne veut pas défier Dieu, ni insi­nuer qu’en Lui il y a erreur, fai­blesse ou indif­fé­rence. Pour le croyant, il est impos­sible de pen­ser qu’il est impuis­sant ou bien qu’ « il dort » (1 R 18, 27). Ou plu­tôt, il est vrai que même notre cri, comme sur les lèvres de Jésus en croix, est la manière extrême et la plus pro­fonde d’affirmer notre foi en sa puis­sance sou­ve­raine. En effet, les chré­tiens conti­nuent de croire, mal­gré toutes les incom­pré­hen­sions et toutes les confu­sions du monde qui les entoure, en la « bon­té de Dieu et en sa ten­dresse pour les hommes » (Tt 3,4). Bien que plon­gés comme tous les autres hommes dans la com­plexi­té dra­ma­tique des évé­ne­ments de l’histoire, ils res­tent fermes dans la cer­ti­tude que Dieu est Père et qu’il nous aime, même si son silence nous demeure incompréhensible.

39. Foi, espé­rance et cha­ri­té vont de pair. L’espérance s’enracine en pra­tique dans la ver­tu de patience, qui ne fait pas défaut dans le bien, pas même face à l’échec appa­rent, et dans celle d’humilité, qui accepte le mys­tère de Dieu et qui Lui fait confiance même dans l’obscurité. La foi nous montre le Dieu qui a don­né son Fils pour nous et sus­cite ain­si en nous la cer­ti­tude vic­to­rieuse qu’est bien vraie l’affirmation : Dieu est Amour. De cette façon, elle trans­forme notre impa­tience et nos doutes en une espé­rance assu­rée que Dieu tient le monde entre ses mains et que mal­gré toutes les obs­cu­ri­tés il triomphe, comme l’Apocalypse le révèle à la fin, de façon lumi­neuse, à tra­vers ses images bou­le­ver­santes. La foi, qui prend conscience de l’amour de Dieu qui s’est révé­lé dans le cœur trans­per­cé de Jésus sur la croix, sus­cite à son tour l’amour. Il est la lumière – en réa­li­té l’unique – qui illu­mine sans cesse à nou­veau un monde dans l’obscurité et qui nous donne le cou­rage de vivre et d’agir. L’amour est pos­sible, et nous sommes en mesure de le mettre en pra­tique parce que nous sommes créés à l’image de Dieu. Par la pré­sente Encyclique, voi­ci à quoi je vou­drais vous invi­ter : vivre l’amour et de cette manière faire entrer la lumière de Dieu dans le monde.

Conclusion

40. Considérons enfin les Saints, ceux qui ont exer­cé de manière exem­plaire la cha­ri­té. La pen­sée se tourne en par­ti­cu­lier vers Martin de Tours († 397), d’abord sol­dat, puis moine et évêque : presque comme une icône, il montre la valeur irrem­pla­çable du témoi­gnage indi­vi­duel de la cha­ri­té. Aux portes d’Amiens, Martin par­tage en deux son man­teau avec un pauvre : Jésus lui-​même, dans la nuit, lui appa­raît en songe revê­tu de ce man­teau, pour confir­mer la valeur per­ma­nente de la parole évan­gé­lique : « J’étais nu, et vous m’avez habillé.… Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 36. 40).((Cf. Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, 3, 1–3 : SCh 133, 256–258.)) Dans l’histoire de l’Église, com­bien d’autres témoi­gnages de cha­ri­té peuvent être cités ! En par­ti­cu­lier, tout le mou­ve­ment monas­tique, depuis ses ori­gines avec saint Antoine, Abbé († 356), fait appa­raître un ser­vice de cha­ri­té consi­dé­rable envers le pro­chain. Dans le « face à face » avec le Dieu qui est Amour, le moine per­çoit l’exigence impé­rieuse de trans­for­mer en ser­vice du pro­chain, en plus du ser­vice de Dieu, toute sa vie. On peut expli­quer ain­si les grandes struc­tures d’accueil, d’assistance et de soins nées à côté des monas­tères. Cela explique aus­si les ini­tia­tives de pro­mo­tion humaine et de for­ma­tion chré­tienne consi­dé­rables, des­ti­nées avant tout aux plus pauvres, tout d’abord pris en charge par les Ordres monas­tiques et men­diants, puis par les dif­fé­rents Instituts reli­gieux mas­cu­lins et fémi­nins, tout au long de l’histoire de l’Église. Des figures de saints comme François d’Assise, Ignace de Loyola, Jean de Dieu, Camille de Lellis, Vincent de Paul, Louise de Marillac, Joseph B. Cottolengo, Jean Bosco, Louis Orione, Teresa de Calcutta – pour ne prendre que quelques noms –, demeurent des modèles insignes de cha­ri­té sociale pour tous les hommes de bonne volon­té. Les saints sont les vrais por­teurs de lumière dans l’histoire, parce qu’ils sont des hommes et des femmes de foi, d’espérance et d’amour.

41. Parmi les saints, il y a par excel­lence Marie, Mère du Seigneur et miroir de toute sain­te­té. Dans l’Évangile de Luc, nous la trou­vons enga­gée dans un ser­vice de cha­ri­té envers sa cou­sine Élisabeth, auprès de laquelle elle demeure « envi­ron trois mois » (1, 56), pour l’assister dans la phase finale de sa gros­sesse. « Magnificat ani­ma mea Dominum », dit-​elle à l’occasion de cette visite – « Mon âme exalte le Seigneur » – (Lc 1, 46). Elle exprime ain­si tout le pro­gramme de sa vie : ne pas se mettre elle-​même au centre, mais faire place à Dieu, ren­con­tré tant dans la prière que dans le ser­vice du pro­chain – alors seule­ment le monde devient bon. Marie est grande pré­ci­sé­ment parce qu’elle ne veut pas se rendre elle-​même grande, mais elle veut rendre Dieu grand. Elle est humble : elle ne veut être rien d’autre que la ser­vante du Seigneur (cf. Lc 1, 38. 48). Elle sait qu’elle contri­bue au salut du monde, non pas en accom­plis­sant son œuvre, mais seule­ment en se met­tant plei­ne­ment à la dis­po­si­tion des ini­tia­tives de Dieu. Elle est une femme d’espérance : uni­que­ment parce qu’elle croit aux pro­messes de Dieu et qu’elle attend le salut d’Israël ; l’ange peut venir chez elle et l’appeler au ser­vice déci­sif de ces pro­messes. C’est une femme de foi : « Heureuse celle qui a cru », lui dit Élisabeth (Lc 1, 45). Le Magnificat – por­trait, pour ain­si dire, de son âme – est entiè­re­ment bro­dé de fils de l’Écriture Sainte, de fils tirés de la Parole de Dieu. On voit ain­si appa­raître que, dans la Parole de Dieu, Marie est vrai­ment chez elle, elle en sort et elle y rentre avec un grand natu­rel. Elle parle et pense au moyen de la Parole de Dieu ; la Parole de Dieu devient sa parole, et sa parole naît de la Parole de Dieu. De plus, se mani­feste ain­si que ses pen­sées sont au dia­pa­son des pen­sées de Dieu, que sa volon­té consiste à vou­loir avec Dieu. Étant pro­fon­dé­ment péné­trée par la Parole de Dieu, elle peut deve­nir la mère de la Parole incar­née. Enfin, Marie est une femme qui aime. Comment pourrait-​il en être autre­ment ? Comme croyante qui, dans la foi, pense avec les pen­sées de Dieu et veut avec la volon­té de Dieu, elle ne peut qu’être une femme qui aime. Nous le per­ce­vons à tra­vers ses gestes silen­cieux, aux­quels se réfèrent les récits des Évangiles de l’enfance. Nous le voyons à tra­vers la déli­ca­tesse avec laquelle, à Cana, elle per­çoit les besoins dans les­quels sont pris les époux et elle les pré­sente à Jésus. Nous le voyons dans l’humilité avec laquelle elle accepte d’être délais­sée durant la période de la vie publique de Jésus, sachant que son Fils doit fon­der une nou­velle famille et que l’heure de sa Mère arri­ve­ra seule­ment au moment de la croix, qui sera l’heure véri­table de Jésus (cf. Jn 2, 4 ; 13, 1). Alors, quand les dis­ciples auront fui, elle demeu­re­ra sous la croix (cf. Jn 19, 25–27); plus tard, à l’heure de la Pentecôte, ce seront les dis­ciples qui se ras­sem­ble­ront autour d’elle dans l’attente de l’Esprit Saint (cf. Ac 1, 14).

42. La vie des Saints ne com­porte pas seule­ment leur bio­gra­phie ter­restre, mais aus­si leur vie et leur agir en Dieu après leur mort. Chez les Saints, il devient évident que celui qui va vers Dieu ne s’éloigne pas des hommes, mais qu’il se rend au contraire vrai­ment proche d’eux. Nous ne le voyons mieux en per­sonne d’autre qu’en Marie. La parole du Crucifié au dis­ciple – à Jean, et à tra­vers lui, à tous les dis­ciples de Jésus : « Voici ta mère » (Jn 19, 27) – devient, au fil des géné­ra­tions, tou­jours nou­vel­le­ment vraie. De fait, Marie est deve­nue Mère de tous les croyants. C’est vers sa bon­té mater­nelle comme vers sa pure­té et sa beau­té vir­gi­nales que se tournent les hommes de tous les temps et de tous les coins du monde, dans leurs besoins et leurs espé­rances, dans leurs joies et leurs souf­frances, dans leurs soli­tudes comme aus­si dans le par­tage com­mu­nau­taire. Et ils font sans cesse l’expérience du don de sa bon­té, l’expérience de l’amour inépui­sable qu’elle déverse du plus pro­fond de son cœur. Les témoi­gnages de gra­ti­tude qui lui sont attri­bués dans tous les conti­nents et dans toutes les cultures expriment la recon­nais­sance de cet amour pur qui ne se cherche pas lui-​même, mais qui veut sim­ple­ment le bien. De même, la dévo­tion des fidèles mani­feste l’intuition infaillible de la manière dont un tel amour devient pos­sible : il le devient grâce à la plus intime union avec Dieu, en ver­tu de laquelle elle s’est tota­le­ment lais­sé enva­hir par Lui – condi­tion qui per­met à celui qui a bu à la source de l’amour de Dieu de deve­nir lui-​même une source d’où « jailli­ront des fleuves d’eau vive » (Jn 7, 38). Marie, la Vierge, la Mère, nous montre ce qu’est l’amour et d’où il tire son ori­gine, sa force tou­jours renou­ve­lée. C’est à elle que nous confions l’Église, sa mis­sion au ser­vice de l’Amour :

Sainte Marie, Mère de Dieu,
tu as don­né au monde la vraie lumière,
Jésus, ton fils – Fils de Dieu.
Tu t’es aban­don­née com­plè­te­ment
à l’appel de Dieu
et tu es deve­nue ain­si la source
de la bon­té qui jaillit de Lui.
Montre-​nous Jésus. Guide-​nous vers Lui.
Enseigne-​nous à Le connaître et à L’aimer,
afin que nous puis­sions, nous aus­si,
deve­nir capables d’un amour vrai
et être sources d’eau vive
au milieu d’un monde assoiffé.

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 25 décembre 2005, solen­ni­té de la Nativité du Seigneur, en la pre­mière année de mon Pontificat

BENEDICTUS PP. XVI

11 octobre 2011
promulgation de l'année de la Foi proposition de projets pour revivifier la foi des chrétiens et la proposer largement au monde.
  • Benoît XVI