Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 30 novembre 2007,
fête de saint André Apôtre, en la troisième année de mon Pontificat.Aux évêques, aux prêtres et aux diacres, aux personnes consacrées et à tous les fidèles laïcs
Sur l’espérance chrétienne
Introduction
1. « SPE SALVI facti sumus » – dans l’espérance nous avons été sauvés, dit saint Paul aux Romains et à nous aussi (Rm 8, 24). Selon la foi chrétienne, la « rédemption », le salut n’est pas un simple donné de fait. La rédemption nous est offerte en ce sens que nous a été donnée l’espérance, une espérance fiable, en vertu de laquelle nous pouvons affronter notre présent : le présent, même un présent pénible, peut être vécu et accepté s’il conduit vers un terme et si nous pouvons être sûrs de ce terme, si ce terme est si grand qu’il peut justifier les efforts du chemin. Maintenant, une question s’impose immédiatement : mais de quel genre d’espérance s’agit-il pour pouvoir justifier l’affirmation selon laquelle, à partir d’elle, et simplement parce qu’elle existe, nous sommes rachetés ? Et de quel genre de certitude est-il question ?
La foi est espérance
2. Avant de nous consacrer à ces questions, aujourd’hui particulièrement fréquentes, nous devons écouter encore un peu plus attentivement le témoignage de la Bible sur l’espérance. De fait « espérance » est un mot central de la foi biblique – au point que, dans certains passages, les mots « foi » et « espérance » semblent interchangeables. Ainsi, la Lettre aux Hébreux lie étroitement à la « plénitude de la foi » (10, 22) « l’indéfectible profession de l’espérance » (10, 23). De même, lorsque la Première Épître de Pierre exhorte les chrétiens à être toujours prêts à rendre une réponse à propos du logos – le sens et la raison – de leur espérance (cf. 3, 15), « espérance » est équivalent de « foi ». Ce qui a été déterminant pour la conscience des premiers chrétiens, à savoir le fait d’avoir reçu comme don une espérance crédible, se manifeste aussi là où est mise en regard l’existence chrétienne avec la vie avant la foi, ou avec la situation des membres des autres religions. Paul rappelle aux Éphésiens que, avant leur rencontre avec le Christ, ils étaient « sans espérance et sans Dieu dans le monde » (cf. Ep 2, 12). Naturellement, il sait qu’ils avaient eu des dieux, qu’ils avaient eu une religion, mais leurs dieux s’étaient révélés discutables et, de leurs mythes contradictoires, n’émanait aucune espérance. Malgré les dieux, ils étaient « sans Dieu » et, par conséquent, ils se trouvaient dans un monde obscur, devant un avenir sombre. « In nihil ab nihilo quam cito recidimus » (Du néant dans le néant, combien rapidement nous retombons),[1] dit une épitaphe de l’époque – paroles dans lesquelles apparaît sans ambiguïté ce à quoi Paul fait référence. C’est dans le même sens qu’il dit aux Thessaloniciens : vous ne devez pas être « abattus comme les autres, qui n’ont pas d’espérance » (1 Th 4, 13). Ici aussi, apparaît comme élément caractéristique des chrétiens le fait qu’ils ont un avenir : ce n’est pas qu’ils sachent dans les détails ce qui les attend, mais ils savent de manière générale que leur vie ne finit pas dans le néant. C’est seulement lorsque l’avenir est assuré en tant que réalité positive que le présent devient aussi vivable. Ainsi, nous pouvons maintenant dire : le christianisme n’était pas seulement une « bonne nouvelle » – la communication d’un contenu jusqu’à présent ignoré. Dans notre langage, nous dirions : le message chrétien n’était pas seulement « informatif », mais « performatif ». Cela signifie que l’Évangile n’est pas uniquement une communication d’éléments que l’on peut connaître, mais une communication qui produit des faits et qui change la vie. La porte obscure du temps, de l’avenir, a été ouverte toute grande. Celui qui a l’espérance vit différemment ; une vie nouvelle lui a déjà été donnée.
3. Maintenant se pose la question suivante : en quoi consiste cette espérance qui, comme espérance, est « rédemption » ? En fait : le cœur même de la réponse est donné dans le passage de la Lettre aux Éphésiens cité précédemment : avant leur rencontre avec le Christ, les Éphésiens étaient sans espérance, parce qu’ils étaient « sans Dieu dans le monde ». Parvenir à la connaissance de Dieu, le vrai Dieu, cela signifie recevoir l’espérance. Pour nous qui vivons depuis toujours avec le concept chrétien de Dieu et qui nous y sommes habitués, la possession de l’espérance, qui provient de la rencontre réelle avec ce Dieu, n’est presque plus perceptible. L’exemple d’une sainte de notre temps peut en quelque manière nous aider à comprendre ce que signifie rencontrer ce Dieu, pour la première fois et réellement. Je pense à l’Africaine Joséphine Bakhita, canonisée par le Pape Jean-Paul II. Elle était née vers 1869 – elle ne savait pas elle-même la date exacte – dans le Darfour, au Soudan. À l’âge de neuf ans, elle fut enlevée par des trafiquants d’esclaves, battue jusqu’au sang et vendue cinq fois sur des marchés soudanais. En dernier lieu, comme esclave, elle se retrouva au service de la mère et de la femme d’un général, et elle fut chaque jour battue jusqu’au sang ; il en résulta qu’elle en garda pour toute sa vie 144 cicatrices. Enfin, en 1882, elle fut vendue à un marchand italien pour le consul italien Callisto Legnani qui, face à l’avancée des mahdistes, revint en Italie. Là, après avoir été jusqu’à ce moment la propriété de « maîtres » aussi terribles, Bakhita connut un « Maître » totalement différent – dans le dialecte vénitien, qu’elle avait alors appris, elle appelait « Paron » le Dieu vivant, le Dieu de Jésus Christ.
Jusqu’alors, elle n’avait connu que des maîtres qui la méprisaient et qui la maltraitaient, ou qui, dans le meilleur des cas, la considéraient comme une esclave utile. Cependant, à présent, elle entendait dire qu’il existait un « Paron » au-dessus de tous les maîtres, le Seigneur des seigneurs, et que ce Seigneur était bon, la bonté en personne. Elle apprit que ce Seigneur la connaissait, elle aussi, qu’il l’avait créée, elle aussi – plus encore qu’il l’aimait. Elle aussi était aimée, et précisément par le « Paron » suprême, face auquel tous les autres maîtres ne sont, eux-mêmes, que de misérables serviteurs. Elle était connue et aimée, et elle était attendue. Plus encore, ce Maître avait lui-même personnellement dû affronter le destin d’être battu et maintenant il l’attendait « à la droite de Dieu le Père ». Désormais, elle avait une « espérance » – non seulement la petite espérance de trouver des maîtres moins cruels, mais la grande espérance : je suis définitivement aimée et quel que soit ce qui m’arrive, je suis attendue par cet Amour. Et ainsi ma vie est bonne. Par la connaissance de cette espérance, elle était « rachetée », elle ne se sentait plus une esclave, mais une fille de Dieu libre. Elle comprenait ce que Paul entendait lorsqu’il rappelait aux Éphésiens qu’avant ils étaient sans espérance et sans Dieu dans le monde – sans espérance parce que sans Dieu. Aussi, lorsqu’on voulut la renvoyer au Soudan, Bakhita refusa-t-elle ; elle n’était pas disposée à être de nouveau séparée de son « Paron ». Le 9 janvier 1890, elle fut baptisée et confirmée, et elle fit sa première communion des mains du Patriarche de Venise. Le 8 décembre 1896, à Vérone, elle prononça ses vœux dans la Congrégation des Sœurs canossiennes et, dès lors – en plus de ses travaux à la sacristie et à la porterie du couvent –, elle chercha surtout dans ses différents voyages en Italie à appeler à la mission : la libération qu’elle avait obtenue à travers la rencontre avec le Dieu de Jésus Christ, elle se sentait le devoir de l’étendre, elle devait la donner aussi aux autres, au plus grand nombre de personnes possible. L’espérance, qui était née pour elle et qui l’avait « rachetée », elle ne pouvait pas la garder pour elle ; cette espérance devait rejoindre beaucoup de personnes, elle devait rejoindre tout le monde.
Le concept d’espérance fondée sur la foi, dans le Nouveau Testament et dans l’Église primitive
4. Avant d’affronter la question de savoir si la rencontre avec le Dieu qui, dans le Christ, nous a montré son Visage et qui a ouvert son Cœur peut être aussi pour nous non seulement de type « informatif », mais aussi « performatif », à savoir si elle peut transformer notre vie de manière que nous nous sentions rachetés par l’espérance que cette rencontre exprime, revenons encore à l’Église primitive. Il n’est pas difficile de se rendre compte que l’expérience de la petite esclave africaine Bakhita a été aussi l’expérience de nombreuses personnes battues et condamnées à l’esclavage à l’époque du christianisme naissant. Le christianisme n’avait pas apporté un message social révolutionnaire comme celui de Spartacus, qui, dans des luttes sanglantes, avait échoué. Jésus n’était pas Spartacus, il n’était pas un combattant pour une libération politique, comme Barabbas ou Bar-Khoba. Ce que Jésus, personnellement mort sur la croix, avait apporté était quelque chose de totalement différent : la rencontre avec le Seigneur de tous les seigneurs, la rencontre avec le Dieu vivant, et ainsi la rencontre avec l’espérance qui était plus forte que les souffrances de l’esclavage et qui, de ce fait, transformait de l’intérieur la vie et le monde. Ce qui était advenu de nouveau apparaît avec une plus grande évidence dans la Lettre de saint Paul à Philémon. Il s’agit d’une lettre très personnelle, que Paul écrit dans sa prison et qu’il confie à l’esclave fugitif Onésime pour son maître – Philémon précisément. Oui, Paul renvoie l’esclave à son maître, de chez qui il avait fui, et il le fait non pas en ordonnant, mais en priant : « J’ai quelque chose à te demander pour mon enfant à qui, dans ma prison, j’ai donné la vie du Christ… Je te le renvoie, lui qui est une part de moi-même… S’il a été éloigné de toi pendant quelque temps, c’est peut-être pour que tu le retrouves définitivement, non plus comme un esclave, mais, bien mieux qu’un esclave, comme un frère bien-aimé » (Phm 10–16). Les hommes qui, selon leur condition sociale, ont entre eux des relations de maîtres et d’esclaves, en tant que membres de l’unique Église, sont devenus frères et sœurs les uns des autres – c’est ainsi que les chrétiens se nomment les uns les autres. En vertu du Baptême, ils avaient été régénérés, ils s’étaient abreuvés du même Esprit et ils recevaient ensemble, côte à côte, le Corps du Seigneur. Même si les structures extérieures demeuraient identiques, cela changeait la société, de l’intérieur. Si la Lettre aux Hébreux dit que les chrétiens n’ont pas ici-bas une demeure stable, mais qu’ils cherchent la demeure future (cf. He 11, 13–16 : Ph 3, 20), cela est tout autre qu’un simple renvoi à une perspective future : la société présente est considérée par les chrétiens comme une société imparfaite ; ils appartiennent à une société nouvelle, vers laquelle ils sont en chemin et qui, dans leur pèlerinage, est déjà anticipée.
5. Nous devons ajouter encore un autre point de vue. La Première Lettre aux Corinthiens (1, 18–31) nous montre qu’une bonne part des premiers chrétiens appartenaient aux couches sociales basses et, précisément pour cela, étaient disposés à faire l’expérience de la nouvelle espérance, comme nous l’avons vu dans l’exemple de Bakhita. Cependant, depuis les origines, il y avait aussi des conversions dans les couches aristocratiques et cultivées, puisqu’elles vivaient, elles aussi, « sans espérance et sans Dieu dans le monde ». Le mythe avait perdu sa crédibilité ; la religion d’État romaine s’était sclérosée en un simple cérémonial, qui était exécuté scrupuleusement, mais qui était désormais réduit à une simple « religion politique ». Le rationalisme philosophique avait cantonné les dieux dans le champ de l’irréel. Le Divin était vu sous différentes formes dans les forces cosmiques, mais un Dieu que l’on puisse prier n’existait pas. Paul illustre de manière particulièrement appropriée la problématique essentielle de la religion d’alors, lorsqu’il oppose à la vie « selon le Christ » une vie sous la seigneurie des « éléments du cosmos » (cf. Col 2, 8). Dans cette perspective, un texte de saint Grégoire de Nazianze peut être éclairant. Il dit que le moment où les mages, guidés par l’étoile, adorèrent le nouveau roi, le Christ, marqua la fin de l’astrologie, parce que désormais les étoiles tournaient selon l’orbite déterminée par le Christ.[2] De fait, dans cette scène, est inversée la conception du monde d’alors qui, sous une forme différente, est en vogue encore aujourd’hui. Ce ne sont pas les éléments du cosmos, les lois de la matière qui, en définitive, gouvernent le monde et l’homme, mais c’est un Dieu personnel qui gouverne les étoiles, à savoir l’univers ; ce ne sont pas les lois de la matière et de l’évolution qui sont l’instance ultime, mais la raison, la volonté, l’amour – une Personne. Et si nous connaissons cette Personne et si elle nous connaît, alors vraiment l’inexorable pouvoir des éléments matériels n’est plus l’instance ultime ; alors nous ne sommes plus esclaves de l’univers et de ses lois, alors nous sommes libres. Dans l’antiquité, une telle conscience a déterminé les esprits sincères qui étaient en recherche. Le ciel n’est pas vide. La vie n’est pas un simple produit des lois et des causalités de la matière, mais, en tout, et en même temps au-dessus de tout, il y a une volonté personnelle, il y a un Esprit qui, en Jésus, s’est révélé comme Amour.[3]
6. Les sarcophages des débuts du christianisme illustraient de manière visible cette conception devant la mort, face à laquelle la question concernant la signification de la vie devient inévitable. La figure du Christ est interprétée sur les sarcophages antiques surtout au moyen de deux images : celle du philosophe et celle du pasteur. Par philosophie, à l’époque, on n’entendait pas, en général, une discipline académique difficile telle qu’elle se présente aujourd’hui. Le philosophe était plutôt celui qui savait enseigner l’art essentiel : l’art d’être homme de manière droite – l’art de vivre et de mourir. Depuis longtemps déjà, les hommes s’étaient certainement rendu compte qu’une grande partie de ceux qui circulaient comme philosophes, comme maîtres de vie, était seulement des charlatans qui, par leurs paroles, se procuraient de l’argent, tandis qu’ils n’avaient rien à dire sur la vie véritable. On cherchait d’autant plus le vrai philosophe qui saurait indiquer vraiment la voie de la vie. Vers la fin du troisième siècle, nous trouvons pour la première fois à Rome, sur le sarcophage d’un enfant, dans le contexte de la résurrection de Lazare, le Christ comme figure du vrai philosophe qui, dans une main, tient l’Évangile et, dans l’autre, le bâton de voyage du philosophe. Avec son bâton, il est vainqueur de la mort ; l’Évangile apporte la vérité que les philosophes itinérants avaient cherchée en vain. Dans cette image, qui est restée dans l’art des sarcophages durant une longue période, il est évident que les personnes cultivées comme les personnes simples reconnaissaient le Christ : il nous dit qui, en réalité, est l’homme et ce qu’il doit faire pour être vraiment homme. Il nous indique la voie et cette voie est la vérité. Il est lui-même à la fois l’une et l’autre, et donc il est aussi la vie dont nous sommes tous à la recherche. Il indique aussi la voie au delà de la mort ; seul celui qui est en mesure de faire ainsi est un vrai maître de vie. La même chose est visible dans l’image du pasteur. Comme dans la représentation du philosophe, l’Église primitive pouvait aussi, dans la figure du pasteur, se rattacher à des modèles existant dans l’art romain. Dans ce dernier, le pasteur était en général l’expression du rêve d’une vie sereine et simple, dont les gens avaient la nostalgie dans la confusion de la grande ville. L’image était alors perçue dans le cadre d’un scénario nouveau qui lui conférait un contenu plus profond : « Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien… Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi » (Ps 22 [23], 1. 4). Le vrai pasteur est Celui qui connaît aussi la voie qui passe par les ravins de la mort ; Celui qui marche également avec moi sur la voie de la solitude ultime, où personne ne peut m’accompagner, me guidant pour la traverser : Il a parcouru lui-même cette voie, il est descendu dans le royaume de la mort, il l’a vaincu et il est maintenant revenu pour nous accompagner et pour nous donner la certitude qu’avec Lui on trouve un passage. La conscience qu’existe Celui qui m’accompagne aussi dans la mort et qui, « avec son bâton, me guide et me rassure », de sorte que « je ne crains aucun mal » (Ps 22 [23], 4), telle était la nouvelle « espérance » qui apparaissait dans la vie des croyants.
7. Nous devons encore une fois revenir au Nouveau Testament. Dans le onzième chapitre de la Lettre aux Hébreux (v. 1), on trouve une sorte de définition de la foi, qui relie étroitement cette vertu à l’espérance. Autour de la parole centrale de cette phrase, s’est créée, depuis la Réforme, une discussion entre les exégètes, où semble s’ouvrir aujourd’hui la voie vers une interprétation commune. Pour le moment, je laisse cette parole centrale non traduite : la phrase sonne donc ainsi : « La foi est l’hypostasis des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas ». Pour les Pères et pour les théologiens du Moyen-Âge, il était clair que la parole grecque hypostasis devait être traduite en latin par le terme substantia. La traduction latine du texte, née dans l’Église antique, dit donc : « Est autem fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium » – la foi est la « substance » des réalités à espérer ; la preuve des réalités qu’on ne voit pas. Utilisant la terminologie de la tradition philosophique dans laquelle il se trouve, Thomas d’Aquin [4] l’explique ainsi : la foi est un « habitus », c’est-à-dire une disposition constante de l’esprit, grâce à laquelle la vie éternelle prend naissance en nous et grâce à laquelle la raison est portée à consentir à ce qu’elle ne voit pas. Le concept de « substance » est donc modifié dans le sens que, par la foi, de manière initiale, nous pourrions dire « en germe » – donc selon la « substance » – sont déjà présents en nous les biens que l’on espère – la totalité, la vraie vie. Et c’est précisément parce que les biens eux-mêmes sont déjà présents que la présence de ce qui se réalisera crée également la certitude : ces « biens » qui doivent venir ne sont pas encore visibles dans le monde extérieur (ils « n’apparaissent » pas), mais en raison du fait que, comme réalité initiale et dynamique, nous les portons en nous, naît déjà maintenant une certaine perception de ces biens. À Luther, pour qui la Lettre aux Hébreux comme telle n’était pas très sympathique, le concept de « substance », dans le contexte de sa vision de la foi, ne disait rien. C’est pourquoi il comprit le terme hypostase/substance non dans le sens objectif (de réalité présente en nous), mais dans le sens subjectif, comme expression d’une disposition et, par conséquent, il dut naturellement comprendre aussi le terme argumentum comme une disposition du sujet. Cette interprétation s’est affermie au vingtième siècle – au moins en Allemagne – même dans l’exégèse catholique, de sorte que la traduction œcuménique du Nouveau Testament en langue allemande, approuvée par les Évêques, dit : « Glaube aber ist : Feststehen in dem, was man erhofft, Überzeugtsein von dem, was man nicht sieht » (La foi consiste à être ferme en ce que l’on espère, à être convaincu de ce que l’on ne voit pas). En soi, cela n’est pas faux, mais ce n’est pas cependant le sens du texte, parce que le terme grec utilisé (elenchos) n’a pas la valeur subjective de « conviction », mais la valeur objective de « preuve ». c’est donc à juste titre que l’exégèse protestante récente est parvenue à une conviction différente : « Mais maintenant, on ne peut plus mettre en doute que cette interprétation protestante, devenue classique, est insoutenable ».[5] La foi n’est pas seulement une tension personnelle vers les biens qui doivent venir, mais qui sont encore absents ; elle nous donne quelque chose. Elle nous donne déjà maintenant quelque chose de la réalité attendue, et la réalité présente constitue pour nous une « preuve » des biens que nous ne voyons pas encore. Elle attire l’avenir dans le présent, au point que le premier n’est plus le pur « pas-encore ». Le fait que cet avenir existe change le présent ; le présent est touché par la réalité future, et ainsi les biens à venir se déversent sur les biens présents et les biens présents sur les biens à venir.
8. Cette explication est renforcée ultérieurement et elle se rapporte à la vie concrète si nous considérons le verset 34 du chapitre 10 de la Lettre aux Hébreux qui, en ce qui concerne l’aspect linguistique et le contenu, est lié à la définition d’une foi remplie d’espérance et qui la prépare. Ici, l’auteur parle aux croyants qui ont subi l’expérience de la persécution et il leur dit : « Vous avez pris part aux souffrances des prisonniers ; vous avez accepté avec joie la spoliation de vos biens (hyparchonton – Vulgate : bonorum), sachant que vous étiez en possession de biens meilleurs (hyparxin – Vulgate : substantiam) et stables. « Hyparchonta » sont les propriétés, ce qui, dans la vie terrestre, constitue le fondement, à savoir la base, la « substance » pour la vie, sur laquelle on compte. Cette « substance », la sécurité normale dans la vie, a été enlevée aux chrétiens au cours des persécutions. Ils ont supporté ces dernières parce qu’ils considéraient de toute façon cette substance matérielle comme négligeable. Ils pouvaient l’abandonner, parce qu’ils avaient trouvé une « base » meilleure pour leur existence – une base qui demeure et que personne ne peut enlever. On ne peut pas ne pas voir le lien qui court entre ces deux sortes de « substance », entre le fondement, ou base matérielle, et l’affirmation de la foi comme « base », comme « substance » qui demeure. La foi confère à la vie une base nouvelle, un nouveau fondement sur lequel l’homme peut s’appuyer et ainsi le fondement habituel, la fiabilité des revenus matériels, justement se relativise. Il se crée une nouvelle liberté face à ce fondement de la vie, qui n’est qu’apparemment en mesure de l’entretenir, bien que sa signification normale ne soit par là certainement pas niée. Cette nouvelle liberté, la conscience de la nouvelle « substance » qui nous a été donnée, ne s’est pas révélée seulement dans le martyre, où les personnes se sont opposées au pouvoir extrême de l’idéologie et de ses organes politiques, et, par leur mort, ont renouvelé le monde. Elle s’est manifestée surtout dans les grands renoncements à partir des moines de l’antiquité jusqu’à François d’Assise et aux personnes de notre époque qui, dans les Ordres modernes et dans les Mouvements religieux, par amour pour le Christ, ont tout laissé pour porter aux hommes la foi et l’amour du Christ, pour aider les personnes qui souffrent dans leur corps et dans leur âme. Là, la nouvelle « substance » s’est montrée réellement comme la « substance » ; de l’espérance des personnes touchées par le Christ a jailli l’espérance pour d’autres qui vivaient dans les ténèbres et sans espérance. Là il s’est vérifié que cette nouvelle vie possède vraiment la « substance » et qu’elle est une « substance » qui suscite la vie pour les autres. Pour nous qui regardons ces figures, leur façon d’agir et de vivre est de fait une « preuve » que les biens à venir, la promesse du Christ, ce n’est pas seulement une réalité attendue, mais une véritable présence : Il est vraiment le « philosophe » et le « pasteur » qui nous indique ce qu’est la vie et où elle est.
9. Pour comprendre plus en profondeur cette réflexion sur les deux espèces de substance – hypostasis et hyparchonta – et sur les deux modes de vie qu’elles expriment, nous devons réfléchir encore brièvement sur deux mots concernant cet question qui se trouvent dans le dixième chapitre de la Lettre aux Hébreux. Il s’agit des mots hypomone (10, 36) et hypostole (10, 39). Hypomone se traduit normalement par « patience » – persévérance, constance. Savoir attendre en supportant patiemment les épreuves est nécessaire au croyant pour pouvoir « obtenir la réalisation de la promesse » (cf. 10, 36). Dans l’ambiance religieuse du judaïsme antique, ce mot était utilisée de manière expresse pour parler de l’attente de Dieu qui caractérise Israël, à savoir persévérer dans la fidélité à Dieu, en se fondant sur la certitude de l’Alliance, dans un monde qui est en opposition à Dieu. Ainsi, le mot indique une espérance vécue, une vie fondée sur la certitude de l’espérance. Dans le Nouveau Testament, cette attente de Dieu, le fait d’être du côté de Dieu, prend une nouvelle signification : dans le Christ, Dieu s’est manifesté. Il nous a communiqué désormais la « substance » des biens à venir, et l’attente de Dieu obtient ainsi une nouvelle certitude. C’est l’attente des biens à venir à partir d’un présent déjà donné. En présence du Christ, avec le Christ présent, c’est l’attente que son Corps se complète, dans la perspective de sa venue définitive. Au contraire, par hypostole est exprimé l’attitude de qui fait défection et n’ose pas dire ouvertement et avec franchise la vérité, qui peut mettre en danger. Se cacher devant les hommes par esprit de crainte par rapport à eux conduit à la « perdition » (He 10, 39). « Ce n’est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d’amour et de sagesse » – c’est ainsi que, par une belle expression, la Seconde Lettre à Timothée (1, 7) caractérise l’attitude fondamentale du chrétien.
La vie éternelle – qu’est-ce que c’est ?
10. Jusqu’à présent, nous avons parlé de la foi et de l’espérance dans le Nouveau Testament et aux origines du christianisme ; il a cependant toujours été évident que nous ne parlons pas uniquement du passé ; la réflexion dans son intégralité intéresse la vie et la mort de l’homme en général, et donc nous intéresse nous aussi, ici et maintenant. Cependant, nous devons à présent nous demander de manière explicite : la foi chrétienne est-elle aussi pour nous aujourd’hui une espérance qui transforme et soutient notre vie ? Est-elle pour nous « performative » – un message qui forme de manière nouvelle la vie elle-même, ou est-elle désormais simplement une « information » que, entre temps, nous avons mise de côté et qui nous semble dépassée par des informations plus récentes ? Dans la recherche d’une réponse, je voudrais partir de la forme classique du dialogue par lequel le rite du Baptême exprimait l’accueil du nouveau-né dans la communauté des croyants et sa renaissance dans le Christ. Le prêtre demandait d’abord quel nom les parents avaient choisi pour l’enfant, et il poursuivait ensuite par la question : « Que demandez-vous à l’Église ? » Réponse : « La foi ». « Et que donne la foi ? » « La vie éternelle ». Dans le dialogue, les parents cherchaient pour leur enfant l’accès à la foi, la communion avec les croyants, parce qu’ils voyaient dans la foi la clé de « la vie éternelle ». En fait, aujourd’hui comme hier, c’est de cela qu’il s’agit dans le Baptême, quand on devient chrétien : non seulement d’un acte de socialisation dans la communauté, non pas simplement d’un accueil dans l’Église. Les parents attendent plus pour le baptisé : ils attendent que la foi, dont fait partie la corporéité de l’Église et de ses sacrements, lui donne la vie – la vie éternelle. La foi est la substance de l’espérance. Mais alors se fait jour la question suivante : voulons-nous vraiment cela – vivre éternellement ? Peut-être aujourd’hui de nombreuses personnes refusent-elles la foi simplement parce que la vie éternelle ne leur semble pas quelque chose de désirable. Ils ne veulent nullement la vie éternelle, mais la vie présente, et la foi en la vie éternelle semble, dans ce but, plutôt un obstacle. Continuer à vivre éternellement – sans fin – apparaît plus comme une condamnation que comme un don. Bien sûr, on voudrait renvoyer la mort le plus loin possible. Mais vivre toujours, sans fin – en définitive, cela peut être seulement ennuyeux et en fin de compte insupportable. C’est précisément cela que dit par exemple saint Ambroise, Père de l’Église, dans le discours funèbre pour son frère Saturus : « La mort n’était pas naturelle, mais elle l’est devenue ; car, au commencement, Dieu n’a pas créé la mort ; il nous l’a donnée comme un remède […] à cause de la transgression ; la vie des hommes commença à être misérable dans le travail quotidien et dans des pleurs insupportables. Il fallait mettre un terme à son malheur, afin que sa mort lui rende ce que sa vie avait perdu. L’immortalité serait un fardeau plutôt qu’un profit, sans le souffle de la grâce ».[6] Auparavant déjà, Ambroise avait dit : « La mort ne doit pas être pleurée, puisqu’elle est cause de salut ».[7]
11. Quel que soit ce que saint Ambroise entendait dire précisément par ces paroles – il est vrai que l’élimination de la mort ou même son renvoi presque illimité mettrait la terre et l’humanité dans une condition impossible et ne serait même pas un bénéfice pour l’individu lui-même. Il y a clairement une contradiction dans notre attitude, qui renvoie à une contradiction intérieure de notre existence elle-même. D’une part, nous ne voulons pas mourir ; surtout celui qui nous aime ne veut pas que nous mourions. D’autre part, il est vrai que nous ne désirons pas non plus continuer à exister de manière illimitée et même la terre n’a pas été créée dans cette perspective. Alors, que voulons-nous vraiment ? Ce paradoxe de notre propre attitude suscite une question plus profonde : qu’est-ce en réalité que la « vie » ? Et que signifie véritablement « éternité » ? Il y a des moments où nous le percevons tout à coup : oui, ce serait précisément cela – la vraie « vie » – ainsi devrait-elle être. Par comparaison, ce que, dans la vie quotidienne, nous appelons « vie », en vérité ne l’est pas. Dans sa longue lettre sur la prière adressée à Proba, une veuve romaine aisée et mère de trois consuls, Augustin écrivit un jour : dans le fond, nous voulons une seule chose – « la vie bienheureuse », la vie qui est simplement vie, simplement « bonheur ». En fin de compte, nous ne demandons rien d’autre dans la prière. Nous ne marchons vers rien d’autre – c’est de cela seulement qu’il s’agit. Mais ensuite, Augustin ajoute aussi : en regardant mieux, nous ne savons pas de fait ce qu’en définitive nous désirons, ce que nous voudrions précisément. Nous ne connaissons pas du tout cette réalité ; même durant les moments où nous pensons pouvoir la toucher, nous ne la rejoignons pas vraiment. « Nous ne savons pas ce que nous devons demander », confesse-t-il avec les mots de saint Paul (Rm 8, 26). Nous savons seulement que ce n’est pas cela. Toutefois, dans notre non-savoir, nous savons que cette réalité doit exister. « Il y a donc en nous, pour ainsi dire, une savante ignorance (docta ignorantia) », écrit-il. Nous ne savons pas ce que nous voudrions vraiment ; nous ne connaissons pas cette « vraie vie » ; et cependant, nous savons qu’il doit exister un quelque chose que nous ne connaissons pas et vers lequel nous nous sentons poussés.[8]
12. Je pense qu’Augustin décrivait là de manière très précise et toujours valable la situation essentielle de l’homme, la situation d’où proviennent toutes ses contradictions et toutes ses espérances. Nous désirons en quelque sorte la vie elle-même, la vraie vie, qui ne finisse pas par être atteinte par la mort ; mais, en même temps, nous ne connaissons pas ce vers quoi nous nous sentons poussés. Nous ne pouvons pas cesser de nous diriger vers cela et cependant nous savons que tout ce que nous pouvons expérimenter ou réaliser n’est pas ce à quoi nous aspirons. Cette « chose » inconnue est la véritable « espérance », qui nous pousse et le fait qu’elle soit ignorée est, en même temps, la cause de toutes les désespérances comme aussi de tous les élans positifs ou destructeurs vers le monde authentique et vers l’homme authentique. L’expression « vie éternelle » cherche à donner un nom à cette réalité connue inconnue. Il s’agit nécessairement d’une expression insuffisante, qui crée la confusion. En effet, « éternel » suscite en nous l’idée de l’interminable, et cela nous fait peur ; « vie » nous fait penser à la vie que nous connaissons, que nous aimons et que nous ne voulons pas perdre et qui est cependant, en même temps, plus faite de fatigue que de satisfaction, de sorte que, tandis que d’un côté nous la désirons, de l’autre nous ne la voulons pas. Nous pouvons seulement chercher à sortir par la pensée de la temporalité dont nous sommes prisonniers et en quelque sorte prévoir que l’éternité n’est pas une succession continue des jours du calendrier, mais quelque chose comme le moment rempli de satisfaction, dans lequel la totalité nous embrasse et dans lequel nous embrassons la totalité. Il s’agirait du moment de l’immersion dans l’océan de l’amour infini, dans lequel le temps – l’avant et l’après – n’existe plus. Nous pouvons seulement chercher à penser que ce moment est la vie au sens plénier, une immersion toujours nouvelle dans l’immensité de l’être, tandis que nous sommes simplement comblés de joie. C’est ainsi que Jésus l’exprime dans Jean : « Je vous reverrai, et votre cœur se réjouira ; et votre joie, personne ne vous l’enlèvera » (16, 22). Nous devons penser dans ce sens si nous voulons comprendre ce vers quoi tend l’espérance chrétienne, ce que nous attendons par la foi, par notre être avec le Christ.[9]
L’espérance chrétienne est-elle individualiste ?
13. Au cours de leur histoire, les chrétiens ont cherché à traduire en figures représentables ce savoir qui ne sait pas, en développant des images du « ciel » qui restent toujours éloignées de ce que, précisément, nous connaissons seulement négativement, à travers une non-connaissance. Toutes ces tentatives de représentation de l’espérance ont donné à de nombreuses personnes, au fil des siècles, l’élan pour vivre en se fondant sur la foi et en abandonnant aussi, de ce fait, leurs « hyparchonta », les substances matérielles pour leur existence. L’auteur de la Lettre aux Hébreux, dans le onzième chapitre, a tracé une sorte d’histoire de ceux qui vivent dans l’espérance et du fait qu’ils sont en marche, une histoire qui va d’Abel à son époque. À l’époque moderne, une critique toujours plus dure de cette sorte d’espérance s’est développée : il s’agirait d’un pur individualisme, qui aurait abandonné le monde à sa misère et qui se serait réfugié dans un salut éternel uniquement privé. Dans l’introduction à son œuvre fondamentale « Catholicisme. Aspects sociaux du dogme », Henri de Lubac a recueilli certaines opinions de ce genre, qui méritent d’être citées : « Ai-je trouvé la joie ? Non […]. J’ai trouvé ma joie. Et c’est terriblement autre chose […]. La joie de Jésus peut être personnelle. Elle peut appartenir à un seul homme, et il est sauvé. Il est en paix […] pour maintenant et pour toujours, mais seul. Cette solitude de joie ne l’inquiète pas, au contraire : il est l’élu. Dans sa béatitude, il traverse les batailles une rose à la main ».[10]
14. Face à cela, de Lubac, en se fondant sur la théologie des Pères dans toute son ampleur, a pu montrer que le salut a toujours été considéré comme une réalité communautaire. La Lettre aux Hébreux parle d’une « cité » (cf. 11, 10.16 ; 12, 22 ; 13, 14) et donc d’un salut communautaire. De manière cohérente, le péché est compris par les Pères comme destruction de l’unité du genre humain, comme fragmentation et division. Babel, le lieu de la confusion des langues et de la séparation, se révèle comme expression de ce qu’est fondamentalement le péché. Et ainsi, la « rédemption » apparaît vraiment comme le rétablissement de l’unité, où nous nous retrouvons de nouveau ensemble, dans une union qui se profile dans la communauté mondiale des croyants. Il n’est pas nécessaire que nous nous occupions ici de tous les textes dans lesquels apparaît le caractère communautaire de l’espérance. Restons dans la Lettre à Proba, où Augustin tente d’illustrer un peu cette réalité connue inconnue dont nous sommes à la recherche. Le point de départ est simplement l’expression « vie bienheureuse ». Puis il cite le Psaume 144 [143], 15 : « Bienheureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu ». Et il continue : « Pour faire partie de ce peuple et que nous puissions parvenir […] à vivre avec Dieu pour toujours, « le but du précepte, c’est l’amour qui vient d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère » (1 Tm 1, 5) ».[11] Cette vie véritable, vers laquelle nous cherchons toujours de nouveau à tendre, est liée au fait d’être en union existentielle avec un « peuple » et, pour toute personne, elle ne peut se réaliser qu’à l’intérieur de ce « nous ». Elle présuppose donc l’exode de la prison de son propre « moi », parce que c’est seulement dans l’ouverture de ce sujet universel que s’ouvre aussi le regard sur la source de la joie, sur l’amour lui-même – sur Dieu.
15. Cette vision de la « vie bienheureuse » orientée vers la communauté vise en fait quelque chose au delà du monde présent, mais c’est précisément ainsi qu’elle a aussi à voir avec l’édification du monde – en des formes très diverses, selon le contexte historique et les possibilités offertes ou exclues par lui. Au temps d’Augustin, lorsque l’irruption de nouveaux peuples menaçait la cohésion du monde, où était donnée une certaine garantie de droit et de vie dans une communauté juridique, il s’agissait de fortifier le fondement véritablement porteur de cette communauté de vie et de paix, afin de pouvoir survivre au milieu des mutations du monde. Jetons plutôt au hasard un regard sur un moment du Moyen-Âge selon certains aspects emblématiques. Dans la conscience commune, les monastères apparaissaient comme des lieux de fuite hors du monde (« contemptus mundi ») et de dérobade aux propres responsabilités dans le monde, pour la recherche du salut personnel. Bernard de Clairvaux, qui, avec son Ordre réformé, fit rentrer une multitude de jeunes dans les monastères, avait sur cette question une vision bien différente. Selon lui, les moines ont une tâche pour toute l’Église et par conséquent aussi pour le monde. Par de nombreuses images, il illustre la responsabilité des moines pour tout l’organisme de l’Église, plus encore, pour l’humanité ; il leur applique la parole du Pseudo-Ruffin : « Le genre humain vit grâce à peu de gens ; s’ils n’existaient pas, le monde périrait ».[12] Les contemplatifs – contemplantes – doivent devenir des travailleurs agricoles – laborantes –, nous dit-il. La noblesse du travail, que le christianisme a héritée du judaïsme, était apparue déjà dans les règles monastiques d’Augustin et de Benoît. Bernard reprend à nouveau ce concept. Les jeunes nobles qui affluaient dans ses monastères devaient se plier au travail manuel. En vérité, Bernard dit explicitement que pas même le monastère ne peut rétablir le Paradis ; il soutient cependant qu’il doit, étant comme lieu de défrichage pratique et spirituel, préparer le nouveau Paradis. Un terrain sauvage est rendu fertile – précisément tandis que sont en même temps abattus les arbres de l’orgueil, qu’est enlevé ce qui pousse de sauvage dans les âmes et qu’est préparé ainsi le terrain sur lequel peut prospérer le pain pour le corps et pour l’âme.[13] Ne nous est-il pas donné de constater de nouveau, justement face à l’histoire actuelle, qu’aucune structuration positive du monde ne peut réussir là où les âmes restent à l’état sauvage ?
La transformation de la foi-espérance chrétienne dans les temps modernes
16. Comment l’idée que le message de Jésus est strictement individualiste et qu’il s’adresse seulement à l’individu a‑t-elle pu se développer ? Comment est-on arrivé à interpréter le « salut de l’âme » comme une fuite devant la responsabilité pour l’ensemble et à considérer par conséquent que le programme du christianisme est la recherche égoïste du salut qui se refuse au service des autres ? Pour trouver une réponse à ces interrogations, nous devons jeter un regard sur les composantes fondamentales des temps modernes. Elles apparaissent avec une clarté particulière chez Francis Bacon. Qu’une nouvelle époque soit née – grâce à la découverte de l’Amérique et aux nouvelles conquêtes techniques qui ont marqué ce développement –, c’est indiscutable. Cependant, sur quoi s’enracine ce tournant d’une époque ? C’est la nouvelle corrélation entre expérience et méthode qui met l’homme en mesure de parvenir à une interprétation de la nature conforme à ses lois et d’arriver ainsi, en définitive, à « la victoire de l’art sur la nature » (victoria cursus artis super naturam).[14] La nouveauté – selon la vision de Bacon – se trouve dans une nouvelle corrélation entre science et pratique. Cela est ensuite appliqué aussi à la théologie : cette nouvelle corrélation entre science et pratique signifierait que la domination sur la création, donnée à l’homme par Dieu et perdue par le péché originel, serait rétablie.[15]>
17. Celui qui lit ces affirmations et qui y réfléchit avec attention y rencontre un passage déconcertant : jusqu’à ce moment, la récupération de ce que l’homme, dans l’exclusion du paradis terrestre, avait perdu était à attendre de la foi en Jésus Christ, et en cela se voyait la « rédemption ». Maintenant, cette « rédemption », la restauration du « paradis » perdu, n’est plus à attendre de la foi, mais de la relation à peine découverte entre science et pratique. Ce n’est pas que la foi, avec cela, fût simplement niée : elle était plutôt déplacée à un autre niveau – le niveau strictement privé et ultra-terrestre – et en même temps elle devient en quelque sorte insignifiante pour le monde. Cette vision programmatique a déterminé le chemin des temps modernes et influence aussi la crise actuelle de la foi qui, concrètement, est surtout une crise de l’espérance chrétienne. Ainsi, l’espérance reçoit également chez Bacon une forme nouvelle. Elle s’appelle désormais foi dans le progrès. Pour Bacon en effet, il est clair que les découvertes et les inventions tout juste lancées sont seulement un début, que, grâce à la synergie des sciences et des pratiques, s’ensuivront des découvertes totalement nouvelles et qu’émergera un monde totalement nouveau, le règne de l’homme.[16] C’est ainsi qu’il a aussi présenté une vision des inventions prévisibles – jusqu’à l’avion et au submersible. Au cours du développement ultérieur de l’idéologie du progrès, la joie pour les avancées visibles des potentialités humaines demeure une constante confirmation de la foi dans le progrès comme tel.
18. Dans le même temps, deux catégories sont toujours davantage au centre de l’idée de progrès : la raison et la liberté. Le progrès est surtout un progrès dans la domination croissante de la raison et cette raison est considérée clairement comme un pouvoir du bien et pour le bien. Le progrès est le dépassement de toutes les dépendances – il est progrès vers la liberté parfaite. La liberté aussi est perçue seulement comme une promesse, dans laquelle l’homme va vers sa plénitude. Dans les deux concepts – liberté et raison – est présent un aspect politique. En effet, le règne de la raison est attendu comme la nouvelle condition de l’humanité devenue totalement libre. Cependant, les conditions politiques d’un tel règne de la raison et de la liberté apparaissent, dans un premier temps, peu définies. Raison et liberté semblent garantir par elles-mêmes, en vertu de leur bonté intrinsèque, une nouvelle communauté humaine parfaite. Néanmoins, dans les deux concepts-clé de « raison » et de « liberté », la pensée est aussi tacitement toujours en opposition avec les liens de la foi et de l’Église comme avec les liens des systèmes d’État d’alors. Les deux concepts portent donc en eux un potentiel révolutionnaire d’une force explosive énorme.
19. Nous devons brièvement jeter un regard sur les deux étapes essentielles de la concrétisation politique de cette espérance, parce qu’elles sont d’une grande importance pour le chemin de l’espérance chrétienne, pour sa compréhension et pour sa persistance. Il y a avant tout la Révolution française comme tentative d’instaurer la domination de la raison et de la liberté, maintenant aussi de manière politiquement réelle. L’Europe de l’Illuminisme, dans un premier temps, s’est tournée avec fascination vers ces événements, mais face à leurs développements, elle a dû ensuite réfléchir de manière renouvelée sur la raison et la liberté. Les deux écrits d’Emmanuel Kant, où il réfléchit sur les événements, sont significatifs pour les deux phases de la réception de ce qui était survenu en France. En 1792, il écrit son œuvre : « Der Sieg des guten Prinzips über das böse und die Gründung eines Reiches Gottes auf Erden » (La victoire du principe du bien sur le principe mauvais et la constitution d’un règne de Dieu sur la terre). Il y écrit : « Le passage progressif de la foi d’Église à l’autorité unique de la pure foi religieuse est l’approche du royaume de Dieu ».[17] Il nous dit aussi que les révolutions peuvent accélérer les temps de ce passage de la foi d’Église à la foi rationnelle. Le « règne de Dieu », dont Jésus avait parlé, a reçu là une nouvelle définition et a aussi pris une nouvelle présence ; il existe, pour ainsi dire, une nouvelle « attente immédiate » : le « règne de Dieu » arrive là où la foi d’Église est dépassée et remplacée par la « foi religieuse », à savoir par la simple foi rationnelle. En 1794, dans l’écrit « Das Ende aller Dinge » (La fin de toutes les choses), apparaît une image transformée. Kant prend alors en considération la possibilité que, à côté du terme naturel de toutes les choses, il s’en trouve aussi un contre nature, pervers. Il écrit à ce sujet : « Si le christianisme devait cesser d’être aimable […], on verrait nécessairement […] l’aversion et la révolte soulever contre lui le cœur de la majorité des hommes ; et l’antéchrist, que l’on considère de toute façon comme le précurseur du dernier jour, établirait son règne (fondé sans doute sur la peur et l’égoïsme), fût-ce pour peu de temps ; et comme le christianisme, destiné à être la religion universelle, serait alors frustré de la faveur du destin, on assisterait à la fin (renversée) de toutes choses au point de vue moral ».[18]
20. Le dix-neuvième siècle ne renia pas sa foi dans le progrès comme forme de l’espérance humaine et il continua à considérer la raison et la liberté comme des étoiles-guides à suivre sur le chemin de l’espérance. Les avancées toujours plus rapides du développement technique et l’industrialisation qui lui est liée ont cependant bien vite créé une situation sociale totalement nouvelle : il s’est formé la classe des ouvriers de l’industrie et ce que l’on appelle le « prolétariat industriel », dont les terribles conditions de vie ont été illustrées de manière bouleversante par Friedrich Engels, en 1845. Pour le lecteur, il devait être clair que cela ne pouvait pas continuer ; un changement était nécessaire. Mais le changement aurait perturbé et renversé l’ensemble de la structure de la société bourgeoise. Après la révolution bourgeoise de 1789, l’heure d’une nouvelle révolution avait sonné, la révolution prolétarienne : le progrès ne pouvait pas simplement avancer de manière linéaire, à petits pas. Il fallait un saut révolutionnaire. Karl Marx recueillit cette aspiration du moment et, avec un langage et une pensée vigoureux, il chercha à lancer ce grand pas nouveau et, comme il le considérait, définitif de l’histoire vers le salut – vers ce que Kant avait qualifié de « règne de Dieu ». Une fois que la vérité de l’au-delà se serait dissipée, il se serait agi désormais d’établir la vérité de l’en deçà. La critique du ciel se transforme en une critique de la terre, la critique de la théologie en une critique de la politique. Le progrès vers le mieux, vers le monde définitivement bon, ne provient pas simplement de la science, mais de la politique – d’une politique pensée scientifiquement, qui sait reconnaître la structure de l’histoire et de la société, et qui indique ainsi la voie vers la révolution, vers le changement de toutes les choses. Avec précision, même si c’est de manière unilatérale et partiale, Marx a décrit la situation de son temps et il a illustré avec une grande capacité d’analyse les voies qui ouvrent à la révolution – non seulement théoriquement : avec le parti communiste, né du manifeste communiste de 1848, il l’a aussi lancée concrètement. Sa promesse, grâce à la précision des analyses et aux indications claires des instruments pour le changement radical, a fasciné et fascine encore toujours de nouveau. La révolution s’est aussi vérifiée de manière plus radicale en Russie.
21. Mais avec sa victoire, l’erreur fondamentale de Marx a aussi été rendue évidente. Il a indiqué avec exactitude comment réaliser le renversement. Mais il ne nous a pas dit comment les choses auraient dû se dérouler après. Il supposait simplement que, avec l’expropriation de la classe dominante, avec la chute du pouvoir politique et avec la socialisation des moyens de production, se serait réalisée la Nouvelle Jérusalem : alors, toutes les contradictions auraient en effet été annulées, l’homme et le monde auraient finalement vu clair en eux-mêmes. Alors tout aurait pu procéder de soi-même sur la voie droite, parce que tout aurait appartenu à tous et que tous auraient voulu le meilleur les uns pour les autres. Ainsi, après la révolution réussie, Lénine dut se rendre compte que, dans les écrits du maître, il ne se trouvait aucune indication sur la façon de procéder. Oui, il avait parlé de la phase intermédiaire de la dictature du prolétariat comme d’une nécessité qui, cependant, dans un deuxième temps, se serait avérée d’elle-même caduque. Cette « phase intermédiaire », nous la connaissons bien et nous savons aussi comment elle s’est développée, ne faisant pas naître un monde sain, mais laissant derrière elle une destruction désolante. Marx n’a pas seulement manqué de penser les institutions nécessaires pour le nouveau monde – on ne devait en effet plus en avoir besoin. Qu’il ne nous en dise rien, c’est la conséquence logique de sa façon d’envisager le problème. Son erreur est plus en profondeur. Il a oublié que l’homme demeure toujours homme. Il a oublié l’homme et il a oublié sa liberté. Il a oublié que la liberté demeure toujours liberté, même pour le mal. Il croyait que, une fois mise en place l’économie, tout aurait été mis en place. Sa véritable erreur est le matérialisme : en effet, l’homme n’est pas seulement le produit de conditions économiques, et il n’est pas possible de le guérir uniquement de l’extérieur, en créant des conditions économiques favorables.
22. Ainsi, nous nous trouvons de nouveau devant la question : que pouvons-nous espérer ? Une autocritique de l’ère moderne dans un dialogue avec le christianisme et avec sa conception de l’espérance est nécessaire. Dans un tel dialogue, même les chrétiens, dans le contexte de leurs connaissances et de leurs expériences, doivent apprendre de manière renouvelée en quoi consiste véritablement leur espérance, ce qu’ils ont à offrir au monde et ce que, à l’inverse, ils ne peuvent pas offrir. Il convient qu’à l’autocritique de l’ère moderne soit associée aussi une autocritique du christianisme moderne, qui doit toujours de nouveau apprendre à se comprendre lui-même à partir de ses propres racines. Sur ce point, on ne peut présenter ici que quelques éléments. Avant tout, il faut se demander : que signifie vraiment « le progrès » ; que promet-il et que ne promet-il pas ? Déjà à la fin du XIXe siècle, il existait une critique de la foi dans le progrès. Au XXe, Th. W. Adorno a formulé la problématique de la foi dans le progrès de manière drastique : le progrès, vu de près, serait le progrès qui va de la fronde à la mégabombe. Actuellement, il s’agit, de fait, d’un aspect du progrès que l’on ne doit pas dissimuler. Autrement dit, l’ambiguïté du progrès est rendue évidente. Sans aucun doute, le progrès offre de nouvelles possibilités pour le bien, mais il ouvre aussi des possibilités abyssales de mal – possibilités qui n’existaient pas auparavant. Nous sommes tous devenus témoins de ce que le progrès, lorsqu’il est entre de mauvaises mains, peut devenir, et est devenu de fait, un progrès terrible dans le mal. Si au progrès technique ne correspond pas un progrès dans la formation éthique de l’homme, dans la croissance de l’homme intérieur (cf. Ep 3, 16 ; 2 Co 4, 16), alors ce n’est pas un progrès, mais une menace pour l’homme et pour le monde
23. En ce qui concerne les deux grands thèmes « raison » et « liberté », les questions qui leur sont liées ne peuvent être ici que signalées. Oui, la raison est le grand don de Dieu à l’homme, et la victoire de la raison sur l’irrationalité est aussi un but de la foi chrétienne. Mais quand la raison domine-t-elle vraiment ? Est-ce quand elle s’est détachée de Dieu ? Est-ce quand elle est devenue aveugle pour Dieu ? La raison du pouvoir et du faire est-elle déjà la raison intégrale ? Si, pour être progrès, le progrès a besoin de la croissance morale de l’humanité, alors la raison du pouvoir et du faire doit pareillement, de manière urgente, être complétée, grâce à l’ouverture de la raison aux forces salvifiques de la foi, au discernement entre bien et mal. C’est seulement ainsi qu’elle devient une raison vraiment humaine. Elle ne devient humaine que si elle est en mesure d’indiquer la route à la volonté, et elle n’est capable de cela que si elle regarde au delà d’elle-même. Dans le cas contraire, la situation de l’homme, dans le déséquilibre entre capacité matérielle et manque de jugement du cœur, devient une menace pour lui et pour tout le créé. Ainsi, dans le domaine de la liberté, il faut se rappeler que la liberté humaine requiert toujours le concours de différentes libertés. Ce concours ne peut toutefois pas réussir s’il n’est pas déterminé par un intrinsèque critère de mesure commun, qui est le fondement et le but de notre liberté. Exprimons-le maintenant de manière très simple : l’homme a besoin de Dieu, autrement, il reste privé d’espérance. Étant donné les développements des temps modernes, l’affirmation de saint Paul citée au début (Ep 2, 12) se révèle très réaliste et tout simplement vraie. Il n’y a cependant pas de doute qu’un « règne de Dieu » réalisé sans Dieu – donc un règne de l’homme seul – se conclut inévitablement par « l’issue perverse » de toutes les choses, décrite par Kant : nous l’avons vu et nous le voyons toujours de nouveau. De même, il n’y a pas de doute que Dieu n’entre vraiment dans les choses humaines que s’il n’est pas uniquement pensé par nous, mais que Lui-même vient à notre rencontre et nous parle. C’est pourquoi la raison a besoin de la foi pour arriver à être totalement elle-même : raison et foi ont besoin l’une de l’autre pour réaliser leur véritable nature et leur mission.
La vraie physionomie de l’espérance chrétienne
24. Demandons-nous maintenant de nouveau : que pouvons-nous espérer ? Et que ne pouvons-nous pas espérer ? Avant tout nous devons constater qu’un progrès qui se peut additionner n’est possible que dans le domaine matériel. Ici, dans la connaissance croissante des structures de la matière et en relation avec les inventions toujours plus avancées, on note clairement une continuité du progrès vers une maîtrise toujours plus grande de la nature. À l’inverse, dans le domaine de la conscience éthique et de la décision morale, il n’y a pas de possibilité équivalente d’additionner, pour la simple raison que la liberté de l’homme est toujours nouvelle et qu’elle doit toujours prendre à nouveau ses décisions. Jamais elles ne sont simplement déjà prises pour nous par d’autres – dans un tel cas, en effet, nous ne serions plus libres. La liberté présuppose que, dans les décisions fondamentales, tout homme, chaque génération, est un nouveau commencement. Les nouvelles générations peuvent assurément construire sur la connaissance et sur les expériences de celles qui les ont précédées, comme elles peuvent puiser au trésor moral de l’humanité entière. Mais elles peuvent aussi le refuser, parce que ce trésor ne peut pas avoir la même évidence que les inventions matérielles. Le trésor moral de l’humanité n’est pas présent comme sont présents les instruments que l’on utilise ; il existe comme invitation à la liberté et comme possibilité pour cette liberté. Mais cela signifie que :
a) La condition droite des choses humaines, le bien-être moral du monde, ne peuvent jamais être garantis simplement par des structures, quelle que soit leur valeur. De telles structures sont non seulement importantes, mais nécessaires ; néanmoins, elles ne peuvent pas et ne doivent pas mettre hors jeu la liberté de l’homme. Même les structures les meilleures fonctionnent seulement si, dans une communauté, sont vivantes les convictions capables de motiver les hommes en vue d’une libre adhésion à l’ordonnancement communautaire. La liberté nécessite une conviction ; une conviction n’existe pas en soi, mais elle doit toujours être de nouveau reconquise de manière communautaire.
b) Puisque l’homme demeure toujours libre et que sa liberté est également toujours fragile, le règne du bien définitivement consolidé n’existera jamais en ce monde. Celui qui promet le monde meilleur qui durerait irrévocablement pour toujours fait une fausse promesse ; il ignore la liberté humaine. La liberté doit toujours de nouveau être conquise pour le bien. La libre adhésion au bien n’existe jamais simplement en soi. S’il y avait des structures qui fixeraient de manière irrévocable une condition déterminée – bonne – du monde, la liberté de l’homme serait niée, et, pour cette raison, ce ne serait en définitive nullement des structures bonnes.
25. La conséquence de ce qui a été dit est que la recherche pénible et toujours nouvelle d’ordonnancements droits pour les choses humaines est le devoir de chaque génération ; ce n’est jamais un devoir simplement accompli. Toutefois, chaque génération doit aussi apporter sa propre contribution pour établir des ordonnancements convaincants de liberté et de bien, qui aident la génération suivante en tant qu’orientation pour l’usage droit de la liberté humaine et qui donnent ainsi, toujours dans les limites humaines, une garantie certaine pour l’avenir. Autrement dit : les bonnes structures aident, mais, à elles seules elles ne suffisent pas. L’homme ne peut jamais être racheté simplement de l’extérieur. Francis Bacon et les adeptes du courant de pensée de l’ère moderne qu’il a inspiré, en considérant que l’homme serait racheté par la science, se trompaient. Par une telle attente, on demande trop à la science ; cette sorte d’espérance est fallacieuse. La science peut contribuer beaucoup à l’humanisation du monde et de l’humanité. Cependant, elle peut aussi détruire l’homme et le monde si elle n’est pas orientée par des forces qui se trouvent hors d’elle. D’autre part, nous devons aussi constater que le christianisme moderne, face aux succès de la science dans la structuration progressive du monde, ne s’était en grande partie concentré que sur l’individu et sur son salut. Par là, il a restreint l’horizon de son espérance et n’a même pas reconnu suffisamment la grandeur de sa tâche, même si ce qu’il a continué à faire pour la formation de l’homme et pour le soin des plus faibles et des personnes qui souffrent reste important.
26. Ce n’est pas la science qui rachète l’homme. L’homme est racheté par l’amour. Cela vaut déjà dans le domaine purement humain. Lorsque quelqu’un, dans sa vie, fait l’expérience d’un grand amour, il s’agit d’un moment de « rédemption » qui donne un sens nouveau à sa vie. Mais, très rapidement, il se rendra compte que l’amour qui lui a été donné ne résout pas, par lui seul, le problème de sa vie. Il s’agit d’un amour qui demeure fragile. Il peut être détruit par la mort. L’être humain a besoin de l’amour inconditionnel. Il a besoin de la certitude qui lui fait dire : « Ni la mort ni la vie, ni les esprits ni les puissances, ni le présent ni l’avenir, ni les astres, ni les cieux, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est en Jésus Christ » (Rm 8, 38–39). Si cet amour absolu existe, avec une certitude absolue, alors – et seulement alors – l’homme est « racheté », quel que soit ce qui lui arrive dans un cas particulier. C’est ce que l’on entend lorsqu’on dit : Jésus Christ nous a « rachetés ». Par lui nous sommes devenus certains de Dieu – d’un Dieu qui ne constitue pas une lointaine « cause première » du monde – parce que son Fils unique s’est fait homme et de lui chacun peut dire : « Ma vie aujourd’hui dans la condition humaine, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Ga 2, 20).
27. En ce sens, il est vrai que celui qui ne connaît pas Dieu, tout en pouvant avoir de multiples espérances, est dans le fond sans espérance, sans la grande espérance qui soutient toute l’existence (cf. Ep 2, 12). La vraie, la grande espérance de l’homme, qui résiste malgré toutes les désillusions, ce ne peut être que Dieu – le Dieu qui nous a aimés et qui nous aime toujours « jusqu’au bout », « jusqu’à ce que tout soit accompli » (cf. Jn 13, 1 et 19, 30). Celui qui est touché par l’amour commence à comprendre ce qui serait précisément « vie ». Il commence à comprendre ce que veut dire la parole d’espérance que nous avons rencontrée dans le rite du Baptême : de la foi j’attends la « vie éternelle » – la vie véritable qui, totalement et sans menaces, est, dans toute sa plénitude, simplement la vie. Jésus, qui a dit de lui-même être venu pour que nous ayons la vie et que nous l’ayons en plénitude, en abondance (cf. Jn 10, 10), nous a aussi expliqué ce que signifie « la vie » : « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi le seul Dieu, le vrai Dieu, et de connaître celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). La vie dans le sens véritable, on ne l’a pas en soi, de soi tout seul et pas même seulement par soi : elle est une relation. Et la vie dans sa totalité est relation avec Celui qui est la source de la vie. Si nous sommes en relation avec Celui qui ne meurt pas, qui est Lui-même la Vie et l’Amour, alors nous sommes dans la vie. Alors nous « vivons ».
28. Mais maintenant se pose la question : de cette façon ne sommes-nous pas retombés de nouveau dans l’individualisme du salut, dans l’espérance pour moi seulement pour moi, qui n’est justement pas une véritable espérance, parce qu’elle oublie et néglige les autres ? Non. La relation avec Dieu s’établit par la communion avec Jésus – seuls et avec nos seules possibilités nous n’y arrivons pas. La relation avec Jésus, toutefois, est une relation avec Celui qui s’est donné lui-même en rançon pour nous tous (cf. 1 Tm 2, 6). Le fait d’être en communion avec Jésus Christ nous implique dans son être « pour tous », il en fait notre façon d’être. Il nous engage pour les autres, mais c’est seulement dans la communion avec Lui qu’il nous devient possible d’être vraiment pour les autres, pour l’ensemble. Je voudrais, dans ce contexte, citer le grand docteur grec de l’Église, saint Maxime le Confesseur (mort en 662), qui tout d’abord exhorte à ne rien placer avant la connaissance et l’amour de Dieu, mais qui ensuite arrive aussitôt à des applications très pratiques : « Qui aime Dieu aime aussi son prochain sans réserve. Bien incapable de garder ses richesses, il les dispense comme Dieu, fournissant à chacun ce dont il a besoin ».[19] De l’amour envers Dieu découle la participation à la justice et à la bonté de Dieu envers autrui ; aimer Dieu demande la liberté intérieure face à toute possession et à toutes les choses matérielles : l’amour de Dieu se révèle dans la responsabilité envers autrui.[20] Nous pouvons observer de façon frappante la même relation entre amour de Dieu et responsabilité envers les hommes dans la vie de saint Augustin. Après sa conversion à la foi chrétienne, avec quelques amis aux idées semblables, il voulait mener une vie qui fût totalement consacrée à la parole de Dieu et aux choses éternelles. Il voulait réaliser par des valeurs chrétiennes l’idéal de la vie contemplative exprimé dans la grande philosophie grecque, choisissant de cette façon « la meilleure part » (cf. Lc 10, 42). Mais les choses en allèrent autrement. Alors qu’il participait à la messe dominicale dans la ville portuaire d’Hippone, il fut appelé hors de la foule par l’Évêque et contraint de se laisser ordonner pour l’exercice du ministère sacerdotal dans cette ville. Jetant un regard rétrospectif sur ce moment, il écrit dans ses Confessions : « Atterré par mes péchés et la masse pesante de ma misère, j’avais, en mon cœur, agité et ourdi le projet de fuir dans la solitude : mais tu m’en as empêché, et tu m’as fortifié par ces paroles : « Le Christ est mort pour tous afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux » (2 Co 5, 15) ».[21] Le Christ est mort pour tous. Vivre pour Lui signifie se laisser associer à son « être pour ».
29. Pour Augustin, cela signifiait une vie totalement nouvelle. Une fois, il décrivit ainsi son quotidien : « Corriger les indisciplinés, conforter les pusillanimes, soutenir les faibles, réfuter les opposants, se garder des mauvais, instruire les ignorants, stimuler les négligents, freiner les querelleurs, modérer les ambitieux, encourager les découragés, pacifier les adversaires, aider les personnes dans le besoin, libérer les opprimés, montrer son approbation aux bons, tolérer les mauvais et [hélas] aimer tout le monde ».[22] « C’est l’Évangile qui m’effraie » [23] – cette crainte salutaire qui nous empêche de vivre pour nous-mêmes et qui nous pousse à transmettre notre commune espérance. De fait, c’était bien l’intention d’Augustin : dans la situation difficile de l’empire romain, qui menaçait aussi l’Afrique romaine et qui, à la fin de la vie d’Augustin, la détruisit tout à fait, transmettre une espérance – l’espérance qui lui venait de la foi et qui, en totale contradiction avec son tempérament introverti, le rendit capable de participer de façon résolue et avec toutes ses forces à l’édification de la cité. Dans le même chapitre des Confessions, où nous venons de voir le motif décisif de son engagement « pour tous », il écrit : Le Christ « intercède pour nous, sans lui c’est le désespoir. Elles sont nombreuses, ces langueurs, et si fortes ! Nombreuses et fortes, mais ton remède est plus grand. En croyant que ton Verbe était beaucoup trop loin de s’unir à l’homme, nous aurions bien pu désespérer de nous, s’il ne s’était fait chair, habitant parmi nous ».[24] En raison de son espérance, Augustin s’est dépensé pour les gens simples et pour sa ville – il a renoncé à sa noblesse spirituelle et il a prêché et agi de façon simple pour les gens simples.
30. Résumons ce que nous avons découvert jusqu’à présent au cours de nos réflexions. Tout au long des jours, l’homme a de nombreuses espérances – les plus petites ou les plus grandes –, variées selon les diverses périodes de sa vie. Parfois il peut sembler qu’une de ces espérances le satisfasse totalement et qu’il n’ait pas besoin d’autres espérances. Dans sa jeunesse, ce peut être l’espérance d’un grand amour qui le comble ; l’espérance d’une certaine position dans sa profession, de tel ou tel succès déterminant pour le reste de la vie. Cependant, quand ces espérances se réalisent, il apparaît clairement qu’en réalité ce n’était pas la totalité. Il paraît évident que l’homme a besoin d’une espérance qui va au-delà. Il paraît évident que seul peut lui suffire quelque chose d’infini, quelque chose qui sera toujours plus que tout ce qu’il peut atteindre. En ce sens, les temps modernes ont fait grandir l’espérance de l’instauration d’un monde parfait qui, grâce aux connaissances de la science et à une politique scientifiquement fondée, semblait être devenue réalisable. Ainsi l’espérance biblique du règne de Dieu a été remplacée par l’espérance du règne de l’homme, par l’espérance d’un monde meilleur qui serait le véritable « règne de Dieu ». Cela semblait finalement l’espérance, grande et réaliste, dont l’homme avait besoin. Elle était en mesure de mobiliser – pour un certain temps – toutes les énergies de l’homme ; ce grand objectif semblait mériter tous les engagements. Mais au cours du temps il parut clair que cette espérance s’éloignait toujours plus. On se rendit compte avant tout que c’était peut-être une espérance pour les hommes d’après-demain, mais non une espérance pour moi. Et bien que le « pour tous » fasse partie de la grande espérance – je ne puis en effet devenir heureux contre les autres et sans eux – il reste vrai qu’une espérance qui ne me concerne pas personnellement n’est pas non plus une véritable espérance. Et il est devenu évident qu’il s’agissait d’une espérance contre la liberté, parce que la situation des choses humaines dépend pour chaque génération, de manière renouvelée, de la libre décision des hommes qui la composent. Si, en raison des conditions et des structures, cette liberté leur était enlevée, le monde, en définitive, ne serait pas bon, parce qu’un monde sans liberté n’est en rien un monde bon. Ainsi, bien qu’un engagement continu pour l’amélioration du monde soit nécessaire, le monde meilleur de demain ne peut être le contenu spécifique et suffisant de notre espérance. Et toujours à ce propos se pose la question : Quand le monde est-il « meilleur » ? Qu’est ce qui le rend bon ? Selon quel critère peut-on évaluer le fait qu’il soit bon ? Et par quels chemins peut-on parvenir à cette « bonté » ?
31. Encore une chose : nous avons besoin des espérances – des plus petites ou des plus grandes – qui, au jour le jour, nous maintiennent en chemin. Mais sans la grande espérance, qui doit dépasser tout le reste, elles ne suffisent pas. Cette grande espérance ne peut être que Dieu seul, qui embrasse l’univers et qui peut nous proposer et nous donner ce que, seuls, nous ne pouvons atteindre. Précisément, le fait d’être gratifié d’un don fait partie de l’espérance. Dieu est le fondement de l’espérance – non pas n’importe quel dieu, mais le Dieu qui possède un visage humain et qui nous a aimés jusqu’au bout – chacun individuellement et l’humanité tout entière. Son Règne n’est pas un au-delà imaginaire, placé dans un avenir qui ne se réalise jamais ; son règne est présent là où il est aimé et où son amour nous atteint. Seul son amour nous donne la possibilité de persévérer avec sobriété jour après jour, sans perdre l’élan de l’espérance, dans un monde qui, par nature, est imparfait. Et, en même temps, son amour est pour nous la garantie qu’existe ce que nous pressentons vaguement et que, cependant, nous attendons au plus profond de nous-mêmes : la vie qui est « vraiment » vie. Cherchons maintenant à concrétiser cette idée dans une dernière partie, en portant notre attention sur quelques « lieux » d’apprentissage pratique et d’exercice de l’espérance.
« Lieux » d’apprentissage et d’exercice de l’espérance
I. La prière comme école de l’espérance
32. Un premier lieu essentiel d’apprentissage de l’espérance est la prière. Si personne ne m’écoute plus, Dieu m’écoute encore. Si je ne peux plus parler avec personne, si je ne peux plus invoquer personne – je peux toujours parler à Dieu. S’il n’y a plus personne qui peut m’aider – là où il s’agit d’une nécessité ou d’une attente qui dépasse la capacité humaine d’espérer, Lui peut m’aider.[25] Si je suis relégué dans une extrême solitude…; celui qui prie n’est jamais totalement seul. De ses treize années de prison, dont neuf en isolement, l’inoubliable Cardinal Nguyên Van Thuan nous a laissé un précieux petit livre : Prières d’espérance. Durant treize années de prison, dans une situation de désespoir apparemment total, l’écoute de Dieu, le fait de pouvoir lui parler, devint pour lui une force croissante d’espérance qui, après sa libération, lui a permis de devenir pour les hommes, dans le monde entier, un témoin de l’espérance – de la grande espérance qui ne passe pas, même dans les nuits de la solitude.
33. De façon très belle, Augustin a illustré la relation profonde entre prière et espérance dans une homélie sur la Première lettre de Jean. Il définit la prière comme un exercice du désir. L’homme a été créé pour une grande réalité – pour Dieu lui-même, pour être rempli de Lui. Mais son cœur est trop étroit pour la grande réalité qui lui est assignée. Il doit être élargi. « C’est ainsi que Dieu, en faisant attendre, élargit le désir ; en faisant désirer, il élargit l’âme ; en l’élargissant, il augmente sa capacité de recevoir ». Augustin renvoie à saint Paul qui dit lui-même qu’il vit tendu vers les choses qui doivent venir (cf. Ph 3, 13). Puis il utilise une très belle image pour décrire ce processus d’élargissement et de préparation du cœur humain. « Suppose que Dieu veut te remplir de miel [symbole de la tendresse de Dieu et de sa bonté]: si tu es rempli de vinaigre, où mettras-tu ce miel ? » Le vase, c’est-à-dire le cœur, doit d’abord être élargi et ensuite nettoyé : libéré du vinaigre et de sa saveur. Cela requiert de l’effort, coûte de la souffrance, mais c’est seulement ainsi que se réalise l’adaptation à ce à quoi nous sommes destinés.[26] Même si Augustin ne parle directement que de la réceptivité pour Dieu, il semble toutefois clair que dans cet effort, par lequel il se libère du vinaigre et de la saveur du vinaigre, l’homme ne devient pas libre seulement pour Dieu, mais il s’ouvre aussi aux autres. En effet, c’est uniquement en devenant fils de Dieu, que nous pouvons être avec notre Père commun. Prier ne signifie pas sortir de l’histoire et se retirer dans l’espace privé de son propre bonheur. La façon juste de prier est un processus de purification intérieure qui nous rend capables de Dieu et de la sorte capables aussi des hommes. Dans la prière, l’homme doit apprendre ce qu’il peut vraiment demander à Dieu – ce qui est aussi digne de Dieu. Il doit apprendre qu’on ne peut pas prier contre autrui. Il doit apprendre qu’on ne peut pas demander des choses superficielles et commodes que l’on désire dans l’instant – la fausse petite espérance qui le conduit loin de Dieu. Il doit purifier ses désirs et ses espérances. Il doit se libérer des mensonges secrets par lesquels il se trompe lui-même : Dieu les scrute, et la confrontation avec Dieu oblige l’homme à les reconnaître lui aussi. « Qui peut discerner ses erreurs ? Purifie-moi de celles qui m’échappent », prie le Psalmiste (18 [19], 13). La non-reconnaissance de la faute, l’illusion d’innocence ne me justifient pas et ne me sauvent pas, parce que l’engourdissement de la conscience, l’incapacité de reconnaître le mal comme tel en moi, telle est ma faute. S’il n’y a pas de Dieu, je dois peut-être me réfugier dans de tels mensonges, parce qu’il n’y a personne qui puisse me pardonner, personne qui soit la mesure véritable. Au contraire, la rencontre avec Dieu réveille ma conscience parce qu’elle ne me fournit plus d’auto-justification, qu’elle n’est plus une influence de moi-même et de mes contemporains qui me conditionnent, mais qu’elle devient capacité d’écoute du Bien lui-même.
34. Afin que la prière développe cette force purificatrice, elle doit, d’une part, être très personnelle, une confrontation de mon moi avec Dieu, avec le Dieu vivant. D’autre part, cependant, elle doit toujours être à nouveau guidée et éclairée par les grandes prières de l’Église et des saints, par la prière liturgique, dans laquelle le Seigneur nous enseigne continuellement à prier de façon juste. Dans son livre d’Exercices spirituels, le Cardinal Nguyên Van Thuan a raconté comment dans sa vie il y avait eu de longues périodes d’incapacité de prier et comment il s’était accroché aux paroles de la prière de l’Église : au Notre Père, à l’Ave Maria et aux prières de la liturgie.[27] Dans la prière, il doit toujours y avoir une association entre prière publique et prière personnelle. Ainsi nous pouvons parler à Dieu, ainsi Dieu nous parle. De cette façon se réalisent en nous les purifications grâce auxquelles nous devenons capables de Dieu et aptes au service des hommes. Ainsi, nous devenons capables de la grande espérance et nous devenons ministres de l’espérance pour les autres : l’espérance dans le sens chrétien est toujours aussi espérance pour les autres. Et elle est une espérance active, par laquelle nous luttons pour que les choses n’aillent pas vers « une issue perverse ». Elle est aussi une espérance active dans le sens que nous maintenons le monde ouvert à Dieu. C’est seulement dans cette perspective qu’elle demeure également une espérance véritablement humaine.
II. Agir et souffrir comme lieux d’apprentissage de l’espérance
35. Tout agir sérieux et droit de l’homme est espérance en acte. Il l’est avant tout dans le sens où nous cherchons, de ce fait, à poursuivre nos espérances, les plus petites ou les plus grandes : régler telle ou telle tâche qui pour la suite du chemin de notre vie est importante ; par notre engagement, apporter notre contribution afin que le monde devienne un peu plus lumineux et un peu plus humain, et qu’ainsi les portes s’ouvrent sur l’avenir. Mais l’engagement quotidien pour la continuation de notre vie et pour l’avenir de l’ensemble nous épuise ou se change en fanatisme si nous ne sommes pas éclairés par la lumière d’une espérance plus grande, qui ne peut être détruite ni par des échecs dans les petites choses ni par l’effondrement dans des affaires de portée historique. Si nous ne pouvons espérer plus que ce qui est effectivement accessible d’une fois sur l’autre ni plus que ce qu’on peut espérer des autorités politiques et économiques, notre vie se réduit bien vite à être privée d’espérance. Il est important de savoir ceci : je peux toujours encore espérer, même si apparemment pour ma vie ou pour le moment historique que je suis en train de vivre, je n’ai plus rien à espérer. Seule la grande espérance-certitude que, malgré tous les échecs, ma vie personnelle et l’histoire dans son ensemble sont gardées dans le pouvoir indestructible de l’Amour et qui, grâce à lui, ont pour lui un sens et une importance, seule une telle espérance peut dans ce cas donner encore le courage d’agir et de poursuivre. Assurément, nous ne pouvons pas « construire » le règne de Dieu de nos propres forces – ce que nous construisons demeure toujours le règne de l’homme avec toutes les limites qui sont propres à la nature humaine. Le règne de Dieu est un don, et c’est pourquoi justement il est grand et beau, et il constitue la réponse à l’espérance. Et nous ne pouvons pas – pour utiliser la terminologie classique – « mériter » le ciel grâce à « nos propres œuvres ». Il est toujours plus que ce que nous méritons ; il en va de même pour le fait d’être aimé qui n’est jamais une chose « méritée », mais toujours un don. Cependant, avec toute notre conscience de la « plus-value » du « ciel », il n’en reste pas moins toujours vrai que notre agir n’est pas indifférent devant Dieu et qu’il n’est donc pas non plus indifférent pour le déroulement de l’histoire. Nous pouvons nous ouvrir nous-mêmes, ainsi que le monde, à l’entrée de Dieu : de la vérité, de l’amour, du bien. C’est ce qu’ont fait les saints, qui, comme « collaborateurs de Dieu », ont contribué au salut du monde (cf. 1 Co 3, 9 ; 1 Th 3, 2). Nous pouvons libérer notre vie et le monde des empoisonnements et des pollutions qui pourraient détruire le présent et l’avenir. Nous pouvons découvrir et tenir propres les sources de la création et ainsi, avec la création qui nous précède comme don, faire ce qui est juste selon ses exigences intrinsèques et sa finalité. Cela garde aussi un sens si, à ce qu’il semble, nous ne réussissons pas ou nous paraissons désarmés face à la puissance de forces hostiles. Ainsi, d’un côté, une espérance pour nous et pour les autres jaillit de notre agir ; de l’autre, cependant, c’est la grande espérance appuyée sur les promesses de Dieu qui, dans les bons moments comme dans les mauvais, nous donne courage et oriente notre agir.
36. Comme l’agir, la souffrance fait aussi partie de l’existence humaine. Elle découle, d’une part, de notre finitude et, de l’autre, de la somme de fautes qui, au cours de l’histoire, s’est accumulée et qui encore aujourd’hui grandit sans cesse. Il faut certainement faire tout ce qui est possible pour atténuer la souffrance : empêcher, dans la mesure où cela est possible, la souffrance des innocents ; calmer les douleurs ; aider à surmonter les souffrances psychiques. Autant de devoirs aussi bien de la justice que de l’amour qui rentrent dans les exigences fondamentales de l’existence chrétienne et de toute vie vraiment humaine. Dans la lutte contre la douleur physique, on a réussi à faire de grands progrès ; la souffrance des innocents et aussi les souffrances psychiques ont plutôt augmenté au cours des dernières décennies. Oui, nous devons tout faire pour surmonter la souffrance, mais l’éliminer complètement du monde n’est pas dans nos possibilités – simplement parce que nous ne pouvons pas nous extraire de notre finitude et parce qu’aucun de nous n’est en mesure d’éliminer le pouvoir du mal, de la faute, qui – nous le voyons – est continuellement source de souffrance. Dieu seul pourrait le réaliser : seul un Dieu qui entre personnellement dans l’histoire en se faisant homme et qui y souffre. Nous savons que ce Dieu existe et donc que ce pouvoir qui « enlève le péché du monde » (Jn 1, 29) est présent dans le monde. Par la foi dans l’existence de ce pouvoir, l’espérance de la guérison du monde est apparue dans l’histoire. Mais il s’agit précisément d’espérance et non encore d’accomplissement ; espérance qui nous donne le courage de nous mettre du côté du bien même là où cela semble sans espérance, tout en restant conscients que, faisant partie du déroulement de l’histoire tel qu’il apparaît extérieurement, le pouvoir de la faute demeure aussi dans l’avenir une présence terrible.
37. Revenons à notre thème. Nous pouvons chercher à limiter la souffrance, à lutter contre elle, mais nous ne pouvons pas l’éliminer. Justement là où les hommes, dans une tentative d’éviter toute souffrance, cherchent à se soustraire à tout ce qui pourrait signifier souffrance, là où ils veulent s’épargner la peine et la douleur de la vérité, de l’amour, du bien, ils s’enfoncent dans une existence vide, dans laquelle peut-être n’existe pratiquement plus de souffrance, mais où il y a d’autant plus l’obscure sensation du manque de sens et de la solitude. Ce n’est pas le fait d’esquiver la souffrance, de fuir devant la douleur, qui guérit l’homme, mais la capacité d’accepter les tribulations et de mûrir par elles, d’y trouver un sens par l’union au Christ, qui a souffert avec un amour infini. Dans ce contexte, je voudrais citer quelques phrases d’une lettre du martyr vietnamien Paul Le-Bao-Tinh (mort en 1857), dans lesquelles devient évidente cette transformation de la souffrance par la force de l’espérance qui provient de la foi. « Moi, Paul, lié de chaînes pour le Christ, je veux vous raconter les tribulations dans lesquelles je suis chaque jour enseveli, afin qu’embrasés de l’amour divin, vous bénissiez avec moi le Seigneur, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde (cf. Ps 135 [136], 3). Cette prison est vraiment une vive figure de l’enfer éternel. Aux liens, aux cangues et aux entraves viennent s’ajouter des colères, des vengeances, des malédictions, des conversations impures, des rixes, des actes mauvais, des serments injustes, des médisances, auxquels se joignent aussi l’ennui et la tristesse. Mais celui qui a déjà délivré les trois enfants des flammes ardentes est aussi demeuré avec moi ; il m’a délivré de ces maux et il me les convertit en douceur, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde. Par la grâce de Dieu, au milieu de ces supplices qui ont coutume d’attrister les autres, je suis rempli de gaieté et de joie, parce que je ne suis pas seul, mais le Christ est avec moi […]. Comment puis-je vivre, voyant chaque jour les tyrans et leurs satellites infidèles blasphémer ton saint nom, toi, Seigneur, qui es assis au milieu des Chérubins (cf. Ps 79 [80], 2) et des Séraphins ? Vois ta croix foulée aux pieds des mécréants. Où est ta gloire ? À cette vue, enflammé de ton amour, j’aime mieux mourir et que mes membres soient coupés en morceaux en témoignage de mon amour pour toi, Seigneur. Montre ta puissance, délivre-moi et aide-moi, afin que, dans ma faiblesse, ta force se fasse sentir et soit glorifiée devant le monde […]. En entendant ces choses, vous rendrez, remplis de joie, d’immortelles actions de grâces à Dieu, auteur de tous les dons, et vous le bénirez avec moi, parce que dans tous les siècles est sa miséricorde […]. Je vous écris ces choses pour que nous unissions votre foi et la mienne : au milieu de ces tempêtes, je jette une ancre qui va jusqu’au trône de Dieu ; c’est l’espérance qui vit toujours en mon cœur ».[28] C’est une lettre de l’enfer. S’y manifeste toute l’horreur d’un camp de concentration, dans lequel, aux tourments de la part des tyrans, s’ajoute le déchaînement du mal dans les victimes elles-mêmes qui, de cette façon, deviennent ensuite des instruments de la cruauté des bourreaux. C’est une lettre de l’enfer, mais en elle se réalise la parole du psaume : « Je gravis les cieux : tu es là ; je descends chez les morts : te voici… J’avais dit : « Les ténèbres m’écrasent… », « …même les ténèbres pour toi ne sont pas ténèbres, et la nuit comme le jour est lumière » » (138, 8–12, voir aussi Ps 22, 4). Le Christ est descendu en « enfer » et ainsi il est proche de celui qui y est jeté, transformant pour lui les ténèbres en lumière. La souffrance, les tourments restent terribles et quasi insupportables. Cependant l’étoile de l’espérance s’est levée – l’ancre du cœur arrive au trône de Dieu. Le mal n’est pas déchaîné dans l’homme, mais la lumière vainc : la souffrance – sans cesser d’être souffrance – devient malgré tout chant de louange.
38. La mesure de l’humanité se détermine essentiellement dans son rapport à la souffrance et à celui qui souffre. Cela vaut pour chacun comme pour la société. Une société qui ne réussit pas à accepter les souffrants et qui n’est pas capable de contribuer, par la compassion, à faire en sorte que la souffrance soit partagée et portée aussi intérieurement est une société cruelle et inhumaine. Cependant, la société ne peut accepter les souffrants et les soutenir dans leur souffrance, si chacun n’est pas lui-même capable de cela et, d’autre part, chacun ne peut accepter la souffrance de l’autre si lui-même personnellement ne réussit pas à trouver un sens à la souffrance, un chemin de purification et de maturation, un chemin d’espérance. Accepter l’autre qui souffre signifie, en effet, assumer en quelque manière sa souffrance, de façon qu’elle devienne aussi la mienne. Mais parce que maintenant elle est devenue souffrance partagée, dans laquelle il y a la présence d’un autre, cette souffrance est pénétrée par la lumière de l’amour. La parole latine con-solatio, consolation, l’exprime de manière très belle, suggérant un être-avec dans la solitude, qui alors n’est plus solitude. Ou encore la capacité d’accepter la souffrance par amour du bien, de la vérité et de la justice est constitutive de la mesure de l’humanité, parce que si, en définitive, mon bien-être, mon intégrité sont plus importants que la vérité et la justice, alors la domination du plus fort l’emporte ; alors règnent la violence et le mensonge. La vérité et la justice doivent être au-dessus de mon confort et de mon intégrité physique, autrement ma vie elle-même devient mensonge. Et enfin, le « oui » à l’amour est aussi source de souffrance, parce que l’amour exige toujours de sortir de mon moi, où je me laisse émonder et blesser. L’amour ne peut nullement exister sans ce renoncement qui m’est aussi douloureux à moi-même, autrement il devient pur égoïsme et, de ce fait, il s’annule lui-même comme tel.
39. Souffrir avec l’autre, pour les autres ; souffrir par amour de la vérité et de la justice ; souffrir à cause de l’amour et pour devenir une personne qui aime vraiment – ce sont des éléments fondamentaux d’humanité ; leur abandon détruirait l’homme lui-même. Mais encore une fois surgit la question : en sommes-nous capables ? L’autre est-il suffisamment important pour que je devienne pour lui une personne qui souffre ? La vérité est-elle pour moi si importante pour payer la souffrance ? La promesse de l’amour est-elle si grande pour justifier le don de moi-même ? À la foi chrétienne, dans l’histoire de l’humanité, revient justement ce mérite d’avoir suscité dans l’homme d’une manière nouvelle et à une profondeur nouvelle la capacité de souffrir de la sorte, qui est décisive pour son humanité. La foi chrétienne nous a montré que vérité, justice, amour ne sont pas simplement des idéaux, mais des réalités de très grande densité. Elle nous a montré en effet que Dieu – la Vérité et l’Amour en personne – a voulu souffrir pour nous et avec nous. Bernard de Clairvaux a forgé l’expression merveilleuse : Impassibilis est Deus, sed non incompassibilis,[29] Dieu ne peut pas souffrir, mais il peut compatir. L’homme a pour Dieu une valeur si grande que Lui-même s’est fait homme pour pouvoir compatir avec l’homme de manière très réelle, dans la chair et le sang, comme cela nous est montré dans le récit de la Passion de Jésus. De là, dans toute souffrance humaine est entré quelqu’un qui partage la souffrance et la patience ; de là se répand dans toute souffrance la con-solatio ; la consolation de l’amour qui vient de Dieu et ainsi surgit l’étoile de l’espérance. Certainement, dans nos multiples souffrances et épreuves nous avons toujours besoin aussi de nos petites ou de nos grandes espérances – d’une visite bienveillante, de la guérison des blessures internes et externes, de la solution positive d’une crise, et ainsi de suite. Dans les petites épreuves, ces formes d’espérance peuvent aussi être suffisantes. Mais dans les épreuves vraiment lourdes, où je dois faire mienne la décision définitive de placer la vérité avant le bien-être, la carrière, la possession, la certitude de la véritable, de la grande espérance, dont nous avons parlé, devient nécessaire. Pour cela nous avons aussi besoin de témoins, de martyrs, qui se sont totalement donnés, pour qu’ils puissent nous le montrer – jour après jour. Nous en avons besoin pour préférer, même dans les petits choix de la vie quotidienne, le bien à la commodité – sachant que c’est justement ainsi que nous vivons vraiment notre vie. Disons-le encore une fois : la capacité de souffrir par amour de la vérité est la mesure de l’humanité ; cependant, cette capacité de souffrir dépend du genre et de la mesure de l’espérance que nous portons en nous et sur laquelle nous construisons. Les saints ont pu parcourir le grand chemin de l’être-homme à la façon dont le Christ l’a parcouru avant nous, parce qu’ils étaient remplis de la grande espérance.
40. Je voudrais encore ajouter une petite annotation qui n’est pas du tout insignifiante pour les événements de chaque jour. La pensée de pouvoir « offrir » les petites peines du quotidien, qui nous touchent toujours de nouveau comme des piqûres plus ou moins désagréables, leur attribuant ainsi un sens, était une forme de dévotion, peut-être moins pratiquée aujourd’hui, mais encore très répandue il n’y a pas si longtemps. Dans cette dévotion, il y avait certainement des choses exagérées et peut-être aussi malsaines, mais il faut se demander si quelque chose d’essentiel qui pourrait être une aide n’y était pas contenu de quelque manière. Que veut dire « offrir » ? Ces personnes étaient convaincues de pouvoir insérer dans la grande compassion du Christ leurs petites peines, qui entraient ainsi d’une certaine façon dans le trésor de compassion dont le genre humain a besoin. De cette manière aussi les petits ennuis du quotidien pourraient acquérir un sens et contribuer à l’économie du bien, de l’amour entre les hommes. Peut-être devrions-nous nous demander vraiment si une telle chose ne pourrait pas redevenir une perspective judicieuse pour nous aussi.
III. Le Jugement comme lieu d’apprentissage et d’exercice de l’espérance
41. Dans le grand Credo de l’Église, la partie centrale, qui traite du mystère du Christ à partir de sa naissance éternelle du Père et de sa naissance temporelle de la Vierge Marie pour arriver par la croix et la résurrection jusqu’à son retour, se conclut par les paroles : « Il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts ». Déjà dès les tout premiers temps, la perspective du Jugement a influencé les chrétiens jusque dans leur vie quotidienne en tant que critère permettant d’ordonner la vie présente, comme appel à leur conscience et, en même temps, comme espérance dans la justice de Dieu. La foi au Christ n’a jamais seulement regardé en arrière ni jamais seulement vers le haut, mais toujours aussi en avant vers l’heure de la justice que le Seigneur avait annoncée plusieurs fois. Ce regard en avant a conféré au christianisme son importance pour le présent. Dans la structure des édifices sacrés chrétiens, qui voulaient rendre visible l’ampleur historique et cosmique de la foi au Christ, il devint habituel de représenter sur le côté oriental le Seigneur qui revient comme roi – l’image de l’espérance –, sur le côté occidental, par contre, le jugement final comme image de la responsabilité pour notre existence, une représentation qui regardait et accompagnait les fidèles sur le chemin de leur vie quotidienne. Cependant, dans le développement de l’iconographie, on a ensuite donné toujours plus d’importance à l’aspect menaçant et lugubre du Jugement, qui évidemment fascinait les artistes plus que la splendeur de l’espérance, souvent excessivement cachée sous la menace.
42. À l’époque moderne, la préoccupation du Jugement final s’estompe : la foi chrétienne est individualisée et elle est orientée surtout vers le salut personnel de l’âme ; la réflexion sur l’histoire universelle, au contraire, est en grande partie dominée par la préoccupation du progrès. Toutefois, le contenu fondamental de l’attente du jugement n’a pas simplement disparu. Maintenant il prend une forme totalement différente. L’athéisme des XIXe et XXe siècles est, selon ses racines et sa finalité, un moralisme : une protestation contre les injustices du monde et de l’histoire universelle. Un monde dans lequel existe une telle quantité d’injustice, de souffrance des innocents et de cynisme du pouvoir ne peut être l’œuvre d’un Dieu bon. Le Dieu qui aurait la responsabilité d’un monde semblable ne serait pas un Dieu juste et encore moins un Dieu bon. C’est au nom de la morale qu’il faut contester ce Dieu. Puisqu’il n’y a pas de Dieu qui crée une justice, il semble que l’homme lui-même soit maintenant appelé à établir la justice. Si face à la souffrance de ce monde la protestation contre Dieu est compréhensible, la prétention que l’humanité puisse et doive faire ce qu’aucun Dieu ne fait ni est en mesure de faire est présomptueuse et fondamentalement fausse. Que d’une telle prétention s’ensuivent les plus grandes cruautés et les plus grandes violations de la justice n’est pas un hasard, mais est fondé sur la fausseté intrinsèque de cette prétention. Un monde qui doit se créer de lui-même sa justice est un monde sans espérance. Personne ni rien ne répond pour la souffrance des siècles. Personne ni rien ne garantit que le cynisme du pouvoir – sous quelque habillage idéologique conquérant qu’il se présente – ne continuera à commander dans le monde. Ainsi les grands penseurs de l’école de Francfort, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, ont critiqué de la même façon l’athéisme et le théisme. Horkheimer a radicalement exclu que puisse être trouvé un quelconque succédané immanent pour Dieu, refusant cependant en même temps l’image du Dieu bon et juste. Dans une radicalisation extrême de l’interdit vétéro-testamentaire des images, il parle de la « nostalgie du totalement autre » qui demeure inaccessible – un cri du désir adressé à l’histoire universelle. De même, Adorno s’est conformé résolument à ce refus de toute image qui, précisément, exclut aussi l”« image » du Dieu qui aime. Mais il a aussi toujours de nouveau souligné cette dialectique « négative » et il a affirmé que la justice, une vraie justice, demanderait un monde « dans lequel non seulement la souffrance présente serait anéantie, mais où serait aussi révoqué ce qui est irrémédiablement passé ».[30] Cependant, cela signifierait – exprimé en symboles positifs et donc pour lui inappropriés – que la justice ne peut être pour nous sans résurrection des morts. Néanmoins, une telle perspective comporterait « la résurrection de la chair, une chose qui est toujours restée étrangère à l’idéalisme, au règne de l’esprit absolu ».[31]
43. Du refus rigoureux de toute image, qui fait partie du premier Commandement de Dieu (cf. Ex 20, 4), le chrétien lui aussi peut et doit apprendre toujours de nouveau. La vérité de la théologie négative a été mise en évidence au IVe Concile du Latran, qui a déclaré explicitement que, aussi grande que puisse être la ressemblance constatée entre le Créateur et la créature, la dissemblance est toujours plus grande entre eux.[32] Pour le croyant, cependant, le renoncement à toute image ne peut aller jusqu’à devoir s’arrêter, comme le voudraient Horkheimer et Adorno, au « non » des deux thèses, au théisme et à l’athéisme. Dieu lui-même s’est donné une « image » : dans le Christ qui s’est fait homme. En Lui, le Crucifié, la négation des fausses images de Dieu est portée à l’extrême. Maintenant Dieu révèle son propre Visage dans la figure du souffrant qui partage la condition de l’homme abandonné de Dieu, la prenant sur lui. Ce souffrant innocent est devenu espérance-certitude : Dieu existe et Dieu sait créer la justice d’une manière que nous ne sommes pas capables de concevoir et que, cependant, dans la foi nous pouvons pressentir. Oui, la résurrection de la chair existe.[33] Une justice existe.[34] La « révocation » de la souffrance passée, la réparation qui rétablit le droit existent. C’est pourquoi la foi dans le Jugement final est avant tout et surtout espérance – l’espérance dont la nécessité a justement été rendue évidente dans les bouleversements des derniers siècles. Je suis convaincu que la question de la justice constitue l’argument essentiel, en tout cas l’argument le plus fort, en faveur de la foi dans la vie éternelle. Le besoin seulement individuel d’une satisfaction qui dans cette vie nous est refusée, de l’immortalité de l’amour que nous attendons, est certainement un motif important pour croire que l’homme est fait pour l’éternité, mais seulement en liaison avec le fait qu’il est impossible que l’injustice de l’histoire soit la parole ultime, la nécessité du retour du Christ et de la vie nouvelle devient totalement convaincante.
44. La protestation contre Dieu au nom de la justice ne sert à rien. Un monde sans Dieu est un monde sans espérance (cf. Ep 2, 12). Seul Dieu peut créer la justice. Et la foi nous donne la certitude qu’Il le fait. L’image du Jugement final est en premier lieu non pas une image terrifiante, mais une image d’espérance ; pour nous peut-être même l’image décisive de l’espérance. Mais n’est-ce pas aussi une image de crainte ? Je dirais : c’est une image qui appelle à la responsabilité. Une image, donc, de cette crainte dont saint Hilaire dit que chacune de nos craintes a sa place dans l’amour.[35] Dieu est justice et crée la justice. C’est cela notre consolation et notre espérance. Mais dans sa justice il y a aussi en même temps la grâce. Nous le savons en tournant notre regard vers le Christ crucifié et ressuscité. Justice et grâce doivent toutes les deux être vues dans leur juste relation intérieure. La grâce n’exclut pas la justice. Elle ne change pas le tort en droit. Ce n’est pas une éponge qui efface tout, de sorte que tout ce qui s’est fait sur la terre finisse par avoir toujours la même valeur. Par exemple, dans son roman « Les frères Karamazov », Dostoïevski a protesté avec raison contre une telle typologie du ciel et de la grâce. À la fin, au banquet éternel, les méchants ne siégeront pas indistinctement à table à côté des victimes, comme si rien ne s’était passé. Je voudrais sur ce point citer un texte de Platon qui exprime un pressentiment du juste jugement qui, en grande partie, demeure vrai et salutaire, pour le chrétien aussi. Même avec des images mythologiques, qui cependant rendent la vérité avec une claire évidence, il dit qu’à la fin les âmes seront nues devant le juge. Alors ce qu’elles étaient dans l’histoire ne comptera plus, mais seulement ce qu’elles sont en vérité. « Souvent, mettant la main sur le Grand Roi ou sur quelque autre prince ou dynaste, il constate qu’il n’y a pas une seule partie de saine dans son âme, qu’elle est toute lacérée et ulcérée par les parjures et les injustices […], que tout est déformé par les mensonges et la vanité, et que rien n’y est droit parce qu’elle a vécu hors de la vérité, que la licence enfin, la mollesse, l’orgueil, l’intempérance de sa conduite l’ont rempli de désordre et de laideur : à cette vue, Rhadamante l’envoie aussitôt déchue de ses droits, dans la prison, pour y subir les peines appropriées […]; quelquefois, il voit une autre âme, qu’il reconnaît comme ayant vécu saintement dans le commerce de la vérité. […] Il en admire la beauté et l’envoie aux îles des Bienheureux ».[36] Dans la parabole du riche bon vivant et du pauvre Lazare (cf. Lc 16, 19–31), Jésus nous a présenté en avertissement l’image d’une telle âme ravagée par l’arrogance et par l’opulence, qui a créé elle-même un fossé infranchissable entre elle et le pauvre ; le fossé de l’enfermement dans les plaisirs matériels ; le fossé de l’oubli de l’autre, de l’incapacité d’aimer, qui se transforme maintenant en une soif ardente et désormais irrémédiable. Nous devons relever ici que Jésus dans cette parabole ne parle pas du destin définitif après le Jugement universel, mais il reprend une conception qui se trouve, entre autre, dans le judaïsme ancien, à savoir la conception d’une condition intermédiaire entre mort et résurrection, un état dans lequel la sentence dernière manque encore.
45. Cette idée vétéro-juive de la condition intermédiaire inclut l’idée que les âmes ne se trouvent pas simplement dans une sorte de détention provisoire, mais subissent déjà une punition, comme le montre la parabole du riche bon vivant, ou au contraire jouissent déjà de formes provisoires de béatitude. Et enfin il y a aussi l’idée que, dans cet état, sont possibles des purifications et des guérisons qui rendent l’âme mûre pour la communion avec Dieu. L’Église primitive a repris ces conceptions, à partir desquelles ensuite, dans l’Église occidentale, s’est développée petit à petit la doctrine du purgatoire. Nous n’avons pas besoin de faire ici un examen des chemins historiques compliqués de ce développement ; demandons-nous seulement de quoi il s’agit réellement. Avec la mort, le choix de vie fait par l’homme devient définitif – sa vie est devant le Juge. Son choix, qui au cours de toute sa vie a pris forme, peut avoir diverses caractéristiques. Il peut y avoir des personnes qui ont détruit totalement en elles le désir de la vérité et la disponibilité à l’amour. Des personnes en qui tout est devenu mensonge ; des personnes qui ont vécu pour la haine et qui en elles-mêmes ont piétiné l’amour. C’est une perspective terrible, mais certains personnages de notre histoire laissent entrevoir de façon effroyable des profils de ce genre. Dans de semblables individus, il n’y aurait plus rien de remédiable et la destruction du bien serait irrévocable : c’est cela qu’on indique par le mot « enfer ».[37] D’autre part, il peut y avoir des personnes très pures, qui se sont laissées entièrement pénétrer par Dieu et qui, par conséquent, sont totalement ouvertes au prochain – personnes dont la communion avec Dieu oriente dès maintenant l’être tout entier et dont le fait d’aller vers Dieu conduit seulement à l’accomplissement de ce qu’elles sont désormais.[38]
46. Selon nos expériences, cependant, ni un cas ni l’autre ne sont la normalité dans l’existence humaine. Chez la plupart des hommes – comme nous pouvons le penser – demeure présente au plus profond de leur être une ultime ouverture intérieure pour la vérité, pour l’amour, pour Dieu. Mais, dans les choix concrets de vie, elle est recouverte depuis toujours de nouveaux compromis avec le mal – beaucoup de saleté recouvre la pureté, dont cependant la soif demeure et qui, malgré cela, émerge toujours de nouveau de toute la bassesse et demeure présente dans l’âme. Qu’advient-il de tels individus lorsqu’ils comparaissent devant le juge ? Toutes les choses sales qu’ils ont accumulées dans leur vie deviendront-elles d’un coup insignifiantes ? Ou qu’arrivera-t-il d’autre ? Dans la Première lettre aux Corinthiens, saint Paul nous donne une idée de l’impact différent du jugement de Dieu sur l’homme selon son état. Il le fait avec des images qui veulent en quelque sorte exprimer l’invisible, sans que nous puissions transformer ces images en concepts – simplement parce que nous ne pouvons pas jeter un regard dans le monde d’au delà de la mort et parce que nous n’en avons aucune expérience. Paul dit avant tout de l’expérience chrétienne qu’elle est construite sur un fondement commun : Jésus Christ. Ce fondement résiste. Si nous sommes demeurés fermes sur ce fondement et que nous avons construit sur lui notre vie, nous savons que ce fondement ne peut plus être enlevé, pas même dans la mort. Puis Paul continue : « On peut poursuivre la construction avec de l’or, de l’argent ou de la belle pierre, avec du bois, de l’herbe ou du chaume, mais l’ouvrage de chacun sera mis en pleine lumière au jour du jugement. Car cette révélation se fera par le feu, et c’est le feu qui permettra d’apprécier la qualité de l’ouvrage de chacun. Si l’ouvrage construit par quelqu’un résiste, celui-là recevra un salaire ; s’il est détruit par le feu, il perdra son salaire. Et lui-même sera sauvé, mais comme s’il était passé à travers un feu » (3, 12–15). Dans ce texte, en tout cas, il devient évident que le sauvetage des hommes peut avoir des formes diverses ; que certaines choses édifiées peuvent brûler totalement ; que pour se sauver il faut traverser soi-même le « feu » afin de devenir définitivement capable de Dieu et de pouvoir prendre place à la table du banquet nuptial éternel.
47. Certains théologiens récents sont de l’avis que le feu qui brûle et en même temps sauve est le Christ lui-même, le Juge et Sauveur. La rencontre avec Lui est l’acte décisif du Jugement. Devant son regard s’évanouit toute fausseté. C’est la rencontre avec Lui qui, en nous brûlant, nous transforme et nous libère pour nous faire devenir vraiment nous-mêmes. Les choses édifiées durant la vie peuvent alors se révéler paille sèche, vantardise vide et s’écrouler. Mais dans la souffrance de cette rencontre, où l’impur et le malsain de notre être nous apparaissent évidents, se trouve le salut. Le regard du Christ, le battement de son cœur nous guérissent grâce à une transformation assurément douloureuse, comme « par le feu ». Cependant, c’est une heureuse souffrance, dans laquelle le saint pouvoir de son amour nous pénètre comme une flamme, nous permettant à la fin d’être totalement nous-mêmes et par là totalement de Dieu. Ainsi se rend évidente aussi la compénétration de la justice et de la grâce : notre façon de vivre n’est pas insignifiante, mais notre saleté ne nous tache pas éternellement, si du moins nous sommes demeurés tendus vers le Christ, vers la vérité et vers l’amour. En fin de compte, cette saleté a déjà été brûlée dans la Passion du Christ. Au moment du Jugement, nous expérimentons et nous accueillons cette domination de son amour sur tout le mal dans le monde et en nous. La souffrance de l’amour devient notre salut et notre joie. Il est clair que la « durée » de cette brûlure qui transforme, nous ne pouvons la calculer avec les mesures chronométriques de ce monde. Le « moment » transformant de cette rencontre échappe au chronométrage terrestre – c’est le temps du cœur, le temps du « passage » à la communion avec Dieu dans le Corps du Christ.[39] Le Jugement de Dieu est espérance, aussi bien parce qu’il est justice que parce qu’il est grâce. S’il était seulement grâce qui rend insignifiant tout ce qui est terrestre, Dieu resterait pour nous un débiteur de la réponse à la question concernant la justice – question décisive pour nous face à l’histoire et face à Dieu lui-même. S’il était pure justice, il ne pourrait être à la fin pour nous tous qu’un motif de peur. L’incarnation de Dieu dans le Christ a tellement lié l’une à l’autre – justice et grâce – que la justice est établie avec fermeté : nous attendons tous notre salut « dans la crainte de Dieu et en tremblant » (Ph 2, 12). Malgré cela, la grâce nous permet à tous d’espérer et d’aller pleins de confiance à la rencontre du Juge que nous connaissons comme notre « avocat » (parakletos) (cf. 1 Jn 2, 1).
48. Un motif doit encore être mentionné ici, parce qu’il est important pour la pratique de l’espérance chrétienne. Dans le judaïsme ancien, il existe aussi l’idée qu’on peut venir en aide aux défunts dans leur condition intermédiaire par la prière (cf. par exemple 2 M 12, 38–45 : 1er s. av. JC). La pratique correspondante a été adoptée très spontanément par les chrétiens et elle est commune à l’Église orientale et occidentale. L’Orient ignore la souffrance purificatrice et expiatrice des âmes dans « l’au-delà », mais il connaît divers degrés de béatitude ou aussi de souffrance dans la condition intermédiaire. Cependant, grâce à l’Eucharistie, à la prière et à l’aumône, « repos et fraîcheur » peuvent être donnés aux âmes des défunts. Que l’amour puisse parvenir jusqu’à l’au-delà, que soit possible un mutuel donner et recevoir, dans lequel les uns et les autres demeurent unis par des liens d’affection au delà des limites de la mort – cela a été une conviction fondamentale de la chrétienté à travers tous les siècles et reste aussi aujourd’hui une expérience réconfortante. Qui n’éprouverait le besoin de faire parvenir à ses proches déjà partis pour l’au-delà un signe de bonté, de gratitude ou encore de demande de pardon ? À présent on pourrait enfin se demander : si le « purgatoire » consiste simplement à être purifié par le feu dans la rencontre avec le Seigneur, Juge et Sauveur, comment alors une tierce personne peut-elle intervenir, même si elle est particulièrement proche de l’autre ? Quand nous posons une telle question, nous devrions nous rendre compte qu’aucun homme n’est une monade fermée sur elle-même. Nos existences sont en profonde communion entre elles, elles sont reliées l’une à l’autre au moyen de multiples interactions. Nul ne vit seul. Nul ne pèche seul. Nul n’est sauvé seul. Continuellement la vie des autres entre dans ma vie : en ce que je pense, je dis, je fais, je réalise. Et vice-versa, ma vie entre dans celle des autres : dans le mal comme dans le bien. Ainsi mon intercession pour quelqu’un n’est pas du tout quelque chose qui lui est étranger, extérieur, pas même après la mort. Dans l’inter-relation de l’être, le remerciement que je lui adresse, ma prière pour lui peuvent signifier une petite étape de sa purification. Et avec cela il n’y a pas besoin de convertir le temps terrestre en temps de Dieu : dans la communion des âmes le simple temps terrestre est dépassé. Il n’est jamais trop tard pour toucher le cœur de l’autre et ce n’est jamais inutile. Ainsi s’éclaire ultérieurement un élément important du concept chrétien d’espérance. Notre espérance est toujours essentiellement aussi espérance pour les autres ; c’est seulement ainsi qu’elle est vraiment espérance pour moi.[40] En tant que chrétiens nous ne devrions jamais nous demander seulement : comment puis-je me sauver moi-même ? Nous devrions aussi nous demander : que puis-je faire pour que les autres soient sauvés et que surgisse aussi pour les autres l’étoile de l’espérance ? Alors j’aurai fait le maximum pour mon salut personnel.
Marie, étoile de l’espérance
49. Par une hymne du VIIe ‑IXe siècle, donc depuis plus de mille ans, l’Église salue Marie, Mère de Dieu, comme « étoile de la mer » : Ave maris stella. La vie humaine est un chemin. Vers quelle fin ? Comment en trouvons-nous la route ? La vie est comme un voyage sur la mer de l’histoire, souvent obscur et dans l’orage, un voyage dans lequel nous scrutons les astres qui nous indiquent la route. Les vraies étoiles de notre vie sont les personnes qui ont su vivre dans la droiture. Elles sont des lumières d’espérance. Certes, Jésus Christ est la lumière par antonomase, le soleil qui se lève sur toutes les ténèbres de l’histoire. Mais pour arriver jusqu’à Lui nous avons besoin aussi de lumières proches – de personnes qui donnent une lumière en la tirant de sa lumière et qui offrent ainsi une orientation pour notre traversée. Et quelle personne pourrait plus que Marie être pour nous l’étoile de l’espérance – elle qui par son « oui » ouvrit à Dieu lui-même la porte de notre monde ; elle qui devint la vivante Arche de l’Alliance, dans laquelle Dieu se fit chair, devint l’un de nous, planta sa tente au milieu de nous (cf. Jn 1, 14)? C’est ainsi que nous nous adressons à elle :
50. Sainte Marie, tu appartenais aux âmes humbles et grandes en Israël qui, comme Syméon, attendaient « la consolation d’Israël » (Lc 2, 25) et qui, comme Anne, attendaient « la délivrance de Jérusalem » (Lc 2, 38). Tu vivais en contact intime avec les Saintes Écritures d’Israël, qui parlaient de l’espérance – de la promesse faite à Abraham et à sa descendance (cf. Lc 1, 55). Ainsi nous comprenons la sainte crainte qui t’assaillit quand l’ange du Seigneur entra dans ta maison et te dit que tu mettrais au jour Celui qui était l’espérance d’Israël et l’attente du monde. Par toi, par ton « oui », l’espérance des millénaires devait devenir réalité, entrer dans ce monde et dans son histoire. Toi tu t’es inclinée devant la grandeur de cette mission et tu as dit « oui » : « Voici la servante du Seigneur ; que tout se passe pour moi selon ta parole » (Lc 1, 38). Quand remplie d’une sainte joie tu as traversé en hâte les monts de Judée pour rejoindre ta parente Élisabeth, tu devins l’image de l’Église à venir qui, dans son sein, porte l’espérance du monde à travers les monts de l’histoire. Mais à côté de la joie que, dans ton Magnificat, par les paroles et par le chant tu as répandue dans les siècles, tu connaissais également les affirmations obscures des prophètes sur la souffrance du serviteur de Dieu en ce monde. Sur la naissance dans l’étable de Bethléem brilla la splendeur des anges qui portaient la bonne nouvelle aux bergers, mais en même temps on a par trop fait en ce monde l’expérience de la pauvreté de Dieu. Le vieillard Syméon te parla de l’épée qui transpercerait ton cœur (cf. Lc 2, 35), du signe de contradiction que ton Fils serait dans ce monde. Quand ensuite commença l’activité publique de Jésus, tu as dû te mettre à l’écart, afin que puisse grandir la nouvelle famille, pour la constitution de laquelle Il était venu et qui devait se développer avec l’apport de ceux qui écouteraient et observeraient sa parole (cf. Lc 11, 27s.). Malgré toute la grandeur et la joie des tout débuts de l’activité de Jésus, toi, tu as dû faire, déjà dans la synagogue de Nazareth, l’expérience de la vérité de la parole sur le « signe de contradiction » (cf. Lc 4, 28ss). Ainsi tu as vu le pouvoir grandissant de l’hostilité et du refus qui progressivement allait s’affirmant autour de Jésus jusqu’à l’heure de la croix, où tu devais voir le Sauveur du monde, l’héritier de David, le Fils de Dieu mourir comme quelqu’un qui a échoué, exposé à la risée, parmi les délinquants. Tu as alors accueilli la parole : « Femme, voici ton fils ! » (Jn 19, 26). De la croix tu reçus une nouvelle mission. À partir de la croix tu es devenue mère d’une manière nouvelle : mère de tous ceux qui veulent croire en ton Fils Jésus et le suivre. L’épée de douleur transperça ton cœur. L’espérance était-elle morte ? Le monde était-il resté définitivement sans lumière, la vie sans but ? À cette heure, probablement, au plus intime de toi-même, tu auras écouté de nouveau la parole de l’ange, par laquelle il avait répondu à ta crainte au moment de l’Annonciation : « Sois sans crainte, Marie ! » (Lc 1, 30). Que de fois le Seigneur, ton fils, avait dit la même chose à ses disciples : N’ayez pas peur ! Dans la nuit du Golgotha, tu as entendu de nouveau cette parole. À ses disciples, avant l’heure de la trahison, il avait dit : « Ayez confiance : moi, je suis vainqueur du monde » (Jn 16, 33). « Ne soyez donc pas bouleversés et effrayés » (Jn 14, 27). « Sois sans crainte, Marie ! » À l’heure de Nazareth l’ange t’avait dit aussi : « Son règne n’aura pas de fin » (Lc 1, 33). Il était peut-être fini avant de commencer ? Non, près de la croix, sur la base de la parole même de Jésus, tu étais devenue la mère des croyants. Dans cette foi, qui était aussi, dans l’obscurité du Samedi Saint, certitude de l’espérance, tu es allée à la rencontre du matin de Pâques. La joie de la résurrection a touché ton cœur et t’a unie de manière nouvelle aux disciples, appelés à devenir la famille de Jésus par la foi. Ainsi, tu fus au milieu de la communauté des croyants qui, les jours après l’Ascension, priaient d’un seul cœur pour le don du Saint-Esprit (cf. Ac 1, 14) et qui le reçurent au jour de la Pentecôte. Le « règne » de Jésus était différent de ce que les hommes avaient pu imaginer. Ce « règne » commençait à cette heure et n’aurait jamais de fin. Ainsi tu demeures au milieu des disciples comme leur Mère, comme Mère de l’espérance. Sainte Marie, Mère de Dieu, notre Mère, enseigne-nous à croire, à espérer et à aimer avec toi. Indique-nous le chemin vers son règne ! Étoile de la mer, brille sur nous et conduis-nous sur notre route !
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 30 novembre 2007, fête de saint André Apôtre, en la troisième année de mon Pontificat.
BENEDICTUS PP. XVI
Notes
- [1]Corpus Inscriptionum Latinarum, vol. VI, n. 26003.
- [2]Cf. Poèmes dogmatiques V, 53–64 : PG 37, 428–429.
- [3]Cf. Catéchisme de l’Église catholique, nn. 1817–1821.
- [4]Somme théologique, IIa-IIæ q. 4, a. 1.
- [5]Köster H. : ThWNT VIII (1969), p. 585
- [6]Homélie pour la mort de son frère Saturus, II, 47 : CSEL 73, 274.
- [7]Ibid., II, 46 : CSEL 73, 273.
- [8]Cf. Lettre 130 à Proba sur la prière 14, 25–15, 28 : CSEL 44, 68–73.
- [9]Cf. Catéchisme de l’Église catholique, n. 1025.
- [10]Jean Giono, Les vraies richesses, Paris (1936), Préface, in Henri de Lubac, Catholicisme. Aspects sociaux du dogme, Paris (1983), p. VII.
- [11]Lettre 130 à Proba sur la prière, 13, 24 : CSEL 44, 67.
- [12]Sententiae III, 118 : CCL 6/2, p. 215.
- [13]Cf. ibid. III, 71 : CCL 6/2, pp. 107–108.
- [14]Novum Organum I, 117.
- [15]Cf. ibid. I, 129.
- [16]Cf. New Atlantis.
- [17]In Werke IV, W. Weischedel dir. (1956), p. 777 : La doctrine philosophique de la religion, III, I, VII : Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Paris (1986), p. 140. Les pages sur la Victoire du bien constitue, on le sait, le troisième chapitre de l’écrit Die Religion innerhalb der Grenzen der bloβen Vernunft (La religion dans les limites de la raison), publié par Kant en 1793.
- [18]Kant Immanuel, Das Ende aller Dinge : in Werke IV, W. Weischedel dir. (1964), p. 190 : La fin de toutes choses. Remarque : Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Paris (1986), pp. 324–325.
- [19]Chapitres sur la charité, Centurie I, ch. 1 : PG 90, 965 : SCh 9, Paris (1943), p. 73.
- [20]Cf. ibid.: PG 90, 962–966 : SCh 9 (1943), pp. 69–75.
- [21]Confessions X, 43, 70 : CSEL 33, 279 : Œuvres, Paris (1998), p. 1028.
- [22]Sermon 340, 3 : PL 38, 1484 ; cf. Frederik Van der Meer, Saint Augustin, Pasteur d’âmes, Colmar-Paris (1959), pp. 407–408.
- [23]Sermon 339, 4 : PL 38, 1481.
- [24]Confessions X, 43, 69 : Œuvres, Paris (1998), p. 1027.
- [25]Cf. Catéchisme de l’Église catholique, n. 2657.
- [26]Cf. In 1 Joannis 4, 6 : PL 35, 2008s : SCh 75, Paris (1961), pp. 231–233.
- [27]Cf. Témoins de l’espérance, Montrouge, Nouvelle Cité (2000), pp. 157–159.
- [28]Bréviaire romain, Office des Lectures, 24 novembre.
- [29]Sermons sur le Cantique, Sermon 26, 5 : PL 183, 906.
- [30]Cf. Negative Dialektik (1966) Troisième partie, III 11, in Gesammelte Schriften VI, Frankfurt/Main (1973), p. 395.
- [31]Ibid., Deuxième partie, p. 207.
- [32]DS 806 : FC, n. 225.
- [33]Cf. Catéchisme de l’Église catholique, nn. 988‑1004.
- [34]Cf.ibid., n. 1040.
- [35]Tractatus super Psalmos, Ps 127, 1–3 : CSEL 22, 628–630.
- [36]Gorgias 525a-526c : Les belles Lettres, Paris (1966), pp. 221–223.
- [37]Cf. Catéchisme de l’Église catholique, nn. 1033–1037.
- [38]Cf. ibid., nn. 1023–1029.
- [39]Cf. Catéchisme de l’Église catholique, nn. 1030–1032.
- [40]Cf. Catéchisme de l’Église catholique, n. 1032.