Léon XIII

256ᵉ pape ; de 1878 à 1903

1er novembre 1885

Lettre encyclique Immortale Dei

Sur la constitution chrétienne des États

Table des matières

A tous nos véné­rables frères, les patriarches, pri­mats, arche­vêques et évêque du monde catho­lique, en grâce et com­mu­nion avec le Siège apostolique.

Léon XIII, Pape.

Vénérables Frères,
Salut et Bénédiction apostolique.

Œuvre immor­telle du Dieu de misé­ri­corde, l’Église, bien qu’en soi et de sa nature elle ait pour but le salut des âmes et la féli­ci­té éter­nelle, est cepen­dant, dans la sphère même des choses humaines, la source de tant et de tels avan­tages qu’elle n’en pour­rait pro­cu­rer de plus nom­breux et de plus grands, lors même qu’elle eût été fon­dée sur­tout et direc­te­ment en vue d’assurer la féli­ci­té de cette vie.

Partout, en effet, où l’Église a péné­tré, elle a immé­dia­te­ment chan­gé la face des choses et impré­gné les mœurs publiques non seule­ment de ver­tus incon­nues jusqu’alors, mais encore d’une civi­li­sa­tion toute nou­velle. Tous les peuples qui l’ont accueillie se sont dis­tin­gués par la dou­ceur, l’équité et la gloire des entre­prises. – Et tou­te­fois, c’est une accu­sa­tion déjà bien ancienne que l’Église, dit-​on, est contraire aux inté­rêts de la socié­té civile et inca­pable d’assurer les condi­tions de bien-​être et de gloire que réclame, à bon droit et par une aspi­ra­tion natu­relle, toute socié­té bien consti­tuée. Dès les pre­miers jours de l’Église, nous le savons, les chré­tiens ont été inquié­tés par suite d’injustes pré­ju­gés de cette sorte, et mis en butte à la haine et au res­sen­ti­ment, sous pré­texte qu’ils étaient les enne­mis de l’empire. À cette époque, l’opinion publique met­tait volon­tiers à la charge du nom chré­tien les maux qui assaillaient la socié­té, tan­dis que c’était Dieu, le ven­geur des crimes, qui infli­geait de justes peines aux cou­pables. Cette odieuse calom­nie indi­gna à bon droit le génie de saint Augustin et aigui­sa son style. C’est sur­tout dans son livre de la Cité de Dieu qu’il mit en lumière la ver­tu de la sagesse chré­tienne dans ses rap­ports avec la chose publique, si bien qu’il semble moins avoir plai­dé la cause des chré­tiens de son temps que rem­por­té un triomphe per­pé­tuel sur de si fausses accu­sa­tions. – Toutefois, le pen­chant funeste à ces plaintes et à ces griefs ne ces­sa pas, et beau­coup se sont plu à cher­cher la règle de la vie sociale en dehors des doc­trines de l’Église catho­lique. Et, même désor­mais, le droit nou­veau, comme on l’appelle, et qu’on pré­tend être le fruit d’un âge adulte et le pro­duit d’une liber­té pro­gres­sive, com­mence à pré­va­loir et à domi­ner par­tout. – Mais, en dépit de tant d’essais, il est de fait qu’on n’a jamais trou­vé, pour consti­tuer et régir l’État, de sys­tème pré­fé­rable à celui qui est l’épanouissement spon­ta­né de la doc­trine évan­gé­lique. – Nous croyons donc qu’il est d’une impor­tance sou­ve­raine, et conforme à Notre charge Apostolique, de confron­ter les nou­velles théo­ries sociales avec la doc­trine chré­tienne. De cette sorte, Nous avons la confiance que la véri­té dis­si­pe­ra, par son seul éclat, toute cause d’erreur et de doute, si bien que cha­cun pour­ra faci­le­ment voir ces règles suprêmes de conduite qu’il doit suivre et observer.

L’origine du pouvoir

Il n’est pas bien dif­fi­cile d’établir quel aspect et quelle forme aura la socié­té si la phi­lo­so­phie chré­tienne gou­verne la chose publique. – L’homme est né pour vivre en socié­té, car, ne pou­vant dans l’isolement, ni se pro­cu­rer ce qui est néces­saire et utile à la vie, ni acqué­rir la per­fec­tion de l’esprit et du cœur, la Providence l’a fait pour s’unir à ses sem­blables, en une socié­té tant domes­tique que civile, seule capable de four­nir ce qu’il faut à la per­fec­tion de l’existence.

Mais, comme nulle socié­té ne sau­rait exis­ter sans un chef suprême et qu’elle imprime à cha­cun une même impul­sion effi­cace vers un but com­mun, il en résulte qu’une auto­ri­té est néces­saire aux hommes consti­tués en socié­té pour les régir ; auto­ri­té qui, aus­si bien que la socié­té, pro­cède de la nature, et par suite a Dieu pour auteur. – Il en résulte encore que le pou­voir public ne peut venir que de Dieu. Dieu seul, en effet, est le vrai et sou­ve­rain Maître des choses ; toutes, quelles qu’elles soient, doivent néces­sai­re­ment lui être sou­mises et lui obéir ; de telle sorte que qui­conque a le droit de com­man­der ne tient ce droit que de Dieu, chef suprême de tous. « Tout pou­voir vient de Dieu ».1

Du reste, la sou­ve­rai­ne­té n’est en soi néces­sai­re­ment liée à aucune forme poli­tique ; elle peut fort bien s’adapter à celle-​ci ou à celle-​là, pour­vu qu’elle soit de fait apte à l’utilité et au bien com­mun, Mais, quelle que soit la forme de gou­ver­ne­ment, tous les chefs d’État doivent abso­lu­ment avoir le regard fixé sur Dieu, sou­ve­rain Modérateur du monde, et, dans l’accomplissement de leur man­dat, le prendre pour modèle et règle. De même, en effet, que dans l’ordre des choses visibles, Dieu a créé des causes secondes, en qui se reflètent en quelque façon la nature et l’action divines, et qui concourent à mener au but où tend cet uni­vers ; ain­si a‑t-​il vou­lu que dans la socié­té civile, il y eût une auto­ri­té dont les dépo­si­taires fussent comme une image de la puis­sance que Dieu a sur le genre humain, en même temps que de sa Providence. Le com­man­de­ment doit donc être juste ; c’est moins le gou­ver­ne­ment d’un Maître que d’un Père, car l’autorité de Dieu sur les hommes est très juste et se trouve unie à une pater­nelle bon­té. Il doit, d’ailleurs, s’exercer pour l’avantage des citoyens, parce que ceux qui ont auto­ri­té sur les autres en sont exclu­si­ve­ment inves­tis pour assu­rer le bien public. L’autorité civile ne doit ser­vir, sous aucun pré­texte, à l’avantage d’un seul ou de quelques-​uns, puisqu’elle a été consti­tuée pour le bien com­mun. Si les chefs d’État se lais­saient entraî­ner à une domi­na­tion injuste, s’ils péchaient par abus de pou­voir ou par orgueil, s’ils ne pour­voyaient pas au bien du peuple, qu’ils le sachent, ils auront un jour à rendre compte à Dieu, et ce compte sera d’autant plus sévère que plus sainte est la fonc­tion qu’ils exercent et plus éle­vé le degré de la digni­té dont ils sont revê­tus. » Les puis­sants seront puis­sam­ment punis ».2 – De cette manière, la supré­ma­tie du com­man­de­ment entraî­ne­ra l’hommage volon­taire du res­pect des sujets. En effet, si ceux-​ci sont une fois bien convain­cus que l’autorité des sou­ve­rains vient de Dieu, ils se sen­ti­ront obli­gés en jus­tice, à accueillir doci­le­ment les ordres des princes et à leur prê­ter obéis­sance et fidé­li­té, par un sen­ti­ment sem­blable à la pié­té qu’ont les enfants envers les parents. « Que toute âme soit sou­mise aux puis­sances plus éle­vées ».1 – Car il n’est pas plus per­mis de mépri­ser le pou­voir légi­time, quelle que soit la per­sonne en qui il réside, que de résis­ter à la volon­té de Dieu ; or, ceux qui lui résistent courent d’eux-mêmes à leur perte. « Qui résiste au pou­voir résiste à l’ordre éta­bli par Dieu, et ceux qui lui résistent s’attirent à eux-​mêmes la dam­na­tion« 3. Ainsi donc, secouer l’obéissance et révo­lu­tion­ner la socié­té par le moyen de la sédi­tion, c’est un crime de lèse majes­té, non seule­ment humaine, mais divine.

Les devoirs religieux de la société

La socié­té poli­tique étant fon­dée sur ces prin­cipes, il est évident qu’elle doit sans faillir accom­plir par un culte public les nom­breux et impor­tants devoirs qui l’unissent à Dieu. – Si la nature et la rai­son imposent à cha­cun l’obligation d’honorer Dieu d’un culte saint et sacré, parce que nous dépen­dons de sa puis­sance et que, issus de lui, nous devons retour­ner à lui, elles astreignent à la même loi la socié­té civile. Les hommes, en effet, unis par les liens d’une socié­té com­mune, ne dépendent pas moins de Dieu que pris iso­lé­ment ; autant au moins que l’individu, la socié­té doit rendre grâce à Dieu, dont elle tient l’existence, la conser­va­tion et la mul­ti­tude innom­brable de ces biens. C’est pour­quoi, de même qu’il n’est per­mis à per­sonne de négli­ger ses devoirs envers Dieu, et que le plus grand de tous les devoirs est d’embrasser d’esprit et de cœur la reli­gion, non pas celle que cha­cun pré­fère, mais celle que Dieu a pres­crite et que des preuves cer­taines et indu­bi­tables éta­blissent comme la seule vraie entre toutes, ain­si les socié­tés poli­tiques ne peuvent sans crime se conduire comme si Dieu n’existait en aucune manière, ou se pas­ser de la reli­gion comme étran­gère et inutile, ou en admettre une indif­fé­rem­ment selon leur bon plai­sir. En hono­rant la Divinité, elles doivent suivre stric­te­ment les règles et le mode sui­vant les­quels Dieu lui-​même a décla­ré vou­loir être hono­ré. – Les chefs d’État doivent donc tenir pour saint le nom de Dieu et mettre au nombre de leurs prin­ci­paux devoirs celui de favo­ri­ser la reli­gion, de la pro­té­ger de leur bien­veillance, de la cou­vrir de l’autorité tuté­laire des lois, et ne rien sta­tuer ou déci­der qui soit contraire à son inté­gri­té. Et cela ils le doivent aux citoyens dont ils sont les chefs. Tous, tant que nous sommes, en effet, nous sommes nés et éle­vés en vue d’un bien suprême et final auquel il faut tout rap­por­ter, pla­cé qu’il est aux cieux, au delà de cette fra­gile et courte exis­tence. Puisque c’est de cela que dépend la com­plète et par­faite féli­ci­té des hommes, il est de l’intérêt suprême de cha­cun d’atteindre cette fin. Comme donc la socié­té civile a été éta­blie pour l’utilité de tous, elle doit, en favo­ri­sant la pros­pé­ri­té publique, pour­voir au bien des citoyens de façon non seule­ment à ne mettre aucun obs­tacle, mais à assu­rer toutes les faci­li­tés pos­sibles à la pour­suite et à l’acquisition de ce bien suprême et immuable auquel ils aspirent eux-​mêmes. La pre­mière de toutes consiste à faire res­pec­ter la sainte et invio­lable obser­vance de la reli­gion, dont les devoirs unissent l’homme à Dieu.

Quant à déci­der quelle reli­gion est la vraie, cela n’est pas dif­fi­cile à qui­conque vou­dra en juger avec pru­dence et sin­cé­ri­té. En effet, des preuves très nom­breuses et écla­tantes, la véri­té des pro­phé­ties, la mul­ti­tude des miracles, la pro­di­gieuse célé­ri­té de la pro­pa­ga­tion de la foi, même par­mi ses enne­mis et en dépit des plus grands obs­tacles, le témoi­gnage des mar­tyrs et d’autres argu­ments sem­blables prouvent clai­re­ment que la seule vraie reli­gion est celle que Jésus-​Christ a ins­ti­tuée lui-​même et qu’il a don­né mis­sion à son Église de gar­der et de propager.

Car le Fils unique de Dieu a éta­bli sur la terre une socié­té qu’on appelle l’Église, et il l’a char­gée de conti­nuer à tra­vers tous les âges la mis­sion sublime et divine que lui-​même avait reçue de son Père. « Comme mon Père m’a envoyé, moi je vous envoie ».4 « Voici que je suis avec vous jusqu’à la consom­ma­tion des siècles ».5 De même donc que Jésus-​Christ est venu sur la terre afin que les hommes « eussent la vie et l’eussent plus abon­dam­ment« 6 ain­si l’Église se pro­pose comme fin le salut éter­nel des âmes ; et dans ce but, telle est sa consti­tu­tion qu’elle embrasse dans son exten­sion l’humanité tout entière et n’est cir­cons­crite par aucune limite ni de temps, ni de lieu. « Prêchez l’Évangile à toute créa­ture« 7.

À cette immense mul­ti­tude d’hommes, Dieu lui-​même a don­né des chefs avec le pou­voir de les gou­ver­ner. À leur tête il en a pré­po­sé un seul dont il a vou­lu faire le plus grand et le plus sûr maître de véri­té, et à qui il a confié les clés du royaume des cieux. « Je te don­ne­rai les clés du royaume des cieux »8. – « Pais mes agneaux… pais mes bre­bis »9. – « J’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas ».10.

L’Eglise société parfaite

Bien que com­po­sée d’hommes comme la socié­té civile, cette socié­té de l’Église, soit pour la fin qui lui est assi­gnée, soit pour les moyens qui lui servent à l’atteindre, est sur­na­tu­relle et spi­ri­tuelle. Elle se dis­tingue donc et dif­fère de la socié­té civile. En outre, et ceci est de la plus grande impor­tance, elle consti­tue une socié­té juri­di­que­ment par­faite dans son genre, parce que, de l’expresse volon­té et par la grâce de son Fondateur, elle pos­sède en soi et par elle-​même toutes les res­sources qui sont néces­saires à son exis­tence et à son action.

Comme la fin à laquelle tend l’Église est de beau­coup la plus noble de toutes, de même son pou­voir l’emporte sur tous les autres et ne peut en aucune façon être infé­rieur, ni assu­jet­ti au pou­voir civil. – En effet, Jésus-​Christ a don­né plein pou­voir à ses Apôtres dans la sphère des choses sacrées, en y joi­gnant tant la facul­té de faire de véri­tables lois que le double pou­voir qui en découle de juger et de punir. « Toute puis­sance m’a été don­née au ciel et sur la terre ; allez donc, ensei­gnez toutes les nations… apprenez-​leur à obser­ver tout ce que je vous ai pres­crit » .11 – Et ailleurs : « S’il ne les écoute pas, dites-​le à l’Église. » ((Mt 18, 17.)) Et encore : « Ayez soin de punir toute déso­béis­sance« 12. De plus : « Je serai plus sévère en ver­tu du pou­voir que le Seigneur m’a don­né pour l’édification et non pour la ruine ».13

C’est donc à l’Église, non à l’État, qu’il appar­tient de gui­der les hommes vers les choses célestes, et c’est à elle que Dieu a don­né le man­dat de connaître et de déci­der de tout ce qui touche à la reli­gion ; d’enseigner toutes les nations, d’étendre aus­si loin que pos­sible les fron­tières du nom chré­tien ; bref, d’administrer libre­ment et tout à sa guise les inté­rêts chrétiens.

Cette auto­ri­té, par­faite en soi, et ne rele­vant que d’elle-même, depuis long­temps bat­tue en brèche par une phi­lo­so­phie adu­la­trice des princes, l’Église n’a jamais ces­sé ni de la reven­di­quer, ni de l’exercer publi­que­ment. Les pre­miers de tous ses cham­pions ont été les Apôtres, qui, empê­chés par les princes de la Synagogue de répandre l’Évangile, répon­daient avec fer­me­té : « Il faut obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes ».14

C’est elle que les Pères de l’Église se sont appli­qués à défendre par de solides rai­sons quand ils en Ont eu l’occasion, et que les Pontifes romains n’ont jamais man­qué de reven­di­quer avec une constance invin­cible contre ses agres­seurs. Bien plus, elle a eu pour elle en prin­cipe et en fait l’assentiment des princes et des chefs d’États, qui, dans leurs négo­cia­tions et dans leurs tran­sac­tions, en envoyant et en rece­vant des ambas­sades et par l’échange d’autres bons offices, ont constam­ment agi avec l’Église comme avec une puis­sance sou­ve­raine et légi­time. – Aussi n’est-ce pas sans une dis­po­si­tion par­ti­cu­lière de la Providence de Dieu que cette auto­ri­té a été munie d’un prin­ci­pat civil, comme de la meilleure sau­ve­garde de son indépendance.

Les deux puissances

Dieu a donc divi­sé le gou­ver­ne­ment du genre humain entre deux puis­sances : la puis­sance ecclé­sias­tique et la puis­sance civile ; celle-​là pré­po­sée aux choses divines, celle-​ci aux choses humaines. Chacune d’elles en son genre est sou­ve­raine ; cha­cune est ren­fer­mée dans des limites par­fai­te­ment déter­mi­nées et tra­cées en confor­mi­té de sa nature et de son but spé­cial. Il y a donc comme une sphère cir­cons­crite, dans laquelle cha­cune exerce son action jure proprio.

Toutefois, leur auto­ri­té s’exerçant sur les mêmes sujets, il peut arri­ver qu’une seule et même chose, bien qu’à un titre dif­fé­rent, mais pour­tant une seule et même chose res­sor­tisse à la juri­dic­tion et au juge­ment de l’une et de l’autre puis­sance. Il était donc digne de la sage Providence de Dieu, qui les a éta­blies toutes les deux, de leur tra­cer leur voie et leur rap­port entre elles. « Les puis­sances qui sont ont été dis­po­sées par Dieu ».1

S’il en était autre­ment, il naî­trait sou­vent des causes de funestes conten­tions et de conflits, et sou­vent l’homme devrait hési­ter, per­plexe, comme en face d’une double voie, ne sachant que faire, par suite des ordres contraires de deux puis­sances dont il ne peut en conscience secouer le joug. Il répu­gne­rait sou­ve­rai­ne­ment de rendre res­pon­sable de ce désordre la sagesse et la bon­té de Dieu, qui dans le gou­ver­ne­ment du monde phy­sique, pour­tant d’un ordre bien infé­rieur, a si bien tem­pé­ré les unes par les autres, les forces et les causes natu­relles, et les a fait s’accorder d’une façon si admi­rable qu’aucune d’elles ne gêne les autres, et que toutes, dans un par­fait ensemble, conspirent au but auquel tend 1’univers.

Il est donc néces­saire qu’il y ait entre les deux puis­sances un sys­tème de rap­ports bien ordon­né, non sans ana­lo­gie avec celui qui, dans l’homme, consti­tue l’union de l’âme et du corps. On ne peut se faire une juste idée de la nature et de la force de ces rap­ports qu’en consi­dé­rant, comme Nous l’avons dit, la nature de cha­cune des deux puis­sances, et en tenant compte de l’excellence et de la noblesse de leurs buts, puisque l’une a pour fin pro­chaine et spé­ciale de s’occuper des inté­rêts ter­restres, et l’autre de pro­cu­rer les biens célestes et éter­nels. – Ainsi, tout ce qui dans les choses humaines est sacré à un titre quel­conque, tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rap­port à son but, tout cela est du res­sort de l’autorité de l’Église. Quant aux autres choses qu’embrasse l’ordre civil et poli­tique, il est juste qu’elles soient sou­mises à l’autorité civile, puisque Jésus-​Christ a com­man­dé de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. – Des temps arrivent par­fois où pré­vaut un autre mode d’assurer la concorde et de garan­tir la, paix et la liber­té ; c’est quand les chefs d’État et les Souverains Pontifes se sont mis d’accord par un trai­té sur quelque point par­ti­cu­lier. Dans de telles cir­cons­tances, l’Église donne des preuves écla­tantes de sa cha­ri­té mater­nelle en pous­sant aus­si loin que pos­sible l’indulgence et la condescendance.

Bienfaits de la constitution chrétienne

Telle est, d’après l’esquisse som­maire que nous en avons tra­cée, l’organisation chré­tienne de la socié­té civile, et cette théo­rie n’est ni témé­raire ni arbi­traire ; mais elle se déduit des prin­cipes les plus éle­vés et les plus cer­tains, confir­més par la rai­son natu­relle elle-​même. Cette consti­tu­tion de la socié­té poli­tique n’a rien qui puisse paraître peu digne ou mal­séant à la digni­té des princes. Loin de rien ôter aux droits de la, majes­té, elle les rend au contraire plus stables et plus augustes. Bien plus, si l’on y regarde de plus près, on recon­naî­tra à cette consti­tu­tion une grande per­fec­tion qui fait défaut aux autres sys­tèmes poli­tiques ; et elle pro­dui­rait cer­tai­ne­ment des fruits excel­lents et variés si seule­ment chaque pou­voir demeu­rait dans ses attri­bu­tions et met­tait tous ses soins à rem­plir l’office et la tâche qui lui ont été déter­mi­nés. – En effet, dans la consti­tu­tion de l’État, telle que nous venons de l’exposer, le divin et l’humain sont déli­mi­tés dans un ordre conve­nable, les droits des citoyens sont assu­rés et pla­cés sous la pro­tec­tion des mêmes lois divines, natu­relles et humaines ; les devoirs de cha­cun sont aus­si sage­ment tra­cés que leur obser­vance est pru­dem­ment sau­ve­gar­dée. Tous les hommes, dans cet ache­mi­ne­ment incer­tain et pénible vers la cité éter­nelle, savent qu’ils ont à leur ser­vice des guides sûrs pour les conduire au but et des auxi­liaires pour l’atteindre. Ils savent de même que d’autres chefs leur ont été don­nés pour obte­nir et conser­ver la sécu­ri­té, les biens et les autres avan­tages de cette vie.

La socié­té domes­tique trouve sa soli­di­té néces­saire dans la sain­te­té du lien conju­gal, un et indis­so­luble ; les droits et les devoirs des époux sont réglés en toute jus­tice et équi­té ; l’honneur dû à la femme est sau­ve­gar­dé ; l’autorité du mari se modèle sur l’autorité de Dieu ; le pou­voir pater­nel est tem­pé­ré par les égards dus à l’épouse et aux enfants ; enfin, il est par­fai­te­ment pour­vu à la pro­tec­tion, au bien-​être et à l’éducation de ces der­niers. Dans l’ordre poli­tique et civil, les lois ont pour but le bien com­mun, dic­tées non par la volon­té et le juge­ment trom­peur de la foule, mais par la véri­té et la jus­tice. L’autorité des princes revêt une sorte de carac­tère sacré plus qu’humain, et elle est conte­nue de manière à ne pas s’écarter de la jus­tice, ni excé­der son pou­voir. L’obéissance des sujets va de pair avec l’honneur et la digni­té, parce qu’elle n’est pas un assu­jet­tis­se­ment d’homme à homme, mais une sou­mis­sion à la volon­té de Dieu régnant par des hommes.

Une fois cela recon­nu et accep­té, il en résulte clai­re­ment que c’est un devoir de jus­tice de res­pec­ter la majes­té des princes, d’être sou­mis avec une constante fidé­li­té à la puis­sance poli­tique, d’éviter les sédi­tions et d’observer reli­gieu­se­ment la consti­tu­tion de l’État. – Pareillement, dans cette série des devoirs se placent la cha­ri­té mutuelle, la bon­té, la libé­ra­li­té. L’homme, qui est à la fois citoyen et chré­tien, n’est plus déchi­ré en deux par des obli­ga­tions contra­dic­toires. Enfin, les biens consi­dé­rables dont la reli­gion chré­tienne enri­chit spon­ta­né­ment même la vie ter­restre des indi­vi­dus sont acquis à la com­mu­nau­té et à la socié­té civile : d’où res­sort l’évidence de ces paroles : « Le sort de l’État dépend du culte que l’on rend à Dieu ; et il y a entre l’un et l’autre de nom­breux liens de paren­té et d’étroite ami­tié. ».15

En plu­sieurs pas­sages, saint Augustin a admi­ra­ble­ment rele­vé, selon sa cou­tume, la valeur de ces biens, sur­tout quand il inter­pelle l’Église catho­lique en ces termes : « Tu conduis et ins­truis les enfants avec ten­dresse, les jeunes gens avec force, les vieillards avec calme, comme le com­porte l’âge non seule­ment du corps mais encore de l’âme. Tu sou­mets les femmes à leurs maris par une chaste et fidèle obéis­sance, non pour assou­vir la pas­sion mais pour pro­pa­ger l’espèce et consti­tuer la socié­té de la famille. Tu donnes auto­ri­té aux maris sur leurs femmes, non pour se jouer de la fai­blesse du sexe, mais pour suivre les lois d’un sin­cère amour. Tu subor­donnes les enfants aux parents par une sorte de libre ser­vi­tude, et tu pré­poses les parents aux enfants par une sorte de tendre auto­ri­té. Tu unis non seule­ment en socié­té, mais dans une sorte de fra­ter­ni­té, les citoyens, les nations aux nations et les hommes entre eux par le sou­ve­nir des pre­miers parents. Tu apprends aux rois à veiller sur les peuples, et tu pres­cris aux peuples de se sou­mettre aux rois. Tu enseignes avec soin à qui est dû l’honneur, à qui l’affection, à qui le res­pect, à qui la crainte, à qui la conso­la­tion, à qui l’avertissement, à qui l’encouragement, à qui la cor­rec­tion, à qui la répri­mande, à qui le châ­ti­ment ; et tu fais savoir com­ment, si toutes choses ne sont pas dues à tous, à tous est due la cha­ri­té, et à per­sonne l’injustice. »16 – Ailleurs, le même Docteur reprend en ces termes la fausse sagesse des poli­tiques phi­lo­sophes : « Ceux qui disent que la doc­trine du Christ est contraire au bien de l’État, qu’ils nous donnent une armée de sol­dats tels que les fait la doc­trine du Christ, qu’ils nous donnent de tels gou­ver­neurs de pro­vinces, de tels maris, de telles épouses, de tels parents, de tels enfants, de tels maîtres, de tels ser­vi­teurs, de tels rois, de tels juges, de tels tri­bu­taires enfin, et des per­cep­teurs du fisc tels que les veut la doc­trine chré­tienne ! Et qu’ils osent encore dire qu’elle est contraire à l’État ! Mais que, bien plu­tôt, ils n’hésitent pas d’avouer qu’elle est une grande sau­ve­garde pour l’État quand on la suit. » ((Epist. 138 (al. 5.) ad Marcellinum, cap. II, n. 15.))

Il fut un temps où la phi­lo­so­phie de l’Évangile gou­ver­nait les États. À cette époque, l’influence de la sagesse chré­tienne et sa divine ver­tu péné­traient les lois, les ins­ti­tu­tions, les mœurs des peuples, tous les rangs et tous les rap­ports de la socié­té civile. Alors la reli­gion ins­ti­tuée par Jésus-​Christ, soli­de­ment éta­blie dans le degré de digni­té qui lui est dû, était par­tout flo­ris­sante, grâce à la faveur des princes et à la pro­tec­tion légi­time des magis­trats. Alors le sacer­doce et l’empire étaient liés entre eux par une heu­reuse concorde et l’amical échange de bons offices.

Organisée de la sorte, la socié­té civile don­na des fruits supé­rieurs à toute attente, dont la mémoire sub­siste et sub­sis­te­ra consi­gnée qu’elle est dans d’innombrables docu­ments que nul arti­fice des adver­saires ne pour­ra cor­rompre ou obs­cur­cir. – Si l’Europe chré­tienne a domp­té les nations bar­bares et les a fait pas­ser de la féro­ci­té à la man­sué­tude, de la super­sti­tion à la véri­té ; si elle a repous­sé vic­to­rieu­se­ment les inva­sions musul­manes, si elle a gar­dé la supré­ma­tie de la civi­li­sa­tion, et si, en tout ce qui fait hon­neur à l’humanité, elle s’est constam­ment et par­tout mon­trée guide et maî­tresse ; si elle a gra­ti­fié les peuples de sa vraie liber­té sous ces diverses formes ; si elle a très sage­ment fon­dé une foule d’œuvres pour le sou­la­ge­ment des misères, il est hors de doute qu’elle en est gran­de­ment rede­vable à la reli­gion, sous l’inspiration et avec l’aide de laquelle elle a entre­pris et accom­pli de si grandes choses. Tous ces biens dure­raient encore, si l’accord des deux puis­sances avait per­sé­vé­ré, et il y avait lieu d’en espé­rer de plus grands encore si l’autorité, si l’enseignement, si les avis de l’Église avaient ren­con­tré une doci­li­té plus fidèle et plus constante. Car il fau­drait tenir comme loi impres­crip­tible ce qu’Yves de Chartres écri­vit au pape Pascal II : « Quand l’empire et le sacer­doce vivent en bonne har­mo­nie, le monde est bien gou­ver­né, l’Église est flo­ris­sante et féconde. Mais quand la dis­corde se met entre eux, non seule­ment les petites choses ne gran­dissent pas, mais les grandes elles-​mêmes dépé­rissent misé­ra­ble­ment. »17

Le « droit nouveau »

Mais ce per­ni­cieux et déplo­rable goût de nou­veau­tés que vit naître le XVIe siècle, après avoir d’abord bou­le­ver­sé la reli­gion chré­tienne, bien­tôt par une pente natu­relle pas­sa à la phi­lo­so­phie, et de la phi­lo­so­phie à tous les degrés de la socié­té civile.

C’est à cette source qu’il faut faire remon­ter ces prin­cipes modernes de liber­té effré­née rêvés et pro­mul­gués par­mi les grandes per­tur­ba­tions du siècle der­nier, comme les prin­cipes et les fon­de­ments d’un droit nou­veau, incon­nu jusqu’alors, et sur plus d’un point en désac­cord, non seule­ment avec le droit chré­tien, mais avec le droit natu­rel. – Voici le pre­mier de tous ces prin­cipes : tous les hommes, dès lors qu’ils sont de même race et de même nature, sont sem­blables, et, par le fait, égaux entre eux dans la pra­tique de la vie ; cha­cun relève si bien de lui seul, qu’il n’est d’aucune façon sou­mis à l’autorité d’autrui : il peut en toute liber­té pen­ser sur toute chose ce qu’il veut, faire ce qu’il lui plaît ; per­sonne n’a le droit de com­man­der aux autres. Dans une socié­té fon­dée sur ces prin­cipes, l’autorité publique n’est que la volon­té du peuple, lequel, ne dépen­dant que de lui-​même, est aus­si le seul à se com­man­der. Il choi­sit ses man­da­taires, mais de telle sorte qu’il leur délègue moins le droit que la fonc­tion du pou­voir pour l’exercer en son nom. La sou­ve­rai­ne­té de Dieu est pas­sée sous silence, exac­te­ment comme si Dieu n’existait pas, ou ne s’occupait en rien de la socié­té du genre humain ; ou bien comme si les hommes, soit en par­ti­cu­lier, soit en socié­té, ne devaient rien à Dieu, ou qu’on pût ima­gi­ner une puis­sance quel­conque dont la cause, la force, l’autorité ne rési­dât pas tout entière en Dieu même. De cette sorte, on le voit, l’État n’est autre chose que la mul­ti­tude maî­tresse et se gou­ver­nant elle-​même ; et dès lors que le peuple est cen­sé la source de tout droit et de tout pou­voir, il s’ensuit que l’État ne se croit lié à aucune obli­ga­tion envers Dieu, ne pro­fesse offi­ciel­le­ment aucune reli­gion, n’est pas tenu de recher­cher quelle est la seule vraie entre toutes, ni d’en pré­fé­rer une aux autres, ni d’en favo­ri­ser une prin­ci­pa­le­ment ; mais qu’il doit leur attri­buer à toutes l’égalité en droit, à cette fin seule­ment de les empê­cher de trou­bler l’ordre public. Par consé­quent, cha­cun sera libre de se faire juge de toute ques­tion reli­gieuse, cha­cun sera libre d’embrasser la reli­gion qu’il pré­fère, ou de n’en suivre aucune si aucune ne lui agrée. De là découlent néces­sai­re­ment la liber­té sans frein de toute conscience, la liber­té abso­lue d’adorer ou de ne pas ado­rer Dieu, la licence sans bornes et de pen­ser et de publier ses pensées.

Conséquences du « droit nouveau »

Étant don­né que l’État repose sur ces prin­cipes, aujourd’hui en grande faveur, il est aisé de voir à quelle place on relègue injus­te­ment l’Église. – Là, en effet, où la pra­tique est d’accord avec de telles doc­trines, la reli­gion catho­lique est mise dans l’État sur le pied d’égalité, ou même d’infériorité, avec des socié­tés qui lui sont étran­gères. Il n’est tenu nul compte des lois ecclé­sias­tiques : l’Église, qui a reçu de Jésus-​Christ ordre et mis­sion d’enseigner toutes les nations, se voit inter­dire toute ingé­rence dans l’instruction publique. – Dans les matières qui sont de droit mixte, les chefs d’État portent d’eux-mêmes des décrets arbi­traires et sur ces points affichent un superbe mépris des saintes lois de l’Église. Ainsi, ils font res­sor­tir à leur juri­dic­tion les mariages des chré­tiens ; portent des lois sur le lien conju­gal, son uni­té, sa sta­bi­li­té ; mettent la main sur les biens des clercs et dénient à l’Église le droit de pos­sé­der. En somme, ils traitent l’Église comme si elle n’avait ni le carac­tère, ni les droits d’une socié­té par­faite, et qu’elle fût sim­ple­ment une asso­cia­tion sem­blable aux autres qui existent dans l’État. Aussi, tout ce qu’elle a de droits, de puis­sance légi­time d’action, ils le font dépendre de la conces­sion et de la faveur des gouvernements.

Dans les États où la légis­la­tion civile laisse à l’Église son auto­no­mie, et où un concor­dat public est inter­ve­nu entre les deux puis­sances, d’abord on crie qu’il faut sépa­rer les affaires de l’Église des affaires de l’État, et cela dans le but de pou­voir agir impu­né­ment contre la foi jurée et se faire arbitre de tout, en écar­tant tous les obs­tacles. – Mais, comme l’Église ne peut le souf­frir patiem­ment, car ce serait pour elle déser­ter les plus grands et les plus sacrés des devoirs, et qu’elle réclame abso­lu­ment le reli­gieux accom­plis­se­ment de la foi qu’on lui a jurée, il naît sou­vent entre la puis­sance spi­ri­tuelle et le pou­voir civil des conflits dont l’issue presque inévi­table est d’assujettir celle qui est le moins pour­vue de moyens humains à celui qui en est mieux pourvu.

Ainsi, dans cette situa­tion poli­tique que plu­sieurs favo­risent aujourd’hui, il y a ten­dance des idées et des volon­tés à chas­ser tout à fait l’Église de la socié­té, ou à la tenir assu­jet­tie et enchaî­née à l’État. La plu­part des mesures prises par les gou­ver­ne­ments s’inspirent de ce des­sein. Les lois, l’administration publique, l’éducation sans reli­gion, la spo­lia­tion et la des­truc­tion des Ordres reli­gieux, la sup­pres­sion du pou­voir tem­po­rel des Pontifes romains, tout tend à ce but : frap­per au cœur les ins­ti­tu­tions chré­tiennes, réduire à rien la liber­té de l’Église catho­lique et à néant ses autres droits.

La réfutation du « droit nouveau »

La simple rai­son natu­relle démontre com­bien cette façon d’entendre le gou­ver­ne­ment civil s’éloigne de la véri­té. – Son témoi­gnage, en effet, suf­fit à éta­blir que tout ce qu’il y a d’autorité par­mi les hommes pro­cède de Dieu, comme d’une source auguste et suprême. Quant à la sou­ve­rai­ne­té du peuple, que, sans tenir aucun compte de Dieu, l’on dit rési­der de droit natu­rel dans le peuple, si elle est émi­nem­ment propre à flat­ter et à enflam­mer une foule de pas­sions, elle ne repose sur aucun fon­de­ment solide et ne sau­rait avoir assez de force pour garan­tir la sécu­ri­té publique et le main­tien pai­sible de l’ordre. En effet, sous l’empire de ces doc­trines, les prin­cipes ont flé­chi à ce point que, pour beau­coup, c’est une loi impres­crip­tible, en droit poli­tique, que de pou­voir légi­ti­me­ment sou­le­ver des sédi­tions. Car l’opinion pré­vaut que les chefs du gou­ver­ne­ment ne sont plus que des délé­gués char­gés d’exécuter la volon­té du peuple : d’où cette consé­quence néces­saire que tout peut éga­le­ment chan­ger au gré du peuple et qu’il y a tou­jours à craindre des troubles.

Relativement à la reli­gion, pen­ser qu’il est indif­fé­rent qu’elle ait des formes dis­pa­rates et contraires équi­vaut sim­ple­ment à n’en vou­loir ni choi­sir, ni suivre aucune. C’est l’athéisme moins le nom. Quiconque, en effet, croit en Dieu, s’il est consé­quent et ne veut pas tom­ber dans l’absurde, doit néces­sai­re­ment admettre que les divers cultes en usage entre les­quels il y a tant de dif­fé­rence, de dis­pa­ri­té et d’opposition, même sur les points les plus impor­tants, ne sau­raient être tous éga­le­ment bons, éga­le­ment agréables à Dieu.

Si l’intelligence adhère à des opi­nions fausses, si la volon­té choi­sit le mal et s’y attache, ni l’une ni l’autre n’atteint sa per­fec­tion, toutes deux déchoient de leur digni­té native et se cor­rompent. Il n’est donc pas per­mis de mettre au jour et d’exposer aux yeux des hommes ce qui est contraire à la ver­tu et à la véri­té, et bien moins encore de pla­cer cette licence sous la tutelle et la pro­tec­tion des lois.

De même, la liber­té de pen­ser et de publier ses pen­sées, sous­traite à toute règle, n’est pas de soi un bien dont la socié­té ait à se féli­ci­ter ; mais c’est plu­tôt la source et l’origine de beau­coup de maux. – La liber­té, cet élé­ment de per­fec­tion pour l’homme, doit s’appliquer à ce qui est vrai et à ce qui est bon. Or, l’essence du bien et de la véri­té ne peut chan­ger au gré de l’homme, mais elle demeure tou­jours la même, et non moins que la nature des choses, elle est immuable. Si l’intelligence adhère à des opi­nions fausses, si la volon­té choi­sit le mal et s’y attache, ni l’une ni l’autre n’atteint sa per­fec­tion, toutes deux déchoient de leur digni­té native et se cor­rompent. Il n’est donc pas per­mis de mettre au jour et d’exposer aux yeux des hommes ce qui est contraire à la ver­tu et à la véri­té, et bien moins encore de pla­cer cette licence sous la tutelle et la pro­tec­tion des lois. Il n’y a qu’une voie pour arri­ver au ciel, vers lequel nous ten­dons tous : c’est une bonne vie. L’État s’écarte donc des règles et des pres­crip­tions de la nature, s’il favo­rise à ce point la licence des opi­nions et des actions cou­pables, que l’on puisse impu­né­ment détour­ner les esprits de la véri­té et les âmes de la ver­tu. Quant à l’Église, que Dieu lui-​même a éta­blie, l’exclure de la vie publique, des lois, de l’éducation de la jeu­nesse, de la socié­té domes­tique, c’est une grande et per­ni­cieuse erreur. – Une socié­té sans reli­gion ne sau­rait être bien réglée ; et déjà, plus peut-​être qu’il ne fau­drait, l’on voit ce que vaut en soi et dans ses consé­quences cette soi-​disant morale civile. La vraie maî­tresse de la ver­tu et la gar­dienne des mœurs est l’Église du Christ. C’est elle qui conserve en leur inté­gri­té les prin­cipes d’où découlent les devoirs, et qui, sug­gé­rant les plus nobles motifs de bien vivre, ordonne non seule­ment de fuir les mau­vaises actions, mais de domp­ter les mou­ve­ments de l’âme contraires à la rai­son, quand même ils ne se tra­duisent pas en acte. Prétendre assu­jet­tir l’Église au pou­voir civil dans l’exercice de son minis­tère, c’est à la fois une grande injus­tice et une grande témé­ri­té. Par le fait même, on trouble l’ordre, car on donne le pas aux choses natu­relles sur les choses sur­na­tu­relles ; on tarit, ou cer­tai­ne­ment on dimi­nue beau­coup l’affluence des biens dont l’Église, si elle était sans entraves, com­ble­rait la socié­té ; et de plus, on ouvre la voie à des haines et à des luttes dont de trop fré­quentes expé­riences ont démon­tré la grande et funeste influence sur l’une et l’autre société.

Condamnations du « droit nouveau »

Ces doc­trines, que la rai­son humaine réprouve et qui ont une influence si consi­dé­rable sur la marche des chose publiques, les Pontifes romains, nos pré­dé­ces­seurs, dans la pleine conscience de ce que récla­mait d’eux la charge apos­to­lique, n’ont jamais souf­fert qu’elle fussent impu­né­ment émises. C’est ain­si que, dans sa Lettre Encyclique Mirari vos, du 15 août 1832, Grégoire XVI, avec une grande auto­ri­té doc­tri­nale, a repous­sé ce que l’on avan­çait dès lors, qu’en fait de reli­gion, il n’y a pas de choix à faire : que cha­cun ne relève que de sa conscience et peut, en outre, publier ce qu’il pense et our­dir des révo­lu­tions dans l’État. Au sujet de la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État, ce Pontife s’exprime en ces termes : « Nous ne pou­vons pas attendre pour l’Église et l’État des résul­tats meilleurs des ten­dances de ceux qui pré­tendent sépa­rer l’Église de l’État et rompre la concorde mutuelle entre le sacer­doce et l’empire. C’est qu’en effet, les fau­teurs d’une liber­té effré­née redoutent cette concorde, qui a tou­jours été si favo­rable et salu­taire aux inté­rêts reli­gieux et civils. » – De la même manière, Pie IX, chaque fois que l’occasion s’en pré­sen­ta, a condam­né les fausses opi­nions les plus en vogue, et ensuite il en fit faire un recueil, afin que, dans un tel déluge d’erreurs, les catho­liques eussent une direc­tion sûre.18

De ces déci­sions des Souverains Pontifes, il faut abso­lu­ment admettre que l’origine de la puis­sance publique doit s’attribuer à Dieu, et non à la mul­ti­tude ; que le droit à l’émeute répugne à la rai­son ; que ne tenir aucun compte des devoirs de la reli­gion, ou trai­ter de la même manière les dif­fé­rentes reli­gions, n’est per­mis ni aux indi­vi­dus, ni aux socié­tés ; que la liber­té illi­mi­tée de pen­ser et d’émettre en public ses pen­sées ne doit nul­le­ment être ran­gée par­mi les droits des citoyens, ni par­mi les choses dignes de faveur et de pro­tec­tion. – De même, il faut admettre que l’Église, non moins que l’État, de sa nature et de plein droit, est une socié­té par­faite ; que les dépo­si­taires du pou­voir ne doivent pas pré­tendre asser­vir et sub­ju­guer l’Église, ni dimi­nuer sa liber­té d’action dans sa sphère, ni lui enle­ver n’importe lequel des droits qui lui ont été confé­rés par Jésus-​Christ. – Dans les ques­tions du droit mixte, il est plei­ne­ment conforme à la nature ain­si qu’aux des­seins de Dieu, non de sépa­rer une puis­sance de l’autre, moins encore de les mettre en lutte, mais bien d’établir entre elles cette concorde qui est en har­mo­nie avec les attri­buts spé­ciaux que chaque socié­té tient de sa nature.

La forme du gouvernement

Telles sont les règles tra­cées par l’Église catho­lique rela­ti­ve­ment à la consti­tu­tion et au gou­ver­ne­ment des États. – Ces prin­cipes et ces décrets, si l’on veut en juger sai­ne­ment, ne réprouvent en soi aucun des dif­fé­rentes formes de gou­ver­ne­ment, atten­du que celles-​ci n’ont rien qui répugne à la doc­trine catho­lique, et que si elles sont appli­quées avec sagesse et jus­tice, elles peuvent toutes garan­tir la pros­pé­ri­té publique. Bien plus, on ne réprouve pas en soi que le peuple ait sa part plus ou moins grande au gou­ver­ne­ment ; cela même, en cer­tains temps et sous cer­taines lois, peut deve­nir non seule­ment un avan­tage, mais un devoir pour les citoyens.

Tolérance et liberté

De plus, il n’y a pour per­sonne de juste motif d’accuser l’Église d’être l’ennemie soit d’une juste tolé­rance, soit d’une saine et légi­time liber­té. – En effet, si l’Église juge qu’il n’est pas per­mis de mettre les divers cultes sur le même pied légal que la vraie reli­gion, elle ne condamne pas pour cela les chefs d’État qui, en vue d’un bien à atteindre, ou d’un mal à empê­cher, tolèrent dans la pra­tique que ces divers cultes aient cha­cun leur place dans l’État. – C’est d’ailleurs la cou­tume de l’Église de veiller avec le plus grand soin à ce que per­sonne ne soit for­cé d’embrasser la foi catho­lique contre son gré, car, ain­si que l’observe sage­ment saint Augustin, « l’homme ne peut croire que de plein gré ». ((Tract., XXVI in Joan., n. 2.))

Par la même rai­son, l’Église ne peut approu­ver une liber­té qui engendre le dégoût des plus sainte lois de Dieu et secoue l’obéissance qui est due à l’autorité légi­time. C’est là plu­tôt une licence qu’une liber­té, et saint Augustin l’appelle très jus­te­ment « une liber­té de per­di­tion »,19 et l’apôtre saint Pierre « un voile de méchan­ce­té ».20

Bien plus, cette pré­ten­due liber­té, étant oppo­sée à la rai­son, est une véri­table ser­vi­tude. « Celui qui com­met le péché est l’esclave du péché ».21 Celle-​là, au contraire, est la liber­té vraie et dési­rable qui, dans l’ordre indi­vi­duel, ne laisse l’homme esclave ni des erreurs, ni des pas­sions qui sont ses pires tyrans ; et dans l’ordre public trace de sages règles aux citoyens, faci­lite lar­ge­ment l’accroissement du bien-​être et pré­serve de l’arbitraire d’autrui la chose publique – Cette liber­té hon­nête et digne de l’homme, l’Église l’approuve au plus haut point, et, pour en garan­tir aux peuples la ferme et inté­grale jouis­sance, elle n’a jamais ces­sé de lut­ter et de combattre.

Oui, en véri­té, tout ce qu’il peut y avoir de salu­taire au bien en géné­ral dans l’État ; tout ce qui est utile à pro­té­ger le peuple contre la licence des princes qui ne pour­voient pas à son bien, tout ce qui empêche les empié­te­ments injustes de l’État sur la com­mune ou la famille ; tout ce qui inté­resse l’honneur, la per­son­na­li­té humaine et la sau­ve­garde des droits égaux de cha­cun, tout cela, l’Église catho­lique en a tou­jours pris soit l’initiative, soit le patro­nage, soit la pro­tec­tion, comme l’attestent les monu­ments des âges précédents.

Toujours consé­quente avec elle-​même, si d’une part elle repousse une liber­té immo­dé­rée qui, pour les indi­vi­dus et les peuples, dégé­nère en licence ou en ser­vi­tude, de l’autre elle embrasse de grand cœur les pro­grès que chaque jour fait naître, si vrai­ment ils contri­buent à la pros­pé­ri­té de cette vie, qui est comme un ache­mi­ne­ment vers la vie future et durable à jamais.

L’Eglise et le progrès

Ainsi donc, dire que l’Église voit de mau­vais œil les formes plus modernes des sys­tèmes poli­tiques et repousse en bloc toutes les décou­vertes du génie contem­po­rain, c’est une calom­nie vaine et sans fon­de­ment. Sans doute, elle répu­die les opi­nions mal­saines, elle réprouve le per­ni­cieux pen­chant à la révolte, et tout par­ti­cu­liè­re­ment cette pré­dis­po­si­tion des esprits où perce déjà la volon­té de s’éloigner de Dieu ; mais comme tout ce qui est vrai ne peut pro­cé­der que de Dieu, en tout ce que les recherches de l’esprit humain découvrent de véri­té, l’Église recon­naît comme une trace de l’intelligence divine ; et comme il n’y a aucune véri­té natu­relle qui infirme la foi aux véri­tés divi­ne­ment révé­lées, que beau­coup la confirment, et que toute décou­verte de la véri­té peut por­ter à connaître et à louer Dieu lui-​même, l’Église accueille­ra tou­jours volon­tiers et avec joie tout ce qui contri­bue­ra à élar­gir la sphère des sciences ; et, ain­si qu’elle l’a tou­jours fait pour les autres sciences, elle favo­ri­se­ra et encou­ra­ge­ra celles qui ont pour objet l’étude de la nature. En ce genre d’études, l’Église ne s’oppose à aucune décou­verte de l’esprit ; elle voit sans déplai­sir tant de recherches qui ont pour but l’agrément et le bien-​être ; et même, ennemie-​née de l’inertie et de la paresse, elle sou­haite gran­de­ment que l’exercice et la culture fassent por­ter au génie de l’homme des fruits abon­dants. Elle a des encou­ra­ge­ments pour toute espèce d’arts et d’industries, et en diri­geant par sa venu toutes ces recherches vers un but hon­nête et salu­taire, elle s’applique à empê­cher que l’intelligence et l’industrie de l’homme ne le détournent de Dieu et des biens célestes.

C’est cette manière d’agir, pour­tant si rai­son­nable et si sage, qui est dis­cré­di­tée en ce temps où les États, non seule­ment refusent de se confor­mer aux prin­cipes de la phi­lo­so­phie chré­tienne, mais paraissent vou­loir s’en éloi­gner chaque jour davan­tage. Néanmoins, le propre de la lumière étant de rayon­ner d’elle-même au loin et de péné­trer peu à peu les esprits des hommes, mû comme Nous sommes par la conscience des très hautes et très saintes obli­ga­tions de la mis­sion apos­to­lique dont Nous sommes inves­ti envers tous les peuples, Nous pro­cla­mons libre­ment, selon Notre devoir, la véri­té non pas que Nous ne renions aucun compte des temps, ou que Nous esti­mions devoir pros­crire les hon­nêtes et utiles pro­grès de Notre âge ; mais parce que Nous vou­drions voir les affaires publiques suivre des voies moins périlleuses et repo­ser sur de plus solides fon­de­ments, et cela en lais­sant intacte la liber­té légi­time des peuples ; cette liber­té dont la véri­té est par­mi les hommes la source et la meilleure sau­ve­garde : « La véri­té vous déli­vre­ra » ((Jn 7, 32.)).

Les devoirs des catholiques

Si donc, dans ces conjonc­tures dif­fi­ciles, les catho­liques Nous écoutent, comme c’est leur devoir, ils sau­ront exac­te­ment quels sont les devoirs de cha­cun tant en théo­rie qu’en pratique.

En théo­rie d’abord, il est néces­saire de s’en tenir avec une adhé­sion inébran­lable à tout ce que les Pontifes romains ont ensei­gné ou ensei­gne­ront, et, toutes les fois que les cir­cons­tances l’exigeront, d’en faire pro­fes­sion publique.

Particulièrement en ce qui touche aux liber­tés modernes, comme on les appelle, cha­cun doit s’en tenir au juge­ment du Siège Apostolique et se confor­mer à ses déci­sions. Il faut prendre garde de se lais­ser trom­per par la spé­cieuse hon­nê­te­té de ces liber­tés, et se rap­pe­ler de quelles sources elles émanent et par quel esprit elles se pro­pagent et se sou­tiennent. L’expérience a déjà fait suf­fi­sam­ment connaître les résul­tats qu’elles ont eus pour la socié­té, et com­bien les fruits qu’elles ont por­tés ins­pirent à bon droit de regrets aux hommes hon­nêtes et sages. – S’il existe quelque part, ou si l’on ima­gine par la pen­sée, un État qui per­sé­cute effron­té­ment et tyran­ni­que­ment le nom chré­tien, et qu’on le confronte au genre de gou­ver­ne­ment moderne dont Nous par­lons, ce der­nier pour­rait sem­bler plus tolé­rable. Assurément, les prin­cipes sur les­quels se base ce der­nier sont de telle nature, ain­si que Nous l’avons dit, qu’en eux-​mêmes ils ne doivent être approu­vés par personne.

La participation aux affaires publiques

En pra­tique, l’action peut s’exercer, soit dans les affaires pri­vées et domes­tiques, soit dans les affaires publiques. – Dans l’ordre pri­vé, le pre­mier devoir de cha­cun est de confor­mer très exac­te­ment sa vie et ses mœurs aux pré­ceptes de l’Évangile, et de ne pas recu­ler devant ce que la ver­tu chré­tienne impose de quelque peu dif­fi­cile à souf­frir et à endu­rer. Tous doivent, en outre, aimer l’Église comme leur Mère com­mune, obéir à ses lois, pour­voir à son hon­neur, sau­ve­gar­der ses droits et prendre soin que ceux sur les­quels ils exercent quelque auto­ri­té la res­pectent et l’aiment avec la même pié­té filiale. Il importe encore au salut public que les catho­liques prêtent sage­ment leur concours à l’administration des affaires muni­ci­pales, et s’appliquent sur­tout à faire en sorte que l’autorité publique pour­voie à l’éducation reli­gieuse et morale de la jeu­nesse, comme il convient à des chré­tiens : de là dépend sur­tout le salut de la socié­té. – Il sera géné­ra­le­ment utile et louable que les catho­liques étendent leur action au delà des limites de ce champ trop res­treint et abordent les grandes charges de l’État. Généralement, disons-​Nous, car ici Nos conseils s’adressent à toutes les nations. Du reste, il peut arri­ver quelque part que, pour les motifs les plus graves et les plus justes, il ne soit nul­le­ment expé­dient de par­ti­ci­per aux affaires et d’accepter les fonc­tions de l’État.

Mais géné­ra­le­ment, comme Nous l’avons dit, refu­ser de prendre aucune part aux affaires publiques serait aus­si répré­hen­sible que de n’apporter à l’utilité com­mune ni soin ni concours ; d’autant plus que les catho­liques, en ver­tu même de la doc­trine qu’ils pro­fessent, sont obli­gés de rem­plir ce devoir en toute inté­gri­té et conscience. D’ailleurs, eux s’abstenant, les rênes du gou­ver­ne­ment pas­se­ront sans conteste aux mains de ceux dont les opi­nions n’offrent certes pas grand espoir de salut pour l’État. Ce serait, de plus, per­ni­cieux aux inté­rêts chré­tiens, parce que les enne­mis de l’Église auraient tout pou­voir et ses défen­seurs aucun. Il est donc évident que les catho­liques ont de justes motifs d’aborder la vie poli­tique ; car ils le font et doivent le faire non pour approu­ver ce qu’il peut y avoir de blâ­mable pré­sen­te­ment dans les ins­ti­tu­tions poli­tiques, mais pour tirer de ces ins­ti­tu­tions mêmes, autant que faire se peut, le bien public sin­cère et vrai, en se pro­po­sant d’infuser dans toutes les veines de l’État, comme une sève et un sang répa­ra­teur, la ver­tu et l’influence de la reli­gion catholique.

Ainsi fut-​il fait aux pre­miers âges de l’Église. Rien n’était plus éloi­gné des maximes et des mœurs de l’Évangile que les maximes et les mœurs des païens ; on voyait tou­te­fois les chré­tiens incor­rup­tibles, en pleine super­sti­tion et tou­jours sem­blables à eux-​mêmes, entrer cou­ra­geu­se­ment par­tout où s’ouvrait un accès. D’une fidé­li­té exem­plaire envers les princes et d’une obéis­sance aux lois de l’État aus­si par­faite qu’il leur était per­mis, ils jetaient de toute part un mer­veilleux éclat de sain­te­té ; s’efforçaient d’être utiles à leurs frères et d’attirer les autres à suivre Notre-​Seigneur, dis­po­sés cepen­dant à céder la place et à mou­rir cou­ra­geu­se­ment s’ils n’avaient pu, sans bles­ser leur conscience, gar­der les hon­neurs, les magis­tra­tures, et les charges militaires.

De la sorte, ils intro­dui­sirent rapi­de­ment les ins­ti­tu­tions chré­tiennes non seule­ment dans les foyers domes­tiques, mais dans les camps, la Curie, et jusqu’au palais impé­rial. « Nous ne sommes que d’hier et nous rem­plis­sons tout ce qui est à vous, vos villes, vos îles, vos for­te­resses, vos muni­cipes, vos conci­lia­bules, vos camps eux-​mêmes, les tri­bus, les décu­ries, le palais, le sénat, le forum »22 Aussi lorsqu’il fut per­mis de pro­fes­ser publi­que­ment l’Évangile, la foi chré­tienne appa­rut dans un grand nombre de villes, non vagis­sante encore, mais forte et déjà pleine de vigueur.

L’unité d’action

Dans les temps où nous sommes, il y a tout lieu de renou­ve­ler ces exemples de nos pères. Avant tout, il est néces­saire que tous les catho­liques dignes de ce nom se déter­minent à être et à se mon­trer les fils très dévoués de l’Église ; qu’ils repoussent sans hési­ter tout ce qui serait incom­pa­tible avec cette pro­fes­sion ; qu’ils se servent des ins­ti­tu­tions publiques, autant qu’ils le pour­ront faire en conscience, au pro­fit de la véri­té et de la jus­tice ; qu’ils tra­vaillent à ce que la liber­té ne dépasse pas la limite posée par la loi natu­relle et divine ; qu’ils prennent à tâche de rame­ner toute consti­tu­tion publique à cette forme chré­tienne que Nous avons pro­po­sée pour modèle. Ce n’est pas chose aisée que de déter­mi­ner un mode unique et cer­tain pour réa­li­ser ces don­nées, atten­du qu’il doit conve­nir à des lieux et à des temps fort dis­pa­rates entre eux.

Néanmoins, il faut avant tout conser­ver la concorde des volon­tés et tendre à l’uniformité de l’action. On obtien­dra sûre­ment ce double résul­tat si cha­cun prend pour règle de conduite les pres­crip­tions du Siège Apostolique et l’obéissance aux évêques, que l’Esprit Saint a éta­blis pour régir l’Église de Dieu.

Une foi intègre

La défense du nom chré­tien réclame impé­rieu­se­ment que l’assentiment aux doc­trines ensei­gnées par l’Église soit de la part de tous una­nime et constant, et, de ce côté, il faut se gar­der ou d’être en quoi que ce soit de conni­vence avec les fausses opi­nions, ou de les com­battre plus mol­le­ment que ne le com­porte la véri­té. Pour les choses sur les­quelles on peut dis­cu­ter libre­ment, il sera per­mis de dis­cu­ter avec modé­ra­tion et dans le but de recher­cher la véri­té, mais en met­tant de côté les soup­çons injustes et les accu­sa­tions réci­proques. À cette fin, de peur que l’union des esprits ne soit détruite par de témé­raires accu­sa­tions, voi­ci ce que tous doivent admettre : la pro­fes­sion intègre de la foi catho­lique, abso­lu­ment incom­pa­tible avec les opi­nions qui se rap­prochent du ratio­na­lisme, et du natu­ra­lisme, et dont le but capi­tal est de détruire de fond en comble les ins­ti­tu­tions chré­tiennes et d’établir dans la socié­té l’autorité de l’homme à la place de celle de Dieu. – Il n’est pas per­mis non plus d’avoir deux manières de se conduire, l’une en par­ti­cu­lier, l’autre en public, de façon à res­pec­ter l’autorité de l’Église dans sa vie pri­vée et à la reje­ter dans sa vie publique ; ce serait là allier ensemble le bien et le mal et mettre l’homme en lutte avec lui-​même, quand au contraire il doit tou­jours être consé­quent et ne s’écarter en aucun genre de vie ou d’affaires de la ver­tu chrétienne.

La charité dans la lutte

Mais s’il s’agit de ques­tions pure­ment poli­tiques, du meilleur genre de gou­ver­ne­ment, tel ou tel sys­tème d’administration civile, des diver­gences hon­nêtes sont per­mises. La jus­tice ne souffre donc pas que l’on fasse un crime à des hommes dont la pié­té est d’ailleurs connue, et l’esprit tout dis­po­sé à accep­ter doci­le­ment les déci­sions du Saint-​Siège, de ce qu’ils sont d’un avis dif­fé­rent sur les points en ques­tion. Ce serait encore une injus­tice bien plus grande de sus­pec­ter leur foi ou de les accu­ser de la tra­hir, ain­si que Nous l’avons regret­té plus d’une fois. – Que ce soit là une loi impres­crip­tible pour les écri­vains et sur­tout pour les jour­na­listes. Dans une lutte où les plus grands inté­rêts sont en jeu, il ne faut lais­ser aucune place aux dis­sen­sions intes­tines ou à l’esprit ce par­ti ; mais, dans un accord una­nime des esprits et des cœurs, tous doivent pour­suivre le but com­mun, qui est de sau­ver les grands inté­rêts de la reli­gion et de la socié­té. Si donc, par le pas­sé, quelques dis­sen­ti­ments ont eu lieu, il faut les ense­ve­lir dans un sin­cère oubli ; si quelque témé­ri­té, si quelque injus­tice a été com­mise, quel que soit le cou­pable, il faut tout répa­rer par une cha­ri­té réci­proque et tout rache­ter par un com­mun assaut de défé­rence envers le Saint-​Siège. – De la sorte, les catho­liques obtien­dront deux avan­tages très impor­tants : celui d’aider l’Église à conser­ver et à pro­pa­ger la doc­trine chré­tienne, et celui de rendre le ser­vice le plus signa­lé à la socié­té, dont le salut est for­te­ment com­pro­mis par les mau­vaises doc­trines et les mau­vaises passions.

C’est là, Vénérables Frères, ce que Nous avons cru devoir ensei­gner à toutes les nations du monde catho­lique sur la consti­tu­tion chré­tienne des États et les devoirs pri­vés des sujets.

Il Nous reste à implo­rer par d’ardentes prières le secours céleste, et à conju­rer Dieu de faire lui-​même abou­tir au terme dési­ré tous Nos dési­rs et tous Nos efforts pour sa gloire et le salut du genre humain, lui qui peut seul éclai­rer les esprits et tou­cher les cœurs des hommes. Comme gage des béné­dic­tions divines et en témoi­gnage de Notre pater­nelle bien­veillance, Nous Vous don­nons dans la cha­ri­té du Seigneur, Vénérables Frères, à Vous, ain­si qu’au cler­gé et au peuple entier confié à Votre garde et à Votre vigi­lance, la Bénédiction Apostolique.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 1er novembre 1885, la hui­tième année de Notre Pontificat.

LÉON XIII, Pape.

  1. Rm 13, 1. [] [] []
  2. Sap., 6, 7. []
  3. Ibid. 5,2. []
  4. Jn 20, 21. []
  5. Mt 28, 20. []
  6. Jn 10, 10. []
  7. Mc 16, 15. []
  8. Mt 16, 19. []
  9. Jn 21, 16–17. []
  10. Lc 17,32. []
  11. Mt 28, 18–20. []
  12. 2 Co 10, 6. []
  13. Ibid. 13, 10. []
  14. Ac 5, 29. []
  15. Sacr. Imp. ad Cyrillum Alexand. et Episcopos metrop. – Cfr. Labbeum, Collect. Conc. T. III. []
  16. De mori­bus Eccl., cap. 30, n. 6 3. []
  17. Ep. 238. []
  18. Il suf­fit d’en citer quelques-​unes. – Prop. 19. – L’Église n’est pas une socié­té vraie, par­faite, indé­pen­dante, elle ne jouit pas de droits propres et constants que lui ait confé­rés son divin Fondateur ; mais il appar­tient au pou­voir civil de défi­nir quels sont les droits de l’Église et dans quelles limites elle peut les exer­cer ; Prop. 39. – L’État, comme ori­gine et source de tous les droits, jouit d’un droit illi­mi­té. Prop. 55. – Il faut sépa­rer l’Église de l’État et l’État de l’Église. Prop. 79. – … Il est faux que la liber­té civile des cultes et la pleine facul­té don­née à cha­cun de mani­fes­ter ouver­te­ment et publi­que­ment n’importe quelles opi­nions ou pen­sées, ait pour consé­quence de cor­rompre plus faci­le­ment les esprits et les mœurs et de pro­pa­ger la peste de l’indifférence. []
  19. Epist. CV., ad Donatistas, cap II, n. 9. []
  20. 1 P 2, 16. []
  21. Jn 8, 34. []
  22. Tertull., Apol. n. 37 []