Saint Pie X

257ᵉ pape ; de 1903 à 1914

29 juin 1914

Motu proprio Doctoris Angelici

Sur l’étude de la doctrine de saint Thomas d’Aquin dans les écoles catholiques

Nul vrai catho­lique n’a osé révo­quer en doute cette sen­tence du Docteur angé­lique : « La régle­men­ta­tion des études appar­tient sur­tout à l’autorité du Siège apos­to­lique pré­po­sé au gou­ver­ne­ment de l’Eglise uni­ver­selle dont le bien est pro­mu par les centres géné­raux d’études. » [1] De ce grand office de Notre charge Nous Nous sommes déjà acquit­té ailleurs, plus spé­cia­le­ment à la date du 1er sep­tembre 1910, lorsque, par Notre Lettre Sacrorum Antistitum ; adres­sée à tous les évêques et aux maîtres géné­raux des Ordres reli­gieux qui auraient pour mis­sion de veiller à la for­ma­tion des jeunes clercs, Nous leur don­nions d’abord ces avis : « Pour ce qui est des études, Nous vou­lons et Nous ordon­nons expres­sé­ment que la phi­lo­so­phie sco­las­tique soit éta­blie comme le fon­de­ment des études sacrées… Et la chose capi­tale ici est qu’en pres­cri­vant de suivre la phi­lo­so­phie sco­las­tique, Nous enten­dons sur­tout, par cette philoso­phie, la phi­lo­so­phie qu’a livrée saint Thomas d’Aquin. De cette philo­sophie, tout ce qui a été réglé par Notre pré­dé­ces­seur, tout cela Nous vou­lons le main­te­nir en vigueur et, dans la mesure où il serait besoin, Nous le renou­ve­lons et Nous le confir­mons, et Nous ordon­nons que cela soit par tous stric­te­ment obser­vé. Il appar­tien­dra aux ‑évêques, si quelque part dans les Séminaires il y avait eu là-​dessus quelque négli­gence, d’urger et d’exiger qu’on l’observe à l’avenir. Nous don­nons le même pré­cepte aux chefs des Ordres religieux. »

Il s’est trou­vé, parce que Nous avions dit en cet endroit qu’il fal­lait sur­tout suivre la phi­lo­so­phie de Thomas d’Aquin sans dire qu’il fal­lait la suivre uni­que­ment, que plu­sieurs se sont per­sua­dé qu’ils obéis­saient à Notre volon­té ou, à tout le moins, qu’ils ne lui étaient pas con­traires s’ils pre­naient indis­tinc­te­ment, pour s’y tenir, ce que tel autre des Docteurs sco­las­tiques a ensei­gné en phi­lo­so­phie, bien que cela fût en oppo­si­tion avec les prin­cipes de saint Thomas. Mais, en cela, ils se sont gran­de­ment trom­pés. Lorsque Nous don­nions aux Nôtres saint Thomas comme chef de la phi­lo­so­phie sco­las­tique, il va de soi que Nous avions vou­lu sur­tout l’entendre de ses prin­cipes sur les­quels, comme sur ses fon­de­ments, cette phi­lo­so­phie repose. De même, en effet, qu’il faut reje­ter l’opinion de cer­tains anciens affir­mant qu’il n’importe en rien a la véri­té de la foi qu’on ait tel ou tel sen­ti­ment au sujet des choses créées, pour­vu seule­ment qu’on pense juste au sujet de Dieu, car l’erreur tou­chant la nature des choses engendre une fausse connais­sance de Dieu, de même doivent être sain­te­ment et invio­la­ble­ment gar­dés les prin­cipes de la phi­lo­so­phie posés par Tho­mas d’Aquin, en ver­tu des­quels tout ensemble et l’on obtient une telle science des choses créées, qu’elle s’accorde admi­ra­ble­ment avec la foi [2] ; et toutes les erreurs de tous les temps sont réfu­tées, et l’on peut dis­cer­ner avec cer­ti­tude ce qui doit être attri­bué à Dieu seul et à nul autre que lui [3] ; et se trouvent illus­trées de la façon la plus mer­veilleuse soit la diver­si­té, soit l’analogie entre Dieu et ses ‑œuvres, diver­si­té et ana­lo­gie que déjà le qua­trième Concile de Latran expri­mait en ces termes : « Entre le Créateur et la créa­ture, on ne peut assi­gner une telle res­sem­blance qu’on ne doive mar­quer entre eux une dis­sem­blance plus grande encore. » [4] — Du reste, ces prin­cipes de saint Thomas, si Nous les pre­nons d’une façon géné­rale et dans leur ensemble, ne contiennent pas autre chose que ce que les plus grands phi­lo­sophes et les princes des Docteurs de l’Eglise avaient trou­vé par leurs médi­ta­tions et leurs rai­son­ne­ments sur les rai­sons propres de la connais­sance humaine, sur la nature de Dieu et des autres choses, sur l’ordre moral et la fin der­nière de la vie qu’il faut atteindre. Un si magni­fique patri­moine de sagesse que lui-​même, après l’avoir reçu des anciens, a per­fec­tion­né et aug­men­té par la- puis­sance de son génie presque digne des anges, et qu’il a appli­qué à pré­pa­rer, illus­trer et pro­té­ger [5] la doc­trine sacrée dans les intel­li­gences humaines, ni la saine rai­son ne veut qu’on le néglige ni la reli­gion ne souffre qu’on en, retranche aucune partie.

Alors sur­tout que si la véri­té catho­lique est une fois pri­vée de ce puis­sant bou­le­vard, c’est en vain que pour la défendre on deman­de­ra du secours à cette phi­lo­so­phie dont les prin­cipes ou bien sont com­muns avec les erreurs du maté­ria­lisme, du monisme, du pan­théisme, du socia­lisme et des divers moder­nismes, ou cer­tai­ne­ment ne leur sont point oppo­sés. C’est qu’en effet les points qui, dans la phi­lo­so­phie de saint Thomas, ne doivent pas être du genre des opi­nions au sujet des­quelles on peut dis­pu­ter en l’un et en l’autre sens, mais comme des fon­de­ments sur les­quels toute la science des choses natu­relles et divines se trouve éta­blie ; et, si on les retire ou si on les altère en quelque manière que ce soit, il en résulte encore néces­sai­re­ment ceci que les étu­diants des dis­ci­plines sacrées ne per­çoivent même plus la signi­fi­ca­tion des mots par les­quels les dogmes que Dieu a révé­lés sont pro­po­sés par le magis­tère de l’Eglise.

C’est pour cela que déjà Nous avons vou­lu que tous ceux qui tra­vaillent à ensei­gner la phi­lo­so­phie et la théo­lo­gie sacrées fussent aver­tis que s’ils s’éloignaient d’un seul pas, sur­tout dans les choses de la méta­phy­sique, de Thomas d’Aquin, ce ne serait point sans un grand détri­ment. Et main­te­nant Nous décla­rons de plus que non seule­ment ceux-​là ne suivent point saint Thomas, mais s’égarent très loin du saint Docteur, qui per­ver­tissent dans leurs inter­pré­ta­tions ou qui méprisent entiè­re­ment ce qui, dans sa phi­lo­so­phie, en consti­tue les prin­cipes et les grandes thèses. Que si la doc­trine de quelque auteur eu de quelque saint a été jamais recom­man­dée par Nous ou par Nos pré­dé­ces­seurs avec des louanges par­ti­cu­lières, en telle sorte même qu’aux louanges se joi­gnissent l’invitation et l’ordre de la répandre et de la défendre, il est aisé de com­prendre qu’elle a été recom­man­dée dans la mesure où elle s’accordait avec les prin­cipes de Thomas d’Aquin ou qu’elle ne s’y oppo­sait en aucune manière.

Nous avons esti­mé comme un devoir de Notre charge apos­to­lique de décla­rer et d’ordonner cela, afin qu’en une chose de la plus grande impor­tance tous ceux qui appar­tiennent à l’un et à l’autre cler­gé, sécu­lier ou régu­lier, aient entiè­re­ment nettes Notre pen­sée et Notre volon­té, et qu’ils l’accomplissent avec la promp­ti­tude et la dili­gence qui con­viennent. A cela vaque­ront avec un soin tout spé­cial les maîtres de la phi­lo­so­phie chré­tienne et de la théo­lo­gie sacrée, qui doivent avoir loya­le­ment pré­sent à leur esprit qu’ils n’ont point reçu le pou­voir d’enseigner à l’effet de com­mu­ni­quer aux élèves qui suivent leur cours les opi­nions qui leur plaisent, mais pour leur livrer les doc­trines tenues par l’Eglise comme les plus conformes à sa pensée.

Venant main­te­nant à ce qui regarde pro­pre­ment la théo­lo­gie sacrée, Nous vou­lons que l’étude de cette science soit tou­jours illus­trée à la lumière de la phi­lo­so­phie que nous avons dite ; mais, dans les Sémi­naires ordi­naires des clercs, il sera per­mis, pour­vu qu’il s’y trouve des maîtres com­pé­tents, d’avoir les livres de ces auteurs qui exposent en abré­gé les doc­trines déri­vées de la source de Thomas d’Aquin ; et il s’en trouve en ce genre qui sont fort recommandables.

Toutefois, pour culti­ver cette science d’une façon plus haute, comme elle doit être culti­vée dans les Universités et dans les grands Athénées, et aus­si dans tous ces Séminaires et Instituts aux­quels a été accor­dée la facul­té de confé­rer les grades aca­dé­miques, il faut abso­lu­ment que, reve­nant à l’ancienne cou­tume dont il n’eût fal­lu jamais s’écarter, il y ait des cours sur la Somme théo­lo­gique elle-​même, pour ce motif encore que ce livre com­men­té ren­dra plus facile l’intelligence et l’illustration des Décrets solen­nels de l’Eglise ensei­gnante et de ses actes venus dans- la suite. Car, après le bien­heu­reux saint Docteur, aucun Concile n’a été tenu par l’Eglise dans lequel lui-​même n’ait été pré­sent avec les richesses de sa doc­trine. C’est que l’expérience de tant de siècles a fait connaître, et il devient chaque jour plus mani­feste, com­bien vraie était cette affir­ma­tion de Notre pré­dé­ces­seur Jean XXII : « Lui (Thomas) a plus éclai­ré l’Eglise que tous les autres Docteurs : et, dans ses livres, l’homme pro­fite plus en une année que durant tout le temps de sa vie dans la doc­trine des autres. » [6] Cette pen­sée, saint Pie V, quand il déci­da que la fête de saint Thomas comme Docteur serait célé­brée par toute l’Eglise, la confir­ma en ces termes : « Parce que la Providence du Dieu tout-​puissant a fait que le Docteur angé­lique, par la force et la véri­té de sa doc­trine, à par­tir du moment où il est entré dans le ciel, a dis­si­pé, en les confon­dant et les réfu­tant, les nom­breuses héré­sies qui sont venues depuis, comme sou­vent aupara­vant et comme der­niè­re­ment dans les saints Décrets du Concile de Trente la chose est appa­rue clai­re­ment, Nous ordon­nons que la mémoire du saint Docteur, dont les mérites libèrent chaque jour l’univers d’erreurs pes­ti­len­tielles, soit plus encore qu’auparavant l’ob­jet d’un culte ins­pi­ré par l’amour d’un cœur pieux et recon­nais­sant. » [7] Il Nous plaît aus­si, lais­sant les autres éloges de Nos pré­dé­ces­seurs, si nom­breux et si écla­tants, de com­prendre, dans ces paroles de Benoît XIV, toutes les louanges des écrits de saint Thomas‑d’Aquin, sur­tout de la Somme théo­lo­gique : « De nom­breux Pontifes romains Nos pré­dé­ces­seurs ont ren­du à sa doc­trine des témoi­gnages la com­blant d’honneur. Et Nous-​même, dans les livres que Nous avons écrits sur diverses matières, lorsque, en la scru­tant avec soin, Nous avons per­çu et contem­plé la pen­sée du Docteur angé­lique, tou­jours plein d’admiration et de joie, Nous y avons adhé­ré et sous­crit, confes­sant ingé­nu­ment que s’il se trouve quelque chose de bon dans ces mêmes livres, ce n’est nul­le­ment à Nous, mais à un si grand maître, que le tout doit être attri­bué. » [8]

C’est pour­quoi, « afin que la doc­trine de saint Thomas pure et inté­grale fleu­risse dans les écoles, ce que Nous avons extrê­me­ment à cœur », et que dis­pa­raisse « cette manière d’enseigner qui se fonde sur l’autorité et le juge­ment des maîtres par­ti­cu­liers », et qui, pour ce motif, « a un fon­de­ment muable, d’où pro­viennent des sen­ti­ments divers et contra­dic­toires, non sans que ce soit au grand détri­ment de la science chré­tienne » [9], Nous vou­lons, ordon­nons, com­man­dons que ceux qui obtiennent la charge d’en­sei­gner la sacrée théo­lo­gie dans les Universités, les grands lycées, col­lèges, Séminaires, Instituts qui ont par indult apos­to­lique, le pou­voir de confé­rer l’es grades aca­dé­miques et le doc­to­rat en cette même science, aient comme texte de leurs leçons la Somme théo­lo­gique et l’expliquent en langue latine, et qu’ils mettent un soin jaloux à sus­ci­ter à son égard dans leurs audi­teurs le plus grand amour. Ceci est déjà loua­ble­ment en usage dans plu­sieurs Instituts ; les très sages fon­da­teurs des Ordres reli­gieux ont vou­lu qu’il en fût ain­si dans leurs mai­sons d’études, avec la plus grande appro­ba­tion de Nos pré­dé­ces­seurs, et les hommes saints qui sont venus après les temps de saint Thomas n’ont eu que lui comme maître suprême de la doc­trine. C’est ain­si et non autre­ment qu’il arri­ve­ra non seule­ment que la théo­lo­gie sera rame­née à son pre­mier éclat, mais encore que seront ren­dus à toutes les sciences sacrées leur ordre et leur valeur, et que tout ce qui est du domaine de l’intelligence et de la rai­son pren­dra de nou­velles forces.

Pour ces motifs, à l’avenir, aucun pou­voir de confé­rer les grades aca­dé­miques en théo­lo­gie sacrée ne sera accor­dé à aucun Institut, à moins que ce qui est ordon­né ici par Nous ne soit chez lui sainte­ment obser­vé. Quant aux Instituts ou aux Facultés même des Ordres ou des Congrégations de régu­liers qui ont déjà légi­ti­me­ment le pou­voir de confé­rer ces sortes de grades aca­dé­miques ou autres diplômes ‑sem­blables, même seule­ment dans les limites de leur Famille, ceux-​là en seront pri­vés et devront être tenus comme en étant pri­vés qui, après trois ans, pour quelque cause que ce soit, même nul­le­ment volon­taire, n’auront point reli­gieu­se­ment obtem­pé­ré à Notre pré­sente prescription.

Et nous sta­tuons ceci sans qu’aucunes choses contraires puissent y faire obstacle.

Donné à Rome, à Saint-​Pierre, le vingt-​neuvième jour du mois de juin 1914, de Notre Pontificat la onzième année.

PIE X, PAPE.

Source : Actes de S. S. Pie X, Tome 8, La Bonne Presse.

Notes de bas de page
  1. Opusc. Contra impu­gnantes Dei cultum et reli­gio­nem, c. iii.[]
  2. Contra Gentiles, lib. II, c. iii et ii[]
  3. lb., c. iii, et I, q. xii, a. 4 ; et q. liv, a. .1[]
  4. Decretalis IIa Damnamus ergo, etc. Cf. S. Thom. Quæst. Disput. De scien­tia Dei, art. 11.[]
  5. In librum Bœthii De Trinitate, quæst. ii, art. 3[]
  6. Alloc. hab. in Consistorio an. 1318.[]
  7. Bulle Mirabilis Deus, du 11 avril 1617.[]
  8. Acta Cap. Gen., O. P., t. IX, p. 196.[]
  9. Léon XIII, Lettre Qui te, du 19 juin 1886[]