Voici le troisième discours de Pie XII sur les vertus du foyer domestique. Il fait suite à ceux que le pape a prononcés les 27 janvier et 7 avril :
III. – Pourquoi cultiver les vertus ?
De tous les trésors que vous vous êtes apportés l’un à l’autre, chers jeunes époux, et que vous mettez en commun pour en embellir votre foyer domestique et pour les transmettre aux enfants et aux générations qui naîtront de vous, il n’en est point qui enrichisse, féconde et orne autant la demeure et la vie familiales que le trésor des vertus : bonnes dispositions naturelles héritées de vos parents, de vos aïeux, et transformées en vertus par des actes répétés ; vertus surnaturelles reçues au baptême où vos parents vous portèrent après votre naissance.
Ces vertus, qu’on aime à comparer aux fleurs – le lis de la pureté, la rose de la charité, la violette de l’humilité – il faut les cultiver dans le foyer et pour le foyer.
Mais voici que certains esprits peu instruits ou superficiels, ou simplement indolents et uniquement soucieux de s’épargner tout effort, vous diront : « Pourquoi tant se fatiguer à cultiver les vertus ? Elles sont surnaturelles, elles sont un don gratuit de Dieu : quel besoin ont-elles du travail de l’homme et de quelle efficacité peut être son action, du moment que l’œuvre est divine et que nous n’avons sur elle aucun pouvoir ? »
C’est là un faux raisonnement ; vous le sentez vous-mêmes, et vous répondrez avec saint Paul : « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce envers moi n’a pas été vaine » (i Cor., xv, 10). Sans doute, c’est Dieu seul qui verse dans l’âme les vertus essentiellement surnaturelles de foi, d’espérance et de charité ; c’est lui seul qui peut greffer sur les vertus naturelles la vertu du Christ, laquelle leur communique sa vie divine et en fait autant de vertus surnaturelles. Mais qui voudrait comparer ces fleurs divines aux pauvres fleurs artificielles, fleurs de papier ou de soie, fleurs sans vie, sans parfum, sans fécondité ? Ces dernières, il est vrai, ne se fanent pas ; elles restent telles qu’elles ont été faites ; elles ne meurent pas, puisque pour mourir il faut d’abord avoir la vie. Au contraire, les fleurs naturelles de nos jardins sont bien autrement délicates : le vent les dessèche, le gel les brûle, elles sont sensibles aussi bien à l’excès qu’au manque de soleil ou de pluie. Il faut que le jardinier mette un soin vigilant à les protéger. Elles ont besoin qu’il les cultive.
Pareillement – puisque les choses terrestres sont une image, toujours bien imparfaite sans doute, des choses divines – les fleurs surnaturelles dont le Père céleste orne le berceau du nouveau-né exigent, elles aussi, des soins empressés pour ne pas mourir – à plus forte raison pour vivre, pour éclore et pour produire leurs fruits. Mais, bien qu’elles soient exposées à la mort, elles ont sur les fleurs naturelles des jardins d’ici-bas l’avantage d’être destinées à une vie d’immortalité, à un épanouissement sans limite, à une fécondité sans la triste rançon de la flétrissure, à une croissance qui ne s’arrêtera qu’au moment où il plaira au divin jardinier de les cueillir pour en orner et en parfumer le jardin du paradis.
Et comment ?
Comment faut-il donc cultiver les vertus ? De la même manière que les fleurs. Il faut les défendre, ces fleurs, contre les causes de mort, seconder leur éclosion et leur développement ; une sage et habile culture va jusqu’à faire passer en elles les qualités et les beautés des autres fleurs. Il en va de même de la culture des fleurs surnaturelles que sont les vertus. N’avez-vous pas, jeunes maris, depuis le jour de vos fiançailles jusqu’à celui de vos noces, n’avez-vous pas eu soin d’offrir des fleurs à vos fiancées ? Fleurs brillantes ou modestes, détachées de la plante et mises en un vase d’eau limpide, où, malgré tout, elles se fanaient bien vite, et vous apportiez alors d’autres fleurs plus fraîches. Demain, dans votre foyer, dans un coin du jardin, peut-être seulement à votre fenêtre, dans une humble caissette, vous remuerez un peu de terre, vous y déposerez la graine et vous l’arroserez ; puis, avec une curiosité presque anxieuse, vous guetterez la sortie d’une légère pointe verte, de la tige, des fleurs, le sourire du premier bouton, enfin l’éclosion de la fleur. Et cette fleur, de quels soins vous l’entourerez !
Sans doute, à l’infidèle non plus Dieu ne refuse pas sa grâce ; bien plus, Seigneur et maître de ses dons, il peut même lui donner de quoi accomplir des actes extraordinaires de vertu. Mais, selon l’ordre normal de sa Providence, la vraie vie vertueuse fleurit et mûrit là où le baptême a infusé les vertus dans l’âme de l’enfant et c’est dans cette bonne terre qu’elles se développeront progressivement, pourvu qu’on les y cultive avec soin.
De même que Dieu a créé la terre avec ses matières nutritives, avec le soleil pour éclairer et réchauffer les plantes, avec la pluie et la rosée pour la rafraîchir, ainsi il a créé la nature humaine, c’est-à- dire l’âme unie au corps formé dans le sein maternel ; et cette nature est un terrain riche de bonnes dispositions et de ressources. Dans cette nature il met la lumière de l’intelligence, la chaleur et la vigueur de la volonté et du sentiment ; il dépose dans cette terre, sous cette lumière et cette chaleur, les vertus surnaturelles comme des germes cachés qu’il anime de la vie divine ; et il enverra le soleil, la pluie et la rosée de sa grâce, afin que l’exercice des vertus, et par là les vertus elles-mêmes, s’affirment et se développent. Seulement, il faut aussi que le travail de l’homme coopère avec les dons et avec l’action de Dieu. Ce sera tout d’abord et dès le premier instant, l’éducation de l’enfant par le père et la mère ; ce sera ensuite, au fur et à mesure qu’il devient un adolescent et un homme, la coopération personnelle de l’enfant lui-même.
Si la collaboration des parents avec la puissance créatrice de Dieu dans le don de la vie à un futur élu du ciel, est une des plus admirables dispositions de la Providence pour l’honneur de l’humanité, leur collaboration dans la formation d’un chrétien n’est-elle pas encore plus admirable ? Cette coopération est si réelle et si efficace qu’un auteur catholique a pu écrire un délicieux ouvrage sur les mères des saints. Quels parents dignes de ce nom hésiteraient à apprécier un si grand honneur et à y correspondre ?
Les parents doivent d’abord cultiver leurs propres vertus
Mais en vous-mêmes aussi, ou plutôt avant tout en vous-mêmes, il faut que vous cultiviez les vertus. Votre mission, votre dignité l’exige. Plus l’âme des parents est parfaite et sainte, plus est, à coup sûr, délicate et riche l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants. Les enfants sont « comme un arbre planté près d’un cours d’eau, qui donne son fruit en son temps et dont le feuillage ne se flétrit point » (Ps., i, 3). Mais quelle influence n’aura pas sur eux, chers époux, votre propre conduite, cette vie qu’ils auront sous les yeux dès leur naissance ! N’oubliez pas que l’exemple agira sur ces petites créatures dès avant l’âge où elles pourront comprendre les leçons qu’elles recevront de vos lèvres. Même à supposer que Dieu supplée par des faveurs exceptionnelles au défaut d’éducation, comment seraient-elles vraiment des vertus du foyer, ces vertus qui seraient, au moment même où elles fleurissent dans le cœur de l’enfant, fanées ou desséchées dans le cœur du père ou de la mère ?
Or le jardinier a une double tâche : il doit mettre la plante en état à la fois de tirer profit des conditions extérieures et de n’en pas souffrir, et il doit travailler la terre et la plante elle-même pour en favoriser la croissance, les fleurs et les fruits.
… préserver ensuite leur foyer des influences néfastes.
Par conséquent, vous avez le devoir de préserver votre enfant, et de vous préserver vous-mêmes, de tout ce qui pourrait porter atteinte à votre vie honnête et chrétienne, et à la vie de vos enfants, de tout ce qui pourrait obscurcir ou ébranler votre foi et la leur, de tout ce qui pourrait ternir la pureté, l’éclat, la fraîcheur de votre âme et de leur âme. Qu’ils sont à plaindre, ceux qui n’ont pas conscience de cette responsabilité, ceux qui ne considèrent point le mal qu’ils se font à eux-mêmes et à ces innocentes créatures mises par eux à la lumière d’ici-bas. Ils méconnaissent le danger de tant d’imprudences dans les lectures, les spectacles, les relations, les usages ; ils ne se rendent pas compte qu’un jour l’imagination et la sensibilité feront revivre dans l’esprit et dans le cœur de l’adolescent ce que ses yeux avaient entrevu dans son enfance, sans le comprendre ! Mais il ne suffit pas de préserver : il faut aller délibérément au soleil, à la lumière, à la chaleur de la doctrine du Christ, il faut chercher la rosée et la pluie de sa grâce pour en recevoir la vie, le développement, la vigueur.
Davantage encore. Sans le péché originel, Dieu aurait demandé aux pères et mères de famille, comme à nos premiers parents, de travailler la terre, de cultiver les fleurs et les fruits, de telle sorte toutefois que le travail eût été agréable et non pénible à l’homme [1]. Mais le péché, que l’on oublie si souvent et que pratiquement on nie effrontément, a rendu le travail austère. La nature humaine demande comme la terre à être labourée, à la sueur de notre front : il faut la travailler sans cesse, il faut sarcler, déraciner les mauvaises inclinations et les germes de vices, il faut combattre les influences nocives, il faut émonder et tailler, c’est-à-dire redresser les déviations même des meilleures tendances ; il faut tantôt stimuler l’inertie et l’indolence dans la pratique de certaines vertus, tantôt freiner ou régler l’élan naturel, la spontanéité dans l’exercice des autres, afin d’assurer l’harmonieux développement de l’ensemble.
C’est une œuvre de tous les instants de la vie ; elle s’étend même à l’accomplissement des autres travaux journaliers, qui en reçoivent la seule valeur qui compte, et leur beauté, leur charme, leur parfum. Que grâce à vos soins, votre foyer se rapproche de plus en plus de celui de la sainte famille de Nazareth et qu’il soit un jardin intime où le Maître aime à venir cueillir des lys (Cant., vi, 1). Nous souhaitons que sur votre foyer descende la féconde rosée de la bénédiction divine et Nous vous en donnons de grand cœur un gage dans Notre paternelle Bénédiction apostolique.
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. V, p. 29 ; traduction française des Discours aux jeunes époux, t, II, p. 265.
- Cf. S. Thomas, Summa Theol., Ia, q. 102, a. 3.[↩]