Léon XIII

256ᵉ pape ; de 1878 à 1903

15 mai 1891

Lettre encyclique Rerum Novarum

Doctrine sociale de l'Église: La question ouvrière

Table des matières

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 15 mai 1891
A tous Nos Vénérables Frères, les Patriarches, Primats, Archevêques et Evêques du monde catho­lique, en grâce et com­mu­nion avec le Siège Apostolique.

Vénérables Frères, Salut et Bénédiction apostolique.

La question ouvrière

La soif d’innovations [1] qui depuis long­temps s’est empa­rée des socié­tés et les tient dans une agi­ta­tion fié­vreuse devait, tôt ou tard, pas­ser des régions de la poli­tique dans la sphère voi­sine de l’économie sociale. En effet, l’industrie s’est déve­lop­pée et ses méthodes se sont com­plè­te­ment renou­ve­lées. Les rap­ports entre patrons et ouvriers se sont modi­fiés. La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la mul­ti­tude a été lais­sée dans l’indigence. Les ouvriers ont conçu une opi­nion plus haute d’eux-mêmes et ont contrac­té entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans par­ler de la cor­rup­tion des mœurs, ont eu pour résul­tat un redou­table conflit.

Partout, les esprits sont en sus­pens et dans une anxieuse attente, ce qui seul suf­fit à prou­ver com­bien de graves inté­rêts sont ici enga­gés. Cette situa­tion pré­oc­cupe à la fois le génie des savants, la pru­dence des sages, les déli­bé­ra­tions des réunions popu­laires, la pers­pi­ca­ci­té des légis­la­teurs et les conseils des gou­ver­nants. En ce moment, il n’est pas de ques­tion qui tour­mente davan­tage l’esprit humain.

C’est pour­quoi, Vénérables Frères, ce que, pour le bien de l’Église et le salut com­mun des hommes, Nous avons fait ailleurs par nos Lettres sur la sou­ve­rai­ne­té poli­tique [2], la Liberté humaine [3], la consti­tu­tion chré­tienne des États [4], et sur d’autres sujets ana­logues, afin de réfu­ter selon qu’il Nous sem­blait oppor­tun les opi­nions erro­nées et fal­la­cieuses, Nous jugeons devoir le réité­rer aujourd’hui et pour les mêmes motifs en vous entre­te­nant de la condi­tion des ouvriers. Ce sujet, Nous l’avons, sui­vant l’occasion, effleu­ré plu­sieurs fois. Mais la conscience de notre charge apos­to­lique Nous fait un devoir de le trai­ter dans cette ency­clique plus expli­ci­te­ment et avec plus d’ampleur, afin de mettre en évi­dence les prin­cipes d’une solu­tion conforme à la véri­té et à l’équité.

Le pro­blème n’est pas aisé à résoudre, ni exempt de péril. Il est dif­fi­cile, en effet, de pré­ci­ser avec jus­tesse les droits et les devoirs qui règlent les rela­tions des riches et des pro­lé­taires, des capi­ta­listes et des tra­vailleurs. D’autre part, le pro­blème n’est pas sans dan­ger, parce que trop sou­vent d’habiles agi­ta­teurs cherchent à en déna­tu­rer le sens et en pro­fitent pour exci­ter les mul­ti­tudes et fomen­ter les troubles.

Quoi qu’il en soit, Nous sommes per­sua­dé, et tout le monde en convient, qu’il faut, par des mesures promptes et effi­caces, venir en aide aux hommes des classes infé­rieures, atten­du qu’ils sont pour la plu­part dans une situa­tion d’infortune et de misère imméritées.

Les abus du capitalisme

Le der­nier siècle a détruit, sans rien leur sub­sti­tuer, les cor­po­ra­tions anciennes qui étaient pour eux une pro­tec­tion. Les sen­ti­ments reli­gieux du pas­sé ont dis­pa­ru des lois et des ins­ti­tu­tions publiques et ain­si, peu à peu, les tra­vailleurs iso­lés et sans défense se sont vu, avec le temps, livrer à la mer­ci de maîtres inhu­mains et à la cupi­di­té d’une concur­rence effré­née. Une usure dévo­rante est venue accroître encore le mal. Condamnée à plu­sieurs reprises par le juge­ment de l’Église, elle n’a ces­sé d’être pra­ti­quée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d’une insa­tiable cupi­di­té. À tout cela, il faut ajou­ter la concen­tra­tion entre les mains de quelques-​uns de l’industrie et du com­merce deve­nus le par­tage d’un petit nombre d’hommes opu­lents et de plou­to­crates qui imposent ain­si un joug presque ser­vile à l’infinie mul­ti­tude des prolétaires.

Le faux remède : le socialisme

Les socialistes proposent un remède pire que le mal : la suppression de la propriété privée

Les socia­listes, pour gué­rir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres contre les riches. Ils pré­tendent que toute pro­prié­té de biens pri­vés doit être sup­pri­mée, que les biens d’un cha­cun doivent être com­muns à tous, et que leur admi­nis­tra­tion doit reve­nir aux muni­ci­pa­li­tés ou à l’État. Moyennant ce trans­fert des pro­prié­tés et cette égale répar­ti­tion entre les citoyens des richesses et de leurs avan­tages, ils se flattent de por­ter un remède effi­cace aux maux présents.

Mais pareille théo­rie, loin d’être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à la classe ouvrière elle-​même, si elle était mise en pra­tique. D’ailleurs, elle est sou­ve­rai­ne­ment injuste en ce qu’elle viole les droits légi­times des pro­prié­taires, qu’elle déna­ture les fonc­tions de l’État et tend à bou­le­ver­ser de fond en comble l’édifice social. De fait, comme il est facile de le com­prendre, la rai­son intrin­sèque du tra­vail entre­pris par qui­conque exerce un métier, le but immé­diat visé par le tra­vailleur, c’est d’acquérir un bien qu’il pos­sé­de­ra en propre et comme lui appartenant.

Car s’il met à la dis­po­si­tion d’autrui ses forces et son éner­gie, ce n’est évi­dem­ment que pour obte­nir de quoi pour­voir à son entre­tien et aux besoins de la vie. Il attend de son tra­vail le droit strict et rigou­reux, non seule­ment de rece­voir son salaire, mais encore d’en user comme bon lui semblera.

Si donc, en rédui­sant ses dépenses, il est arri­vé à faire quelques épargnes et si, pour s’en assu­rer la conser­va­tion, il les a par exemple réa­li­sées dans un champ, ce champ n’est assu­ré­ment que du salaire trans­for­mé. Le fonds acquis ain­si sera la pro­prié­té de l’ouvrier, au même titre que la rému­né­ra­tion même de son tra­vail. Or, il est évident qu’en cela consiste pré­ci­sé­ment le droit de pro­prié­té mobi­lière et immobilière.

Ainsi, cette conver­sion de la pro­prié­té pri­vée en pro­prié­té col­lec­tive, pré­co­ni­sée par le socia­lisme, n’aurait d’autre effet que de rendre la situa­tion des ouvriers plus pré­caire, en leur reti­rant la libre dis­po­si­tion de leur salaire et en leur enle­vant, par le fait même, tout espoir et toute pos­si­bi­li­té d’agrandir leur patri­moine et d’améliorer leur situation.

Mais, et ceci paraît plus grave encore, le remède pro­po­sé est en oppo­si­tion fla­grante avec la jus­tice, car la pro­prié­té pri­vée et per­son­nelle est pour l’homme de droit naturel.

Cette suppression est contraire aux exigences de la nature humaine

Il y a en effet, sous ce rap­port, une très grande dif­fé­rence entre l’homme et les ani­maux sans rai­son. Ceux-​ci ne se gou­vernent pas eux-​mêmes ; ils sont diri­gés et gou­ver­nés par la nature, moyen­nant un double ins­tinct qui, d’une part, tient leur acti­vi­té constam­ment en éveil et en déve­loppe les forces, de l’autre, pro­voque tout à la fois et cir­cons­crit cha­cun de leurs mou­ve­ments. Un pre­mier ins­tinct les porte à la conser­va­tion et à la défense de leur vie propre, un second à la pro­pa­ga­tion de l’espèce. Les ani­maux obtiennent aisé­ment ce double résul­tat par l’usage des choses pré­sentes, mises à leur por­tée. Ils seraient d’ailleurs inca­pables de tendre au-​delà, puisqu’ils ne sont mus que par les sens et par chaque objet par­ti­cu­lier que les sens per­çoivent. Bien autre est la nature humaine. En l’homme d’abord se trouvent en leur per­fec­tion les facul­tés de l’animal. Dès lors, il lui revient, comme à l’animal, de jouir des objets maté­riels. Mais ces facul­tés, même pos­sé­dées dans leur plé­ni­tude, bien loin de consti­tuer toute la nature humaine, lui sont bien infé­rieures et sont faites pour lui obéir et lui être assu­jet­ties. Ce qui excelle en nous, qui nous fait hommes et nous dis­tingue essen­tiel­le­ment de la bête, c’est l’esprit ou la rai­son. En ver­tu de cette pré­ro­ga­tive, il faut recon­naître à l’homme, non seule­ment la facul­té géné­rale d’user des choses exté­rieures à la façon des ani­maux, mais en plus le droit stable et per­pé­tuel de les pos­sé­der, tant celles qui se consomment par l’usage que celles qui demeurent après nous avoir servi.

Une consi­dé­ra­tion plus pro­fonde de la nature humaine va faire res­sor­tir mieux encore cette véri­té. L’homme embrasse par son intel­li­gence une infi­ni­té d’objets ; aux choses pré­sentes, il ajoute et rat­tache les choses futures ; il est le maître de ses actions. Aussi, sous la direc­tion de la loi éter­nelle et sous le gou­ver­ne­ment uni­ver­sel de la Providence divine, est-​il en quelque sorte à lui-​même, et sa loi, et sa pro­vi­dence. C’est pour­quoi il a le droit de choi­sir les choses qu’il estime les plus aptes à pour­voir, non seule­ment au pré­sent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domi­na­tion, non seule­ment les pro­duits de la terre, mais encore la terre elle-​même qu’il voit appe­lée à être, par sa fécon­di­té, la pour­voyeuse de son ave­nir. Les néces­si­tés de l’homme ont pour ain­si dire de per­pé­tuels retours : satis­faites aujourd’hui, elles renaissent demain avec de mît à sa dis­po­si­tion un élé­ment stable et per­ma­nent, capable de lui en four­nir per­pé­tuel­le­ment les moyens. Or, cette per­pé­tui­té de res­sources ne pou­vait être four­nie que par la terre avec ses richesses inépuisables.

La terre, nourricière commune de tous les hommes

Et qu’on n’en appelle pas à la pro­vi­dence de l’État, car l’État est pos­té­rieur à l’homme. Avant qu’il pût se for­mer, l’homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de pro­té­ger son existence.

Qu’on n’oppose pas non plus à la légi­ti­mi­té de la pro­prié­té pri­vée le fait que Dieu a don­né la terre au genre humain tout entier pour qu’il l’utilise et en jouisse. Si l’on dit que Dieu l’a don­née en com­mun aux hommes, cela signi­fie non pas qu’ils doivent la pos­sé­der dans la confu­sion, mais que Dieu n’a assi­gné de part à aucun homme en particulier.

Il a aban­don­né la déli­mi­ta­tion des pro­prié­tés à la sagesse des hommes et aux ins­ti­tu­tions des peuples. Au reste, quoique divi­sée en pro­prié­tés pri­vées, la terre ne laisse pas de ser­vir à la com­mune uti­li­té de tous, atten­du qu’il n’est per­sonne par­mi les mor­tels qui ne se nour­risse du pro­duit des champs. Qui en manque y sup­plée par le tra­vail. C’est pour­quoi l’on peut affir­mer en toute véri­té que le tra­vail est le moyen uni­ver­sel de pour­voir aux besoins de la vie, qu’on l’exerce sur sa propre terre ou dans quelque métier dont la rému­né­ra­tion se tire seule­ment des pro­duits de la terre et s’échange avec eux.

De tout cela, il res­sort une fois de plus que la pro­prié­té pri­vée est plei­ne­ment conforme à la nature. La terre, sans doute, four­nit à l’homme avec abon­dance les choses néces­saires à la conser­va­tion de sa vie et, plus encore, à son per­fec­tion­ne­ment, mais elle ne le pour­rait d’elle-même sans la culture et les soins de l’homme.

Or, celui-​ci, consa­crant son génie et ses forces à l’utilisation de ces biens de la nature, s’attribue par le fait même cette part de la nature maté­rielle qu’il a culti­vée et où il a lais­sé comme une cer­taine empreinte de sa per­sonne, si bien qu’en toute jus­tice il en devient le pro­prié­taire et qu’il n’est per­mis d’aucune manière de vio­ler son droit.

La force de ces rai­son­ne­ments est d’une évi­dence telle qu’il est per­mis de s’étonner que cer­tains tenants d’opinions sur­an­nées puissent encore y contre­dire, en accor­dant sans doute à l’individu l’usage du sol et les fruits des champs, mais en lui refu­sant le droit de pos­sé­der en qua­li­té de pro­prié­taire ce sol où il a bâti, cette por­tion de terre qu’il a culti­vée. Ils ne voient donc pas qu’ils dépouillent par là cet homme du fruit de son labeur. Ce champ tra­vaillé par la main du culti­va­teur a chan­gé com­plè­te­ment d’aspect : il était sau­vage, le voi­là défri­ché ; d’infécond, il est deve­nu fer­tile. Ce qui l’a ren­du meilleur est inhé­rent au sol et se confond tel­le­ment avec lui, qu’il serait en grande par­tie impos­sible de l’en sépa­rer. Or, la jus­tice tolérerait-​elle qu’un étran­ger vînt alors s’attribuer et uti­li­ser cette terre arro­sée des sueurs de celui qui l’a culti­vée ? De même que l’effet suit la cause, ain­si est-​il juste que le fruit du tra­vail soit au travailleur.

C’est donc avec rai­son que l’universalité du genre humain, sans s’émouvoir des opi­nions contraires d’un petit groupe, recon­naît, en consi­dé­rant atten­ti­ve­ment la nature, que dans ses lois réside le pre­mier fon­de­ment de la répar­ti­tion des biens et des pro­prié­tés pri­vées. C’est avec rai­son que la cou­tume de tous les siècles a sanc­tion­né une situa­tion si conforme à la nature de l’homme et à la vie calme et pai­sible des socié­tés. De leur côté, les lois civiles qui tirent leur valeur, quand elles sont justes, de la loi natu­relle, confirment ce même droit et le pro­tègent par la force. – Enfin, l’autorité des lois divines vient y appo­ser son sceau en défen­dant, sous une peine très grave, jusqu’au désir même du bien d’autrui. Tu ne convoi­te­ras pas la femme de ton pro­chain, ni sa mai­son, ni son champ, ni sa ser­vante, ni son boeuf, ni son âne, ni rien de ce qui est à lui [5].

La suppression de la propriété privée est contraire à la famille.

Cependant, ces droits qui sont innés à chaque homme pris iso­lé­ment appa­raissent plus rigou­reux encore quand on les consi­dère dans leurs rela­tions et leur connexion avec les devoirs de la vie domes­tique. Nul doute que, dans le choix d’un genre de vie, il ne soit loi­sible à cha­cun, ou de suivre le conseil de Jésus-​Christ sur la vir­gi­ni­té, ou de contrac­ter mariage. Aucune loi humaine ne sau­rait enle­ver d’aucune façon le droit natu­rel et pri­mor­dial de tout homme au mariage, ni écar­ter la fin prin­ci­pale pour laquelle il a été éta­bli par Dieu dès l’origine : Croissez et multipliez-​vous [6]. Voilà donc consti­tuée la famille, c’est-à-dire la socié­té domes­tique, socié­té très petite sans doute, mais réelle et anté­rieure à toute socié­té civile à laquelle, dès lors, il fau­dra de toute néces­si­té attri­buer cer­tains droits et cer­tains devoirs abso­lu­ment indé­pen­dants de l’État.

Ce droit de pro­prié­té que Nous avons, au nom même de la nature, reven­di­qué pour l’individu, doit être main­te­nant trans­fé­ré à l’homme, chef de famille. Bien plus, en pas­sant dans la socié­té domes­tique, il y acquiert d’autant plus de force que la per­sonne humaine y reçoit plus d’extension. La nature impose au père de famille le devoir sacré de nour­rir et d’entretenir ses enfants. De plus, comme les enfants reflètent la phy­sio­no­mie de leur père et sont une sorte de pro­lon­ge­ment de sa per­sonne, la nature lui ins­pire de se pré­oc­cu­per de leur ave­nir et de leur créer un patri­moine qui les aide à se défendre hon­nê­te­ment dans les vicis­si­tudes de la vie, contre les sur­prises de la mau­vaise for­tune. Or, il ne pour­ra leur créer ce patri­moine sans pos­sé­der des biens pro­duc­tifs qu’il puisse leur trans­mettre par voie d’héritage.

Aussi bien que la socié­té civile, la famille, comme Nous l’avons dit plus haut, est une socié­té pro­pre­ment dite, avec son auto­ri­té propre qui est l’autorité pater­nelle. C’est pour­quoi, tou­jours sans doute dans la sphère que lui déter­mine sa fin immé­diate, elle jouit, pour le choix et l’usage de tout ce qu’exigent sa conser­va­tion et l’exercice d’une juste indé­pen­dance, de droits au moins égaux à ceux de la socié­té civile. Au moins égaux, disons-​Nous, car la socié­té domes­tique a sur la socié­té civile une prio­ri­té logique et une prio­ri­té réelle, aux­quelles par­ti­cipent néces­sai­re­ment ses droits et ses devoirs. Si les citoyens, si les familles entrant dans la socié­té humaine y trou­vaient, au lieu d’un sou­tien, un obs­tacle, au lieu d’une pro­tec­tion, une dimi­nu­tion de leurs droits, la socié­té serait plu­tôt à reje­ter qu’à rechercher.

C’est une erreur grave et funeste de vou­loir que le pou­voir civil pénètre à sa guise jusque dans le sanc­tuaire de la famille. Assurément, s’il arrive qu’une famille se trouve dans une situa­tion maté­rielle cri­tique et que, pri­vée de res­sources, elle ne puisse d’aucune manière en sor­tir par elle-​même, il est juste que, dans de telles extré­mi­tés, le pou­voir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la socié­té. De même, si un foyer domes­tique est quelque part le théâtre de graves vio­la­tions des droits mutuels, il faut que le pou­voir public y réta­blisse le droit de cha­cun. Ce n’est point là empié­ter sur les droits des citoyens, mais leur assu­rer une défense et une pro­tec­tion récla­mées par la jus­tice. Là tou­te­fois doivent s’arrêter ceux qui détiennent les pou­voirs publics la nature leur inter­dit de dépas­ser ces limites.

L’autorité pater­nelle ne sau­rait être abo­lie ni absor­bée par l’État, car elle a sa source là où la vie humaine prend la sienne. » Les fils sont quelque chose de leur père. » Ils sont en quelque sorte une exten­sion de sa per­sonne. Pour par­ler exac­te­ment, ce n’est pas immé­dia­te­ment par eux-​mêmes qu’ils s’agrègent et s’incorporent à la socié­té civile, mais par l’intermédiaire de la socié­té fami­liale dans laquelle ils sont nés. De ce que » les fils sont natu­rel­le­ment quelque chose de leur père, ils doivent res­ter sous la tutelle des parents jusqu’à ce qu’ils aient acquis l’usage du libre arbitre. » [7] Ainsi, en sub­sti­tuant à la pro­vi­dence pater­nelle la pro­vi­dence de l’État, les socia­listes vont contre la jus­tice natu­relle et brisent les liens de la famille.

Mais on ne voit que trop les funestes consé­quences de leur sys­tème : ce serait la confu­sion et le bou­le­ver­se­ment de toutes les classes de la socié­té, l’asservissement tyran­nique et odieux des citoyens. La porte serait grande ouverte à l’envie réci­proque, aux manœuvres dif­fa­ma­toires, à la dis­corde. Le talent et l’esprit d’initiative per­son­nels étant pri­vés de leurs sti­mu­lants, la richesse, par une consé­quence néces­saire, serait tarie dans sa source même. Enfin le mythe tant cares­sé de l’égalité ne serait pas autre chose, en fait, qu’un nivel­le­ment abso­lu de tous les hommes dans une com­mune misère et dans une com­mune médiocrité.

De tout ce que Nous venons de dire, il résulte que la théo­rie socia­liste de la pro­prié­té col­lec­tive est abso­lu­ment à répu­dier comme pré­ju­di­ciable à ceux-​là mêmes qu’on veut secou­rir, contraire aux droits natu­rels des indi­vi­dus, comme déna­tu­rant les fonc­tions de l’État et trou­blant la tran­quilli­té publique. Que ceci soit donc bien éta­bli : le pre­mier prin­cipe sur lequel doit se baser le relè­ve­ment des classes infé­rieures est l’inviolabilité de la pro­prié­té privée.

Les vrais remèdes au mal social – Le rôle de l’Eglise

À l’aide de ces don­nées, Nous allons mon­trer où l’on peut trou­ver le remède que l’on cherche. C’est avec assu­rance que Nous abor­dons ce sujet, et dans toute la plé­ni­tude de Notre droit. La ques­tion qui s’agite est d’une nature telle, qu’à moins de faire appel à la reli­gion et à l’Église, il est impos­sible de lui trou­ver jamais une solu­tion. Or, comme c’est à Nous prin­ci­pa­le­ment qu’ont été confiées la sau­ve­garde de la reli­gion et la dis­pen­sa­tion de ce qui est du domaine de l’Église, Nous taire serait aux yeux de tous négli­ger notre devoir.

Assurément, une ques­tion de cette gra­vi­té demande encore à d’autres agents leur part d’activité et d’efforts. Nous vou­lons par­ler des chefs d’État, des patrons et des riches, des ouvriers eux-​mêmes dont le sort est ici en jeu. Mais ce que Nous affir­mons sans hési­ta­tion, c’est l’inanité de leur action en dehors de celle de l’Église. C’est l’Église, en effet, qui puise dans l’Évangile des doc­trines capables, soit de mettre fin au conflit, soit au moins de l’adoucir en lui enle­vant tout ce qu’il a d’âpreté et d’aigreur ; l’Église, qui ne se contente pas d’éclairer l’esprit de ses ensei­gne­ments, mais s’efforce encore de régler en consé­quence la vie et les moeurs de cha­cun ; l’Église qui, par une foule d’institutions émi­nem­ment bien­fai­santes, tend à amé­lio­rer le sort des classes pauvres ; l’Église qui veut et désire ardem­ment que toutes les classes mettent en com­mun leurs lumières et leurs forces, pour don­ner à la ques­tion ouvrière la meilleure solu­tion pos­sible ; l’Église enfin qui estime que les lois et l’autorité publique doivent, avec mesure et avec sagesse sans doute, appor­ter à cette solu­tion leur part de concours.

La nécessité des inégalités et des souffrances

Le pre­mier prin­cipe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accep­ter cette néces­si­té de sa nature qui rend impos­sible, dans la socié­té civile, l’élévation de tous au même niveau. Sans doute, c’est là ce que pour­suivent les socia­listes. Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C’est elle, en effet, qui a dis­po­sé par­mi les hommes des dif­fé­rences aus­si mul­tiples que pro­fondes ; dif­fé­rences d’intelligence, de talent, de san­té, de force ; dif­fé­rences néces­saires d’où naît spon­ta­né­ment l’inégalité des condi­tions. Cette inéga­li­té d’ailleurs tourne au pro­fit de tous, de la socié­té comme des indi­vi­dus. La vie sociale requiert dans son orga­ni­sa­tion des apti­tudes variées et des fonc­tions diverses, et le meilleur sti­mu­lant à assu­mer ces fonc­tions est, pour les hommes, la dif­fé­rence de leurs condi­tions respectives.

Pour ce qui regarde le tra­vail en par­ti­cu­lier, même dans l’état d’innocence, l’homme n’était nul­le­ment des­ti­né à vivre dans l’oisiveté. Mais ce que la volon­té eût embras­sé libre­ment comme un exer­cice agréable est deve­nu, après le péché, une néces­si­té impo­sée comme une expia­tion et accom­pa­gnée de souf­france. La terre est mau­dite à cause de toi. C’est par un tra­vail pénible que tu en tire­ras ta nour­ri­ture tous les jours de ta vie [8].

De même, toutes les autres cala­mi­tés qui ont fon­du sur l’homme n’auront pas ici-​bas de fin ni de trêve, parce que les funestes consé­quences du péché sont dures à sup­por­ter, amères, pénibles, et qu’elles se font sen­tir à l’homme, sans qu’il puisse y échap­per, jusqu’à la fin de sa vie. Oui, la dou­leur et la souf­france sont l’apanage de l’humanité, et les hommes auront beau tout essayer, tout ten­ter pour les ban­nir, ils n’y réus­si­ront jamais, quelques res­sources qu’ils déploient et quelques forces qu’ils mettent en jeu. S’il en est qui s’en attri­buent le pou­voir, s’il en est qui pro­mettent au pauvre une vie exempte de souf­frances et de peines, tout adon­née au repos et à de per­pé­tuelles jouis­sances, ceux-​là cer­tai­ne­ment trompent le peuple et le bercent d’illusions d’où sor­ti­ront un jour des maux plus grands que ceux du pré­sent. Il vaut mieux voir les choses telles qu’elles sont et, comme Nous l’avons dit, cher­cher ailleurs un remède capable de sou­la­ger nos maux.

La nécessité de l’union

L’erreur capi­tale, dans la ques­tion pré­sente, c’est de croire que les deux classes sont ennemies-​nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se com­battent mutuel­le­ment dans un duel obs­ti­né. C’est là une affir­ma­tion à ce point dérai­son­nable et fausse que la véri­té se trouve dans une doc­trine abso­lu­ment opposée.

Dans le corps humain, les membres mal­gré leur diver­si­té s’adaptent mer­veilleu­se­ment l’un à l’autre, de façon à for­mer un tout exac­te­ment pro­por­tion­né et que l’on pour­rait appe­ler symé­trique. Ainsi, dans la socié­té, les deux classes sont des­ti­nées par la nature à s’unir har­mo­nieu­se­ment dans un par­fait équi­libre. Elles ont un impé­rieux besoin l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capi­tal sans tra­vail, ni de tra­vail sans capi­tal. La concorde engendre l’ordre et la beau­té. Au contraire, d’un conflit per­pé­tuel il ne peut résul­ter que la confu­sion des luttes sau­vages. Or, pour diri­mer ce conflit et cou­per le mal dans sa racine, les ins­ti­tu­tions chré­tiennes ont à leur dis­po­si­tion des moyens admi­rables et variés.

Et d’abord tout l’ensemble des véri­tés reli­gieuses, dont l’Église est la gar­dienne et l’interprète, est de nature à rap­pro­cher et à récon­ci­lier les riches et les pauvres, en rap­pe­lant aux deux classes leurs devoirs mutuels et, avant tous les autres, ceux qui dérivent de la justice.

Devoirs de l’ouvrier

Parmi ces devoirs, voi­ci ceux qui regardent le pauvre et l’ouvrier. Il doit four­nir inté­gra­le­ment et fidè­le­ment tout le tra­vail auquel il s’est enga­gé par contrat libre et conforme à l’équité. Il ne doit point léser son patron, ni dans ses biens, ni dans sa per­sonne. Ses reven­di­ca­tions mêmes doivent être exemptes de vio­lences et ne jamais revê­tir la forme de sédi­tions. Il doit fuir les hommes per­vers qui, dans des dis­cours men­son­gers, lui sug­gèrent des espé­rances exa­gé­rées et lui font de grandes pro­messes qui n’aboutissent qu’à de sté­riles regrets et à la ruine des fortunes.

Devoirs des patrons

Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point trai­ter l’ouvrier en esclave ; il est juste qu’ils res­pectent en lui la digni­té de l’homme, rele­vée encore par celle du chré­tien. Le tra­vail du corps, au témoi­gnage com­mun de la rai­son et de la phi­lo­so­phie chré­tienne, loin d’être un sujet de honte, fait hon­neur à l’homme, parce qu’il lui four­nit un noble moyen de sus­ten­ter sa vie. Ce qui est hon­teux et inhu­main, c’est d’user de l’homme comme d’un vil ins­tru­ment de lucre, de ne l’estimer qu’en pro­por­tion de la vigueur de ses bras. Le chris­tia­nisme, en outre, pres­crit qu’il soit tenu compte des inté­rêts spi­ri­tuels de l’ouvrier et du bien de son âme. Aux patrons, il revient de veiller à ce que l’ouvrier ait un temps suf­fi­sant à consa­crer à la pié­té ; qu’il ne soit point livré à la séduc­tion et aux sol­li­ci­ta­tions cor­rup­trices ; que rien ne vienne affai­blir en lui l’esprit de famille, ni les habi­tudes d’économie. Il est encore défen­du aux patrons d’imposer à leurs subor­don­nés un tra­vail au-​dessus de leurs forces ou en désac­cord avec leur âge ou leur sexe.

Mais, par­mi les devoirs prin­ci­paux du patron, il faut mettre au pre­mier rang celui de don­ner à cha­cun le salaire qui convient. Assurément, pour fixer la juste mesure du salaire, il y a de nom­breux points de vue à consi­dé­rer. Mais d’une manière géné­rale, que le riche et le patron se sou­viennent qu’exploiter la pau­vre­té et la misère, et spé­cu­ler sur l’indigence sont choses que réprouvent éga­le­ment les lois divines et humaines. Ce serait un crime à crier ven­geance au ciel, que de frus­trer quelqu’un du prix de ses labeurs. Voilà que le salaire que vous avez déro­bé par fraude à vos ouvriers crie contre vous, et que leur cla­meur est mon­tée jusqu’aux oreilles du Dieu des armées. [9]

Enfin, les riches doivent s’interdire reli­gieu­se­ment tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usu­raire qui serait de nature à por­ter atteinte à l’épargne du pauvre, d’autant plus que celui-​ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus modique.

L’obéissance à ces lois, Nous le deman­dons, ne suffirait-​elle pas à elle seule pour faire ces­ser tout anta­go­nisme et en sup­pri­mer les causes ? L’Église, tou­te­fois, ins­truite et diri­gée par Jésus-​Christ, porte ses vues encore plus haut. Elle pro­pose un ensemble de pré­ceptes plus com­plet, parce qu’elle ambi­tionne de res­ser­rer l’union des deux classes jusqu’à les unir l’une à l’autre par les liens d’une véri­table amitié.

La richesse et son usage

Nul ne sau­rait avoir une intel­li­gence vraie de la vie mor­telle, ni l’estimer à sa juste valeur, s’il ne s’élève jusqu’à la consi­dé­ra­tion de cette autre vie qui est immor­telle. Celle-​ci sup­pri­mée, toute espèce et toute vraie notion de bien dis­pa­raît. Bien plus, l’univers entier devient un impé­né­trable mys­tère. Quand nous aurons quit­té cette vie, alors seule­ment nous com­men­ce­rons à vivre. Cette véri­té qui nous est ensei­gnée par la nature elle-​même est un dogme chré­tien. Sur lui repose, comme sur son pre­mier fon­de­ment, tout l’ensemble de la reli­gion. Non, Dieu ne nous a point faits pour ces choses fra­giles et caduques, mais pour les choses célestes et éter­nelles. Il nous a don­né cette terre, non point comme une demeure fixe, mais comme un lieu d’exil.

Que vous abon­diez en richesses et en tout ce qui est répu­té biens de la for­tune, ou que vous en soyez pri­vé, cela n’importe nul­le­ment à l’éternelle béa­ti­tude. Ce qui importe, c’est l’usage que vous en faites. Malgré la plé­ni­tude de la rédemp­tion qu’il nous apporte, Jésus-​Christ n’a point sup­pri­mé les afflic­tions qui forment presque toute la trame de la vie mor­telle ; il en a fait des sti­mu­lants de la ver­tu et des sources de mérite, en sorte qu’il n’est point d’homme qui puisse pré­tendre aux récom­penses s’il ne marche sur les traces san­glantes de Jésus-​Christ. Si nous souf­frons avec lui, nous régne­rons avec lui [10].

D’ailleurs, en choi­sis­sant de plein gré la croix et les tour­ments, il en a sin­gu­liè­re­ment adou­ci la force et l’amertume. Afin de nous rendre la souf­france encore plus sup­por­table, à l’exemple il a ajou­té sa grâce et la pro­messe d’une récom­pense sans fin : Car le moment si court et si léger des afflic­tions que nous souf­frons en cette vie pro­duit en nous le poids éter­nel d’une gloire sou­ve­raine et incom­pa­rable [11].

Ainsi, les for­tu­nés de ce monde sont aver­tis que les richesses ne les mettent pas à cou­vert de la dou­leur, qu’elles ne sont d’aucune uti­li­té pour la vie éter­nelle, mais plu­tôt un obs­tacle [12], qu’ils doivent trem­bler devant les menaces inso­lites que Jésus-​Christ pro­fère contre les riches [13] ; qu’enfin il vien­dra un jour où ils devront rendre à Dieu, leur juge, un compte très rigou­reux de l’usage qu’ils auront fait de leur fortune.

Sur l’usage des richesses, voi­ci l’enseignement d’une excel­lence et d’une impor­tance extrême que la phi­lo­so­phie a pu ébau­cher, mais qu’il appar­te­nait à l’Église de nous don­ner dans sa per­fec­tion et de faire pas­ser de la théo­rie à la pra­tique. Le fon­de­ment de cette doc­trine est dans la dis­tinc­tion entre la juste pos­ses­sion des richesses et leur usage légi­time. La pro­prié­té pri­vée, Nous l’avons vu plus haut, est pour l’homme de droit natu­rel. L’exercice de ce droit est chose non seule­ment per­mise, sur­tout à qui vit en socié­té, mais encore abso­lu­ment néces­saire. » Il est per­mis à l’homme de pos­sé­der en propre et c’est même néces­saire à la vie humaine. » [14] Mais si l’on demande en quoi il faut faire consis­ter l’usage des biens, l’Église répond sans hési­ta­tion : » Sous ce rap­port, l’homme ne doit pas tenir les choses exté­rieures pour pri­vées, mais pour com­munes, de telle sorte qu’il en fasse part faci­le­ment aux autres dans leurs néces­si­tés. C’est pour­quoi l’Apôtre a dit : » Ordonne aux riches de ce siècle… de don­ner faci­le­ment, de com­mu­ni­quer leurs richesses [15] ». [16]

Nul assu­ré­ment n’est tenu de sou­la­ger le pro­chain en pre­nant sur son néces­saire ou sur celui de sa famille, ni même de rien retran­cher de ce que les conve­nances ou la bien­séance imposent à sa per­sonne : « Nul, en effet, ne doit vivre contrai­re­ment aux conve­nances. » [17]

Mais dès qu’on a accor­dé ce qu’il faut à la néces­si­té, à la bien­séance, c’est un devoir de ver­ser le super­flu dans le sein des pauvres. Ce qui reste, donnez-​le en aumône [18]. C’est un devoir, non pas de stricte jus­tice, sauf les cas d’extrême néces­si­té, mais de cha­ri­té chré­tienne, un devoir par consé­quent dont on ne peut pour­suivre l’accomplissement par l’action de la loi.

Mais au-​dessus des juge­ments de l’homme et de ses lois, il y a la loi et le juge­ment de Jésus-​Christ, notre Dieu, qui nous per­suade de toutes manières de faire habi­tuel­le­ment l’aumône. Il y a plus de bon­heur à don­ner qu’à rece­voir [19], dit-​il. Le Seigneur tien­dra pour faite ou refu­sée à lui-​même l’aumône qu’on aura faite ou refu­sée aux pauvres. Chaque fois que vous avez fait l’aumône à l’un des moindres de mes frères que vous voyez, c’est à moi que vous l’avez faite [20].

Du reste, voi­ci en quelques mots le résu­mé de cette doc­trine. Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abon­dance, soit des biens exté­rieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire ser­vir à son propre per­fec­tion­ne­ment et éga­le­ment, comme ministre de la Providence, au sou­la­ge­ment des autres. C’est pour­quoi » quelqu’un a‑t-​il le talent de la parole, qu’il prenne garde de se taire ; une sur­abon­dance de biens, qu’il ne laisse pas la misé­ri­corde s’engourdir au fond de son cœur ; l’art de gou­ver­ner, qu’il s’applique avec soin à en par­ta­ger avec son frère et l’exercice et les bien­faits. » [21]

La pauvreté

Quant aux déshé­ri­tés de la for­tune, ils apprennent de l’Église que, selon le juge­ment de Dieu lui-​même, la pau­vre­té n’est pas un opprobre et qu’il ne faut pas rou­gir de devoir gagner son pain à la sueur de son front. C’est ce que Jésus-​Christ Notre Seigneur a confir­mé par son exemple, lui qui, tout riche qu’il était, s’est fait indi­gent [22] pour le salut des hommes ; qui, fils de Dieu et Dieu lui-​même, a vou­lu pas­ser aux yeux du monde pour le fils d’un ouvrier ; qui est allé jusqu’à consu­mer une grande par­tie de sa vie dans un tra­vail mer­ce­naire. N’est-ce pas le char­pen­tier, fils de Marie ? [23]

Quiconque tien­dra sous son regard le Modèle divin com­pren­dra plus faci­le­ment ce que Nous allons dire : la vraie digni­té de l’homme et son excel­lence résident dans ses mœurs, c’est-à-dire dans sa ver­tu ; la ver­tu est le patri­moine com­mun des mor­tels, à la por­tée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la ver­tu et les mérites, par­tout où on les ren­contre, obtien­dront la récom­pense de l’éternelle béa­ti­tude. Bien plus, c’est vers les classes infor­tu­nées que le cœur de Dieu semble s’incliner davan­tage. Jésus-​Christ appelle les pauvres des bien­heu­reux [24], il invite avec amour à venir à lui, afin qu’il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent [25], il embrasse avec une cha­ri­té plus tendre les petits et les oppri­més. Ces doc­trines sont bien faites cer­tai­ne­ment pour humi­lier l’âme hau­taine du riche et le rendre plus condes­cen­dant, pour rele­ver le cou­rage de ceux qui souffrent et leur ins­pi­rer de la rési­gna­tion. Avec elles se trou­ve­rait dimi­nuée cette dis­tance que l’orgueil se plaît à main­te­nir ; on obtien­drait sans peine que des deux côtés on se don­nât la main et que les volon­tés s’unissent dans une même amitié.

La fraternité chrétienne

Mais c’est encore trop peu de la simple ami­tié : si l’on obéit aux pré­ceptes du chris­tia­nisme, c’est dans l’amour fra­ter­nel que s’opérera l’union. De part et d’autre, on sau­ra et l’on com­pren­dra que les hommes sont tous abso­lu­ment issus de Dieu, leur Père com­mun ; que Dieu est leur unique et com­mune fin, et que lui seul est capable de com­mu­ni­quer aux anges et aux hommes une féli­ci­té par­faite et abso­lue ; que tous ils ont été éga­le­ment rache­tés par Jésus-​Christ et réta­blis par lui dans leur digni­té d’enfants de Dieu, et qu’ainsi un véri­table lien de fra­ter­ni­té les unit, soit entre eux, soit au Christ leur Seigneur qui est le premier-​né par­mi un grand nombre de frères. [26] Ils sau­ront enfin que tous les biens de la nature, tous les tré­sors de la grâce appar­tiennent en com­mun et indis­tinc­te­ment à tout le genre humain, et qu’il n’y a que les indignes qui soient déshé­ri­tés des biens célestes. Si vous êtes fils, vous êtes aus­si héri­tiers : héri­tiers de Dieu, cohé­ri­tiers de Jésus-​Christ [27].

Tel est l’ensemble des droits et des devoirs qu’enseigne la phi­lo­so­phie chré­tienne. Ne verrait-​on pas l’apaisement se faire à bref délai, si ces ensei­gne­ments pou­vaient pré­va­loir dans les sociétés ?

L’action de l’Eglise dans la société

Cependant, l’Église ne se contente pas d’indiquer où se trouve le remède, elle l’applique au mal de sa propre main. Elle est tout occu­pée à ins­truire et à éle­ver les hommes d’après ses prin­cipes et sa doc­trine. Elle a soin d’en répandre les eaux vivi­fiantes aus­si loin et aus­si lar­ge­ment qu’il lui est pos­sible, par le minis­tère des évêques et du cler­gé. Puis elle s’efforce de péné­trer dans les âmes et d’obtenir des volon­tés qu’elles se laissent conduire et gou­ver­ner par la règle des pré­ceptes divins. Sur ce point capi­tal et de très grande impor­tance, parce qu’il ren­ferme comme le résu­mé de tous les inté­rêts en cause, l’action de l’Église est sou­ve­raine. Les ins­tru­ments dont elle dis­pose pour tou­cher les âmes lui ont été don­nés à cette fin par Jésus-​Christ et ils portent en eux une effi­ca­ci­té divine. Ils sont les seuls aptes à péné­trer jusque dans les pro­fon­deurs du cœur humain, les seuls capables d’amener l’homme à obéir aux injonc­tions du devoir, à maî­tri­ser ses pas­sions, à aimer Dieu et son pro­chain d’une cha­ri­té sans mesure, à bri­ser cou­ra­geu­se­ment tous les obs­tacles qui entravent sa marche dans la voie de la vertu.

Il suf­fit de pas­ser rapi­de­ment en revue par la pen­sée les exemples de l’antiquité. Les choses et les faits que Nous allons rap­pe­ler sont hors de toute contro­verse. Ainsi, il n’est pas dou­teux que la socié­té civile des hommes ait été fon­ciè­re­ment renou­ve­lée par les ins­ti­tu­tions chré­tiennes ; que cette réno­va­tion a eu pour effet de rele­ver le niveau du genre humain ou, pour mieux dire, de le rap­pe­ler de la mort à la vie et de le por­ter à un si haut degré de per­fec­tion qu’on n’en vit de supé­rieur ni avant ni après, et qu’on n’en ver­ra jamais dans tout le cours des siècles ; qu’enfin c’est Jésus-​Christ qui a été le prin­cipe de ces bien­faits et qui en doit être la fin ; car de même que tout est par­ti de lui, ain­si tout doit lui être rap­por­té. Quand donc l’Évangile eut rayon­né dans le monde, quand les peuples eurent appris le grand mys­tère de l’Incarnation du Verbe et de la Rédemption des hommes, la vie de Jésus-​Christ, Dieu et homme, enva­hit les socié­tés et les impré­gna tout entières de sa foi, de ses maximes et de ses lois. C’est pour­quoi, si la socié­té humaine doit être gué­rie, elle ne le sera que par le retour à la vie et aux ins­ti­tu­tions du christianisme.

À qui veut régé­né­rer une socié­té quel­conque en déca­dence, on pres­crit avec rai­son de la rame­ner à ses ori­gines. La per­fec­tion de toute socié­té consiste, en effet, à pour­suivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fon­dée, en sorte que tous les mou­ve­ments et tous les actes de la vie sociale naissent du même prin­cipe d’où est née la socié­té. Aussi, s’écarter de la fin, c’est aller à la mort ; y reve­nir, c’est reprendre vie.

Ce que Nous disons du corps social tout entier s’applique éga­le­ment à cette classe de citoyens qui vivent de leur tra­vail et qui forment la très grande majorité.

Qu’on ne pense pas que l’Église se laisse tel­le­ment absor­ber par le soin des âmes qu’elle néglige ce qui se rap­porte à la vie ter­restre et mor­telle. Pour ce qui est en par­ti­cu­lier de la classe des tra­vailleurs, elle veut les arra­cher à la misère et leur pro­cu­rer un sort meilleur, et elle fait tous ses efforts pour obte­nir ce résultat.

Et certes, elle apporte à cette œuvre un très utile concours, par le seul fait de tra­vailler en paroles et en actes à rame­ner les hommes à la ver­tu. Dès que les mœurs chré­tiennes sont en hon­neur, elles exercent natu­rel­le­ment sur la pros­pé­ri­té tem­po­relle leur part de bien­fai­sante influence. En effet, elles attirent la faveur de Dieu, prin­cipe et source de tout bien ; elles com­priment le désir exces­sif des richesses et la soif des volup­tés, ces deux fléaux qui trop sou­vent jettent l’amertume et le dégoût dans le sein même de l’opulence [28] ; elles se contentent enfin d’une vie et d’une nour­ri­ture fru­gales, et sup­pléent par l’économie à la modi­ci­té du reve­nu, écar­tant ces vices qui consument non seule­ment les petites, mais les plus grandes for­tunes, et dis­sipent les plus gros patrimoines.

L’Église en outre pour­voit encore direc­te­ment au bon­heur des classes déshé­ri­tées par la fon­da­tion et le sou­tien d’institutions qu’elle estime propres à sou­la­ger leur misère. En ce genre de bien­faits, elle a même tel­le­ment excel­lé que ses propres enne­mis ont fait son éloge.

Ainsi, chez les pre­miers chré­tiens, telle était la force de la cha­ri­té mutuelle, qu’il n’était point rare de voir les plus riches se dépouiller de leur patri­moine en faveur des pauvres. Aussi l’indigence n’était-elle point connue par­mi eux [29].

Les Apôtres avaient confié la dis­tri­bu­tion quo­ti­dienne des aumônes aux diacres dont l’ordre avait été spé­cia­le­ment ins­ti­tué à cette fin. Saint Paul lui-​même, quoique absor­bé par une sol­li­ci­tude qui embras­sait toutes les Églises, n’hésitait pas à entre­prendre de pénibles voyages pour aller en per­sonne por­ter des secours aux chré­tiens indi­gents. Des secours du même genre étaient spon­ta­né­ment offerts par les fidèles dans cha­cune de leurs assem­blées. Tertullien les appelle les dépôts de la pié­té, parce qu’on les employait » à entre­te­nir et à inhu­mer les per­sonnes indi­gentes, les orphe­lins pauvres des deux sexes, les domes­tiques âgés, les vic­times du nau­frage. » [30]

Voilà com­ment peu à peu s’est for­mé ce patri­moine que l’Église a tou­jours gar­dé avec un soin reli­gieux comme le bien propre de la famille des pauvres. Elle est allée jusqu’à assu­rer des secours aux mal­heu­reux, en leur épar­gnant l’humiliation de tendre la main. Cette com­mune Mère des riches et des pauvres, pro­fi­tant des mer­veilleux élans de cha­ri­té qu’elle avait par­tout pro­vo­qués, fon­da des socié­tés reli­gieuses et une foule d’autres ins­ti­tu­tions utiles qui ne devaient lais­ser sans sou­la­ge­ment à peu près aucun genre de misère. Il est sans doute un cer­tain nombre d’hommes aujourd’hui qui, fidèles échos des païens d’autrefois, en viennent jusqu’à se faire même, d’une cha­ri­té aus­si mer­veilleuse, une arme pour atta­quer l’Église. On a vu une bien­fai­sance éta­blie par les lois civiles se sub­sti­tuer à la cha­ri­té chré­tienne. Mais cette cha­ri­té chré­tienne, qui se voue tout entière et sans arrière-​pensée à l’utilité du pro­chain, ne peut être sup­pléée par aucune orga­ni­sa­tion humaine. L’Église seule pos­sède cette ver­tu, parce qu’on ne la puise que dans le Cœur sacré de Jésus-​Christ, et que c’est errer loin de Jésus-​Christ que d’être éloi­gné de son Église.

L’intervention de l’État

Toutefois, pour obte­nir le résul­tat vou­lu, il faut sans aucun doute recou­rir de plus aux moyens humains. Tous ceux que la ques­tion regarde doivent donc viser au même but et tra­vailler de concert, cha­cun dans sa sphère. Il y a là comme une image de la Providence gou­ver­nant le monde ; car nous voyons d’ordinaire que les faits et les évé­ne­ments qui dépendent de causes diverses sont la résul­tante de leur action commune.

Or, que sommes-​nous en droit d’attendre de l’État pour remé­dier à la situa­tion ? Disons d’abord que, par État, Nous enten­dons ici, non point tel gou­ver­ne­ment éta­bli chez tel peuple en par­ti­cu­lier, mais tout gou­ver­ne­ment qui répond aux pré­ceptes de la rai­son natu­relle et des ensei­gne­ments divins, ensei­gne­ments que Nous avons expo­sés Nous-​même, spé­cia­le­ment dans notre lettre ency­clique sur la consti­tu­tion chré­tienne des socié­tés [31].

Les chefs d’État doivent d’abord appor­ter un concours d’ordre géné­ral par tout l’ensemble des lois et des ins­ti­tu­tions. Nous vou­lons dire qu’ils doivent agir en sorte que la consti­tu­tion et l’administration de la socié­té fassent fleu­rir natu­rel­le­ment la pros­pé­ri­té, tant publique que privée.

Tel est, en effet, l’office de la pru­dence civile et le devoir propre de tous ceux qui gou­vernent. Or, ce qui fait une nation pros­père, c’est la pro­bi­té des mœurs, l’ordre et la mora­li­té comme bases de la famille, la pra­tique de la reli­gion et le res­pect de la jus­tice, c’est un taux modé­ré et une répar­ti­tion équi­table des impôts, le pro­grès de l’industrie et du com­merce, une agri­cul­ture flo­ris­sante et autres élé­ments du même genre, s’il en est que l’on ne peut déve­lop­per sans aug­men­ter d’autant le bien-​être et le bon­heur des citoyens.

De même donc que, par tous ces moyens, l’État peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut gran­de­ment amé­lio­rer le sort de la classe ouvrière. Il le fera dans toute la rigueur de son droit et sans avoir à redou­ter le reproche d’ingérence ; car en ver­tu même de son office, l’État doit ser­vir l’intérêt com­mun. Il est évident que plus se mul­ti­plie­ront les avan­tages résul­tant de cette action d’ordre géné­ral, et moins on aura besoin de recou­rir à d’autres expé­dients pour remé­dier à la condi­tion des travailleurs.

Mais voi­ci une autre consi­dé­ra­tion qui atteint plus pro­fon­dé­ment encore notre sujet. La rai­son d’être de toute socié­té est une et com­mune à tous ses membres, grands et petits. Les pauvres au même titre que les riches sont, de par le droit natu­rel, des citoyens, c’est-à-dire du nombre des par­ties vivantes dont se com­pose, par l’intermédiaire des familles, le corps entier de la nation. À par­ler exac­te­ment, en toutes les cités, ils sont le grand nombre. Comme il serait dérai­son­nable de pour­voir à une classe de citoyens et de négli­ger l’autre, il est donc évident que l’autorité publique doit aus­si prendre les mesures vou­lues pour sau­ve­gar­der la vie et les inté­rêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte jus­tice qui veut qu’on rende à cha­cun son dû. À ce sujet, saint Thomas dit fort sage­ment : » De même que la par­tie et le tout sont, en quelque manière, une même chose, ain­si ce qui appar­tient au tout est en quelque sorte à chaque par­tie. » [32]

C’est pour­quoi, par­mi les graves et nom­breux devoirs des gou­ver­nants qui veulent pour­voir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin éga­le­ment de toutes les classes de citoyens, en obser­vant rigou­reu­se­ment les lois de la jus­tice dite dis­tri­bu­tive.

Tous les citoyens sans excep­tion doivent appor­ter leur part à la masse des biens com­muns qui, du reste, par un retour natu­rel, se répar­tissent de nou­veau entre les indi­vi­dus. Néanmoins, les apports res­pec­tifs ne peuvent être ni les mêmes, ni d’égale mesure. Quelles que soient les vicis­si­tudes par les­quelles les formes de gou­ver­ne­ment sont appe­lées à pas­ser, il y aura tou­jours entre les citoyens ces inéga­li­tés de condi­tions sans les­quelles une socié­té ne peut ni exis­ter, ni être conçue. À tout prix, il faut des hommes qui gou­vernent, qui fassent des lois, qui rendent la jus­tice, qui enfin de conseil ou d’autorité admi­nistrent les affaires de la paix et les choses de la guerre. À n’en pas dou­ter, ces hommes doivent avoir la pré­émi­nence dans toute socié­té et y tenir le pre­mier rang, puisqu’ils tra­vaillent direc­te­ment au bien com­mun et d’une manière si excel­lente. Ceux au contraire qui s’appliquent aux choses de l’industrie ne peuvent concou­rir à ce bien com­mun, ni dans la même mesure, ni par les mêmes voies.

Eux aus­si cepen­dant, quoique d’une manière moins directe, servent gran­de­ment les inté­rêts de la socié­té. Sans nul doute, le bien com­mun dont l’acquisition doit avoir pour effet de per­fec­tion­ner les hommes est prin­ci­pa­le­ment un bien moral. Mais, dans une socié­té bien consti­tuée, il doit se trou­ver encore une cer­taine abon­dance de biens exté­rieurs » dont l’usage est requis à l’exercice de la ver­tu » [33].

Or, tous ces biens, c’est le tra­vail de l’ouvrier, tra­vail des champs ou de l’usine, qui en est sur­tout la source féconde et néces­saire. Bien plus, dans cet ordre de choses, le tra­vail a une telle fécon­di­té et une telle effi­ca­ci­té, que l’on peut affir­mer sans crainte de se trom­per que, seul, il donne aux nations la pros­pé­ri­té. L’équité demande donc que l’État se pré­oc­cupe des tra­vailleurs. Il doit faire en sorte qu’ils reçoivent une part conve­nable des biens qu’ils pro­curent à la socié­té, comme l’habitation et le vête­ment, et qu’ils puissent vivre au prix de moins de peines et de pri­va­tions. Ainsi, l’État doit favo­ri­ser tout ce qui, de près ou de loin, paraît de nature à amé­lio­rer leur sort. Cette sol­li­ci­tude, bien loin de pré­ju­di­cier à per­sonne, tour­ne­ra au contraire au pro­fit de tous, car il importe sou­ve­rai­ne­ment à la nation que des hommes, qui sont pour elle le prin­cipe de biens aus­si indis­pen­sables, ne se trouvent point de tous côtés aux prises avec la misère.

Règles et limites de son intervention

Il est dans l’ordre, avons-​Nous dit, que ni l’individu, ni la famille ne soient absor­bés par l’État. Il est juste que l’un et l’autre aient la facul­té d’agir avec liber­té, aus­si long­temps que cela n’atteint pas le bien géné­ral et ne fait tort à per­sonne. Cependant, aux gou­ver­nants il appar­tient de prendre soin de la com­mu­nau­té et de ses par­ties ; de la com­mu­nau­té, parce que la nature en a confié la conser­va­tion au pou­voir sou­ve­rain, de telle sorte que le salut public n’est pas seule­ment ici la loi suprême, mais la cause même et la rai­son d’être du pou­voir civil ; des par­ties, parce que, de droit natu­rel, le gou­ver­ne­ment ne doit pas viser l’intérêt de ceux qui ont le pou­voir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis.

Tel est l’enseignement de la phi­lo­so­phie et de la foi chré­tienne. D’ailleurs, toute auto­ri­té vient de Dieu et est une par­ti­ci­pa­tion de son auto­ri­té suprême. Dès lors, ceux qui en sont les dépo­si­taires doivent l’exercer à l’exemple de Dieu dont la pater­nelle sol­li­ci­tude ne s’étend pas moins à cha­cune des créa­tures en par­ti­cu­lier qu’à tout leur ensemble. Si donc les inté­rêts géné­raux ou l’intérêt d’une classe en par­ti­cu­lier se trouvent lésés ou sim­ple­ment mena­cés, et s’il est impos­sible d’y remé­dier ou d’y obvier autre­ment, il faut de toute néces­si­té recou­rir à l’autorité publique.

Or, il importe au salut public et pri­vé que l’ordre et la paix règnent par­tout ; que toute l’économie de la vie fami­liale soit réglée d’après les com­man­de­ments de Dieu et les prin­cipes de la loi natu­relle ; que la reli­gion soit hono­rée et obser­vée ; que l’on voie fleu­rir les moeurs pri­vées et publiques ; que la jus­tice soit reli­gieu­se­ment gar­dée et que jamais une classe ne puisse oppri­mer l’autre impu­né­ment ; qu’il croisse de robustes géné­ra­tions capables d’être le sou­tien et, s’il le faut, le rem­part de la patrie. C’est pour­quoi, s’il arrive que les ouvriers, aban­don­nant le tra­vail ou le sus­pen­dant par les grèves, menacent la tran­quilli­té publique ; que les liens natu­rels de la famille se relâchent par­mi les tra­vailleurs ; qu’on foule aux pieds la reli­gion des ouvriers en ne leur faci­li­tant point l’accomplissement de leurs devoirs envers Dieu ; que la pro­mis­cui­té des sexes ou d’autres exci­ta­tions au vice consti­tuent, dans les usines, un péril pour la mora­li­té ; que les patrons écrasent les tra­vailleurs sous le poids de far­deaux iniques ou désho­norent en eux la per­sonne humaine par des condi­tions indignes et dégra­dantes ; qu’ils attentent à leur san­té par un tra­vail exces­sif et hors de pro­por­tion avec leur âge et leur sexe ; dans tous les cas, il faut abso­lu­ment appli­quer dans de cer­taines limites la force et l’autorité des lois. La rai­son qui motive l’intervention des lois en déter­mine les limites : c’est-à-dire que celles-​ci ne doivent pas s’avancer ni rien entre­prendre au delà de ce qui est néces­saire pour remé­dier aux maux et écar­ter les dangers.

Les droits doivent par­tout être reli­gieu­se­ment res­pec­tés. L’État doit les pro­té­ger chez tous les citoyens en pré­ve­nant ou en ven­geant leur vio­la­tion. Toutefois, dans la pro­tec­tion des droits pri­vés, il doit se pré­oc­cu­per d’une manière spé­ciale des faibles et des indi­gents. La classe riche se fait comme un rem­part de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indi­gente, au contraire, sans richesses pour la mettre à cou­vert des injus­tices, compte sur­tout sur la pro­tec­tion de l’État. L’État doit donc entou­rer de soin et d’une sol­li­ci­tude toute par­ti­cu­lière les tra­vailleurs qui appar­tiennent à la classe pauvre en général.

Protection de la propriété privée

Mais il est bon de trai­ter à part cer­tains points de la plus grande impor­tance. En pre­mier lieu, il faut que les lois publiques soient pour les pro­prié­tés pri­vées une pro­tec­tion et une sau­ve­garde. Ce qui importe par-​dessus tout, au milieu de tant de cupi­di­tés en effer­ves­cence, c’est de conte­nir les masses dans le devoir. Il est per­mis de tendre vers de meilleures des­ti­nées dans les limites de la jus­tice. Mais enle­ver de force le bien d’autrui, enva­hir les pro­prié­tés étran­gères sous pré­texte d’une absurde éga­li­té, sont choses que la jus­tice condamne et que l’intérêt com­mun lui-​même répu­die. Assurément, les ouvriers qui veulent amé­lio­rer leur sort par un tra­vail hon­nête et en dehors de toute injus­tice forment la très grande majo­ri­té. Mais on en compte beau­coup qui, imbus de fausses doc­trines et ambi­tieux de nou­veau­tés, mettent tout en œuvre pour exci­ter des tumultes et entraî­ner les autres à la vio­lence. L’autorité publique doit alors inter­ve­nir. Mettant un frein aux exci­ta­tions des meneurs, elle pro­té­ge­ra les mœurs des ouvriers contre les arti­fices de la cor­rup­tion et les légi­times pro­prié­tés contre le péril de la rapine.

Protection du travail

Il n’est pas rare qu’un tra­vail trop pro­lon­gé ou trop pénible, et un salaire jugé trop faible, donnent lieu à ces chô­mages vou­lus et concer­tés qu’on appelle des grèves. À cette mala­die si com­mune et en même temps si dan­ge­reuse, il appar­tient au pou­voir public de por­ter un remède. Ces chô­mages en effet, non seule­ment tournent au détri­ment des patrons et des ouvriers eux-​mêmes, mais ils entravent le com­merce et nuisent aux inté­rêts géné­raux de la socié­té. Comme ils dégé­nèrent faci­le­ment en vio­lences et en tumultes, la tran­quilli­té publique s’en trouve sou­vent compromise.

Mais ici il est plus effi­cace et plus salu­taire que l’autorité des lois pré­vienne le mal et l’empêche de se pro­duire, en écar­tant avec sagesse les causes qui paraissent de nature à exci­ter des conflits entre ouvriers et patrons.

Chez l’ouvrier pareille­ment, il est des inté­rêts nom­breux qui réclament la pro­tec­tion de l’État. Vient en pre­mière ligne ce qui regarde le bien de son âme.

La vie du corps en effet, quelque pré­cieuse et dési­rable qu’elle soit, n’est pas le but der­nier de notre exis­tence. Elle est une voie et un moyen pour arri­ver, par la connais­sance du vrai et l’amour du bien, à la per­fec­tion de la vie de l’âme.

C’est l’âme qui porte gra­vée en elle-​même l’image et la res­sem­blance de Dieu. C’est en elle que réside cette sou­ve­rai­ne­té dont l’homme fut inves­ti quand il reçut l’ordre de s’assujettir la nature infé­rieure et de mettre à son ser­vice les terres et les mers. Remplissez la terre et assujettissez-​la ; domi­nez sur les pois­sons de la mer et sur les oiseaux du ciel et sur les ani­maux qui se meuvent sur la terre [34].

À ce point de vue, tous les hommes sont égaux ; point de dif­fé­rences entre riches et pauvres, maîtres et ser­vi­teurs, princes et sujets : Ils n’ont tous qu’un même Seigneur [35]. Il n’est per­mis à per­sonne de vio­ler impu­né­ment cette digni­té de l’homme que Dieu lui-​même traite avec un grand res­pect, ni d’entraver la marche de l’homme vers cette per­fec­tion qui cor­res­pond à la vie éter­nelle et céleste. Bien plus, il n’est même pas loi­sible à l’homme, sous ce rap­port, de déro­ger spon­ta­né­ment à la digni­té de sa nature, ou de vou­loir l’asservissement de son âme. Il ne s’agit pas en effet de droit dont il ait la libre dis­po­si­tion, mais de devoirs envers Dieu qu’il doit reli­gieu­se­ment remplir.

C’est de là que découle la néces­si­té du repos et de la ces­sa­tion du tra­vail aux jours du Seigneur. Le repos d’ailleurs ne doit pas être enten­du comme une plus large part faite à une sté­rile oisi­ve­té, ou encore moins, sui­vant le désir d’un grand nombre, comme un chô­mage fau­teur des vices et dis­si­pa­teur des salaires, mais bien comme un repos sanc­ti­fié par la reli­gion. Ainsi allié avec la reli­gion, le repos retire l’homme des labeurs et des sou­cis de la vie quo­ti­dienne. Il l’élève aux grandes pen­sées du ciel et l’invite à rendre à son Dieu le tri­but d’adoration qu’il lui doit. Tel est sur­tout le carac­tère et la rai­son de ce repos du sep­tième jour dont Dieu avait fait même déjà dans l’Ancien Testament un des prin­ci­paux articles de la loi : Souviens-​toi de sanc­ti­fier le jour du sab­bat [36], et dont il avait lui-​même don­né l’exemple par ce mys­té­rieux repos pris aus­si­tôt après qu’il eût créé l’homme : Il se repo­sa le sep­tième jour de tout le tra­vail qu’il avait fait [37].

Pour ce qui est des inté­rêts phy­siques et cor­po­rels, l’autorité publique doit tout d’abord les sau­ve­gar­der en arra­chant les mal­heu­reux ouvriers des mains de ces spé­cu­la­teurs qui, ne fai­sant point de dif­fé­rence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs per­sonnes pour satis­faire d’insatiables cupi­di­tés. Exiger une somme de tra­vail qui, en émous­sant toutes les facul­tés de l’âme, écrase le corps et en consume les forces jusqu’à épui­se­ment, c’est une conduite que ne peuvent tolé­rer ni la jus­tice ni l’humanité. L’activité de l’homme, bor­née comme sa nature, a des limites qu’elle ne peut fran­chir. Elle s’accroît sans doute par l’exercice et l’habitude, mais à condi­tion qu’on lui donne des relâches et des inter­valles de repos. Ainsi, le nombre d’heures d’une jour­née de tra­vail ne doit pas excé­der la mesure des forces des tra­vailleurs, et les inter­valles de repos doivent être pro­por­tion­nés à la nature du tra­vail et à la san­té de l’ouvrier, et réglés d’après les cir­cons­tances des temps et des lieux. L’ouvrier qui arrache à la terre ce qu’elle a de plus caché, la pierre, le fer et l’airain, a un labeur dont la briè­ve­té devra com­pen­ser la fatigue, ain­si que le dom­mage qu’il cause à la san­té. Il est juste, en outre, qu’on consi­dère les époques de l’année. Tel tra­vail sera sou­vent aisé dans une sai­son, et devien­dra into­lé­rable ou très pénible dans une autre.

Enfin, ce que peut réa­li­ser un homme valide et dans la force de l’âge ne peut être équi­ta­ble­ment deman­dé à une femme ou à un enfant. L’enfant en par­ti­cu­lier – et ceci demande à être obser­vé stric­te­ment – ne doit entrer à l’usine qu’après que l’âge aura suf­fi­sam­ment déve­lop­pé en lui les forces phy­siques, intel­lec­tuelles et morales. Sinon, comme une herbe encore tendre, il se ver­ra flé­tri par un tra­vail trop pré­coce et c’en sera fait de son édu­ca­tion. De même, il est des tra­vaux moins adap­tés à la femme que la nature des­tine plu­tôt aux ouvrages domes­tiques ; ouvrages d’ailleurs qui sau­ve­gardent admi­ra­ble­ment l’honneur de son sexe et répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne édu­ca­tion des enfants et la pros­pé­ri­té de la famille.

En géné­ral, la durée du repos doit se mesu­rer d’après la dépense des forces qu’il doit res­tau­rer. Le droit au repos de chaque jour ain­si que la ces­sa­tion du tra­vail le jour du Seigneur doivent être la condi­tion expresse ou tacite de tout contrat pas­sé entre patrons et ouvriers. Là où cette condi­tion n’entrerait pas, le contrat ne serait pas hon­nête, car nul ne peut exi­ger ou per­mettre la vio­la­tion des devoirs de l’homme envers Dieu et envers lui-même.

Le juste salaire

Nous pas­sons à pré­sent à un autre point de la ques­tion, d’une très grande impor­tance, qui, pour évi­ter toute exa­gé­ra­tion, demande à être défi­ni avec jus­tesse. Nous vou­lons par­ler de la fixa­tion du salaire.

On pré­tend qu’une fois le salaire libre­ment consen­ti de part et d’autre, le patron en le payant rem­plit tous ses enga­ge­ments et n’est plus tenu à rien. La jus­tice se trou­ve­rait seule­ment lésée, si le patron refu­sait de tout sol­der, ou si l’ouvrier refu­sait d’achever tout son tra­vail et de satis­faire à ses enga­ge­ments. Dans ces cas, à l’exclusion de tout autre, le pou­voir public aurait à inter­ve­nir pour pro­té­ger le droit de chacun.

Pareil rai­son­ne­ment ne trou­ve­ra pas de juge équi­table qui consente à y adhé­rer sans réserve. Il n’envisage pas tous les côtés de la ques­tion et il en omet un, fort sérieux. Travailler, c’est exer­cer son acti­vi­té dans le but de se pro­cu­rer ce qui est requis pour les divers besoins de la vie, mais sur­tout pour l’entretien de la vie elle-​même. Tu man­ge­ras ton pain à la sueur de ton front [38]. C’est pour­quoi le tra­vail a reçu de la nature comme une double empreinte. Il est per­son­nel parce que la force active est inhé­rente à la per­sonne et qu’elle est la pro­prié­té de celui qui l’exerce et qui l’a reçue pour son uti­li­té. Il est néces­saire parce que l’homme a besoin du fruit de son tra­vail pour conser­ver son exis­tence, et qu’il doit la conser­ver pour obéir aux ordres irré­fra­gables de la nature. Or, si l’on ne regarde le tra­vail que par le côté où il est per­son­nel, nul doute qu’il ne soit au pou­voir de l’ouvrier de res­treindre à son gré le taux du salaire. La même volon­té qui donne le tra­vail peut se conten­ter d’une faible rému­né­ra­tion ou même n’en exi­ger aucune. Mais il en va tout autre­ment si, au carac­tère de per­son­na­li­té, on joint celui de néces­si­té dont la pen­sée peut bien faire abs­trac­tion, mais qui n’en est pas sépa­rable en réa­li­té. En effet, conser­ver l’existence est un devoir impo­sé à tous les hommes et auquel ils ne peuvent se sous­traire sans crime. De ce devoir découle néces­sai­re­ment le droit de se pro­cu­rer les choses néces­saires à la sub­sis­tance que le pauvre ne se pro­cure que moyen­nant le salaire de son travail.

Que le patron et l’ouvrier fassent donc tant et de telles conven­tions qu’il leur plai­ra, qu’ils tombent d’accord notam­ment sur le chiffre du salaire. Au-​dessus de leur libre volon­té, il est une loi de jus­tice natu­relle plus éle­vée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuf­fi­sant à faire sub­sis­ter l’ouvrier sobre et hon­nête. Si, contraint par la néces­si­té ou pous­sé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des condi­tions dures, que d’ailleurs il ne peut refu­ser parce qu’elles lui sont impo­sées par le patron ou par celui qui fait l’offre du tra­vail, il subit une vio­lence contre laquelle la jus­tice proteste.

Mais dans ces cas et autres ana­logues, comme en ce qui concerne la jour­née de tra­vail et les soins de la san­té des ouvriers dans les usines, les pou­voirs publics pour­raient inter­ve­nir inop­por­tu­né­ment, vu sur­tout la varié­té des cir­cons­tances des temps et des lieux. Il sera donc pré­fé­rable d’en réser­ver en prin­cipe la solu­tion aux cor­po­ra­tions ou syn­di­cats dont Nous par­le­rons plus loin, ou de recou­rir à quelque autre moyen de sau­ve­gar­der les inté­rêts des ouvriers et d’en appe­ler même, en cas de besoin, à la pro­tec­tion et à l’appui de l’État.

Travail et propriété

L’ouvrier qui per­ce­vra un salaire assez fort pour parer aisé­ment à ses besoins et à ceux de sa famille s’appliquera, s’il est sage, à être éco­nome. Suivant le conseil que semble lui don­ner la nature elle-​même, il vise­ra par de pru­dentes épargnes à se ména­ger un petit super­flu qui lui per­mette de par­ve­nir un jour à l’acquisition d’un modeste patri­moine. Nous avons vu, en effet, que la ques­tion pré­sente ne pou­vait rece­voir de solu­tion vrai­ment effi­cace si l’on ne com­men­çait par poser comme prin­cipe fon­da­men­tal l’inviolabilité de la pro­prié­té pri­vée. Il importe donc que les lois favo­risent l’esprit de pro­prié­té, le réveillent et le déve­loppent autant qu’il est pos­sible dans les masses populaires.

Ce résul­tat une fois obte­nu serait la source des plus pré­cieux avan­tages. Et d’abord, la répar­ti­tion des biens serait cer­tai­ne­ment plus équi­table. La vio­lence des bou­le­ver­se­ments sociaux a divi­sé le corps social en deux classes et a creu­sé entre elles un immense abîme. D’une part, une fac­tion toute-​puissante par sa richesse. Maîtresse abso­lue de l’industrie et du com­merce, elle détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources. Elle tient d’ailleurs en sa main plus d’un res­sort de l’administration publique. De l’autre, une mul­ti­tude indi­gente et faible, l’âme ulcé­rée, tou­jours prête au désordre. Eh bien, si l’on sti­mule l’industrieuse acti­vi­té du peuple par la pers­pec­tive d’une par­ti­ci­pa­tion à la pro­prié­té du sol, l’on ver­ra se com­bler peu à peu l’abîme qui sépare l’opulence de la misère et s’opérer le rap­pro­che­ment des deux classes.

En outre, la terre pro­dui­ra toute chose en plus grande abon­dance. Car l’homme est ain­si fait que la pen­sée de tra­vailler sur un fonds qui est à lui redouble son ardeur et son appli­ca­tion. Il en vient même jusqu’à mettre tout son cœur dans une terre qu’il a culti­vée lui-​même, qui lui pro­met, à lui et aux siens, non seule­ment le strict néces­saire, mais encore une cer­taine aisance. Tous voient sans peine les heu­reux effets de ce redou­ble­ment d’activité sur la fécon­di­té de la terre et sur la richesse des nations.

Un troi­sième avan­tage sera l’arrêt dans le mou­ve­ment d’émigration. Personne, en effet, ne consen­ti­rait à échan­ger contre une région étran­gère sa patrie et sa terre natale, s’il y trou­vait les moyens de mener une vie plus tolérable.

Mais il y a une condi­tion indis­pen­sable pour que tous ces avan­tages deviennent des réa­li­tés. Il ne faut pas que la pro­prié­té pri­vée soit épui­sée par un excès de charges et d’impôts. Ce n’est pas des lois humaines, mais de la nature qu’émane le droit de pro­prié­té indi­vi­duelle. L’autorité publique ne peut donc l’abolir. Elle peut seule­ment en tem­pé­rer l’usage et le conci­lier avec le bien com­mun. Elle agit donc contre la jus­tice et l’humanité quand, sous le nom d’impôts, elle grève outre mesure les biens des particuliers.

Les corporations ouvrières

En der­nier lieu, les patrons et les ouvriers eux-​mêmes peuvent sin­gu­liè­re­ment aider à la solu­tion de la ques­tion par toutes les œuvres propres à sou­la­ger effi­ca­ce­ment l’indigence et à opé­rer un rap­pro­che­ment entre les deux classes.

De ce nombre sont les socié­tés de secours mutuels ; les ins­ti­tu­tions diverses dues à l’initiative pri­vée qui ont pour but de secou­rir les ouvriers, ain­si que leurs veuves et leurs orphe­lins, en cas de mort, d’accidents ou d’infirmités ; les patro­nages qui exercent une pro­tec­tion bien­fai­sante sur les enfants des deux sexes, sur les ado­les­cents et sur les hommes faits.

Mais la pre­mière place appar­tient aux cor­po­ra­tions ouvrières qui, en soi, embrassent à peu près toutes les œuvres. Nos ancêtres éprou­vèrent long­temps la bien­fai­sante influence de ces cor­po­ra­tions. Elles ont d’abord assu­ré aux ouvriers des avan­tages mani­festes. De plus, ain­si qu’une foule de monu­ments le pro­clament, elles ont été une source de gloire et de pro­grès pour les arts eux-​mêmes. Aujourd’hui, les géné­ra­tions sont plus culti­vées, les moeurs plus poli­cées, les exi­gences de la vie quo­ti­dienne plus nom­breuses. Il n’est donc pas dou­teux qu’il faille adap­ter les cor­po­ra­tions à ces condi­tions nou­velles. Aussi, Nous voyons avec plai­sir se for­mer par­tout des socié­tés de ce genre, soit com­po­sées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunis­sant à la fois des ouvriers et des patrons. Il est à dési­rer qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action.

Bien que Nous Nous en soyons occu­pé plus d’une fois, Nous vou­lons expo­ser ici leur oppor­tu­ni­té et leur droit à l’existence, et indi­quer com­ment elles doivent s’organiser et quel doit être leur pro­gramme d’action.

Elles sont de droit naturel.

L’expérience que fait l’homme de l’exiguïté de ses forces l’engage et le pousse à s’adjoindre une coopé­ra­tion étran­gère. C’est dans les Saintes Écritures qu’on lit cette maxime : Mieux vaut vivre à deux que soli­taire ; il y a pour les deux un bon salaire dans leur tra­vail ; car s’ils tombent, l’un peut rele­ver son com­pa­gnon. Malheur à celui qui est seul et qui tombe sans avoir un second pour le rele­ver ! [39] Et cet autre : Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville forte [40]. De cette ten­dance natu­relle, comme d’un même germe, naissent la socié­té civile d’abord, puis au sein même de celle-​ci, d’autres socié­tés qui, pour être res­treintes et impar­faites, n’en sont pas moins des socié­tés véritables.

Entre ces petites socié­tés et la grande, il y a de pro­fondes dif­fé­rences qui résultent de leur fin pro­chaine. La fin de la socié­té civile embrasse uni­ver­sel­le­ment tous les citoyens. Elle réside dans le bien com­mun, c’est-à-dire dans un bien auquel tous et cha­cun ont le droit de par­ti­ci­per dans une mesure pro­por­tion­nelle. C’est pour­quoi on l’appelle publique, parce qu’elle réunit les hommes pour en for­mer une nation. [41] Au contraire, les socié­tés qui se consti­tuent dans son sein sont tenues pour pri­vées. Elles le sont, en effet, car leur rai­son d’être immé­diate est l’utilité par­ti­cu­lière exclu­sive de leurs membres. La socié­té pri­vée est celle qui se forme dans un but pri­vé, comme lorsque deux ou trois s’associent pour exer­cer ensemble le négoce. [42]

Les socié­tés pri­vées n’ont d’existence qu’au sein de la socié­té civile dont elles sont comme autant de par­ties. Il ne s’ensuit pas cepen­dant, à ne par­ler qu’en géné­ral et à ne consi­dé­rer que leur nature, qu’il soit au pou­voir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-​même, et la socié­té civile a été ins­ti­tuée pour pro­té­ger le droit natu­rel, non pour l’anéantir. C’est pour­quoi une socié­té civile qui inter­di­rait les socié­tés pri­vées s’attaquerait elle-​même, puisque toutes les socié­tés, publiques et pri­vées, firent leur ori­gine d’un même prin­cipe : la natu­relle socia­bi­li­té de l’homme.

Assurément, il y a des cas qui auto­risent les lois à s’opposer à la for­ma­tion de socié­tés de ce genre. Si une socié­té, en ver­tu même de ses sta­tuts, pour­sui­vait une fin en oppo­si­tion fla­grante avec la pro­bi­té, avec la jus­tice, avec la sécu­ri­té de l’État, les pou­voirs publics auraient le droit d’en empê­cher la for­ma­tion et, si elle était for­mée, de la dis­soudre. Mais encore faut-​il qu’en tout cela ils n’agissent qu’avec une très grande circonspection.

Il faut évi­ter d’empiéter sur les droits des citoyens et de prendre, sous cou­leur d’utilité publique, une déci­sion qui serait désa­vouée par la rai­son. Car une loi ne mérite obéis­sance qu’autant qu’elle est conforme à la droite rai­son et, ain­si, à la loi éter­nelle de Dieu [43].

Ici se pré­sentent à notre esprit les confré­ries, les congré­ga­tions et les ordres reli­gieux de tout genre, aux­quels l’autorité de l’Église et la pié­té des fidèles avaient don­né nais­sance. L’histoire jusqu’à notre époque nous dit assez quels en furent les fruits de salut pour le genre humain. Considérées sim­ple­ment par la rai­son, ces socié­tés appa­raissent comme fon­dées dans un but hon­nête et, consé­quem­ment, comme éta­blies sur le droit natu­rel. Du côté où elles touchent à la reli­gion, elles ne relèvent que de l’Église. Les pou­voirs publics ne peuvent donc légi­ti­me­ment pré­tendre à aucun droit sur elles, ni s’en attri­buer l’administration. Leur devoir est plu­tôt de les res­pec­ter, de les pro­té­ger et, s’il en est besoin, de les défendre.

Or, c’est jus­te­ment tout l’opposé que Nous avons vu, sur­tout en ces der­niers temps. Dans beau­coup de pays, l’État a por­té la main sur ces socié­tés et a accu­mu­lé à leur égard les injus­tices : assu­jet­tis­se­ment aux lois civiles, pri­va­tion du droit légi­time de per­son­na­li­té morale, spo­lia­tion des biens. Sur ces biens, l’Église avait pour­tant ses droits ; cha­cun des membres avait les siens ; les dona­teurs qui leur avaient fixé une des­ti­na­tion, ceux enfin qui en reti­raient des secours et du sou­la­ge­ment avaient les leurs. Aussi ne pouvons-​Nous Nous empê­cher de déplo­rer amè­re­ment des spo­lia­tions si iniques et si funestes ; d’autant plus qu’on frappe de pros­crip­tion les socié­tés catho­liques dans le temps même où l’on affirme la léga­li­té des socié­tés pri­vées, et que ce que l’on refuse à des hommes pai­sibles et pré­oc­cu­pés seule­ment de l’intérêt public, on l’accorde, et certes très lar­ge­ment, à des hommes qui agitent dans leur esprit des des­seins funestes tout à la fois à la reli­gion et à l’État.

Elles sont actuellement très opportunes.

Jamais assu­ré­ment à aucune époque, on ne vit une si grande mul­ti­pli­ci­té d’associations de tout genre, sur­tout d’associations ouvrières. Ce n’est pas le lieu de cher­cher ici d’où viennent beau­coup d’entre elles, quel est leur but et com­ment elles y tendent. Mais c’est une opi­nion confir­mée par de nom­breux indices qu’elles sont ordi­nai­re­ment gou­ver­nées par des chefs occultes et qu’elles obéissent à un mot d’ordre éga­le­ment hos­tile au nom chré­tien et à la sécu­ri­té des nations ; qu’après avoir acca­pa­ré toutes les entre­prises, s’il se trouve des ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la misère. Dans cet état de choses, les ouvriers chré­tiens n’ont plus qu’à choi­sir entre ces deux par­tis ou de don­ner leur nom à des socié­tés dont la reli­gion a tout à craindre, ou de s’organiser eux-​mêmes et de joindre leurs forces pour pou­voir secouer har­di­ment un joug si injuste et si into­lé­rable. Y a‑t-​il des hommes ayant vrai­ment à cœur d’arracher le sou­ve­rain bien de l’humanité à un péril immi­nent qui puissent dou­ter qu’il faille opter pour ce der­nier parti ?

Aussi, il faut louer hau­te­ment le zèle d’un grand nombre des nôtres qui, se ren­dant par­fai­te­ment compte des besoins de l’heure pré­sente, sondent soi­gneu­se­ment le ter­rain pour y décou­vrir une voie hon­nête qui conduise au relè­ve­ment de la classe ouvrière. S’étant consti­tués les pro­tec­teurs des per­sonnes vouées au tra­vail, ils s’étudient à accroître leur pros­pé­ri­té, tant fami­liale qu’individuelle, à régler avec équi­té les rela­tions réci­proques des patrons et des ouvriers, à entre­te­nir et à affer­mir dans les uns et les autres le sou­ve­nir de leurs devoirs et l’observation des pré­ceptes évan­gé­liques ; pré­ceptes qui, en rame­nant l’homme à la modé­ra­tion et condam­nant tous les excès, main­tiennent dans les nations et par­mi les élé­ments si divers de per­sonnes et de choses la concorde et l’harmonie la plus par­faite. Sous l’inspiration des mêmes pen­sées, des hommes de grand mérite se réunissent fré­quem­ment en congrès pour se com­mu­ni­quer leurs vues, unir leurs forces, arrê­ter des pro­grammes d’action.

D’autres s’occupent de fon­der des cor­po­ra­tions assor­ties aux divers métiers et d’y faire entrer les ouvriers ; ils aident ces der­niers de leurs conseils et de leur for­tune et pour­voient à ce qu’ils ne manquent jamais d’un tra­vail hon­nête et fructueux.

Les évêques, de leur côté, encou­ragent ces efforts et les mettent sous leur haut patro­nage. Par leur auto­ri­té et sous leurs aus­pices, des membres du cler­gé tant sécu­lier que régu­lier se dévouent en grand nombre aux inté­rêts spi­ri­tuels des associés.

Enfin, il ne manque pas de catho­liques qui, pour­vus d’abondantes richesses, mais deve­nus en quelque sorte com­pa­gnons volon­taires des tra­vailleurs, ne regardent à aucune dépense pour fon­der et étendre au loin des socié­tés où ceux-​ci peuvent trou­ver, avec une cer­taine aisance pour le pré­sent, le gage d’un repos hono­rable pour l’avenir.

Des efforts, si variés et si empres­sés ont déjà réa­li­sé par­mi les peuples un bien très consi­dé­rable et trop connu pour qu’il soit néces­saire d’en par­ler en détail. Il est à nos yeux d’un heu­reux augure pour l’avenir. Nous Nous pro­met­tons de ces cor­po­ra­tions les plus heu­reux fruits, pour­vu qu’elles conti­nuent à se déve­lop­per et que la pru­dence pré­side tou­jours à leur orga­ni­sa­tion. Que l’État pro­tège ces socié­tés fon­dées selon le droit ; que tou­te­fois il ne s’immisce point dans leur gou­ver­ne­ment inté­rieur et ne touche point aux res­sorts intimes qui leur donnent la vie ; car le mou­ve­ment vital pro­cède essen­tiel­le­ment d’un prin­cipe inté­rieur et s’éteint très faci­le­ment sous l’action d’une cause externe.

Leur organisation et leur programme d’action

À ces cor­po­ra­tions, il faut évi­dem­ment, pour qu’il y ait uni­té d’action et accord des volon­tés, une orga­ni­sa­tion et une dis­ci­pline sage et pru­dente. Si donc, comme il est cer­tain, les citoyens sont libres de s’associer, ils doivent l’être éga­le­ment de se don­ner les sta­tuts et règle­ments qui leur paraissent les plus appro­priés au but qu’ils pour­suivent. Nous ne croyons pas qu’on puisse don­ner de règles cer­taines et pré­cises pour déter­mi­ner le détail de ces sta­tuts et règle­ments. Tout dépend du génie de chaque nation, des essais ten­tés et de l’expérience acquise, du genre de tra­vail, de l’extension du com­merce, et d’autres cir­cons­tances de choses et de temps qu’il faut peser avec maturité.

Tout ce qu’on peut dire en géné­ral, c’est qu’on doit prendre pour règle uni­ver­selle et constante d’organiser et de gou­ver­ner les cor­po­ra­tions, de façon qu’elles four­nissent à cha­cun de leurs membres les moyens propres à lui faire atteindre, par la voie la plus com­mode et la plus courte, le but qu’il se pro­pose. Ce but consiste dans l’accroissement le plus grand pos­sible, pour cha­cun, des biens du corps, de l’esprit et de la fortune.

Mais il est évident qu’il faut viser avant tout à l’objet prin­ci­pal qui est le per­fec­tion­ne­ment moral et reli­gieux. C’est sur­tout cette fin qui doit régler l’économie sociale. Autrement, ces socié­tés dégé­né­re­raient bien vite et tom­be­raient, ou peu s’en faut, au rang des socié­tés où la reli­gion ne tient aucune place. Aussi bien, que ser­vi­rait à l’ouvrier d’avoir trou­vé au sein de la cor­po­ra­tion l’abondance maté­rielle, si la disette d’aliments spi­ri­tuels met­tait en péril le salut de son âme ? Que sert à l’homme de gagner l’univers entier, s’il vient à perdre son âme ? [44] Voici le carac­tère auquel Notre Seigneur Jésus-​Christ veut qu’on dis­tingue le chré­tien d’avec le païen. Les païens recherchent toutes ces choses… cher­chez d’abord le royaume de Dieu, et toutes ces choses vous seront ajou­tées par sur­croît. [45]

Ainsi donc, après avoir pris Dieu comme point de départ, qu’on donne une large place à l’instruction reli­gieuse, afin que tous connaissent leurs devoirs envers lui. Ce qu’il faut croire, ce qu’il faut espé­rer, ce qu’il faut faire en vue du salut éter­nel, tout cela doit leur être soi­gneu­se­ment incul­qué. Qu’on les pré­mu­nisse avec une sol­li­ci­tude par­ti­cu­lière contre les opi­nions erro­nées et toutes les varié­tés du vice. Qu’on porte l’ouvrier au culte de Dieu, qu’on excite en lui l’esprit de pié­té, qu’on le rende sur­tout fidèle à l’observation des dimanches et des jours de fête. Qu’il apprenne à res­pec­ter et à aimer l’Église, la com­mune Mère de tous les chré­tiens ; à obéir à ses pré­ceptes, à fré­quen­ter ses sacre­ments qui sont des sources divines où l’âme se puri­fie de ses taches et puise la sainteté.

La reli­gion ain­si consti­tuée comme fon­de­ment de toutes les lois sociales, il n’est pas dif­fi­cile de déter­mi­ner les rela­tions mutuelles à éta­blir entre les membres pour obte­nir la paix et la pros­pé­ri­té de la société.

Les diverses fonc­tions doivent être répar­ties de la manière la plus favo­rable aux inté­rêts com­muns et de telle sorte que l’inégalité ne nuise point à la concorde. Il importe gran­de­ment que les charges soient dis­tri­buées avec intel­li­gence et clai­re­ment défi­nies, afin que per­sonne n’ait à souf­frir d’injustice. Que la masse com­mune soit admi­nis­trée avec inté­gri­té et qu’on déter­mine d’avance, par le degré d’indigence de cha­cun des membres, la mesure de secours à lui accorder.

Que les droits et les devoirs des patrons soient par­fai­te­ment conci­liés avec les droits et les devoirs des ouvriers.

Pour le cas où l’une ou l’autre classe se croi­rait lésée en quelque façon, il serait très dési­rable que les sta­tuts mêmes char­geassent des hommes pru­dents et intègres, tirés de son sein, de régler le litige en qua­li­té d’arbitres.

Il faut encore pour­voir d’une manière toute spé­ciale à ce qu’en aucun temps l’ouvrier ne manque de tra­vail, et qu’il y ait un fonds de réserve des­ti­né à faire face, non seule­ment aux acci­dents sou­dains et for­tuits insé­pa­rables du tra­vail indus­triel, mais encore à la mala­die, à la vieillesse et aux coups de la mau­vaise fortune.

Les résultats espérés

Ces lois, pour­vu qu’elles soient accep­tées de bon cœur, suf­fisent pour assu­rer aux faibles la sub­sis­tance et un cer­tain bien-​être. Mais les cor­po­ra­tions des catho­liques sont appe­lées encore à appor­ter leur bonne part à la pros­pé­ri­té géné­rale. Par le pas­sé, nous pou­vons juger sans témé­ri­té de l’avenir. Un âge fait place à un autre, mais le cours des choses pré­sente de mer­veilleuses simi­li­tudes ména­gées par cette Providence qui règle et dirige tout vers la fin que Dieu s’est pro­po­sée en créant l’humanité.

Nous savons que, dans les pre­miers âges de l’Église, on lui fai­sait un crime de l’indigence de ses membres condam­nés à vivre d’aumônes ou de tra­vail. Mais dénués comme ils étaient de richesses et de puis­sance, ils sur­ent se conci­lier la faveur des riches et la pro­tec­tion des puis­sants. On pou­vait les voir, dili­gents, labo­rieux, paci­fiques, modèles de jus­tice et sur­tout de cha­ri­té. Au spec­tacle d’une vie si par­faite et de moeurs si pures, tous les pré­ju­gés se dis­si­pèrent, le sar­casme mal­veillant se tut, et les fic­tions d’une super­sti­tion invé­té­rée s’évanouirent peu à peu devant la véri­té chrétienne.

La ques­tion qui s’agite aujourd’hui est le sort de la classe ouvrière : elle sera réso­lue par la rai­son ou sans elle. La solu­tion prise est de la plus grande impor­tance pour les nations. Or, les ouvriers chré­tiens la résou­dront faci­le­ment par la rai­son si, unis en socié­tés et conduits par une direc­tion pru­dente, ils entrent dans la voie où leurs pères et leurs ancêtres trou­vèrent leur salut et celui des peuples. Quelle que soit, dans les hommes, la force des pré­ju­gés et des pas­sions, si une volon­té per­verse n’a pas entiè­re­ment étouf­fé le sen­ti­ment du juste et de l’honnête, il fau­dra que tôt ou tard la bien­veillance publique se tourne vers ces ouvriers qu’on aura vus actifs et modestes, met­tant l’équité avant le gain et pré­fé­rant à tout la reli­gion du devoir.

Il résul­te­ra de là cet autre avan­tage, que l’espoir et la pos­si­bi­li­té d’une vie saine et nor­male seront abon­dam­ment offerts aux ouvriers qui vivent dans le mépris de la foi chré­tienne ou dans les habi­tudes qu’elle réprouve. Ils com­prennent d’ordinaire qu’ils ont été le jouet d’espérances trom­peuses et d’apparences men­son­gères. Ils sentent, par les trai­te­ments inhu­mains qu’ils reçoivent de leurs maîtres, qu’ils ne sont guère esti­més qu’au poids de l’or pro­duit par leur tra­vail. Quant aux socié­tés qui les ont cir­con­ve­nus, ils voient bien qu’à la place de la cha­ri­té et de l’amour, ils n’y trouvent que les dis­cordes intes­tines, ces com­pagnes insé­pa­rables de la pau­vre­té inso­lente et incré­dule. L’âme bri­sée, le corps exté­nué, com­bien qui vou­draient secouer un joug si humi­liant ! Mais soit res­pect humain, soit crainte de l’indigence, ils ne l’osent pas. Eh bien, à tous ces ouvriers, les cor­po­ra­tions des catho­liques peuvent être d’une mer­veilleuse uti­li­té, si, hési­tants, elles les invitent à venir cher­cher dans leur sein un remède à tous leurs maux, si, repen­tants, elles les accueillent avec empres­se­ment et leur assurent sau­ve­garde et protection.

Conclusion : exhortation à l’action

Vous voyez, Vénérables Frères, par qui et par quels moyens cette ques­tion si dif­fi­cile demande à être trai­tée et réso­lue. Que cha­cun se mette sans délai à la part qui lui incombe, de peur qu’en dif­fé­rant le remède, on ne rende incu­rable un mal déjà si grave. Que les gou­ver­nants uti­lisent l’autorité pro­tec­trice des lois et des ins­ti­tu­tions ; que les riches et les patrons se rap­pellent leurs devoirs ; que les ouvriers dont le sort est en jeu pour­suivent leurs inté­rêts par des voies légi­times. Puisque la reli­gion seule, comme Nous l’avons dit dès le début, est capable de détruire le mal dans sa racine, que tous se rap­pellent que la pre­mière condi­tion à réa­li­ser, c’est la res­tau­ra­tion des mœurs chré­tiennes. Sans elles, même les moyens sug­gé­rés par la pru­dence humaine comme les plus effi­caces seront peu propres à pro­duire de salu­taires résultats.

Quant à l’Église, son action ne fera jamais défaut en aucune manière et sera d’autant plus féconde qu’elle aura pu se déve­lop­per avec plus de liber­té. Nous dési­rons que ceci soit com­pris sur­tout par ceux dont la mis­sion est de veiller au bien public. Que les ministres sacrés déploient toutes les forces de leur âme et toutes les indus­tries de leur zèle, et que, sous l’autorité de vos paroles et de vos exemples, Vénérables Frères, ils ne cessent d’inculquer aux hommes de toutes les classes les règles évan­gé­liques de la vie chré­tienne ; qu’ils tra­vaillent de tout leur pou­voir au salut des peuples, et par-​dessus tout qu’ils s’appliquent à nour­rir en eux-​mêmes et à faire naître dans les autres, depuis les plus éle­vés jusqu’aux plus humbles, la cha­ri­té reine et maî­tresse de toutes les vertus.

C’est en effet d’une abon­dante effu­sion de cha­ri­té qu’il faut prin­ci­pa­le­ment attendre le salut. Nous par­lons de la cha­ri­té chré­tienne qui résume tout l’Évangile et qui, tou­jours prête à se dévouer au sou­la­ge­ment du pro­chain, est un remède très assu­ré contre l’arrogance du siècle et l’amour immo­dé­ré de soi-​même. C’est la ver­tu dont l’apôtre saint Paul a décrit la fonc­tion et le carac­tère divin dans ces paroles : La cha­ri­té est patiente ; elle est bonne ; elle ne cherche pas ses propres inté­rêts ; elle souffre tout ; elle sup­porte tout [46].

Comme gage des faveurs divines et en témoi­gnage de notre bien­veillance, Nous vous accor­dons de tout cœur, à cha­cun de vous, Vénérables Frères, à votre cler­gé et à vos fidèles, la béné­dic­tion apos­to­lique dans le Seigneur.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 15 mai 1891, l’an XIV de notre Pontificat.

LEON XIII, Pape

Notes de bas de page
  1. A.S.S. XXIII (1890–1891), pp. 641–670. Trad. fran­çaise dans Actes de Léon XIII, B.P., t. III, pp. 18–71.[]
  2. Léon XIII, Lettre ency­clique « Diuturnum illud », 29 juin 1881, AAS XIV (1881–1882), pp. 3–14.[]
  3. Léon XIII Lettre ency­clique « Libertas praes­tan­tis­si­mum », 20 juin 1888, AAS XX (1888), pp. 593–613.[]
  4. Léon XIII, Lettre ency­clique « Immortale Dei », 1er novembre 1885, AAS XVIII (1885), pp. 161–180.[]
  5. Deutéronome, 5, 21.[]
  6. Genèse 1, 28[]
  7. Saint Thomas, Sum. Theol. II-​II q. 10 a. 12.[]
  8. Genèse 3, 17.[]
  9. Saint Jacques, 5, 4.[]
  10. Saint Paul, 2 Tim. 2, 12.[]
  11. Saint Paul, 2 Cor 4, 17.[]
  12. Cf. saint Matthieu, 19, 25–24.[]
  13. Cf. saint Luc, 6, 24–25.[]
  14. Saint Thomas, Sum. theol., II-​II, q.66 a.2.[]
  15. Saint Paul, 1 Tim 6, 18.[]
  16. Saint Thomas, Sum. theol., II-​II, q.65 a.2.[]
  17. Saint Thomas, Sum. theol., II-​II, q.32 a.6.[]
  18. Saint Luc, 11, 41.[]
  19. Actes, 20, 35.[]
  20. Saint Matthieu, 25, 40.[]
  21. Saint Grégoire le Grand, « In Evang. », lib. I, hom. 9, n.7, PL LXXVI 1109.[]
  22. Saint Paul, 2 Cor 8, 9.[]
  23. Saint Marc 6, 3.[]
  24. Cf. saint Matthieu 5, 5.[]
  25. Cf. saint Matthieu 11, 28.[]
  26. Saint Paul, Rom. 8, 29.[]
  27. Saint Paul, Rom. 8,17.[]
  28. Cf. saint Paul, 1 Tim 6,10.[]
  29. Actes 4, 34.[]
  30. Tertullien, « Apologeticum », II, 39, PL I 467.[]
  31. Léon XIII, Lettre ency­clique « Immortale Dei », 1er novembre 1885, AAS XVIII (1885), pp. 161–180.[]
  32. Saint Thomas, Sum. theol., II-​II q.61 a.1 ad 2.[]
  33. Saint Thomas, « De regi­mine prin­ci­pum » I,15.[]
  34. Genèse 1, 28.[]
  35. Saint Paul, Rom. 10,12.[]
  36. Exode 20, 8.[]
  37. Genèse 2, 2.[]
  38. Genèse 3,19.[]
  39. Ecclésiaste 4, 9–12.[]
  40. Proverbes 18,19.[]
  41. Saint Thomas, « Contra impu­gnantes Dei cultum et reli­gio­nem », 2.[]
  42. Saint Thomas, ibi­dem.[]
  43. Cf. saint Thomas, Sum. theol. I‑II q. 13 a.3.[]
  44. Saint Matthieu 16, 26.[]
  45. Saint Matthieu 6, 32–33.[]
  46. Saint Paul, 1 Cor. 13, 4–7.[]