Saint Pie X

257ᵉ pape ; de 1903 à 1914

12 mars 1904

Lettre encyclique Jucunda Sane

Sur la responsabilité de ceux qui gouvernent l’Eglise

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 12 mars 1904
le jour de la fête de saint Grégoire Ier, Pape et Docteur de l’Église

A nos véné­rables frères les patriarches, pri­mats, arche­vêques, évêques et autres ordi­naires en paix et en com­mu­nion avec le siège apos­to­lique
Pie X, Pape,
Vénérables frères, salut et béné­dic­tion apostolique

C’est vrai­ment pour Nous, Vénérables Frères, un heu­reux anni­ver­saire que celui de cet homme illustre et incom­pa­rable1, le Pontife Grégoire pre­mier du nom, dont Nous allons célé­brer pour la trei­zième fois depuis sa mort les fêtes sécu­laires. Ce n’est pas d’ailleurs, pensons-​Nous, sans un des­sein tout par­ti­cu­lier de la divine Providence, qui tue et vivi­fie … abaisse et élève2, que, au milieu des sou­cis sans nombre de Notre minis­tère apos­to­lique, au milieu de tant d’an­goisses qu’ap­portent à Notre âme les nom­breuses et acca­blantes pré­oc­cu­pa­tions du gou­ver­ne­ment de l’Église uni­ver­selle, par­mi les pres­santes sol­li­ci­tudes que Nous impose le désir de Nous acquit­ter au mieux de nos devoirs envers vous, Vénérables Frères, qui par­ta­gez Notre apos­to­lat, et envers tous les fidèles confiés à Nos soins, Nous ayons, dès l’au­rore de Notre sou­ve­rain pon­ti­fi­cat, à tour­ner Nos regards vers ce saint et illustre pré­dé­ces­seur, la gloire et l’hon­neur de l’Église. Notre âme, en effet, s’é­lève à une immense confiance dans le patro­nage puis­sant qu’il exerce auprès de Dieu, et se récon­forte au sou­ve­nir des ensei­gne­ments de son sublime magis­tère, et des œuvres saintes qu’il réa­li­sa. Si, par la force de ses doc­trines et la fécon­di­té de ses ver­tus, il lais­sa dans l’Église une empreinte si vaste, si pro­fonde et si durable que, à bon droit, ses contem­po­rains, et la pos­té­ri­té après eux, lui décer­nèrent le titre de Grand, après tant de siècles, il mérite encore de nos jours l’é­loge gra­vé sur son tom­beau : Ses bien­faits sans nombre le font vivre tou­jours et par­tout3, il ne se peut point qu’a­vec le secours de la grâce divine, et autant que le per­met l’hu­maine fai­blesse, les imi­ta­teurs de ces admi­rables ver­tus ne par­viennent à s’ac­quit­ter digne­ment des devoirs de leur charge.

A peine est-​il besoin de rap­pe­ler ce que les monu­ments de l’his­toire ont ren­du de noto­rié­té géné­rale. Lorsque Grégoire fut inves­ti du sou­ve­rain pon­ti­fi­cat, la per­tur­ba­tion des affaires publiques était à son comble. L’antique civi­li­sa­tion était anéan­tie, et, de tous côtés, les bar­bares enva­his­saient les pro­vinces de l’empire romain en ruines. L’Italie, en par­ti­cu­lier, délais­sée par les empe­reurs de Byzance, était deve­nue, en quelque sorte, la proie des Lombards qui, n’ayant pas encore d’é­ta­blis­se­ment défi­ni­tif, rôdaient par­tout, dévas­taient les pays par le fer et le feu, et semaient sur leurs pas le car­nage et la déso­la­tion. Rome elle-​même, mena­cée au dehors par les enne­mis, au dedans par la peste, les inon­da­tions et la famine, en était venue à une telle extré­mi­té qu’elle n’a­vait même plus le moyen de pour­voir au salut de ses citoyens et des mul­ti­tudes accou­rues dans son enceinte. On y voyait des gens de tout sexe, de toute condi­tion, des évêques, des prêtres, char­gés des vases sacrés sous­traits au pillage, des moines et d’in­no­centes épouses du Christ, que la fuite avait déro­bés au glaive de l’en­ne­mi et aux vio­lences infâmes de gens sans aveu.

L’église de Rome, Grégoire lui-​même l’ap­pelle un vieux vais­seau désem­pa­ré … qui fait eau de toutes parts, et dont la coque ver­mou­lue, bat­tue par les fureurs de tem­pêtes quo­ti­diennes, annonce le nau­frage4. Mais le pilote que la main de Dieu avait sus­ci­té était habile. Placé au gou­ver­nail, il réus­sit, en dépit des oura­gans furieux, non seule­ment à abor­der au port, mais encore à mettre son navire à l’a­bri des tem­pêtes à venir.

Il est mer­veilleux de consta­ter ce qu’il réa­li­sa durant un gou­ver­ne­ment d’un peu plus de treize ans. Il fut le res­tau­ra­teur de toute la vie chré­tienne, rani­mant la pié­té par­mi les fidèles, la règle dans les monas­tères, la dis­ci­pline dans le cler­gé, la sol­li­ci­tude pas­to­rale des Pontifes sacrés. C’était bien le chef plein de sagesse de la famille du Christ5. Il défen­dit et aug­men­ta le patri­moine de l’Église et, selon les besoins de cha­cun, pour­vut libé­ra­le­ment et sans comp­ter aux néces­si­tés du peuple appau­vri, de la socié­té chré­tienne et des églises par­ti­cu­lières. Vrai consul de Dieu6, il éten­dit bien au delà des murs de Rome la féconde acti­vi­té de sa volon­té, et la consa­cra tout entière au bien de la socié­té civile. Il résis­ta cou­ra­geu­se­ment aux injustes pré­ten­tions des empe­reurs de Byzance, bri­sa l’au­dace des exarques et des offi­ciers impé­riaux, et sut impo­ser un frein à leur sor­dide cupi­di­té, car il s’é­tait fait le cham­pion public de la jus­tice sociale. Il adou­cit les ins­tincts farouches des Lombards, et ne crai­gnit pas d’al­ler jus­qu’aux portes de Rome à la ren­contre d’Agilulfe pour le dis­sua­der d’as­sié­ger la ville, comme avait fait le pape saint Léon le Grand avec Attila. Il ne ces­sa ni ses prières, ni ses douces per­sua­sions, ni l’ha­bi­le­té de son action, jus­qu’à ce qu’il vit cette ter­rible nation s’a­pai­ser enfin et s’or­ga­ni­ser sous une forme de gou­ver­ne­ment plus équi­table, et même se sou­mettre à la foi catho­lique, grâce sur­tout à la pieuse reine Théodelinde, sa fille en Jésus-Christ.

Voilà pour­quoi Grégoire s’est acquis à bon droit le titre de sau­veur et de libé­ra­teur de l’Italie, c’est-​à-​dire de cette terre qu’il appelle lui-​même si sua­ve­ment sienne7. Grâce à son zèle pas­to­ral jamais en relâche, l’Italie et l’Afrique se purgent des restes de l’er­reur ; les affaires de l’Église des Gaules se réta­blissent ; la conver­sion com­men­cée des Wisigoths d’Espagne se déve­loppe, et l’illustre nation des Bretons, per­due dans un coin du monde et rivée jusque-​là au culte per­fide du bois et de la pierre8, embrasse, elle aus­si, la vraie foi du Christ. A la nou­velle d’une acqui­si­tion si pré­cieuse, Grégoire se sent l’âme débor­der de joie, tel un père qui étreint sur son cœur un fils bien-​aimé … Mais ces bien­faits reçus, il les rap­porte tous au Sauveur Jésus. C’est pour l’a­mour de lui, dit-​il lui-​même, que nous sommes allés cher­cher en Bretagne des frères igno­rés. C’est par sa grâce que nous avons trou­vé ceux que nous cher­chions sans les connaître9. Et ce peuple s’est mon­tré recon­nais­sant envers le saint Pontife, jus­qu’à l’ap­pe­ler : notre Maître, notre Apôtre, notre Pape, notre Grégoire, et se consi­dé­rer comme le sceau de son apos­to­lat. Telle enfin fut son action si féconde et si salu­taire que le sou­ve­nir de ses tra­vaux s’est gra­vé pro­fon­dé­ment dans le cœur de la pos­té­ri­té, de ces géné­ra­tions du moyen âge sur­tout, tout impré­gnées de son esprit, qui, pour ain­si dire, se nour­ris­saient de sa parole et confor­maient leur vie et leurs mœurs à ses exemples. C’était l’é­poque heu­reuse où la civi­li­sa­tion chré­tienne suc­cé­dait dans l’u­ni­vers à la civi­li­sa­tion romaine, épui­sée par le cours des siècles et tom­bée sans retour.

Ce chan­ge­ment, c’est l’œuvre de la droite du Très-​Haut ! Et, il est per­mis de l’af­fir­mer, Grégoire lui-​même était per­sua­dé que seule la main de Dieu avait accom­pli de tels pro­diges. Voici en quels termes il parle au saint moine Augustin de la conver­sion de l’Angleterre, paroles, certes, qui s’ap­pliquent éga­le­ment à tous les autres actes de son minis­tère apos­to­lique. « De qui est cette œuvre, dit-​il, sinon de celui qui a dit : Mon Père agit tou­jours, et moi j’a­gis aus­si10 … de Celui qui, pour mon­trer que la conver­sion du monde n’est pas l’œuvre de la sagesse humaine, mais celle de sa seule puis­sance, a choi­si des pré­di­ca­teurs illet­trés ?… Et il n’a pas autre­ment agi quand il a dai­gné se ser­vir d’in­ter­mé­diaires si faibles pour opé­rer des œuvres si puis­santes par­mi les Anglais.« 11 Sans doute, Nous n’i­gno­rons pas ce que l’hu­mi­li­té du Pontife lui cachait sur ses mérites : et son expé­rience dans les affaires, et son habi­le­té à conduire à terme ses entre­prises, et l’ad­mi­rable pru­dence avec laquelle il ordon­nait toute chose, sa vigi­lance empres­sée, son zèle tou­jours en éveil. Mais il est notoire aus­si qu’il n’a pas agi, à la manière des grands de ce monde, par la force et la puis­sance, lui qui, éle­vé à ce faîte sublime de la digni­té pon­ti­fi­cale, a vou­lu le pre­mier être appe­lé le ser­vi­teur des ser­vi­teurs de Dieu. Il ne s’est pas frayé la route avec la seule science pro­fane ou les paroles per­sua­sives d’une sagesse tout humaine12, ni avec les cal­culs de la poli­tique civile, ni avec les savantes com­bi­nai­sons de réforme sociale lon­gue­ment éla­bo­rées, ni enfin, ce qui est une mer­veille, avec un vaste pro­gramme d’ac­tion apos­to­lique bien conçu et arrê­té d’a­vance dans toutes ses phases. Nous savons, au contraire, que, absor­bé dans la pen­sée de la fin immi­nente du monde, il croyait qu’il ne lui res­tait que peu de temps pour réa­li­ser de longs tra­vaux. D’une consti­tu­tion frêle et déli­cate, affli­gé de longues mala­dies, sou­vent dan­ge­reuses pour sa vie, il jouis­sait pour­tant d’une incroyable force d’âme à laquelle sa foi vive dans la parole infaillible et les divines pro­messes du Christ four­nis­sait tou­jours un ali­ment nou­veau. Inébranlable aus­si était sa foi dans la ver­tu com­mu­ni­quée par Dieu à l’Église, et qui devait l’ai­der à rem­plir digne­ment sa sainte mis­sion sur la terre.

Aussi le but unique de toute sa vie, tel que nous le révèlent ses paroles et ses actes, ce fut d’en­tre­te­nir dans son propre cœur, et de sus­ci­ter dans les autres, cette foi et cette confiance, et, jus­qu’à son der­nier jour, de faire tout le bien que les cir­cons­tances lui permettaient.

De là, chez cet homme de Dieu, la volon­té réso­lue de faire ser­vir au salut com­mun les sur­abon­dantes res­sources des dons divins dont le Seigneur avait enri­chi son Église, tels sont : la véri­té cer­taine entre toutes de la doc­trine révé­lée ; sa pré­di­ca­tion effi­cace à tra­vers le monde entier ; les sacre­ments qui ont la ver­tu de pro­duire ou d’ac­croître en nous la vie de l’âme ; enfin la grâce de la prière au nom du Christ, gage assu­ré de la pro­tec­tion céleste.

Le sou­ve­nir de toutes ces choses, Vénérables Frères, Nous récon­forte mer­veilleu­se­ment. Car, lorsque du haut des murs du Vatican Nos regards par­courent le monde, Nous ne pou­vons Nous défendre d’une crainte sem­blable à celle de Grégoire, et peut-​être est-​elle plus grande, tant s’ac­cu­mulent les tem­pêtes qui nous assaillent, tant sont nom­breuses les pha­langes aguer­ries des enne­mis qui Nous pressent, tant aus­si Nous sommes dépour­vu de tout secours humain, de façon que Nous n’a­vons ni le moyen de les répri­mer, ni celui de résis­ter à leurs attaques. Pourtant, en son­geant au sol que Nous fou­lons et sur lequel est éta­bli ce Siège pon­ti­fi­cal, Nous Nous sen­tons en pleine sécu­ri­té dans la cita­delle de la sainte Église. Qui ne sait, en effet, écri­vait Grégoire à Euloge, évêque d’Alexandrie, que la sainte Église est fer­me­ment éta­blie sur le fon­de­ment solide du Prince des Apôtres, qui porte dans son nom même la fer­me­té de son âme, car c’est de sa com­pa­rai­son avec la pierre qu’il reçut le nom de Pierre13. Jamais, dans la suite des âges, la force divine n’a fait défaut à l’Église ! Jamais les pro­messes du Christ ne trom­pèrent son attente ; elles demeurent ce qu’elles étaient quand elles sti­mu­lèrent le cou­rage de Grégoire, elles Nous semblent même conso­li­dées davan­tage encore par l’é­preuve de tant de siècles et les vicis­si­tudes de tant d’événements.

Les royaumes et les empires se sont écrou­lés ; des peuples, que la gloire de leur nom autant que leur civi­li­sa­tion avait ren­dus célèbres, ont dis­pa­ru. On voit des nations comme acca­blées de vétus­té se désa­gré­ger elles-​mêmes. L’Église, elle, est immor­telle de sa nature ; jamais le lien qui l’u­nit à son céleste Époux ne doit se rompre, et dès lors la cadu­ci­té ne peut l’at­teindre ; elle demeure flo­ris­sante de jeu­nesse, tou­jours débor­dante de cette force avec laquelle elle s’é­lan­ça du cœur trans­per­cé du Christ mort sur la croix. Les puis­sants de la terre se sont levés contre elle, ils se sont éva­nouis, elle demeure ! Les maîtres de la sagesse ont, dans leur orgueil, ima­gi­né une varié­té infi­nie de sys­tèmes qui devaient, pensaient-​ils, battre en brèche l’en­sei­gne­ment de l’Église, rui­ner les dogmes de sa foi, démon­trer l’ab­sur­di­té de son magis­tère… Mais l’his­toire nous montre ces sys­tèmes aban­don­nés à l’ou­bli, rui­nés de fond en comble. Et, pen­dant ce temps, du haut de la cita­delle de Pierre, la vraie lumière res­plen­dit de tout l’é­clat que lui com­mu­ni­qua le Christ dès l’o­ri­gine et qu’il ali­mente par cette divine sen­tence : Ciel et terre pas­se­ront, mais mes paroles ne pas­se­ront pas14.

Fort de cette foi, inébran­la­ble­ment éta­bli sur cette pierre, Nous embras­sons du regard de Notre âme, et les lourdes obli­ga­tions de cette sainte pri­mau­té et tout à la fois les forces divi­ne­ment répan­dues dans Nos cœurs, et pai­si­ble­ment Nous atten­dons que se taisent les voix de ceux qui pro­clament à grand bruit que l’Église catho­lique a fait son temps, que ses doc­trines se sont écrou­lées sans retour, qu’elle en sera réduite bien­tôt ou à se confor­mer aux don­nées d’une science et d’une civi­li­sa­tion sans Dieu, ou bien à se reti­rer de la socié­té des hommes. En atten­dant, est-​il de Notre devoir de rap­pe­ler à tous, grands et petits, comme autre­fois le fit le saint Pontife Grégoire, la néces­si­té abso­lue où nous sommes de recou­rir à cette Église pour faire notre salut éter­nel, pour obte­nir la paix et même la pros­pé­ri­té dans cette vie terrestre.

C’est pour­quoi, pour Nous ser­vir des paroles du saint Pontife, diri­gez les pas de votre âme, ain­si que vous avez com­men­cé, sur la fer­me­té de cette pierre : sur elle, vous le savez, notre Rédempteur a fon­dé l’Église à tra­vers le monde entier, de sorte que les cœurs sin­cères réglant sur elle leur marche ne tré­buchent pas dans les che­mins détour­nés15.

Seule, la cha­ri­té de l’Église et l’u­nion avec elle rap­proche les choses divi­sées, met de l’ordre dans ce qui est confus, asso­cie ce qui est inégal, achève ce qui est impar­fait16. Qu’on s’en sou­vienne bien : Nul ne peut régir comme il faut les choses de la terre, s’il n’a appris à s’exer­cer dans celles de Dieu : et la paix de l’État dépend de la paix de l’Église uni­ver­selle17. De là, l’ex­trême néces­si­té d’une concorde par­faite entre l’Église et le pou­voir sécu­lier qui, selon la volon­té de la divine Providence, doivent se prê­ter un mutuel concours. C’est pour cela, en effet, que la puis­sance… sur tous les hommes est don­née d’en haut, afin que ceux qui recherchent le bien y soient aidés, que la voie des cieux s’ouvre plus large, et que le royaume de la terre serve le royaume du ciel18.

De ces prin­cipes décou­lait pour Grégoire cette force invin­cible que, Dieu aidant, Nous tâche­rons d’i­mi­ter, Nous pro­po­sant de veiller de toutes manières au main­tien et à la défense des droits ain­si que des pri­vi­lèges dont le Pontificat romain est le gar­dien et le ven­geur devant Dieu et devant les hommes. Aussi le même Grégoire écrit-​il aux patriarches d’Alexandrie et d’Antioche au sujet des droits de l’Église universelle

Nous devons mon­trer même par notre mort qu’au milieu du désastre géné­ral nous n’a­vons à cœur aucun inté­rêt per­son­nel19

Et à l’empereur Maurice : Celui qui, par l’en­flure d’une vaine gloire, lève la tête contre le Seigneur tout-​puissant et contre les décrets des Pères – le Seigneur tout-​puissant m’en donne la confiance, – celui-​là ne fera pas cour­ber la mienne devant lui, même par le glaive20. Et au diacre Savinien : Je suis prêt à mou­rir plu­tôt que de voir dégé­né­rer en mes jours l’Église du bien­heu­reux apôtre, Pierre. Mes habi­tudes vous sont bien connues : je patiente long­temps ; mais, quand une bonne fois j’ai réso­lu de ne plus patien­ter, je m’en vais avec joie à l’en­contre de tous les périls21.

Tels étaient les prin­ci­paux avis que don­nait le pon­tife Grégoire, et qu’é­cou­taient avec atten­tion ceux à qui ils étaient trans­mis. Aussi les princes comme les peuples y prê­taient une oreille atten­tive : le monde rega­gnait le che­min du vrai salut et mar­chait à grands pas vers une civi­li­sa­tion, d’au­tant plus noble et plus féconde pour le bon usage de la rai­son et la conduite des mœurs, qu’elle était appuyée sur des fon­de­ments plus fermes, tirant toute sa force de la doc­trine révé­lée par Dieu, et des pré­ceptes de l’évangile.

Mais, à cette époque, les peuples, bien que rudes et incultes, sans aucune tein­ture de lettres, avaient soif de la vie : mais nul ne pou­vait la leur don­ner sinon le Christ par l’Église : Je suis venu pour qu’ils aient la vie, et qu’ils l’aient en abon­dance22. A la véri­té, ils ont eu la vie, et débor­dante. Car si nulle autre vie ne peut venir de l’Église que la vie sur­na­tu­relle, celle-​ci contient en elle et déve­loppe les éner­gies vitales même de l’ordre natu­rel. Si sainte est la racine, saints sont les rameaux ; ain­si par­lait Paul à une nation païenne,… pour toi, qui étais un oli­vier sau­vage, tu as été enté sur eux, et fait l’as­so­cié de la racine et de la fécon­di­té de l’o­li­vier23.

Notre siècle jouit de la lumière de la civi­li­sa­tion chré­tienne à un degré tel qu’on ne sau­rait lui com­pa­rer l’é­poque de Grégoire ; il semble pour­tant prendre en dégoût cette vie, où il faut pui­ser en grande par­tie, sou­vent même uni­que­ment, comme à leur source, tant de biens non plus seule­ment pas­sés, mais encore pré­sents. Et non seule­ment il se détache du tronc ain­si qu’un rameau inutile – comme il arri­va jadis quand des erreurs et des dis­cordes se firent jour, – mais encore il s’at­taque à la racine la plus pro­fonde de l’arbre, c’est-​à-​dire à l’Église, et s’ef­force d’en des­sé­cher le suc vital afin que l’arbre tombe plus sûre­ment pour ne pous­ser désor­mais aucun germe.

Cette erreur moderne, la plus grande de toutes, et d’où découlent les autres, est cause que nous avons à déplo­rer la perte éter­nelle du salut de tant d’hommes et de si nom­breux dom­mages appor­tés à la reli­gion ; nous en connais­sons même beau­coup d’autres qui sont immi­nents si le méde­cin n’y porte la main.

On nie en effet qu’il y ait rien au-​dessus de la nature ; l’exis­tence d’un Dieu créa­teur de tout, et dont la Providence régit l’u­ni­vers ; la pos­si­bi­li­té des miracles. Ces prin­cipes une fois sup­pri­més, les fon­de­ments de la reli­gion en sont for­cé­ment ébran­lés. On attaque même les argu­ments qui démontrent l’exis­tence de Dieu, et, avec une témé­ri­té incroyable, à l’en­contre des pre­miers juge­ments de la rai­son, on rejette cette force invin­cible de rai­son­ne­ment qui des effets conclut à leur cause, c’est-​à-​dire à Dieu et à ses attri­buts, que ne res­treint aucune limite, car depuis la créa­tion du monde, l’in­tel­li­gence contemple à tra­vers les œuvres de Dieu ses per­fec­tions invi­sibles. On y voit aus­si sa puis­sance éter­nelle et sa divi­ni­té24. De là, il s’ouvre une voie facile à d’autres erreurs mons­trueuses, aus­si contraires à la droite rai­son que per­ni­cieuses aux bonnes mœurs.

En effet, la néga­tion gra­tuite du prin­cipe sur­na­tu­rel qui se pare du faux nom de science devient le pos­tu­lat d’une cri­tique éga­le­ment fausse25. Toutes les véri­tés qui ont quelque rap­port avec l’ordre sur­na­tu­rel, qu’elles le consti­tuent ou qu’elles lui soient annexes, qu’elles le sup­posent ou qu’en­fin elles ne puissent être expli­quées en grande par­tie que par lui, tout cela est, rayé des pages de l’his­toire, sans le moindre exa­men préa­lable. Telles sont la Divinité de Jésus-​Christ, son Incarnation par l’œuvre du Saint-​Esprit, sa Résurrection d’entre les morts opé­rée par sa propre ver­tu, enfin tous les autres points de notre foi. Une fois enga­gée dans cette fausse direc­tion, la science cri­tique ne se laisse plus arrê­ter par aucune loi ; tout ce qui ne sou­rit pas à ses des­seins, ou qu’elle estime être contraire à ses démons­tra­tions, tout cela est bif­fé des Livres Saints. L’ordre sur­na­tu­rel enle­vé, il est en effet néces­saire de refaire sur une base bien dif­fé­rente l’his­toire des ori­gines de l’Église. Dans ce but, les fau­teurs de nou­veau­tés retournent les textes anciens au gré de leur caprice, et les tiraillent, moins pour avoir le sens des auteurs que pour les ran­ger à leur dessein.

Ce grand appa­reil scien­ti­fique, et cette force spé­cieuse d’ar­gu­men­ta­tion en séduit beau­coup ; si bien que la foi se perd ou s’af­fai­blit gra­ve­ment. Il en est d’autres qui, res­tant fermes dans leur foi, s’emportent contre la méthode cri­tique comme si elle devait tout rui­ner : mais celle-​ci, à la véri­té, n’est pas elle-​même en faute, et, légi­ti­me­ment employée, elle faci­lite très heu­reu­se­ment les recherches. Cependant, ni les uns ni les autres ne font atten­tion à ce qu’ils pré­sument et posent en prin­cipe, c’est-​à-​dire cette science faus­se­ment appe­lée, qui est leur point de départ, et qui les conduit néces­sai­re­ment à de fausses conclu­sions. Il est de rigueur qu’un faux prin­cipe en phi­lo­so­phie cor­rompe tout le reste. Ces erreurs ne pour­ront donc jamais être suf­fi­sam­ment écar­tées si l’on ne change de tac­tique, c’est-​à-​dire si les éga­rés ne sortent des retran­che­ments où ils se croient à l’a­bri pour reve­nir au champ légi­time de la phi­lo­so­phie, dont l’a­ban­don fut le prin­cipe de leurs erreurs.

Il Nous coûte de retour­ner contre ces hommes à l’es­prit délié, et qui passent pour habiles, les mots de Paul repre­nant ceux qui ne savent pas s’é­le­ver des choses de la terre à celles qui échappent à la por­tée du regard : Ils se sont éva­nouis dans leurs pen­sées ; leur cœur insen­sé s’est obs­cur­ci, car, en se disant sages, ils sont deve­nus fous26. Fou, en effet, doit être appe­lé qui­conque gas­pille les forces de son esprit à bâtir sur le sable.

Non moins déplo­rables sont les ruines qui résultent de cette néga­tion pour les mœurs des hommes et la vie de la socié­té civile : car, si l’on sup­prime la croyance qu’au-​dessus de la nature visible il soit quelque chose de divin, il ne reste plus rien pour répri­mer l’ar­deur des convoi­tises même les plus hon­teuses, et les âmes qui s’y livrent sont empor­tées à tous les désordres. C’est pour­quoi Dieu les a livrés aux dési­rs de leur cœur et à l’im­pu­re­té, de sorte qu’ils accablent eux-​mêmes d’ou­trages leur propre corps27.

Pour vous, Vénérables Frères, vous ne l’i­gno­rez pas, de toutes parts déborde le flot des mau­vaises mœurs, et le pou­voir civil sera impuis­sant à le conte­nir, s’il ne cherche un refuge dans les secours de l’ordre éle­vé dont nous avons parlé.

Quant à gué­rir les autres mala­dies, l’au­to­ri­té humaine ne le pour­ra pas davan­tage si l’on oublie ou met en doute que tout pou­voir vient de Dieu. Car alors il n’y aura plus qu’un frein, la force, pour gou­ver­ner toutes choses. Mais cette force ne sau­rait être constam­ment en exer­cice et n’est pas tou­jours dans la main : ce qui fait que le peuple est tra­vaillé par un malaise secret, prend tout en dégoût, pro­clame son bon plai­sir comme le seul droit dans ses actions, our­dit des sédi­tions, pré­pare à l’État des révo­lu­tions très agi­tées, et confond tous les droits : ceux de Dieu et ceux des hommes. Dieu étant retran­ché, plus de res­pect aux lois de la cité ni même aux ins­ti­tu­tions les plus néces­saires : la jus­tice est mépri­sée, la liber­té natu­relle qui est de droit est elle-​même oppri­mée ; on en vient à dis­soudre le lien de la famille, le pre­mier et le plus solide fon­de­ment de la socié­té civile. Il arrive ain­si qu’en ces temps hos­tiles au Christ on ne puisse appli­quer que dif­fi­ci­le­ment les remèdes effi­caces que lui-​même a pro­cu­rés à son Église, pour main­te­nir les peuples dans le devoir.

Le salut, cepen­dant, n’est pas ailleurs que dans le Christ : Car il n’est pas sous le ciel d’autre nom qui ait été don­né aux hommes, dans lequel nous devions être sau­vés28. Il est donc néces­saire de reve­nir à lui, de se pros­ter­ner à ses pieds, de recueillir de sa bouche divine les paroles de la vie éter­nelle : car seul il peut indi­quer le che­min capable de nous rame­ner au salut, seul il peut ensei­gner le vrai, seul rap­pe­ler à la vie, lui qui a dit de lui-​même : Je suis la Voie et la Vérité et la Vie29. On a ten­té à nou­veau de trai­ter les affaires du monde en dehors du Christ ; on a com­men­cé à bâtir en reje­tant la pierre angu­laire. Pierre le repro­chait à ceux qui cru­ci­fièrent Jésus. Et voi­ci qu’une seconde fois la masse de l’é­di­fice s’é­croule en bri­sant la tête des construc­teurs. Jésus reste mal­gré tout la pierre angu­laire de la socié­té humaine, et de nou­veau se jus­ti­fie la maxime : Il n’est de salut qu’en lui

Celui-​ci est la pierre que vous avez reje­tée, ô construc­teurs ; elle est deve­nue la tête de l’angle, et en ancien autre il n’est de salut30.

Vous com­pre­nez faci­le­ment par là, Vénérables Frères, quelle néces­si­té presse cha­cun de nous d’employer la plus grande force d’âme pos­sible, et toutes les res­sources dont nous dis­po­sons, à rani­mer cette vie sur­na­tu­relle dans tous les rangs de la socié­té humaine, depuis l’humble classe de l’ar­ti­san, qui gagne chaque jour son pain à la sueur de son front, jus­qu’aux puis­sants arbitres de la terre.

Et d’a­bord, Nous devons, dans Nos prières pri­vées et publiques, implo­rer la misé­ri­corde de Dieu, sol­li­ci­ter la toute-​puissance de ses secours, et lan­cer au ciel le cri des apôtres bal­lot­tés par la tem­pête : « Sauvez-​nous, Seigneur, nous allons périr.« 31

Mais la prière ne suf­fit point. Grégoire incri­mine l’é­vêque qui, par amour de la retraite et de l’o­rai­son, n’entre point dans la mêlée pour com­battre vaillam­ment les com­bats du Seigneur : « De l’é­vêque cet homme ne porte que le nom.« 32 Ainsi parle le saint Pape, et il a rai­son ; car l’é­vêque est char­gé de por­ter la lumière aux intel­li­gences par la pré­di­ca­tion conti­nuelle de la véri­té, par une réfu­ta­tion vigou­reuse des opi­nions erro­nées et doit, pour cela, s’ar­mer d’une théo­lo­gie sûre et solide, et de toutes les connais­sances sub­si­diaires dont les légi­times inves­ti­ga­tions de l’his­toire out enri­chi la science.

Le pas­teur des peuples doit, de plus, leur incul­quer comme il convient les leçons morales ensei­gnées par le Christ, leur apprendre à tenir les rênes de leur rai­son, à maî­tri­ser les mou­ve­ments pas­sion­nés du cœur, à endi­guer les débor­de­ments de l’or­gueil, à res­pec­ter l’au­to­ri­té, à pra­ti­quer la jus­tice, à embras­ser tous les hommes dans un même amour, à adou­cir par la cha­ri­té chré­tienne les aigreurs qui naissent des inéga­li­tés de for­tune dans la vie sociale, à éle­ver les âmes au-​dessus des biens ter­restres, à se conten­ter de la condi­tion accor­dée par la Providence, à modé­rer la fougue des reven­di­ca­tions, à tendre enfin vers la vie future dans l’at­tente confiante de la récom­pense éter­nelle. Surtout il importe de tra­vailler à ce que ces prin­cipes pénètrent dans les âmes et s’y gravent inti­me­ment, afin qu’une vraie et solide pié­té y pousse de pro­fondes racines, que cha­cun non seule­ment pro­fesse, mais aus­si pra­tique ses devoirs d’homme et de chré­tien, se réfu­gie avec une confiance filiale dans les bras de l’Église et de ses ministres, obtienne par eux le par­don des péchés et les grâces de force conte­nues dans les Sacrements et conforme sa vie aux pré­ceptes de la loi chrétienne.

Toutes ces grandes fonc­tions du minis­tère sacré réclament pour com­pagne la cha­ri­té. Animés par elle, rele­vons celui qui gît, conso­lons celui qui pleure, sub­ve­nons à toutes les néces­si­tés de nos frères. A ce devoir de la cha­ri­té consacrons-​nous tout entiers, qu’il prime toutes nos occu­pa­tions, que nos inté­rêts et nos com­mo­di­tés lui cèdent le pas. « Faisons-​nous tout à tous,« 33 tra­vaillons au salut de tous, même au prix de notre vie, à l’exemple du Christ qui adresse aux pas­teurs de l’Église cette recom­man­da­tion : « Le bon pas­teur donne sa vie pour ses bre­bis.« 34 Ces remar­quables ensei­gne­ments abondent dans les écrits de saint Grégoire et les mul­tiples exemples de sa vie admi­rable en sont un com­men­taire plus élo­quent que toute parole.

Ces règles découlent néces­sai­re­ment, et de la nature des prin­cipes de la révé­la­tion chré­tienne, et des carac­tères intimes de notre apos­to­lat. D’où vous voyez, Vénérables Frères, com­bien est grave l’er­reur de ceux qui, pen­sant ain­si bien méri­ter de l’Église et tra­vailler fruc­tueu­se­ment au salut éter­nel des hommes, se per­mettent, par une pru­dence toute mon­daine, de larges conces­sions à une pré­ten­due science, cela dans le vain espoir de gagner plus faci­le­ment la bien­veillance des amis de l’er­reur ; en fait, ils s’ex­posent eux-​mêmes au dan­ger de perdre leur âme. La véri­té est une et indi­vi­sible ; éter­nel­le­ment la même, elle n’est pas sou­mise aux caprices des temps : « Ce que Jésus était hier, il l’est aujourd’­hui, il le sera dans tous les siècles.« 35

Ils se trompent aus­si, et gran­de­ment, ceux qui, dans les dis­tri­bu­tions publiques de secours, prin­ci­pa­le­ment en faveur des classes popu­laires, se pré­oc­cupent au plus haut point des néces­si­tés maté­rielles et négligent le salut des âmes et les devoirs sou­ve­rai­ne­ment graves de la vie chré­tienne. Parfois même, ils ne rou­gissent pas de cou­vrir comme d’un voile les pré­ceptes les plus impor­tants de l’Évangile ; ils crain­draient de se voir moins bien écou­tés, peut-​être même aban­don­nés. Sans doute, quand il s’a­gi­ra d’é­clai­rer des hommes hos­tiles à nos ins­ti­tu­tions et com­plè­te­ment éloi­gnés de Dieu, la pru­dence pour­ra auto­ri­ser à ne pro­po­ser la véri­té que par degrés. « S’il vous faut tran­cher des plaies, dit saint Grégoire, palpez-​les d’a­bord d’une main légère.« 36 Mais ce serait trans­for­mer une habi­le­té légi­time en une sorte de pru­dence char­nelle que de l’é­ri­ger en règle de conduite constante et com­mune, et ce serait aus­si tenir peu de compte de la grâce divine, qui n’est pas accor­dée au seul sacer­doce et à ses ministres, mais favo­rise tous les fidèles du Christ, afin que nos actes et nos paroles touchent leurs âmes. Une telle pru­dence, saint Grégoire la mécon­nut et dans la pré­di­ca­tion de l’Évangile, et dans les autres œuvres admi­rables qu’il accom­plit pour le sou­la­ge­ment des misères humaines. Il s’at­ta­cha à l’exemple des apôtres, qui disaient, au jour où ils entre­prirent de par­cou­rir l’u­ni­vers et d’y annon­cer le Christ : « Nous prê­chons Jésus cru­ci­fié, scan­dale pour les Juifs et folie pour les gen­tils.« 37 Mais, s’il fut jamais un temps où les secours de la pru­dence humaine ont pu paraître oppor­tuns, c’est bien celui-​là : car les esprits n’é­taient nul­le­ment pré­pa­rés à accueillir cette nou­velle doc­trine, qui répu­gnait si vive­ment aux pas­sions par­tout maî­tresses, et heur­tait de front la brillante civi­li­sa­tion des Grecs et des Romains.

Et pour­tant, les apôtres jugèrent cette sorte de pru­dence incom­pa­tible avec leur mis­sion, car ils connais­saient le décret divin : « C’est par la folie de la .pré­di­ca­tion qu’il a plu à Dieu de sau­ver ceux qui croi­ront en lui.« 38 Cette folie fut tou­jours, et elle est encore, « pour ceux qui se sauvent, c’est-​à-​dire pour nous, la force de Dieu« 39 ; le scan­dale de la croix a four­ni et four­ni­ra à l’a­ve­nir les armes les plus invin­cibles ; il fut jadis et il sera pour nous encore un « signe de victoire ».

Mais ces armes, Vénérables Frères, per­dront toute leur force et toute leur uti­li­té si elles sont maniées par des hommes qui ne vivent pas inté­rieu­re­ment avec le Christ, qui ne sont pas impré­gnés d’une vraie et robuste pié­té, que n’embrase pas le zèle de la gloire de Dieu, l’ardent désir d’é­tendre son royaume.

Saint Grégoire com­pre­nait si bien la néces­si­té de ces forces intimes, qu’il déployait la plus grande sol­li­ci­tude pour n’é­le­ver à l’é­pis­co­pat et au sacer­doce que des sujets fer­me­ment réso­lus à sou­te­nir l’hon­neur de Dieu et à pro­cu­rer le vrai salut des âmes. Tel est l’ob­jet du livre inti­tu­lé Regula Pastoralis ; il y éta­blit, pour l’é­du­ca­tion fruc­tueuse du cler­gé et le gou­ver­ne­ment des saints Pontifes, des règles qui, mer­veilleu­se­ment adap­tées aux besoins de son siècle, n’ont rien per­du de leur prix dans le nôtre.

Ce saint Pape, ain­si que le raconte son his­to­rien, « pareil à un Argus aux yeux mul­tiples, pro­me­nait dans l’é­ten­due du monde entier les regards de sa sol­li­ci­tude pas­to­rale,« 40 et, découvrait-​il dans le cler­gé quelque vice ou quelque négli­gence, aus­si­tôt il s’ap­pli­quait à parer au mal. La seule idée d’un dan­ger, la seule pen­sée que la cor­rup­tion répan­due dans le monde romain mena­çait de s’in­fil­trer dans les mœurs du cler­gé lui ins­pi­rait crainte et trem­ble­ment. Arrivait-​il à apprendre une infrac­tion à la dis­ci­pline ecclé­sias­tique, l’an­goisse le sai­sis­sait, et rien ne pou­vait plus lui rendre le repos. On le voyait aver­tir, cor­ri­ger, mena­cer les trans­gres­seurs de peines cano­niques, en infli­ger lui-​même par­fois, et sans délai, sans consi­dé­ra­tion pour les hommes ni les cir­cons­tances, sus­pendre de leurs fonc­tions les clercs indignes.

Fréquemment, Nous trou­vons dans ses écrits des aver­tis­se­ments dans le genre de ceux-​ci : « De quel front ose-​t-​il s’ar­ro­ger la mis­sion d’in­ter­cé­der pour le peuple, celui qui ne peut se rendre le témoi­gnage que sa vie mérite la grâce et l’in­ti­mi­té de Dieu ? ».41 « S’il traîne ses pas­sions dans ses œuvres, quelle est sa pré­somp­tion de s’empresser à pan­ser les bles­sures des autres, tan­dis qu’il porte une plaie au visage ?« 42 Quels fruits doivent espé­rer des fidèles du Christ les pré­di­ca­teurs de la véri­té « dont la conduite dément ce qu’en­seigne leur bouche ?« 43 « Évidemment il n’est pas en mesure de puri­fier ses frères, celui qui gît sous les ruines de ses propres fautes.« 44

Veut-​on connaître quel est pour lui l’i­déal du vrai prêtre ? voi­ci com­ment il le dépeint : « C’est celui qui, mort aux pas­sions de la chair, mène une vie spi­ri­tuelle ; qui méprise la for­tune et ne redoute point l’ad­ver­si­té, qui n’as­pire qu’aux biens de l’âme ; qui, loin de convoi­ter les richesses des autres, dis­tri­bue les siennes ; dont le cœur misé­ri­cor­dieux incline tou­jours vers le par­don, mais qui pour­tant jamais, par une pitié inop­por­tune, ne dés­équi­libre la balance de l’é­qui­té, qui non seule­ment ne se laisse aller à aucun acte illi­cite, mais déplore les fautes des autres comme les siennes propres, qui com­pa­tit d’un cœur affec­tueux aux fai­blesses du pro­chain, qui se réjouit du bon­heur de ses frères comme d’une bonne for­tune per­son­nelle ; qui en tous ses actes pour­rait se pro­po­ser à l’i­mi­ta­tion, et ne trouve dans son pas­sé aucune tache dont il doive rou­gir ; qui s’ap­plique à vivre de manière à pou­voir arro­ser des flots de sa doc­trine les cœurs des­sé­chés des chré­tiens, qui, par l’u­sage et la pra­tique de l’o­rai­son, se sait capable d’ob­te­nir du Seigneur tout ce qu’il lui deman­de­ra.« 45

Comme il importe donc, Vénérables Frères, que l’é­vêque, avant d’im­po­ser les mains à de nou­veaux lévites, se livre en lui-​même et sous le regard de Dieu à un exa­men appro­fon­di ! « Que jamais (c’est Grégoire qui parle), en consi­dé­ra­tion de quel­qu’un ou pour céder à des sol­li­ci­ta­tions, on ne consente à éle­ver aux saints Ordres des sujets qui, par leur vie et leur conduite, s’en montrent indignes.« 46 faute de ces pré­cau­tions, ces prêtres rem­pli­ront les fonc­tions de leur minis­tère non pour le salut du peuple chré­tien, mais pour sa ruine. Ils sème­ront des divi­sions, ils fomen­te­ront des rebel­lions plus ou moins latentes, et le peuple fidèle, éton­né de ce spec­tacle bien triste certes, pour­ra croire à un dis­cord des volon­tés dans la socié­té chré­tienne ; et toute la faute de ce mal­heur retombe sur l’or­gueilleuse opi­niâ­tre­té de quelques-uns.

Oh ! écar­tons, écar­tons de toute fonc­tion sacrée les fau­teurs de dis­cordes : l’Église n’a pas besoin de tels apôtres ; et d’ailleurs ils ne sont pas les apôtres du Christ cru­ci­fié : ils ne prêchent qu’eux-mêmes.

Il nous semble voir encore se mou­vant devant nos yeux, dans ce Concile pon­ti­fi­cal du Latran, l’i­mage de Grégoire entou­ré de la cou­ronne des évêques assem­blés de tous côtés, en pré­sence de tout le cler­gé de la ville.

Quelle féconde exhor­ta­tion coule de sa bouche tou­chant les devoirs des clercs : quelle inten­si­té d’ar­deur le consume ; sa prière comme la foudre ter­rasse les hommes per­vers : ses paroles sont comme autant de coups de fouet qui réveillent les indo­lents : ce sont des flammes de l’a­mour divin qui sti­mulent sua­ve­ment les âmes même les plus fer­ventes. Lisez en entier, Vénérables Frères, et pro­po­sez à votre cler­gé, pour qu’il la lise et la médite, sur­tout au saint temps de la retraite annuelle, cette admi­rable homé­lie du saint Pontife47.

Il y exhale entre autres, non sans une grande dou­leur d’âme, les plaintes sui­vantes : Voici que le monde est plein de prêtres et cepen­dant dans la mois­son de Dieu fort rares sont les ouvriers ; car nous embras­sons bien la charge sacer­do­tale, mais les œuvres de notre charge nous ne les rem­plis­sons pas48. Et vrai­ment, que de forces l’Église recueille­rait aujourd’­hui si elle comp­tait autant d’ou­vriers que de prêtres ! Quelle abon­dance de fruits la vie divine de l’Église ne produirait-​elle pas pour les hommes si cha­cun s’ap­pli­quait à la déve­lop­per ! C’est une acti­vi­té de cette sorte que le zèle de Grégoire exci­ta tant qu’il vécut et qu’il fit encore fleu­rir par son élan jusque dans les temps pos­té­rieurs. Aussi le moyen âge porte-​t-​il l’empreinte carac­té­ris­tique de Grégoire. Il fau­drait presque attri­buer à ce Pontife tout ce qu’il a de bon ; les règles de direc­tion pour le cler­gé, l’exer­cice de la cha­ri­té et de la bien­fai­sance publique sous ses formes mul­tiples, l’en­sei­gne­ment d’une sain­te­té plus par­faite, les pra­tiques de la vie reli­gieuse, enfin l’or­don­nance des céré­mo­nies et des mélo­dies sacrées.

Puis des temps, à l’es­prit bien dif­fé­rent, ont suc­cé­dé. Mais, Nous l’a­vons dit sou­vent, la vie de l’Église n’a chan­gé en rien. Car depuis qu’elle pos­sède cette force reçue par héri­tage de son divin Fondateur, elle peut non seule­ment pour­voir, en ce qui est ce sa charge, aux besoins des âmes et des époques les plus diverses, mais encore contri­buer puis­sam­ment à accroître la véri­table civi­li­sa­tion. C’est une consé­quence de la nature même de son ministère.

Et certes il ne peut se faire que les véri­tés révé­lées par Dieu et confiées à la garde de l’Église n’im­priment un grand essor à tout ce qu’elle peut voir de vrai, de bon et de beau dans l’ordre natu­rel, et cela avec d’au­tant plus d’ef­fi­ca­ci­té qu’on les rap­porte davan­tage à Dieu, le prin­cipe sou­ve­rain de toute véri­té, de tout bien et de toute beauté.

Grand est le pro­fit que la doc­trine divine pro­cure à la science humaine, soit qu’elle lui ouvre plus vaste le champ des nou­velles décou­vertes, soit qu’elle fraye un droit che­min à ses inves­ti­ga­tions, en écar­tant les erreurs de méthode, autour de la science et de la voie qui mène à son acquisition.

Ainsi brillent dans le port les feux d’un phare. Tout en décou­vrant aux navi­ga­teurs qui voguent dans la nuit beau­coup d’ob­jets que le voile des ténèbres enve­loppe, il les aver­tit d’é­vi­ter les écueils sur les­quels le navire risque de se bri­ser et de faire naufrage.

Pour ce qui touche à la dis­ci­pline des mœurs, notre Sauveur et Seigneur nous pro­pose pour suprême exem­plaire de per­fec­tion la bon­té même de Dieu son Père49. Et qui ne voit com­bien elles y gagnent d’en­cou­ra­ge­ments ? car ain­si la loi natu­relle impri­mée dans tous les cœurs s’y grave d’une façon plus pro­fonde et plus par­faite, au point que les indi­vi­dus, comme la famille et la socié­té humaine tout entière, jouissent d’une vie plus heureuse.

Ce fut sans doute cette force qui fit pas­ser les hommes gros­siers de la bar­ba­rie à la civi­li­sa­tion, qui reven­di­qua pour la femme sa digni­té déchue, secoua le joug de l’es­cla­vage, res­tau­ra l’ordre en débri­dant avec équi­té les liens qui accordent entre elles les dif­fé­rentes classes des citoyens, qui réta­blit la jus­tice, pro­mul­gua la vraie liber­té de l’âme, pour­vut sûre­ment à la tran­quilli­té de la famille et à celle de l’État.

Les arts enfin, en s’é­le­vant jus­qu’à Dieu, le modèle éter­nel de toute beau­té, d’où découle cha­cune des beau­tés et des formes qui sont dans la nature, s’é­loignent plus aisé­ment du sens vul­gaire et expriment d’une façon beau­coup plus puis­sante les concep­tions de l’es­prit, où la vie de l’art a son siège. On ne sau­rait assez dire quel appoint a appor­té, aux arts l’u­sage de les employer au ser­vice de la reli­gion, et d’of­frir ain­si à Dieu tout ce qu’ils com­portent de plus digne de lui dans leur richesse et leur varié­té, leur beau­té et leur élé­gance de formes. Telle est l’o­ri­gine de l’art sacré, qui ser­vit et sert encore de fon­de­ment à n’im­porte quel art pro­fane. Nous avons tou­ché naguère dans un Motu pro­prio spé­cial la ques­tion du chant romain pour le rame­ner aux pra­tiques anciennes, ain­si que celle de la musique sacrée. Mais les autres arts, cha­cun dans leur domaine, tombent sous les mêmes lois, de sorte que ce qui est dit du chant convient éga­le­ment à la pein­ture, à la sculp­ture et à l’ar­chi­tec­ture, ces nobles flam­beaux de l’es­prit humain, que l’Église a tou­jours ravi­vés et entre­te­nus. Le genre humain tout entier, nour­ri de cette beau­té sublime, érige ces temples impo­sants, où, dans la mai­son de Dieu, comme dans sa demeure propre, par­mi l’a­bon­dance la plus splen­dide de tous les arts, au milieu des céré­mo­nies augustes et des plus suaves mélo­dies, les esprits sont rap­pe­lés aux choses du ciel.

Tels sont, nous l’a­vons dit, les bien­faits que Grégoire put appor­ter à son époque et aux âges pos­té­rieurs. En ces jours, où, éta­blis sur la fer­me­té du même fon­de­ment, nous sommes pour­vus des mêmes moyens, il nous sera per­mis d’ob­te­nir de nou­veau ces avan­tages, si l’on met tous ses soins à conser­ver les pra­tiques louables, s’il en est encore – grâce à Dieu, il en reste – et à res­tau­rer dans le Christ les usages qui ont dévié du droit che­min50.

Il nous plaît de mettre fin à cette lettre par les termes mêmes dans les­quels Grégoire ache­va ce dis­cours mémo­rable pro­non­cé au Latran dans un Conseil pon­ti­fi­cal : Mes Frères, réflé­chis­sez atten­ti­ve­ment avec vous-​mêmes sur toutes ces choses : dispensez-​les à votre pro­chain et préparez-​vous à rendre au Dieu tout-​puissant le fruit de la charge que vous avez accep­tée. Mais ce que Nous disons, Nous l’ob­tien­drons mieux auprès de vous par la prière que par la parole. Prions : Ô Dieu, qui avez vou­lu Nous appe­ler pour pas­teurs dans le peuple, accor­dez, nous vous en sup­plions, que ce que nous sommes de nom sur les lèvres des hommes nous puis­sions l’être à vos yeux51.

Avec la confiance que Dieu, sur la prière même du saint pon­tife Grégoire, prê­te­ra à ces vœux sup­pliants une oreille bien­veillante, en pré­sage de ses dons célestes, et en témoi­gnage de Notre pater­nelle bien­veillance Nous accor­dons de grand cœur, à vous tous, Vénérables Frères, au cler­gé ain­si qu’à votre peuple, la béné­dic­tion apostolique.

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le IV des Ides de mars, l’an MDCCCIV, le jour de la fête de saint Grégoire Ier, Pape et Docteur de l’Église, et la pre­mière année de Notre Pontificat.

Pie X, Pape

  1. Martyrol. Rom. 3 sept. []
  2. I Reg. II, 6–7 []
  3. Apud. Joann. Diac., Vita Greg., IV, 68 []
  4. Registrum I, 4 ad Joann. Episcop. Constantinop. []
  5. Joann. Diac., Vita. Greg., II, 51 []
  6. Inscr. sepul­cr. []
  7. Registr. V, 36 (40) ad Mauricium Aug. []
  8. Ibid. VIII, 29 (30) ad Eulog. Episcop. Alexandr. []
  9. Ibid. XI, 36 (28) ad Augustin. Anglorum epi­scop. []
  10. Joann. V, 17 []
  11. Registr. XI, 36 (28) []
  12. I Cor. II, 4 []
  13. Registr. VII, 37 (40) []
  14. Matth. XXIV, 35 []
  15. Registr., VIII, 24 ad Sabinian. epi­scop. []
  16. Ibid., V, 58 (53) ad Virgil. epi­scop. []
  17. Ibid., V, 37 (20) ad Mauric. Aug. []
  18. Ibid., III, 61 (65) ad Mauric. Aug. []
  19. Registr., V, 41 (43) []
  20. Ibid., V, 37 (20) []
  21. Ibid., V, 6 (IV, 47) []
  22. Joan., X, 10 []
  23. Ad. Rom. XI, 16–17 []
  24. Ad Rom. I, 20 []
  25. Tim. VI, 20 []
  26. Ad Rom., I, 21–22 []
  27. Ibid. I, 24 []
  28. Act. IV, 12 []
  29. Joan. XIV, 6 []
  30. Act. IV, 11–12 []
  31. Matth. VIII, 25. []
  32. Registr. VI, 63 (30). – Cf. Regul. past. I, 5. []
  33. I Cor. IX, 22 []
  34. Joann. X, 11 []
  35. Ad Hebr., XIII, 8 []
  36. Registr. V, 44 (18) ad Joannem epi­scop. []
  37. I Cor. I, 23 []
  38. Ibid., I, 21 []
  39. Ibid., I, 18 []
  40. Joan. Diac. lib. II, c. 55 []
  41. Reg. Past., I, 10 []
  42. Ibid., I, 9 []
  43. Ibid., I, 2 []
  44. Ibid., I, 11. []
  45. Ibid., I, 10 []
  46. Registr. V, 63 (58) ad uni­ver­sos epi­sco­pos per Hellad.)) Combien aus­si il est indis­pen­sable que l’é­vêque pèse mûre­ment la déci­sion qui confie­ra aux nou­veaux prêtres le minis­tère apos­to­lique ! Car, faute de les avoir sou­mis à une sérieuse épreuve sous la garde vigi­lante de prêtres plus expé­ri­men­tés, faute de s’être assu­rés par­fai­te­ment de la pure­té de leur vie, de leur incli­na­tion à la pié­té, de la doci­li­té de leur esprit et de leur promp­ti­tude à se confor­mer à tout ce qui a été intro­duit par la pra­tique de l’Église et confir­mé par l’ex­pé­rience des siècles, ou pres­crit par ceux « que l’Esprit Saint a éta­blis évêques pour régir l’Église de Dieu, » ((Act. XX, 28 []
  47. Hom. in Evang. I, 17 []
  48. Ibid., n. 3 []
  49. Matth. V, 48 []
  50. Ad Ephes. I, 10 []
  51. Hom. cit., n. 18 []