Léon XIII

256ᵉ pape ; de 1878 à 1903

25 mai 1899

Lettre encyclique Annum Sacrum

Consécration du genre humain au Sacré-Cœur de Jésus

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 25 mai de l’an­née 1899,
de notre pon­ti­fi­cat la vingt-deuxième.

A nos véné­rables frères les arche­vêques, les évêques et les autres ordi­naires de la confé­dé­ra­tion cana­dienne en paix et en com­mu­nion avec le siège apos­to­lique.
LÉON XIII, PAPE
Vénérables Frères, Salut et béné­dic­tion apostolique.

Nous avons naguère, comme vous le savez, ordon­né par lettres apos­to­liques qu’un jubi­lé serait célé­bré pro­chai­ne­ment dans cette ville sainte, sui­vant la cou­tume et la règle éta­blies par les anciens. Aujourd’hui, dans l’es­poir et dans l’in­ten­tion d’ac­croître la pié­té dont sera empreinte cette solen­ni­té reli­gieuse, Nous avons pro­je­té et nous conseillons une mani­fes­ta­tion écla­tante. Pourvu que tous les fidèles Nous obéissent de cœur et avec une bonne volon­té una­nime et géné­reuse, Nous atten­dons de cet acte, et non sans rai­son, des résul­tats pré­cieux et durables, d’a­bord pour la reli­gion chré­tienne et ensuite pour le genre humain tout entier.

Maintes fois, Nous Nous sommes effor­cé d’en­tre­te­nir et de mettre de plus en plus en lumière cette forme excel­lente de pié­té, qui consiste à hono­rer le Très Sacré Cœur de Jésus. Nous sui­vions en cela l’exemple de nos pré­dé­ces­seurs Innocent XII, Benoît XIII, Clément XIII, Pie VI, Pie VII et Pie IX. Tel était notam­ment le but de notre décret publié le 28 juin de l’an­née 1889, et par lequel Nous avons éle­vé au rite de pre­mière classe la fête du Sacré Cœur.

Mais main­te­nant Nous son­geons à une forme de véné­ra­tion plus impo­sante encore, qui puisse être en quelque sorte la plé­ni­tude et la per­fec­tion de tous les hom­mages que l’on a cou­tume de rendre au Cœur très sacré. Nous avons confiance que cette mani­fes­ta­tion de pié­té sera très agréable à Jésus-​Christ, rédempteur.

D’ailleurs, ce n’est pas pour la pre­mière fois que le pro­jet dont nous par­lons est mis en ques­tion. En effet, il y a envi­ron vingt-​cinq ans, à l’ap­proche des solen­ni­tés du deuxième cen­te­naire du jour où la bien­heu­reuse Marguerite-​Marie Alacoque avait reçu de Dieu l’ordre de pro­pa­ger le culte du divin Cœur, des lettres pres­santes éma­nant non seule­ment de par­ti­cu­liers, mais encore d’é­vêques, furent envoyées en grand nombre et de tous côtés à Pie IX. Elles ten­daient à obte­nir que le Souverain Pontife vou­lût bien consa­crer au très saint Cœur de Jésus l’en­semble du genre humain. On jugea bon de dif­fé­rer, afin que la déci­sion fût mûrie davan­tage. En atten­dant, les villes reçurent l’au­to­ri­sa­tion de se consa­crer sépa­ré­ment si cela leur agréait, et une for­mule de consé­cra­tion fut pres­crite. Maintenant, de nou­veaux motifs étant sur­ve­nus, Nous pen­sons que l’heure est arri­vée de mener à bien ce projet.

Ce témoi­gnage géné­ral et solen­nel de res­pect et de pié­té est bien dû à Jésus-​Christ, car Il est le Prince et le Maître suprême. En effet son empire ne s’é­tend pas seule­ment aux nations qui pro­fessent la foi catho­lique, ou aux hommes qui ayant reçu régu­liè­re­ment le saint bap­tême se rat­tachent en droit à l’Eglise, quoi­qu’ils en soient sépa­rés par des opi­nions erro­nées ou par un dis­sen­ti­ment qui les arrache à sa tendresse.

Le règne du Christ embrasse aus­si tous les hommes pri­vés de la foi chré­tienne de sorte que l’u­ni­ver­sa­li­té du genre humain est réel­le­ment sou­mise au pou­voir de Jésus. Celui qui est le Fils unique de Dieu le Père, qui a la même sub­stance que Lui et qui « est la splen­deur de sa gloire et l’empreinte de sa sub­stance » (Heb., I, 3). celui-​là néces­sai­re­ment pos­sède tout en com­mun avec le Père ; il a donc aus­si le sou­ve­rain pou­voir sur toutes choses. C’est pour­quoi le Fils de Dieu dit de lui-​même par la bouche du pro­phète : « Pour moi, j’ai été éta­bli roi sur Sion, sa sainte mon­tagne ; le Seigneur m’a dit : « Tu es mon Fils, je t’ai engen­dré aujourd’­hui. Demande-​moi, je te don­ne­rai les nations pour ton héri­tage et les limites de la terre pour ton patri­moine » (Ps. II, 6 8).

Par ces paroles, Jésus-​Christ déclare qu’il a reçu de Dieu la puis­sance, soit sur toute l’Eglise qui est figu­rée par la mon­tagne de Sion, soit sur le reste du monde jus­qu’à ses bornes les plus loin­taines. Sur quelle base s’ap­puie ce sou­ve­rain pou­voir, c’est ce que nous apprennent clai­re­ment ces paroles : « Tu es mon fils ». Par cela même, en effet, que Jésus-​Christ est le fils du Roi du monde, il hérite de toute sa puis­sance ; de là ces paroles : « Je te don­ne­rai les nations pour ton héri­tage ». A ces paroles sont sem­blables celles de l’a­pôtre saint Paul : « Son fils qu’il a éta­bli héri­tier en toutes choses » (Heb. 1, 2).

Mais il faut sur­tout consi­dé­rer ce que Jésus-​Christ a affir­mé concer­nant son empire, non plus par les Apôtres ou par les pro­phètes, mais de sa propre bouche. Au gou­ver­neur romain qui lui deman­dait « Tu es donc roi » ? il répon­dit sans aucune hési­ta­tion : »Tu le dis, je suis roi » (Joan, XVIII, 37). La gran­deur de ce pou­voir et l’im­men­si­té infi­nie de ce royaume sont confir­mées clai­re­ment par les paroles de Notre-​Seigneur aux apôtres : « Toute puis­sance m’a été don­née dans le ciel et sur la terre » (Matth., XVIII, 18). Si toute puis­sance a été don­née au Christ, il s’en­suit néces­sai­re­ment que son empire doit être sou­ve­rain, abso­lu, indé­pen­dant de la volon­té de tout être, de sorte qu’au­cun pou­voir ne soit égal ni sem­blable au sien. Et puisque cet empire lui a été don­né dans le ciel et sur la terre, il faut qu’il voie le ciel et la terre lui obéir.

Effectivement, il a exer­cé ce droit extra­or­di­naire et qui lui est propre, lors­qu’il a ordon­né aux apôtres de répandre sa doc­trine, de réunir les hommes en une seule Eglise par le Baptême du salut, enfin de leur impo­ser des lois que per­sonne ne pût mécon­naître, sans mettre en péril son salut éternel.

Mais ce n’est pas tout. Jésus-​Christ com­mande non seule­ment en ver­tu d’un droit natu­rel et comme Fils de Dieu, mais encore en ver­tu d’un droit acquis. Car « il nous a arra­chés de la puis­sance des ténèbres » (Coloss., I, 13) ; et en outre il « s’est livré lui-​même pour la rédemp­tion de tous » (I Tim., II, 6). Non seule­ment les catho­liques et ceux qui ont reçu régu­liè­re­ment le bap­tême chré­tien, mais tous les hommes et cha­cun d’eux sont deve­nus pour Lui « un peuple conquis » (I Pet., II, 9). Aussi, saint Augustin a‑t-​il eu rai­son de dire à ce sujet : « Vous cher­chez ce que Jésus-​Christ a ache­té ? voyez ce qu’Il a don­né et vous sau­rez ce qu’Il a ache­té. Le sang du Christ est le prix de l’a­chat. Quel objet peut avoir une telle valeur ? Lequel, si ce n’est le monde entier ? Lequel si ce n’est toutes les nations ? C’est pour l’u­ni­vers entier que le Christ a payé un tel prix » (Tract. 20 in Joan.).

Pourquoi les infi­dèles eux-​mêmes sont-​ils sou­mis au pou­voir de Jésus-​Christ ? Saint Thomas nous en expose lon­gue­ment la rai­son. En effet, après avoir deman­dé si le pou­voir judi­ciaire de Jésus-​Christ s’é­tend à tous les hommes, et avoir affir­mé que « l’au­to­ri­té judi­ciaire découle de l’au­to­ri­té royale », il conclut net­te­ment : « Tout est sou­mis au Christ quant à la puis­sance, quoique tout ne lui soit pas sou­mis encore quant à l’exer­cice même de cette puis­sance » (3a P., Q. 59, art. 4). Ce pou­voir du Christ et cet empire sur les hommes s’exercent par la véri­té, par la jus­tice et sur­tout par la charité.

Mais à cette double base de sa puis­sance et de sa domi­na­tion, Jésus-​Christ nous per­met dans sa bien­veillance d’a­jou­ter, si nous y consen­tons de notre côté, la consé­cra­tion volon­taire. Dieu et rédemp­teur à la fois, il pos­sède plei­ne­ment, et d’une façon par­faite, tout ce qui existe. Nous, au contraire, nous sommes si pauvres et dénués, que nous n’a­vons rien qui nous appar­tienne et dont nous puis­sions lui faire pré­sent. Cependant, dans sa bon­té et sa cha­ri­té sou­ve­raine, il ne refuse nul­le­ment que nous lui don­nions et que nous lui consa­crions ce qui lui appar­tient, comme si nous en étions les pos­ses­seurs. Non seule­ment il ne refuse pas cette offrande, mais il la désire et il la demande : « Mon fils, donne moi ton cœur ». Nous pou­vons donc lui être plei­ne­ment agréables par notre bonne volon­té et l’af­fec­tion de notre âme. En nous consa­crant à lui, non seule­ment nous recon­nais­sons et nous accep­tons son empire ouver­te­ment et avec joie, mais encore nous témoi­gnons réel­le­ment que si ce que nous don­nons nous appar­te­nait, nous l’of­fri­rions de tout notre cœur ; nous deman­dons ain­si à Dieu de vou­loir bien rece­voir de nous ces objets mêmes qui lui appar­tiennent abso­lu­ment. Telle est l’ef­fi­ca­ci­té de l’acte dont il s’a­git, tel est le sens de nos paroles.

Puisque dans le Sacré Cœur réside le sym­bole et l’i­mage sen­sible de la cha­ri­té infi­nie de Jésus-​Christ, cha­ri­té qui nous pousse à l’ai­mer en retour, il est conve­nable de nous consa­crer à son Cœur très auguste. Agir ain­si, c’est se don­ner et se lier à Jésus Christ ; car les hom­mages, les marques de sou­mis­sion et de pié­té que l’on offre au divin Cœur se rap­portent réel­le­ment et en propre au Christ lui même.

C’est pour­quoi Nous enga­geons et Nous exhor­tons à accom­plir avec ardeur cet acte de pié­té, tous les fidèles qui connaissent et aiment le divin Cœur. Nous dési­re­rions vive­ment qu’ils se livrassent à cette mani­fes­ta­tion le même jour, afin que les sen­ti­ments et les vœux com­muns de tant de mil­liers de fidèles fussent por­tés en même temps au temple céleste.

Mais oublierons-​nous une quan­ti­té innom­brable d’hommes, pour les­quels n’a pas encore brillé la véri­té chré­tienne ? Nous tenons la place de Celui qui est venu sau­ver ce qui était per­du et qui a don­né son sang pour le salut du genre humain tout entier. Aussi, nous son­geons avec assi­dui­té à rame­ner vers la véri­table vie ceux mêmes qui gisent dans les ténèbres de la mort. Nous avons envoyé de tous côtés pour les ins­truire des mes­sa­gers du Christ ; et main­te­nant, déplo­rant leur sort, Nous les recom­man­dons de toute notre âme et Nous les consa­crons, autant qu’il est en Nous, au Cœur très sacré de Jésus.

De cette manière, l“acte de pié­té que Nous conseillons à tous sera pro­fi­table à tous. Après l’a­voir accom­pli, ceux qui connaissent et aiment Jésus-​Christ sen­ti­ront croître leur foi et leur amour. Ceux qui, connais­sant le Christ, négligent cepen­dant sa loi et ses pré­ceptes, pour­ront pui­ser dans son Sacré-​Cœur la flamme de la cha­ri­té. Enfin, nous implo­re­rons tous d’un élan una­nime le secours céleste pour les infor­tu­nés qui souffrent dans les ténèbres de la super­sti­tion. Nous deman­de­rons que Jésus-​Christ, auquel ils sont sou­mis « quant à la puis­sance » les sou­mette un jour « quant à l’exer­cice de cette puis­sance ». Et cela, non seule­ment « dans un siècle à venir, quand il accom­pli­ra sa volon­té sur tous les êtres en récom­pen­sant les uns et en châ­tiant les autres » (S. Thomas, loc. cit.), mais encore dès cette vie mor­telle, en leur don­nant la foi et la sain­te­té. Puissent-​ils hono­rer Dieu par la pra­tique de la ver­tu, comme il convient, et cher­cher à obte­nir la féli­ci­té céleste et éternelle.

Une telle consé­cra­tion apporte aus­si aux Etats l’es­poir d’une situa­tion meilleure, car cet acte de pié­té peut éta­blir ou raf­fer­mir les liens qui unissent natu­rel­le­ment les affaires publiques à Dieu. Dans ces der­niers temps sur­tout, on a fait en sorte qu’un mur s’é­le­vât, pour ain­si dire, entre l’Eglise et la socié­té civile. Dans la consti­tu­tion et l’ad­mi­nis­tra­tion des Etats, on compte pour rien l’au­to­ri­té de la juri­dic­tion sacrée et divine, et l’on cherche à obte­nir que la reli­gion n’ait aucun rôle dans la vie publique. Cette atti­tude abou­tit presque à enle­ver au peuple la foi chré­tienne ; si c’é­tait pos­sible, on chas­se­rait de la terre Dieu lui même. Les esprits étant en proie à un si inso­lent orgueil, est-​il éton­nant que la plus grande par­tie du genre humain soit livrée à des troubles pro­fonds, et bat­tue par des flots qui ne laissent per­sonne à l’a­bri de la crainte et du péril ? Il arrive fata­le­ment, que les fon­de­ments les plus solides du salut public s’é­croulent lors­qu’on laisse de côté la reli­gion. Dieu, pour faire subir à ses enne­mis le châ­ti­ment qu’ils avaient méri­té, les a livrés à leurs pen­chants, de sorte qu’ils s’a­ban­donnent à leurs pas­sions et s’é­puisent dans une licence excessive.

De là, cette abon­dance de maux qui depuis long­temps sévissent sur le monde, et qui Nous obligent à deman­der le secours de Celui qui seul peut les écar­ter. Or, qui est celui-​là, sinon Jésus-​Christ, fils unique de Dieu ? « car nul autre nom n’a été don­né sous le ciel aux hommes, par lequel nous devions être sau­vés » (Act. IV, 12). Il faut donc recou­rir à Celui qui est « la voie, la véri­té et la vie. » L’homme a erré, qu’il revienne dans la route droite ; les ténèbres ont enva­hi les âmes, que cette obs­cu­ri­té soit dis­si­pée par la lumière de la véri­té ; la mort s’est empa­rée de nous, conqué­rons la vie. Il nous sera enfin per­mis de gué­rir tant de bles­sures, on ver­ra renaître avec toute jus­tice l’es­poir en l’an­tique auto­ri­té, les splen­deurs de la foi repa­raî­tront, les glaives tom­be­ront et les armes s’é­chap­pe­ront des mains lorsque tous les hommes accep­te­ront l’empire du Christ et s’y sou­met­tront avec joie, et quand « toute langue confes­se­ra que le Seigneur Jésus-​Christ est dans la gloire de Dieu le Père » (Phil. II, 2).

A l’é­poque où l’Eglise, toute proche encore de ses ori­gines, était acca­blée sous le joug des Césars, un jeune empe­reur aper­çut dans le ciel une croix qui annon­çait et qui pré­pa­rait une magni­fique et pro­chaine vic­toire. Aujourd’hui, voi­ci qu’un autre emblème béni et divin s’offre à nos yeux. C’est le cœur très sacré de Jésus, sur lequel se dresse la Croix et qui brille d’un magni­fique éclat au milieu des flammes. En lui nous devons pla­cer toutes nos espé­rances ; nous devons lui deman­der et attendre de lui le salut des hommes.

Enfin, Nous ne vou­lons point pas­ser sous silence un motif par­ti­cu­lier, il est vrai, mais légi­time et sérieux, qui Nous pousse à entre­prendre cette mani­fes­ta­tion. C’est que Dieu, auteur de tous les biens, Nous a naguère sau­vé d’une mala­die dan­ge­reuse. Nous vou­lons évo­quer le sou­ve­nir d’un tel bien­fait et en témoi­gner publi­que­ment Notre recon­nais­sance par l’ac­crois­se­ment des hom­mages ren­dus au très saint Cœur.

Nous déci­dons en consé­quence que, le 9, le 10 et le 11 du mois de juin pro­chain, dans l’é­glise de chaque loca­li­té et dans l’é­glise prin­ci­pale de chaque ville, des prières déter­mi­nées seront dites. Chacun de ces jours-​là, les lita­nies du Sacré-​Cœur, approu­vées par Notre auto­ri­té, seront jointes aux autres invo­ca­tions. Le der­nier jour, on réci­te­ra la for­mule de consé­cra­tion que Nous vous envoyons, Vénérables Frères, en même temps que ces lettres.

Comme gage des faveurs divines et en témoi­gnage de Notre bien­veillance, Nous accor­dons très affec­tueu­se­ment dans le Seigneur la béné­dic­tion apos­to­lique à vous, à votre cler­gé et au peuple que vous dirigez.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 25 mai de l’an­née 1899, de notre pon­ti­fi­cat la vingt-deuxième.

Léon XIII, Pape