28 avril 1716

Saint Louis-​Marie : Le 3e centenaire de la mort d’une « extraordinaire figure »

Louis-​Marie Grignion est né en 1673 à Montfort, en Bretagne, d’un père de petite noblesse et de maigre for­tune, avo­cat en cette ville. Il était le deuxième d’une famille qui comp­te­ra dix-​huit enfants (dont huit mour­ront en bas âge). Dans ce foyer bien chré­tien, Dieu se choi­si­ra trois prêtres et deux religieuses.

Quand Louis-​Marie a douze ans, son père l’envoie faire ses études au grand col­lège des Jésuites à Rennes. Il s’y lie d’amitié avec Jean-​Baptiste Blain, futur prêtre, qui sera son bio­graphe, et avec Claude-​François Poullart des Places, qui devait fon­der plus tard la Congrégation du Saint-​Esprit. Avec ses deux amis, il forme dans le col­lège une asso­cia­tion en l’honneur de la Sainte Vierge, qui entraîne les autres au bien.

Il entend par­ler du célèbre sémi­naire de Saint-​Sulpice à Paris, répu­té pour sa science et sa fer­veur, et décide d’aller s’y for­mer. A cette époque, il devance déjà, et de loin, la plu­part de ses com­pa­gnons sur le che­min de la per­fec­tion. Il est ordon­né prêtre en 1700, mais la Providence attend quelques années pour lui indi­quer clai­re­ment ses des­seins sur lui. Il part alors en pèle­ri­nage à Rome pour consul­ter le pape : Clément XI le nomme mis­sion­naire apos­to­lique, et lui désigne la France comme champ d’apostolat.

Les villes et les cam­pagnes de l’ouest de la France ver­ront pas­ser durant dix ans un apôtre mer­veilleux et infa­ti­gable, que l’ardeur de son zèle mène d’une paroisse à une autre pour don­ner des mis­sions. A un curé qui lui demande son nom, il répond :

« Je suis un pauvre prêtre qui par­court le monde dans l’espoir de gagner quelques âmes par mes sueurs et mes tra­vaux » [1].

Le Père de Montfort a vu dans son époque la dimi­nu­tion de l’esprit chré­tien : en appa­rence la façade reste intacte, mais la ruine menace. Il s’agit de réveiller les âmes qui dorment, de les reti­rer de leur indif­fé­rence ou même de leur éga­re­ment. Il prêche donc les grandes véri­tés, avec une élo­quence d’une rare puis­sance. Il invite les chré­tiens à renou­ve­ler en eux la grâce de leur bap­tême. Il leur parle de Jésus-​Christ et de la cha­ri­té qu’il nous montre au Calvaire et dans l’Eucharistie. Il enseigne la dévo­tion à la Sainte Vierge et la pra­tique du saint rosaire. Là où il passe, sa parole retourne lit­té­ra­le­ment les esprits et les cœurs. Il entraîne à la fer­veur un nombre extra­or­di­naire d’âmes, et trans­fi­gure des paroisses. Partout il laisse un admi­rable renou­veau de vie chré­tienne, et qui dure­ra [2].

En 1711, sur l’invitation des évêques de La Rochelle et de Luçon, les seuls qui ont com­pris sa valeur, il se rend dans ces deux dio­cèses. Il y pas­se­ra les cinq der­nières années de sa vie, sillon­nant ces dio­cèses, y accom­plis­sant un tra­vail métho­dique et pro­fond. Il y prêche avec un suc­cès pro­di­gieux. Ainsi cette région de la Vendée sera pré­pa­rée aux luttes héroïques qui l’attendent, et devien­dra l’admiration du monde entier.

L’apôtre meurt en plein tra­vail, le 28 avril 1716.

« Quand il rend l’âme à Saint-​Laurent-​sur-​Sèvre, sur un gra­bat misé­rable, les deux congré­ga­tions qu’il a fon­dées [3] et qui devaient prendre par la suite un tel essor, ne comptent, l’une que quatre reli­gieuses, l’autre que deux prêtres, sans logis, sans res­sources et livrés à tous les vents du hasard » [4].

Amour de la pauvreté

Un des aspects mar­quants de la phy­sio­no­mie spi­ri­tuelle de saint Louis-​Marie est un extrême amour de la pau­vre­té et des pauvres. Déjà quand il est col­lé­gien à Rennes, « il se joint à d’autres jeunes gens, autour de M. Bellier, aumô­nier de l’hôpital géné­ral de Rennes, en une sorte de Conférence de Saint-​Vincent de Paul anti­ci­pée : confé­rences spi­ri­tuelles, visites des misé­reux à l’hôpital ou à leur domi­cile. Là prend nais­sance son désir d’évangéliser les pauvres » [5].

A son départ de Rennes pour se rendre à pied à Paris, on lui a don­né dix écus et un habit neuf. Il a bien­tôt dis­tri­bué ses écus à des pauvres, et tro­qué son habit neuf pour celui d’un misé­reux. Il tombe alors à genoux, et fait vœu de vivre désor­mais dans une com­plète pau­vre­té, pour dépendre entiè­re­ment de la Providence. Il men­die son pain, et un peu de paille pour cou­cher. Le Père des cieux à qui il s’est confié aura soin de lui.

En 1701, à Poitiers, il com­mence un sin­gu­lier apos­to­lat auprès des pauvres de l’hôpital. Ils remarquent vite ce prêtre d’aussi pauvre mine qu’eux et le recon­naissent pour un des leurs ; ils lui font même l’aumône. Pauvre lui-​même et vivant en pauvre, il a trou­vé le che­min de les gagner à Jésus-​Christ en les ser­vant. Aussi, quand il les quitte pour aller à Paris, ils adressent une tou­chante sup­pli­ca­tion à M. Leschassier, supé­rieur du sémi­naire de Saint-​Sulpice, pour qu’on leur rende leur père et leur ami :

« Monsieur, nous, quatre cents pauvres, vous sup­plions très hum­ble­ment, par le plus grand amour et la gloire de Dieu, nous faire venir notre véné­rable pas­teur, celui qui aime tant les pauvres, M. Grignion. »

A cet appel émou­vant, le saint reprend la route de Poitiers.

Partout il fait en faveur des pauvres des pro­diges de cha­ri­té. Il est leur pro­vi­dence, leur dis­tri­buant les aumônes qu’il reçoit : « L’argent et les habits, pour l’ordinaire, ne res­taient entre ses mains qu’autant de temps qu’il en fal­lait pour les faire pas­ser dans celles des néces­si­teux », dit l’abbé Blain [6].

Quand il reçoit une invi­ta­tion pour un repas, il arrive accom­pa­gné d’un pauvre qu’il a ren­con­tré ‒ qu’il pré­sente comme son ami ‒, avec lequel il par­tage le couvert.

C’est un homme qui pou­vait dire comme saint Paul qu’il n’avait pas ici-​bas de demeure per­ma­nente. Aussi bien on ne lui connaît aucune demeure fixe, mais seule­ment ce qui était plu­tôt des ermitages.

L’amour de la croix

Dès sa jeu­nesse Louis-​Marie mène une vie de mor­ti­fi­ca­tion et de sacri­fice volon­taire. Séminariste, il lit l’ouvrage Les saintes voies de la Croix, écrit par l’abbé Boudon, son auteur pré­fé­ré. Cette lec­ture, écrit son ami l’abbé Blain, « lui don­na une si grande estime et un si grand goût des peines et des mépris, qu’il ne se las­sait point de par­ler du bon­heur des croix et du mérite des souf­frances. Il por­tait une sainte envie aux pauvres et aux per­sonnes affli­gées ; il les hono­rait et les res­pec­tait comme les favo­ris de Dieu et les images vivantes de Jésus cru­ci­fié ».

Non content d’accepter la souf­france sans mur­mure, saint Louis-​Marie court à sa ren­contre, il la reçoit avec allé­gresse, il la presse sur son cœur comme le pré­sent le plus cher et la marque la plus assu­rée de la faveur divine. Il ne se borne pas à prê­cher et à plan­ter la croix dans ses mis­sions : il vit dans un par­fait oubli de soi, une totale abné­ga­tion. Il vou­lait qu’on demande pour lui des croix et des humi­lia­tions. C’est la seule manière d’attirer les béné­dic­tions du bon Dieu sur les âmes, disait-il.

Sur ses péni­tences, voi­ci ce que raconte l’abbé Jégu, curé de La Chèze en Bretagne, où le Père de Montfort prê­cha une mission :

« Son lit était une pierre et trois fagots. Ses che­mises, teintes de son sang, fai­saient voir qu’il ne s’épargnait pas la dis­ci­pline. Une seule pomme lui a ser­vi de nour­ri­ture tout un jour, et dans les plus grands tra­vaux. Toujours gai dans les adver­si­tés, il ne parais­sait jamais plus content que lorsqu’il était acca­blé d’injures ».

Il donne aux Filles de la Sagesse un pro­gramme de vie spi­ri­tuelle fon­dé sur le renon­ce­ment (il fait par­ler Jésus) :

« Portez à ma suite, tous les jours, votre croix de la contra­dic­tion, de la per­sé­cu­tion, du renon­ce­ment, du mépris, etc. (…) Vous êtes vrai­ment bien­heu­reuse, si le monde vous per­sé­cute injus­te­ment, en s’opposant à vos des­seins, quoique bons, en jugeant mal de vos inten­tions, en calom­niant votre conduite, en ravis­sant injus­te­ment votre répu­ta­tion ou vos biens de for­tune » [7].

« La meilleure marque que l’on est aimé de Dieu, écrit-​il, c’est quand on est haï du monde et assailli de croix, c’est-à-dire de pri­va­tions des choses les plus légi­times, d’oppositions à nos volon­tés les plus saintes, d’injures les plus atroces et les plus tou­chantes, de per­sé­cu­tions et mau­vaises inter­pré­ta­tions de la part des per­sonnes les mieux inten­tion­nées et de nos meilleurs amis, des mala­dies les moins à notre goût, etc. Ah ! si les chré­tiens savaient la valeur des croix, ils feraient cent lieues pour en trou­ver une ».

Ses épreuves

« Tel était le plan de la Providence : toute la vie de Montfort, à l’exemple de celle de son Maître, ne serait qu’un che­min de croix », écrit le Père Le Crom.

Saint Louis-​Marie ver­ra sou­vent des hos­ti­li­tés s’élever contre lui. Des détrac­teurs font cou­rir sur son compte tant de bruits divers, si bien qu’il est vic­time de juge­ments et déci­sions injustes de la part de supé­rieurs indis­po­sés à son égard.

« Il est rare de trou­ver, par­mi les ser­vi­teurs de Dieu, un homme aus­si bafoué que lui, aus­si humi­lié, aus­si calom­nié, et en même temps si héroïque dans sa patience » [8].

Peut-​on décou­vrir les causes de ces épreuves subies par le saint, en dehors de la volon­té divine ?

Le Père de Montfort a décon­cer­té ses contem­po­rains. Ses confrères et ses supé­rieurs ecclé­sias­tiques ont eu beau­coup de peine à le com­prendre, parce qu’il ne ren­trait pas dans les caté­go­ries habi­tuelles. De fait sa conduite n’était pas ordi­naire. Les ori­gi­na­li­tés et les audaces du saint don­naient beau jeu à ses adversaires.

Son rayon­ne­ment, son suc­cès auprès des foules ‒ suc­cès chè­re­ment ache­té par une vie d’incessante prière et de conti­nuelles péni­tences ‒ lui sus­citent des jalou­sies. Certains confrères, voyant les foules cou­rir à lui, se sentent éclip­sés et sont impor­tu­nés par sa présence.

Le Père de Montfort a aus­si des adver­saires jan­sé­nistes et gal­li­cans qui cherchent à se défaire de ce gêneur. Et les liber­tins de pen­sée et de mœurs se dressent sur sa route pour entra­ver son apostolat :

« J’ai de grands enne­mis en tête ; tous les mon­dains, qui estiment et aiment les choses caduques et péris­sables, me raillent, me méprisent, et me per­sé­cutent ; tout l’enfer a com­plo­té ma perte, et fera par­tout sou­le­ver contre moi toutes les puis­sances » [9].

Quelques exemples de ces oppositions

En 1706 à Poitiers, « le Père de Montfort inau­gu­rait les exer­cices d’une retraite aux reli­gieuses domi­ni­caines de Sainte-​Catherine, lorsque dès le pre­mier jour, il reçut de l’évêché un pli, par lequel Mgr de la Poype lui ordon­nait de quit­ter le dio­cèse sans retard » [10]. Huit ans plus tard il repasse à Poitiers : « Les vieilles ran­cunes n’avaient pas désar­mé. Averti de sa pré­sence, l’évêque lui inti­mait l’ordre de se reti­rer dans les vingt-​quatre heures » [11].

A Pontchâteau il vou­lait réa­li­ser le rêve de son cœur : éri­ger un triomphe à la Croix, dres­ser un immense calvaire.

« Durant plus d’une année, des cen­taines de tra­vailleurs de toutes classes, de toutes condi­tions, presque de tous pays, s’attelèrent à cette besogne, faire sur­gir une col­line qui por­te­rait haut la Croix, afin qu’elle fût saluée de loin. Ce serait un triomphe sans pré­cé­dent ; ce fut une humi­lia­tion sans pareille. La veille du jour où le monu­ment devait être béni, alors que les mul­ti­tudes chré­tiennes se ras­sem­blaient de tous côtés, un ordre du roi, pro­vo­qué par des jaloux, décom­mande la céré­mo­nie et pres­crit de détruire tous les tra­vaux. Et le len­de­main le saint mis­sion­naire, indi­gne­ment tra­hi et dénon­cé par un de ses col­la­bo­ra­teurs, reçoit de l’évêque l’ordre de ces­ser tout minis­tère dans le dio­cèse » [12].

Une fois encore la croix s’enfonce pro­fon­dé­ment dans le cœur de saint Louis-Marie.

Il va alors faire une retraite chez les jésuites. Le Père de Préfontaine nous a lais­sé dans une lettre le récit de la visite :

« Cette paix, cette tran­quilli­té, cette éga­li­té d’âme, dont il ne se démen­tit d’un seul moment pen­dant huit jours, me sur­prit ; je l’admirai. Ce que j’avais vu et ce que j’avais su de lui me l’avaient fait regar­der jusque-​là comme un grand homme de bien. Mais cette patience, cette sou­mis­sion à la Providence dans une occa­sion aus­si déli­cate que celle-​là, la séré­ni­té, la joie même qui parais­sait sur son visage, mal­gré un coup si acca­blant pour lui, me le firent alors regar­der comme un saint, m’inspirèrent des sen­ti­ments de res­pect et de véné­ra­tion pour sa ver­tu, que j’ai tou­jours conser­vés depuis et que je conser­ve­rai jusqu’à la mort ».

A la Chevrolière près de Nantes, pen­dant que le saint était en chaire en train de prê­cher, le curé l’humilie publi­que­ment, disant à ses parois­siens qu’il ne faut pas perdre son temps à écou­ter cet homme. Après quoi, écrit l’abbé des Bastières, son col­la­bo­ra­teur, « il vint me trou­ver et me dit : « Chantons le Te Deum, pour remer­cier le bon Dieu de la char­mante croix qu’il lui a plu de nous envoyer ; j’en ai une joie que je ne sau­rais expri­mer » ». La vic­toire était assu­rée par la croix. En effet, ajoute-​t-​il, « je n’ai jamais vu dans toutes les autres mis­sions un plus grand nombre de pécheurs convertis ».

En 1713 le Père de Montfort arrive dans le dio­cèse d’Avranches, et va trou­ver l’évêque. Celui-​ci lui déclare d’emblée :

« Non seule­ment je ne vous per­mets pas de prê­cher dans mon dio­cèse, je vous défends même d’y dire la messe ; et le plus grand plai­sir que vous puis­siez me faire, c’est d’en sor­tir au plus tôt ».

A La Rochelle, le démon ne peut sup­por­ter cet adver­saire redou­table qui lui arrache ses proies. Les liber­tins ten­te­ront de le faire dis­pa­raître, les cal­vi­nistes furieux des conver­sions qu’il fait dans leurs rangs se ven­ge­ront en lui fai­sant boire un poi­son. Par l’intervention de Dieu qui pro­tège son ser­vi­teur, les assas­sins ne par­vien­dront pas à le tuer ; mais ce poi­son alté­re­ra défi­ni­ti­ve­ment sa san­té et avan­ce­ra sa mort. Il meurt à 43 ans, épui­sé par les épreuves.

Voilà ce que fut la vie de cet éter­nel pros­crit, moqué, outra­gé, inter­dit de minis­tère, reje­té suc­ces­si­ve­ment de plu­sieurs dio­cèses. Et main­te­nant cano­ni­sé avec éclat. Plus les siècles passent, et plus saint Louis-​Marie nous appa­raît grand. Demandons-​lui de nous don­ner un peu de ses ver­tus héroïques !

Abbé Hervé Gresland, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie,

Article paru dans Le Rocher n° 100 d’avril-​mai 2016

Notes de bas de page
  1. Marie-​Claire et François Gousseau : Saint Louis-​Marie, Mame, 1963.[]
  2. Sur les mis­sions de saint Louis-​Marie, nous ren­voyons à l’article Les mis­sions mont­for­taines paru dans Le Rocher n° 76 d’avril-mai 2012.[]
  3. Celle des Pères de la Compagnie de Marie, voués à la pré­di­ca­tion des mis­sions, et celle des Filles de la Sagesse, des­ti­nées au ser­vice des pauvres dans les hôpi­taux et les écoles.[]
  4. Saint Louis-​Marie Grignion de Montfort, textes choi­sis et pré­sen­tés par Raymond Christoflour. Les Editions du soleil levant, 1957.[]
  5. M.-C. et F. Gousseau, op. cit.[]
  6. Cité par le R. P. Louis Le Crom : Saint Louis-​Marie Grignion de Montfort, Clovis, 2003. Les cita­tions sans réfé­rence seront toutes tirées de ce livre.[]
  7. Œuvres com­plètes, p. 796.[]
  8. Le Crom, p. 608.[]
  9. Lettre aux habi­tants de Montbernage.[]
  10. Le Crom p. 209.[]
  11. Le Crom p. 420.[]
  12. R. P. B. M. Morineau : Saint Louis-​Marie Grignion de Montfort, Flammarion, 1947.[]