Les sociétés Ecclesia Dei, trente ans après

Les abbés Benoît Paul-Joseph (à gauche) et Vincent Ribeton (à droite), de la Fraternité Saint-Pierre, avec le Pape François.

L’un des effets du motu pro­prio Traditionis cus­todes a été de pro­duire de la part des socié­tés Ecclesia Dei un concert d’adhésion au concile Vatican II et une recon­nais­sance de la bon­té du novus ordo. Cette appro­ba­tion fra­gi­lise encore davan­tage la situa­tion de ces sociétés.

Créée en 1988 par le pape Jean-​Paul II à la suite du sacre de quatre évêques par Mgr Lefebvre, la Commission Ecclesia Dei avait pour mis­sion offi­cielle de « faci­li­ter la pleine com­mu­nion ecclé­siale » de ceux qui se sépa­raient alors de la Fraternité fon­dée par Mgr Lefebvre, tout en « conser­vant leurs tra­di­tions spi­ri­tuelles et litur­giques ».

Sa mis­sion offi­cieuse, Mgr Lefebvre l’avait dévoi­lée : la Commission Ecclesia Dei, avait-​il expli­qué avec clair­voyance, « est char­gée de la récu­pé­ra­tion des tra­di­tio­na­listes pour les sou­mettre au Concile »[1]. Le temps lui a don­né ample­ment raison.

Pour obte­nir la recon­nais­sance cano­nique de l’Eglise conci­liaire, les com­mu­nau­tés Ecclesia Dei ont accep­té de se taire sur les erreurs et scan­dales doc­tri­naux de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, voire de les jus­ti­fier. Elles ne dénoncent pas la noci­vi­té de la nou­velle messe, du nou­veau code de droit cano­nique, du dia­logue inter­re­li­gieux, de la liber­té reli­gieuse, etc., et leur contra­dic­tion avec l’enseignement tra­di­tion­nel de l’Eglise. Ce silence est le prix à payer pour être recon­nues offi­ciel­le­ment et pou­voir exer­cer un minis­tère dans les diocèses.

En pri­vé, cer­tains membres de ces com­mu­nau­tés recon­naissent les ravages du moder­nisme triom­phant dans l’Eglise. Mais en public, ils sont muets sur les causes de la des­truc­tion de la foi dans les âmes, qu’ils ont pour­tant comme tout prêtre le devoir de dénon­cer et de combattre.

Mgr Lefebvre le pré­di­sait déjà : « Quand ils disent qu’ils n’ont rien lâché, c’est faux. Ils ont lâché la pos­si­bi­li­té de contrer Rome. Ils ne peuvent plus rien dire. Ils doivent se taire étant don­né les faveurs qui leur ont été accor­dées. Il leur est main­te­nant impos­sible de dénon­cer les erreurs de l’Eglise conci­liaire »[2].

« S’ils n’ont pas dit expli­ci­te­ment : nous accep­tons le Concile et tout ce que Rome pro­fesse actuel­le­ment, impli­ci­te­ment ils le font. En se met­tant entiè­re­ment dans les mains de l’autorité de Rome et des évêques, ils seront pra­ti­que­ment obli­gés d’en arri­ver à être d’accord avec eux »[3].

Le mécanisme de la dérive

Quand on donne un ensei­gne­ment qui, sans posi­ti­ve­ment approu­ver les erreurs moder­nistes, ne les condamne plus, petit à petit le juge­ment sur la crise de l’Eglise dégé­nère. Cette com­pro­mis­sion amène inévi­ta­ble­ment à rela­ti­vi­ser la por­tée des erreurs moder­nistes, à ne plus bien dis­tin­guer l’erreur et le mal.

Dom Gérard, supé­rieur du monas­tère du Barroux, avait décla­ré que la recon­nais­sance de son monas­tère par Rome n’était accom­pa­gnée « d’aucune contre­par­tie doc­tri­nale ou litur­gique », et que « nul silence ne serait impo­sé à sa pré­di­ca­tion anti­mo­der­niste »[4]. Las ! La chute fut rapide. Quelques années plus tard, le monas­tère du Barroux se fai­sait le défen­seur du concile Vatican II et de la liber­té reli­gieuse. Il publiait en 1993 un ouvrage Oui ! le Catéchisme de l’Eglise catho­lique est catho­lique ! en réponse à la Fraternité Saint-​Pie X qui voyait en lui l’exposé de la foi de l’Eglise conci­liaire. Et dom Gérard devait décla­rer : « Nous accep­tons tout le Magistère de l’Eglise, d’hier, d’aujourd’hui et de demain »[5].

C’est qu’il est très dif­fi­cile de demeu­rer intègre dans un milieu conta­mi­né. L’homme est influen­cé pro­fon­dé­ment par le milieu dans lequel il vit. Il y a là une loi ins­crite au plus pro­fond de la nature humaine, l’homme étant fait pour vivre en société.

Les prêtres spé­cia­le­ment sont réduits au silence par les rouages de la machi­ne­rie ecclé­sias­tique. Le prêtre ral­lié est tiraillé entre son désir de bien faire, et son obéis­sance à l’évêque du lieu et au pape. Ses ser­mons s’en res­sentent obli­ga­toi­re­ment. La table de presse, les revues aus­si. Par sa sou­mis­sion publique à la hié­rar­chie, il trompe les âmes en fai­sant croire que la situa­tion de l’Eglise est nor­male ; il ne dit pas publi­que­ment que l’Eglise conci­liaire met la foi des fidèles en dan­ger ; il ne prêche pas que la nou­velle messe est mau­vaise, dan­ge­reuse pour la foi. De fait, ces socié­tés pré­fèrent la messe tra­di­tion­nelle, mais pas pour des motifs de foi ; elles admettent la légi­ti­mi­té du nou­veau rite, et que la vraie messe soit la forme « extra­or­di­naire » du rite romain.

« Tels que nous sommes »

Le supé­rieur de la Fraternité Saint-​Pierre en France décla­rait il y a quelques années : « Quel encou­ra­ge­ment de nous voir ain­si accep­tés par l’Eglise, par la bouche du Souverain Pontife, tels que nous sommes, tels que nous avons été fon­dés, tels que nous avons été recon­nus lorsque le Saint-​Siège nous a éri­gés comme socié­té de vie apos­to­lique de droit pon­ti­fi­cal »[6].

« Acceptés tels que nous sommes » : c’est ce qu’il veut croire, mais dès le départ ils ont été accep­tés tels que Rome espé­rait qu’ils allaient deve­nir à la longue.

Dès 1988 le car­di­nal Decourtray, pré­sident de la Conférence des évêques de France, décla­rait devant tous ses col­lègues : « Il est clair qu’ils doivent pro­gres­ser sur le che­min de l’adhésion véri­table au Concile dans sa tota­li­té »[7].

Rome est patiente, elle a pris son temps, celui d’une géné­ra­tion. Là encore Mgr Lefebvre l’avait dit : « Ils iront dou­ce­ment, len­te­ment, mais sûre­ment »[8].

En 2021, une nouvelle étape

Dans un article pré­cé­dent, nous avons vu la déci­sion prise par le pape François en juillet der­nier[9] de res­treindre et mar­gi­na­li­ser au maxi­mum la célé­bra­tion de la messe traditionnelle.

François rap­pelle que la célé­bra­tion du rite ancien est subor­don­née à l’adhésion pleine et entière au concile Vatican II et à tout le magis­tère post-​conciliaire, qui est un impé­ra­tif pour tous. Les évêques devront veiller à ce que les groupes qui seront encore auto­ri­sés à uti­li­ser l’ancien rite « n’excluent pas la vali­di­té et la légi­ti­mi­té de la réforme litur­gique, des dis­po­si­tions du Concile Vatican II et du Magistère des Souverains Pontifes »[10]. Les prêtres et les socié­tés qui, par conces­sion, gardent encore la messe tra­di­tion­nelle, doivent don­ner des marques tan­gibles d’alignement, par exemple en pre­nant part aux offices avec la nou­velle messe.

Le pape Benoît XVI l’avait déjà dit clai­re­ment : « Pour vivre la pleine com­mu­nion, les prêtres des com­mu­nau­tés qui adhèrent à l’usage ancien ne peuvent pas, par prin­cipe, exclure la célé­bra­tion selon les nou­veaux livres. L’exclusion totale du nou­veau rite ne serait pas cohé­rente avec la recon­nais­sance de sa valeur et de sa sain­te­té »[11]. La dif­fé­rence avec François est que celui-​ci est auto­ri­taire et prend les moyens d’être obéi.

Quant aux évêques, ils veulent que ces com­mu­nau­tés soient plus « solubles » dans la réa­li­té et la vie des diocèses.

La réaction des sociétés concernées

L’un des effets pro­duits par le motu pro­prio, et qui était cer­tai­ne­ment visé, a été de pro­duire de la part des socié­tés Ecclesia Dei un concert d’adhésion au concile Vatican II et une recon­nais­sance, non seule­ment de la vali­di­té, mais aus­si de la bon­té du novus ordo. Cette appro­ba­tion fra­gi­lise encore davan­tage la situa­tion de ces socié­tés, et rend de plus en plus dif­fi­cile toute cri­tique du Concile, ou encore leur refus de célé­brer ou de concé­lé­brer de temps à autre la nou­velle messe.

La situa­tion vécue par la Fraternité Saint-​Pierre à Dijon, où l’exigence de la concé­lé­bra­tion a été bran­die par l’évêque, Mgr Roland Minnerath, pour jus­ti­fier l’exclusion de la socié­té du dio­cèse, risque de se reproduire.

Un dio­cèse regar­dé en France avec atten­tion, celui de Paris, a tra­cé sa ligne de conduite. Par une lettre du 8 sep­tembre, l’archevêque Mgr Michel Aupetit a fixé les règles d’application du motu pro­prio Traditionis cus­todes dans son dio­cèse. Il réduit de façon dras­tique le nombre de sanc­tuaires dans les­quels la messe tra­di­tion­nelle pour­ra désor­mais être célé­brée : seule­ment cinq églises de la capi­tale, quand jusqu’ici elle était célé­brée dans une quin­zaine de lieux. « Pourront y célé­brer selon l’ancienne forme, les prêtres qui en ont reçu la mis­sion écrite de ma part. » Et il ajoute : « Je sou­haite, pour favo­ri­ser davan­tage la com­mu­nion, que les prêtres appe­lés soient ouverts aux deux mis­sels ». En clair, cela signi­fie la célé­bra­tion, au moins occa­sion­nelle, de la nou­velle messe.

Quel sera le sort des communautés Ecclesia Dei ?

Les « ecclé­sia­déistes » ont eu beau don­ner quan­ti­té de signes de sou­mis­sion, allant jusqu’à jus­ti­fier la liber­té reli­gieuse ou la réunion d’Assise, louant « saint » Jean-​Paul II… : rien n’y fait. Quels que soient les conces­sions qu’on fait à la Révolution, les gages qu’on lui apporte, celle-​ci n’est jamais satis­faite. Elle en veut tou­jours plus, et broie ceux qui pensent pou­voir col­la­bo­rer avec elle, mon­trant leur mécon­nais­sance des pro­ces­sus révolutionnaires.

Voyant que le piège se referme, les Instituts Ecclesia Dei vont-​ils se res­sai­sir ? Ou bien, pour sau­ver leur tête, vont-​ils cour­ber un peu plus l’échine ? Malheureusement leur atti­tude depuis trente ans laisse peu d’espoir.

Réunis le 31 août der­nier, douze supé­rieurs de ces Instituts ins­tal­lés en France ont signé une lettre com­mune dans laquelle ils font part de leur réac­tion au motu pro­prio Traditionis cus­todes du pape François.

Ils pro­testent de leur adhé­sion au Magistère de Vatican II et d’après, et se tournent vers les évêques de France, dans un lan­gage pathé­tique et lar­moyant, afin d’implorer leur com­pré­hen­sion et leur misé­ri­corde. « Pas un mot sur la noci­vi­té fon­cière de la nou­velle messe de Paul VI. Pas un mot sur les fruits amers du Concile. Pas un mot sur l’accélération conster­nante de la crise de l’Eglise sous le pape François »[12].

Pour conser­ver la messe tra­di­tion­nelle, les douze supé­rieurs reven­diquent le « cha­risme » propre de leurs socié­tés, qui les auto­rise à faire excep­tion. Mais si nous vou­lons la messe tra­di­tion­nelle, ce n’est pas égoïs­te­ment pour nous, c’est pour toute l’Eglise ! Et nous ne lut­tons pas seule­ment pour la messe tra­di­tion­nelle, mais pour la foi catho­lique, la doc­trine immuable, la morale et les sacre­ments de tou­jours, et donc contre les erreurs qui s’y opposent.

La situa­tion pré­sente nous montre une nou­velle fois que la seule posi­tion vraie et solide est celle de la Fraternité Saint-​Pie X. Une posi­tion qui ne varie pas, c’est ce qui lui donne sa crédibilité.

Source : La Couronne de Marie n°103

Notes de bas de page
  1. Entretien à Radio Courtoisie, le 22 novembre 1989.[]
  2. Entretien avec Mgr Marcel Lefebvre, Fideliter n° 79 de janvier-​février 1991.[]
  3. Conférence à Flavigny, décembre 1988 ; Fideliter n° 68, mars-​avril 1989.[]
  4. Déclaration du 18 août 1988.[]
  5. Ouest-​France des 11–12 février 1995.[]
  6. M. l’abbé Ribeton, ser­mon du 16 novembre 2013, à l’occasion des 25 ans de la Fraternité Saint-​Pierre.[]
  7. Discours devant l’assemblée plé­nière des évêques à Lourdes, le 22 octobre 1988.[]
  8. Conférence à Flavigny, décembre 1988 ; Fideliter n° 68, mars-​avril 1989.[]
  9. Par le motu pro­prio Traditionis cus­todes du 16 juillet.[]
  10. Article 3 § 1 du motu pro­prio.[]
  11. Lettre à tous les évêques, 7 juillet 2007.[]
  12. Abbé Gleize, La Porte Latine, 3 sep­tembre 2021.[]