Le grand jeu du Vatican, Valeurs Actuelles – Laurent Dandrieu

Sauf avis contraire, les articles, cou­pures de presse, com­mu­ni­qués ou conférences
qui n’é­manent pas des membres de la FSSPX ne peuvent être consi­dé­rés comme
reflé­tant la posi­tion offi­cielle de la Fraternité Saint-​Pie X

Valeurs Actuelles – Laurent Dandrieu – 29 oct. 2009

Rome ouvre des dis­cus­sions théo­lo­giques avec les tra­di­tio­na­listes de la Fraternité Saint-​Pie‑X. Et annonce au même moment le retour au ber­cail de cen­taines de mil­liers d’anglicans.

Annonce, le 20 octobre, du retour à l’Église romaine de cen­taines de mil­liers de fidèles angli­cans, accom­pa­gnés de leurs prêtres et de leurs évêques ; deuxième étape du dia­logue entre catho­liques et ortho­doxes sur la pri­mau­té du pape, à Chypre, du 16 au 23 octobre ; enfin,ouverture, le 26, de dis­cus­sions doc­tri­nales très atten­dues entre Rome et les dis­ciples de Mgr Lefebvre : l’actualité ne manque pas une occa­sion de nous rap­pe­ler à quel point la ques­tion de l’unité des chré­tiens est pour Benoît XVI un sou­ci brûlant.

Il l’a rap­pe­lé dans la lettre adres­sée aux évêques, en mars der­nier, à l’occasion de la levée de l’excommunication des évêques lefeb­vristes : « Conduire les hommes vers Dieu, vers le Dieu qui parle dans la Bible : c’est la prio­ri­té suprême et fon­da­men­tale de l’Église et du suc­ces­seur de Pierre aujourd’hui.

D’où découle, comme consé­quence logique, que nous devons avoir à cœur l’unité des croyants. En effet, leur dis­corde, leur oppo­si­tion interne, met en doute la cré­di­bi­li­té de ce qu’ils disent de Dieu. C’est pour­quoi l’effort en vue du témoi­gnage com­mun de foi des chré­tiens – par l’oecuménisme – est inclus dans la prio­ri­té suprême. […] Si donc l’engagement ardu pour la foi, pour l’espérance et pour l’amour dans le monde consti­tue en ce moment (et, dans des formes diverses, tou­jours) la vraie prio­ri­té pour l’Église, alors les récon­ci­lia­tions petites et grandes en font aus­si partie. »

Pour le pape, ce scan­dale des ana­thèmes entre dis­ciples du Christ consti­tue le prin­ci­pal obs­tacle à l’évangélisation. C’est pour­quoi il a fait de ce dos­sier de l’oecuménisme une prio­ri­té de son pon­ti­fi­cat. Avec une approche assez dif­fé­rente de celle qui pré­va­lait jusqu’alors : moins de décla­ra­tions d’intention, moins de « bai­sers Lamourette », rem­pla­cés par des gestes qui engagent et par un dia­logue sans concessions.

C’est ain­si que Rome n’a pas cher­ché à mas­quer l’ampleur de ses dis­sen­sions avec l’Église angli­cane, sou­li­gnant com­bien les évo­lu­tions récentes de celle-​ci – l’accès des femmes à la prê­trise et à l’épiscopat et le sacre d’évêques homo­sexuels, mais aus­si les « mariages » entre prêtres – consti­tuaient un obs­tacle à l’unité des chré­tiens. Le car­di­nal Ivan Dias, obser­va­teur catho­lique à la confé­rence angli­cane de Lambeth, en juillet 2008, n’a pas hési­té à mettre en garde ses inter­lo­cu­teurs contre le risque d’« Alzheimer spi­ri­tuel » et d’un « Parkinson ecclésial ».

Paradoxalement, cette fran­chise a per­mis aux angli­cans ne se recon­nais­sant pas dans l’évolution de leur com­mu­nion d’envisager avec plus d’audace leur retour à la pleine confes­sion avec Rome, qui leur appa­rais­sait comme l’unique refuge pos­sible. Dès octobre 2007, la Traditional Anglican Communion (TAC), forte de ses 400 000 fidèles et de 20 à 30 évêques, avait deman­dé son rat­ta­che­ment à Rome.

Plutôt que de les accueillir sans attendre, le Vatican a pré­fé­ré se sou­ve­nir du pré­cé­dent de 1992, où une pareille vague de ral­lie­ments, mal pré­pa­rée, avait don­né des résul­tats contras­tés : ren­voyés vers les dio­cèses catho­liques, sou­vent mal reçus par les évêques du Royaume-​Uni « et dépri­més par la piètre qua­li­té de la litur­gie dans les paroisses », selon le Catholic Herald, alors qu’ils pra­tiquent pour leur part une forme litur­gique très proche du rite catho­lique pré-​Vatican II, nombre de ces conver­tis ne tar­dèrent pas à reve­nir à l’anglicanisme.

Rome a cette fois pré­fé­ré prendre son temps, afin de trou­ver une struc­ture juri­dique propre à accueillir les angli­cans qui le sou­haitent « dans la pleine com­mu­nion de l’Église catho­lique, tout en conser­vant des élé­ments de leur patri­moine spi­ri­tuel et litur­gique », comme l’a annon­cé le 20 octobre Mgr Levada, pré­fet de la Congrégation pour la doc­trine de la foi, lors de la confé­rence de presse annon­çant la publi­ca­tion pro­chaine, par Benoît XVI, d’une consti­tu­tion apos­to­lique orga­ni­sant cette conver­sion de masse.

Elle pren­dra la forme d’ordinariats, dio­cèses sans base ter­ri­to­riale comme, par exemple, notre dio­cèse aux armées. Les angli­cans qui revien­dront vers Rome auront leurs propres sémi­naires, leurs propres évêques et conser­ve­ront leurs usages propres. Comme c’est le cas dans plu­sieurs églises catho­liques orien­tales, des membres mariés de l’ex-clergé angli­can pour­ront deve­nir prêtres catho­liques – seuls les évêques étant tenus au célibat.

Primat de l’Église d’Angleterre et auto­ri­té hono­ri­fique du monde angli­can, Rowan Williams, qui peine depuis 2003 à contrer l’éclatement de l’anglicanisme, a salué cette annonce vati­cane dans une décla­ra­tion com­mune avec son homo­logue catho­lique, Mgr Nichols. Ils y voient « une consé­quence du dia­logue oecu­mé­nique » et une « recon­nais­sance de la sub­stan­tielle coïn­ci­dence en matière de foi, de doc­trine et de spi­ri­tua­li­té entre l’Église catho­lique et la tra­di­tion angli­cane » – signe que, pour l’oecuménisme anglicano- catho­lique, ce ral­lie­ment de masse n’est pas un point final mais un point de départ.

L’archevêque John Anthony Hepworth, pri­mat de la TAC, ne cache pas son enthou­siasme : « Enfin, nous pas­sons de l’incertitude à la cer­ti­tude, puisque nous sommes désor­mais sous l’autorité de celui qui a reçu, de la part du Christ, délé­ga­tion pour éta­blir la vérité.Nous sommes enfin de retour à la maison ! »

Cette annonce, qui aura sur­pris tout le monde, est inter­ve­nue six jours avant l’ouverture, le 26 octobre à Rome, des dis­cus­sions théo­lo­giques tant atten­dues entre les tra­di­tio­na­listes de la Fraternité Saint-​Pie‑X et le Vatican. Comme si Rome avait pres­sé cette nou­velle pour pla­cer cette ren­contre avec les dis­ciples de Mgr Lefebvre sous le signe de la recherche de l’unité et leur mon­trer, avec la créa­tion de ces ordi­na­riats angli­cans, quelle solu­tion pour­rait s’ouvrir à eux si un accord théo­lo­gique venait à être trouvé.

Sur ce sujet épi­neux, Benoît XVI a pris le tau­reau par les cornes comme per­sonne d’autre, per­sua­dé que les frac­tures sont d’autant plus dif­fi­ciles à réduire qu’elles ont plus duré. C’est lui qui, en 1988, alors car­di­nal Ratzinger, avait mené avec Mgr Lefebvre des négo­cia­tions qui n’ont échoué que de très peu. Depuis, à part quelques ren­contres sans len­de­main, peu de chose avaient été ten­tées pour com­bler l’abîme creu­sé par les sacres d’évêques illé­ga­le­ment célé­brés par MgrLefebvre en 1988.

Dès son élec­tion, en 2005, Benoît XVI a remis sur le métier la tunique déchi­rée de l’unité entre catho­liques. On en connaît les grandes étapes. Aujourd’hui, deux délé­ga­tions se font face : celle de Rome est diri­gée par le secré­taire de la com­mis­sion Ecclesia Dei, Mgr Guido Pozzo, assis­té du vicaire géné­ral de l’Opus Dei, Fernando Ocariz Braña, du jésuite alle­mand Karl Josef Becker et du domi­ni­cain suisse Charles Morerod, lequel est déjà aguer­ri à des dis­pu­ta­tio infor­melles avec les tra­di­tio­na­listes. La Fraternité a délé­gué l’un de ses évêques, l’Espagnol Alfonso de Galaretta, assis­té des abbés Benoît de Jorna, direc­teur du sémi­naire d’Écône, Jean-​Michel Gleize, qui y enseigne l’ecclésiologie, et Patrick de La Rocque, prieur à Nantes.

La pre­mière ses­sion, le 26 octobre, s’est tenue « dans un cli­mat cor­dial, res­pec­tueux et construc­tif » selon le Vatican. Les séances devraient se suc­cé­der à un rythme bimen­suel. À Rome, on veut croire à un accord rapide, d’ici à un an. Côté Fraternité, comme tou­jours, le chaud alterne avec le froid. Suivant son état d’esprit, on pour­ra rete­nir la répu­ta­tion de « dur »de l’abbé de Jorna, une phrase de Mgr de Galaretta annon­çant : « Nous ne signe­rons pas de com­pro­mis », ou telle décla­ra­tion de Mgr Fellay se décla­rant opti­miste. On peut, sur­tout, consi­dé­rer qu’une dis­cus­sion théo­lo­gique est par défi­ni­tion un pro­ces­sus dyna­mique, où le simple fait de poser les pro­blèmes sur une table modi­fie la donne.

La Fraternité n’a en réa­li­té d’autre choix, pour sa propre sur­vie, que de cher­cher sin­cè­re­ment un accord qui lui offre l’occasion ines­pé­rée de « dépas­ser Vatican II », comme le sou­haite Mgr Fellay, d’en faire un concile par­mi d’autres, et non plus l’alpha et l’oméga de la foi catho­lique que cer­tains veulent y voir depuis près de cin­quante ans.

De manière sur­pre­nante, en une qua­ran­taine d’années, ces dis­cus­sions doc­tri­nales, récla­mées par la Fraternité Saint-​Pie‑X, n’avaient jamais été sérieu­se­ment entre­prises. Récemment encore, le res­pon­sable d’alors de la com­mis­sion Ecclesia Dei, char­gée au Vatican du sui­vi des tra­di­tio­na­listes, Mgr Castrillón Hoyos, pri­vi­lé­giait la piste d’un règle­ment juri­dique préa­lable. En déci­dant, le 8 juillet der­nier, par le motu pro­prio Ecclesiae uni­ta­tem, de rat­ta­cher cette com­mis­sion à la Congrégation pour la doc­trine de la foi, diri­gée par le car­di­nal Levada, Benoît XVI sou­li­gnait que la solu­tion défi­ni­tive de la que­relle avec les tra­di­tio­na­listes pas­sait d’abord par une cla­ri­fi­ca­tion théologique.

Dans sa lettre aux évêques de mars, le pape avait pré­ci­sé la feuille de route : « On ne peut geler l’autorité magis­té­rielle de l’Église à l’année 1962 – ceci doit être bien clair pour la Fraternité. Cependant, à cer­tains de ceux qui se pro­clament comme de grands défen­seurs du concile, il doit aus­si être rap­pe­lé que Vatican II ren­ferme l’entière his­toire doc­tri­nale de l’Église. Celui qui veut obéir au concile doit accep­ter la foi pro­fes­sée au cours des siècles et il ne peut cou­per les racines dont l’arbre vit. »

On retrouve là la pen­sée constante de Benoît XVI sur Vatican II : la néces­si­té d’interpréter celui-​ci en termes de conti­nui­té et non de rup­ture, l’impossibilité de l’opposer, comme l’ont fait les tenants d’un faux « esprit du concile », à la Tradition de l’Église. Aux négo­cia­teurs revient donc la déli­cate mis­sion, comme le disait le car­di­nal Ricard, membre de la com­mis­sion Ecclesia Dei, lors d’un dis­cours aux évêques de France, « de faire une relec­ture pai­sible de notre récep­tion du concile, d’en relire les grands textes fon­da­teurs, d’en sai­sir à nou­veaux frais les grandes intui­tions et d’en repé­rer les points qui méritent encore d’être pris en compte ». Il s’agit non seule­ment de refor­mu­ler à la lumière de la Tradition les points qui « fâchent », mais aus­si de dis­cer­ner ce qui relève du magis­tère dans le concile et ce qui res­sort de simples modes ecclé­siales pas­sa­gères. Et encore de défi­nir la liber­té dont dis­pose un chré­tien vis-​à-​vis de la pas­to­rale en vogue.

Vaste pro­gramme, qui dépasse le simple enjeu de la récon­ci­lia­tion avec la Fraternité Saint-​Pie‑X. On ne peut s’empêcher de pen­ser que le monde ortho­doxe, avec qui les rela­tions se sont nota­ble­ment réchauf­fées depuis l’élection de Benoît XVI, regar­de­ra d’un oeil atten­tif ces dis­cus­sions théo­lo­giques et ce que conclu­ront les deux par­ties sur le magis­tère de Pierre.

Laurent Dandrieu , In Valeurs Actuelles du 29 octobre 2009