A 50 ans du Concile, la perspective évolutionniste du cardinal Kasper

A l’occasion du cen­te­naire de sa fon­da­tion et du cin­quan­te­naire de la clô­ture du Concile Vatican II (8 décembre 1965–2015), l’Université Catholique Argentine (U.C.A.) a orga­ni­sé un congrès inter­na­tio­nal de théo­lo­gie à Buenos Aires du 31 août au 3 sep­tembre 2015. Des confé­ren­ciers répu­tés y ont dis­ser­té sur la récep­tion du Concile dans le monde et sa por­tée, actuelle et future, sur la vie de l’Eglise catholique.

La per­son­na­li­té la plus impor­tante de la ren­contre fut sans aucun doute le Cardinal Walter Kasper. Sa confé­rence « Le Concile Vatican II : inten­tion, récep­tion, futur », sui­vie par approxi­ma­ti­ve­ment 500 pré­lats, prêtres, reli­gieux et laïcs, fut le moment fort du colloque.

Au sein de la Tradition, nous connais­sons bien le Cardinal. Au cours de ces der­nières années, les catho­liques qui veulent conser­ver la foi de tou­jours ont dû déplo­rer et mettre de nom­breuses fois en évi­dence ses affir­ma­tions contraires à la foi catholique.((Se repor­ter par exemple à l’étude de la FSSPX, De l’œcuménisme à l’apostasie silen­cieuse, dans laquelle il est rap­por­té com­ment le Cardinal Kasper, entre autres choses, nie la visi­bi­li­té essen­tielle de l’Eglise et le sacer­doce minis­té­riel du prêtre, défend la jus­ti­fi­ca­tion sans les œuvres et pro­meut le rejet de toute forme de pro­sé­ly­tisme.)) Tout der­niè­re­ment, ses pro­pos fort peu ortho­doxes à l’occasion du synode sur la famille ne sont pas pas­sés inaperçus.((On peut lire à ce sujet l’article La nou­velle morale du Cardinal Kasper de l’abbé Matthias Gaudron)) Cependant, dans cer­tains milieux ecclé­sias­tiques le Cardinal n’en est pas moins un théo­lo­gien renom­mé, membre dis­tin­gué de la Curie dans laquelle il a ser­vi pen­dant des années, notam­ment en tant que Président du Conseil Pontifical pour l’Unité des Chrétiens (2001–2010).

Il jouit, de plus, d’une estime par­ti­cu­lière de la part du Pape François. Rappelons ces paroles pro­non­cées au tout début de son pon­ti­fi­cat : « Ces der­niers jours, j’ai pu lire le livre d’un car­di­nal – le Cardinal Kasper, un théo­lo­gien de valeur, un bon théo­lo­gien – sur la misé­ri­corde. Et ce livre m’a fait beau­coup de bien ».((Angélus du 17 mars 2013.)) Certains n’hésitent pas à voir en lui « le meilleur inter­prète théo­lo­gien du Pape François ».((Citation de l’abbé Carlos María Galli, Docteur en théo­lo­gie, dans la confé­rence qui a sui­vi celle du Cardinal Kasper durant le congrès de Buenos Aires.)) Cette impor­tance actuelle de la théo­lo­gie « kas­pe­rienne » nous invite à ana­ly­ser sa confé­rence du 1er sep­tembre der­nier, par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sante tant pour sa clar­té que pour son esprit de synthèse.((Le texte inté­gral de la confé­rence du Cardinal Kasper don­née à Buenos Aires, dont nous extra­yons et tra­dui­sons les cita­tions, se trouve dans la revue Teología nº 117 d’août 2015, pp. 95–115.)) Cette étude nous per­met­tra de mieux com­prendre com­ment, à Rome, on consi­dère le Concile Vatican II cin­quante ans après sa clô­ture, com­ment expli­quer sa récep­tion « dif­fi­cile et inache­vée », selon les propres mots du Cardinal, et quelles sont les pers­pec­tives pour l’avenir.

Espoirs progressistes lors de la convocation du Concile

« La convo­ca­tion du Concile eut un effet élec­tri­sant ». C’est ain­si que reçut la nou­velle le jeune prêtre alle­mand Walter Kasper, dont la for­ma­tion avait été bien peu tra­di­tion­nelle, comme il l’avoue lui-​même : « Nous n’avons ni reçu, ni étu­dié une théo­lo­gie néo-​scolastique… Nous avons été ini­tiés à l’exégèse moderne historico-​critique et nous avons décou­vert grâce à la ‘théo­lo­gie nou­velle’ d’origine fran­çaise (H. de Lubac, Y. Congar, J. Daniélou et M.-D. Chenu, entre autres) le monde intel­lec­tuel des Pères de l’Eglise. (…) Une vision nou­velle de l’Eglise s’ouvrit sous nos yeux. Plus tard, j’ai lit­té­ra­le­ment dévo­ré les pre­miers écrits de théo­lo­gie de Karl Rahner. Ses réflexions m’ouvrirent les portes de l’intelligence et un nou­vel hori­zon vers une ren­contre avec la pen­sée moderne ». Cette for­ma­tion moderne sus­ci­ta en lui l’espoir d’un chan­ge­ment, pro­fond et radi­cal, qui n’allait pas se pro­duire sans dif­fi­cul­té : « Dans nos cœurs s’éveillèrent de nou­velles attentes, sou­haits et espoirs dont la réa­li­sa­tion parais­sait s’être rap­pro­chée nota­ble­ment grâce à la convo­ca­tion du Concile. Dès lors, on pou­vait per­ce­voir qu’une telle réno­va­tion se heur­te­rait à des résis­tances. Le Pape Pie XII (1939–1958) avait assu­mé, dans d’importantes ency­cliques, les idées de réno­va­tion ecclé­sio­lo­gique, biblique et litur­gique ; un ralen­tis­se­ment se pro­dui­sit néan­moins durant les der­nières années de son pon­ti­fi­cat. Certains théo­lo­giens, qui auraient plus tard une influence mar­quante au Concile, furent cen­su­rés. Et l’on mit un frein au mou­ve­ment des prêtres ouvriers en France. Ainsi, dès avant le Concile, deux cou­rants oppo­sés exis­taient : les réno­va­teurs, qui au fond étaient conser­va­teurs puisqu’ils fai­saient valoir la tra­di­tion plus ancienne de l’Eglise et, avec elle, l’ensemble de la tra­di­tion ; et les gar­diens, qui étaient uni­la­té­ra­le­ment obsé­dés par la tra­di­tion des der­niers siècles et sou­hai­taient la main­te­nir. Sous cette confron­ta­tion se cachaient des pro­blèmes encore non réso­lus de la polé­mique du moder­nisme de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. La ques­tion por­tait sur la rela­tion que l’Eglise devait main­te­nir vis-​à-​vis du monde moderne et de sa culture : une atti­tude de défense, se réfu­giant der­rière des murs, ou de dia­logue, fai­sant face aux défis avec cou­rage ? »

C’est ain­si que, avec sin­cé­ri­té, Kasper admet la lutte interne qui eut lieu dans l’Eglise avant et durant le Concile. Il intro­duit au pas­sage une dia­lec­tique entre la tra­di­tion authen­tique –celle de l’Evangile et des pre­miers siècles– et la tra­di­tion pos­té­rieure, alté­rée selon lui par le magis­tère pos­té­rieur. Il jus­ti­fie ain­si les « réno­va­teurs » –c’est-à-dire les pro­gres­sistes, conti­nua­teurs du moder­nisme– et condamne les « gar­diens » ou tra­di­tion­na­listes. Cette dia­lec­tique ima­gi­naire à laquelle le Cardinal fera recourt plu­sieurs fois, sans la prou­ver, est, de fait, indé­mon­trable. Elle mani­feste une notion de Tradition étrange et peu catho­lique, que nous sou­li­gne­rons davan­tage un peu plus loin.

Les « acquis » du Concile

« A la ques­tion : à quoi est par­ve­nu le concile ?, il ne convient pas de répondre par des lieux com­muns ni en invo­quant un vague esprit du concile. Il faut prendre au sérieux la lettre du Concile et étu­dier à fond les docu­ments ». Ainsi Walter Kasper men­tionne quatre « acquis » essen­tiels du Concile :

1. Un chan­ge­ment de men­ta­li­té dans l’Eglise vers une vision plus opti­miste et inclu­sive. « Dans son dis­cours d’ouvertureGaudet Mater Ecclesia, le Pape Jean XXIII a don­né le ton. Il vou­lait, bien évi­dem­ment, le main­tien de la doc­trine trans­mise mais il ne vou­lait pas d’un concile qui se limi­te­rait à répé­ter cette doc­trine et à la pré­co­ni­ser en condam­nant les dis­si­dents. Il vou­lait un concile pas­to­ral, c’est-à-dire un concile qui inter­prè­te­rait la doc­trine tou­jours valable à la lumière des « signes des temps ». Dans ce sens, il sou­hai­tait un aggior­na­men­to, c’est-à-dire un update, une mise à jour. Pour ce faire, il était impor­tant pour le Pape de dis­tin­guer entre la sub­stance de la doc­trine et ses for­mu­la­tions. Jean XXIII contre­dit tous les pro­phètes de mal­heur, qui sou­te­naient l’opinion que tout allait de mal en pire et que la situa­tion se dété­rio­re­rait tou­jours plus. » Cette vision posi­tive per­mit tout spé­cia­le­ment « d’entamer un dia­logue avec toutes les per­sonnes de bonne volon­té, par­ti­cu­liè­re­ment avec les autres Eglises ».

2. Une réno­va­tion de la litur­gie et de la Sainte Ecriture. La réno­va­tion de la litur­gie s’obtint, selon Kasper, grâce à l’assimilation de la théo­lo­gie du Mystère pas­cal, de la par­ti­ci­pa­tion active des fidèles et de l’utilisation de la langue ver­na­cu­laire. Concernant la Sainte Ecriture, « dans la consti­tu­tion Dei Verbum il est affir­mé que, dans la révé­la­tion qu’il effec­tue, Dieu ne nous com­mu­nique pas quelque chose, c’est-à-dire des doc­trines et des com­man­de­ments concrets ; en réa­li­té, il se com­mu­nique Lui-​même et se main­tient en dia­logue per­ma­nent avec l’Eglise. »

3. Une Rénovation de l’ecclésiologie. Sur la base de la réno­va­tion litur­gique et biblique, et avec l’aide de la réno­va­tion patris­tique de la ‘théo­lo­gie nou­velle’, « on par­vint à dépas­ser l’image de l’Eglise selon laquelle, s’appuyant sur le Concile Vatican I, l’Eglise se mani­fes­tait uni­la­té­ra­le­ment comme com­mu­nio hie­rar­chi­ca avec le pape. La Lumen gen­tium ne part plus du pape et de la hié­rar­chie mais du peuple de Dieu et de la diver­si­té de ses cha­rismes. Elle met en relief la dimen­sion mys­tique de l’Eglise comme corps du Christ et comme com­mu­nio dans l’Esprit-Saint. Elle pose ain­si les fon­de­ments en vue d’une com­mu­nion œcu­mé­nique plus vaste avec les autres Eglises et com­mu­nau­tés ecclé­siales. De nom­breux élé­ments des richesses de Jésus-​Christ se trouvent éga­le­ment en elles. Par cette ecclé­sio­lo­gie renou­ve­lée, le Concile vou­lait unir la tra­di­tion du pre­mier mil­lé­naire avec celle du second. [NDLR : appa­rait ici de nou­veau la dia­lec­tique entre diverses périodes de la Tradition catho­lique]. Le minis­tère de Pierre et la col­lé­gia­li­té des évêques, la res­pon­sa­bi­li­té des laïcs et la hié­rar­chie, l’importance des Eglises locales dans l’Eglise une, la mis­sion uni­ver­selle et le dia­logue tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. » Mais, selon le Cardinal, le résul­tat ne fut pas abso­lu­ment par­fait : « De nom­breuses ques­tions res­tèrent ouvertes et il fal­lut s’en remettre à des for­mules de com­pro­mis. Cela ren­dit dif­fi­cile et sou­vent sujet à contro­verse le pro­ces­sus de récep­tion dans la période post­con­ci­liaire. » Kasper admet ici l’ambiguïté de nom­breux docu­ments conci­liaires, rele­vée dès le Concile par Mgr Lefebvre, des­quels il était pos­sible de tirer des inter­pré­ta­tions opposées.

4. Fin de l’union entre l’Eglise et l’Etat : « La qua­trième grande consti­tu­tion du concile, la consti­tu­tion pas­to­rale Gaudium et spes, a pour sujet l’Eglise dans le monde actuel. Le titre en lui-​même est impor­tant. Il n’est pas dit : ‘L’Eglise et le monde actuel’, mais : ‘l’Eglise dans le monde actuel’. L’Eglise et le monde ne sont pas face-​à-​face, comme deux groupes oppo­sés ; au contraire, l’Eglise vit dans le monde et le monde pénètre éga­le­ment dans l’Eglise. Voilà pour­quoi l’Eglise, selon ce qu’il est affir­mé dès la pre­mière phrase, veut par­ta­ger les joies et les espoirs, les tris­tesses et les angoisses des hommes, sur­tout des pauvres et de tous ceux qui souffrent. Avec cette soli­da­ri­té, l’Eglise prend le monde au sérieux. En consé­quence, elle sou­haite recon­naître et res­pec­ter la légi­time auto­no­mie de la culture, de la science, de l’économie et de la poli­tique. Cela signi­fie la fin de la longue époque constan­ti­nienne de l’union de l’Eglise et de l’Etat. Cet aban­don de l’union entre Eglise et Etat fut par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile lorsqu’il s’agît de la recon­nais­sance d’un droit humain à la liber­té reli­gieuse. (…) Le renon­ce­ment à d’anciennes pré­ten­tions de pou­voir fut en réa­li­té une libé­ra­tion pour l’Eglise. Il lui ren­dit sa liber­té et, par le fait même, la liber­té de rem­plir sa tâche la plus propre : annon­cer libre­ment et indé­pen­dam­ment l’Evangile. Cela sup­po­sa le début d’une nou­velle époque dans l’histoire de l’Eglise. »

Cette syn­thèse, claire et objec­tive, de Walter Kasper sur la doc­trine conci­liaire nous paraît aus­si inté­res­sante dans son ana­lyse qu’atter­rante dans ses conclu­sions. Alors que Kasper applau­dit « le début d’une nou­velle époque dans l’histoire de l’Eglise », le véri­table catho­lique ne peut que regret­ter ces sup­po­sés « acquis » du Concile, qui pro­vo­quèrent une véri­table révo­lu­tion dans l’Eglise : le triomphe de l’esprit libé­ral, le décou­ron­ne­ment du Christ-Roi.((Une ana­lyse com­plète des pré­ten­dus « acquis » du Concile dépasse les limites de notre article. Les lec­teurs pour­ront se réfé­rer avec pro­fit aux ouvrages sui­vants : 1) Ils l’ont décou­ron­né (Mgr Lefebvre) ; 2) Iota unum (Romano Amerio) ; 3) Catéchisme de la crise dans l’Eglise (abbé M.Gaudron) ; 4) Vatican II, Tome I et II (édi­tions du MJCF).))

Une réception difficile et inachevée

Avant d’examiner la « récep­tion dif­fi­cile et inache­vée du Concile » dans l’Eglise, Kasper donne trois éclair­cis­se­ments préalables.

1) L’application des conciles n’a jamais été aisée et les périodes post­con­ci­liaires furent géné­ra­le­ment des moments labo­rieux. C’est pour­quoi « les années tumul­tueuses qui ont sui­vi le Concile Vatican II s’inscrivent tout-​à-​fait dans la meilleure tra­di­tion conci­liaire ». A ce pro­pos, il paraît dif­fi­cile d’établir une simi­li­tude entre la débâcle qui fit suite au concile Vatican II et les dif­fi­cul­tés, réelles sans doute, dans l’application des conciles œcu­mé­niques anté­rieurs. Dans le pre­mier cas il s’est agi d’un aban­don mas­sif de la vie chré­tienne et reli­gieuse, cau­sé par une soif de liber­té ; dans le cas des conciles pré­cé­dents il s’agit de la réforme labo­rieuse et exi­geante des mœurs en vue d’une plus grande sain­te­té de vie.

2) Le Concile fut « un cadeau du Saint-​Esprit », mais éga­le­ment « un point de départ vers de nou­veaux déve­lop­pe­ments.» Le Concile « était une ouver­ture, ou plu­tôt une sym­pho­nie inache­vée. Mais au moins le Concile a joué une musique d’un son dif­fé­rent, neuf, vif et libre, une musique qui invi­tait à se lais­ser entrai­ner et à conti­nuer de la jouer. »

3) Cette récep­tion du Concile « est l’œuvre du Saint-​Esprit » ; « elle se réa­lise de dif­fé­rente manière selon le contexte propre de chaque Eglise locale ».

De cette manière le Cardinal fait du Concile un point de départ vers de nou­veaux hori­zons, sous la motion du Saint-​Esprit. Il intro­duit un « esprit pro­phé­tique » dans l’Eglise, selon lequel l’Esprit-Saint guide inté­rieu­re­ment et mys­té­rieu­se­ment les fidèles, en vue d’une appli­ca­tion per­son­na­li­sée des acquis du Concile adap­tée au contexte de chaque Eglise locale. Soulignons dès à pré­sent que cette ins­pi­ra­tion divine au cœur de cha­cun est le « sen­sus fidei » ou sens de la foi, que Kasper men­tion­ne­ra un peu plus loin. Et « puisque la situa­tion de l’Eglise en Europe et en Amérique du Nord est très dif­fé­rente de celle qui existe en Amérique du Sud, le pro­ces­sus de récep­tion s’est éga­le­ment réa­li­sé d’une manière dif­fé­rente. »

1. La récep­tion du Concile en Amérique latine. En Amérique latine la doc­trine conci­liaire s’est appli­quée sous la forme spé­ciale de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. « La situa­tion de l’Amérique latine était mar­quée par la pau­vre­té et, de 1965 à 1985, par la vio­lence de bru­tales dic­ta­tures mili­taires. Ainsi, dès la confé­rence de Petrópolis (1964), la théo­lo­gie fai­sait face à la ques­tion sui­vante : que signi­fie le mes­sage chré­tien dans un contexte de pau­vre­té et d’oppression ? Cette ques­tion se fit le déno­mi­na­teur com­mun des divers cou­rants, diver­gents sur des points de détails, de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion qui, en Argentine, est plu­tôt une théo­lo­gie du peuple et de la culture. Toutes les formes de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion ont en com­mun l’option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres. Telle fut la manière de rece­voir le Concile en Amérique latine. Le Conseil épis­co­pal d’Amérique latine (CELAM) l’a adop­tée à Medellin (1968), Puebla (1968), Santo Domingo (1992) et Aparecida (2007). » Bien que la théo­lo­gie de la libé­ra­tion ait été cri­ti­quée dans un pre­mier temps par le magis­tère et par d’éminents théo­lo­giens (pour Kasper) comme Congar, Chenu ou Rahner, le Cardinal affirme qu’elle est aujourd’hui plei­ne­ment accep­tée dans l’Eglise : « La prise de posi­tion du magis­tère se fit par l’instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de 1984, sur cer­tains aspects (!) de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Elle reçut un grand écho média­tique et, pour quelques théo­lo­giens (L.Boff et J.Sobrino, entre autres) fut accom­pa­gnée de cen­sures. La seconde ins­truc­tion de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de 1986 adop­ta déjà un ton plus modé­ré, et l’objectif essen­tiel de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, l’option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres, appa­rût bien­tôt dans le magis­tère uni­ver­sel de l’Eglise. De cette manière, la contri­bu­tion latino-​américaine à la récep­tion du concile est aujourd’hui patri­moine com­mun de la doc­trine ecclé­siale. L’actuel pré­fet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi est par­ti­cu­liè­re­ment récep­tif au cou­rant de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion repré­sen­té par Gustavo Gutiérrez. » Cette affir­ma­tion s’est vue véri­fiée le 12 mai der­nier lorsque ce der­nier, consi­dé­ré comme l’un des prin­ci­paux tenants de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, a don­né une confé­rence de presse au Vatican, entou­ré du Cardinal Müller. A cette occa­sion, il a signa­lé que « la notion cen­trale de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion est l’option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres, à 90%. (…) L’option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres est désor­mais un concept beau­coup plus clair grâce au témoi­gnage du pape François, qui parle d’une Eglise pauvre pour les pauvres.»((Cité par Elisabetta Piqué dans le quo­ti­dien argen­tin La Nación du 13/​05/​2015.))

2. La récep­tion du Concile en Europe. « La récep­tion du concile en Europe s’est dérou­lée d’une manière dif­fé­rente. Elle ne s’intéressa pas au pro­blème de la libé­ra­tion, mais au pro­blème de la liber­té et à la confron­ta­tion avec l’histoire moderne de la liber­té. » Cette approche don­na lieu à diverses inter­pré­ta­tions de la doc­trine conciliaire :

- Interprétation néo­marxiste. « Cette confron­ta­tion (avec l’histoire moderne de la liber­té) se concré­ti­sa en 1968, peu de temps après le concile, à tra­vers le mou­ve­ment d’émancipation connu comme « révo­lu­tion étu­diante », mais que l’on doit éga­le­ment défi­nir comme une révo­lu­tion cultu­relle de l’ensemble de la socié­té qui, en tant que telle, eut éga­le­ment des réper­cus­sions dans l’Eglise. La réno­va­tion conci­liaire et la liber­té chré­tienne, d’une part, ain­si que la pen­sée néo­marxiste et libéral-​individualiste, d’autre part, s’associèrent fré­quem­ment. »

- La liber­té de conscience per­son­nelle éri­gée en prin­cipe abso­lu. « Certains sou­te­naient que le Concile, en rai­son des com­pro­mis que nous avons signa­lés plus haut, conte­nait encore trop de tra­di­tions dépas­sées et consi­dé­raient que, pour ain­si dire, une fois que le Concile avait enflam­mé la pre­mière phase de la fusée, il était temps désor­mais de mettre feu à la seconde. Mais l’allumage de cette seconde phase s’assimila rapi­de­ment à une navette spa­tiale incon­trô­lable qui ne pou­vait plus désor­mais être diri­gée depuis la terre. L’encyclique Humanæ vitæ (1968) et son inter­dic­tion d’utiliser des moyens arti­fi­ciels de régu­la­tion des nais­sances don­na lieu à une chaude dis­cus­sion sur la liber­té de conscience per­son­nelle. »

- Rejet com­plet des « acquis » du Concile de la part des tra­di­tion­na­listes. « Aux posi­tions qua­li­fiées de pro­gres­sistes s’opposèrent bien­tôt celles d’orientation tra­di­tion­nelle. Ces der­nières trou­vèrent un porte-​parole à l’aspect réac­tion­naire dans la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X de l’archevêque Marcel Lefebvre, qui accu­sa le concile d’avoir tra­hi la tra­di­tion dans ses affir­ma­tions essen­tielles, en par­ti­cu­lier sur la ques­tion de la liber­té reli­gieuse. Les par­ti­sans de Lefebvre consi­dèrent le Concile comme un acci­dent dans l’histoire de l’Eglise, le plus grand mal­heur de l’histoire de l’Eglise moderne et contem­po­raine. Il est trom­peur, néan­moins, d’affirmer que tout ce qui s’est pas­sé après le concile lui est dû. » Bien qu’il soit vrai que, dans le post­con­cile, se soient réa­li­sés cer­tains excès radi­caux et vio­lents qui dépas­sèrent l’intention des textes conci­liaires, ce n’est pas sans rai­son que Mgr Lefebvre n’hésitait pas à com­pa­rer le Concile à une troi­sième guerre mon­diale, dont les dévastes furent « incal­cu­lables dans le domaine des ruines maté­rielles, mais bien plus encore spi­ri­tuelles. (…) Le résul­tat de ce Concile est bien pire que celui de la Révolution ; les exé­cu­tions et les mar­tyres sont silen­cieux ; des dizaines de mil­liers de prêtres, de reli­gieux et reli­gieuses aban­donnent leurs enga­ge­ments, les autres se laï­cisent, les clô­tures dis­pa­raissent, le van­da­lisme enva­hit les églises, les autels sont détruits, les croix dis­pa­raissent… les sémi­naires et novi­ciats se vident. Les socié­tés civiles encore catho­liques se laï­cisent sous la pres­sion des auto­ri­tés romaines : Notre Seigneur n’a plus à régner ici-​bas ! L’enseignement catho­lique devient œcu­mé­nique et libé­ral. Les caté­chismes sont chan­gés et ne sont plus catho­liques. La Grégorienne à Rome devient mixte, saint Thomas n’est plus à la base de l’en­sei­gne­ment. »((Mgr. Lefebvre, Itinéraire spi­ri­tuel, pro­logue.)) Walter Kasper passe pudi­que­ment sous silence ces ravages postconciliaires…

- Critique de la part de Paul VI et de célèbres théo­lo­giens d’une « récep­tion faus­sée » du Concile. « Des cri­tiques sur­girent éga­le­ment et rapi­de­ment de la part de théo­lo­giens que l’on comp­tait, durant le concile, par­mi les pro­gres­sistes. Ils ne cri­ti­quaient pas le Concile en lui-​même, mais une récep­tion faus­sée. La cri­tique vint de Jacques Maritain et Louis Bouyer. Paul VI par­la aus­si d’une auto­dis­so­lu­tion de l’Eglise. L’« Entretien sur la foi » du Cardinal Joseph Ratzinger, publié en 1985, fut par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant : son appré­cia­tion se dis­tin­guait clai­re­ment des éva­lua­tions anté­rieures, plu­tôt enthou­siastes, sur les diverses périodes des ses­sions du concile. Des cri­tiques ana­logues appa­raissent dans les der­niers écrits d’Henri de Lubac, chez Avery Dulles et enfin chez Hans Urs von Balthasar (…). »

Kasper recon­nait alors les indé­niables dif­fi­cul­tés dans la récep­tion du Concile : « Toute per­sonne avi­sée ne pour­ra que prendre en compte ces ques­tions et réserves. La crise post­con­ci­liaire ne pou­vait être igno­rée. Les heurts du magis­tère avec H.Küng, E. Schillebeeckx, Ch. Curran et autres ren­dirent la crise évi­dente. Les termes de « conser­va­teur » et « pro­gres­siste » pos­sé­daient désor­mais une signi­fi­ca­tion dis­tincte de celle qu’ils avaient eue durant le concile. Durant ce der­nier, les authen­tiques conser­va­teurs étaient les pro­gres­sistes [NDLR : par oppo­si­tion aux « gar­diens » ou tra­di­tion­na­listes], qui défen­daient la tra­di­tion la plus antique ; dans le cas des nou­veaux pro­gres­sistes, au contraire, leur inté­rêt prin­ci­pal ne se por­tait pas tant sur la tra­di­tion que sur le rap­pro­che­ment avec la moder­ni­té, alors que les défen­seurs de la tra­di­tion étaient désor­mais tenus pour conser­va­teurs. » Ainsi, comme il arrive régu­liè­re­ment dans les révo­lu­tions, les pro­gres­sistes du Concile furent dépas­sés dans le post­con­cile par d’autres encore plus pro­gres­sistes ! A ce point de l’exposé sur­git fina­le­ment une ques­tion : par­mi ces diverses inter­pré­ta­tions, quelle sera la véri­table ? Quelle ver­sion adopter ?

Critère Kaspérien d’interprétation du Concile

Le Cardinal Kasper révèle alors sa propre clé inter­pré­ta­tive : la Tradition est une réa­li­té essen­tiel­le­ment évo­lu­tive. C’est pour­quoi les « acquis » du Concile, loin d’être un point final, furent en réa­li­té un point de départ vers de nou­veaux déve­lop­pe­ments : « La tra­di­tion n’est pas, cepen­dant, une réa­li­té immo­bile ; elle est, dans l’Esprit-Saint, une tra­di­tion vivante, une source de laquelle jaillit en per­ma­nence de l’eau fraîche. Tradition et inno­va­tion ne sont pas des termes oppo­sés. La tra­di­tion est une tra­di­tion vivante. C’est pour­quoi de nou­velles ouver­tures théo­lo­giques firent leur appa­ri­tion sur la base du concile. Malgré des dif­fé­rences concer­nant leur déve­lop­pe­ment concret, plu­sieurs d’entre elles por­taient dans leur titre le terme d’« intro­duc­tion » ; « Introduction au chris­tia­nisme » de Joseph Ratzinger (1968), « Introduction à la foi » de Walter Kasper (1972) ou le « Traité fon­da­men­tal de la foi : Introduction au concept de chris­tia­nisme » de Karl Rahner (1976). (…) Il y eut éga­le­ment de nom­breux essais pour enta­mer, sur la base du concile, un dia­logue sérieux avec l’histoire moderne de la liber­té ain­si qu’un véri­table dia­logue œcu­mé­nique et inter­re­li­gieux. »

De cette manière Kasper prend réso­lu­ment posi­tion pour une inter­pré­ta­tion pro­gres­siste et évo­lu­tion­niste. Il rejette une vision « tra­di­tion­na­liste » du Concile, qui ver­rait dans les textes conci­liaires la doc­trine défi­ni­tive de l’Eglise, sans pos­si­bi­li­té d’innovation pos­té­rieure. La tra­di­tion « kas­pe­rienne » évo­lue, elle suit les ins­pi­ra­tions pro­phé­tiques de l’Esprit-Saint à l’Eglise vivante. Il est clair que cette notion de tra­di­tion s’oppose plei­ne­ment à la notion catho­lique de Tradition et de Magistère. Evoquons les paroles de saint Pie X, dans son ency­clique Pascendi Dominici gre­gis, condam­nant l’évolutionnisme doc­tri­nal : « Ils (les moder­nistes) posent tout d’a­bord ce prin­cipe géné­ral que, dans une reli­gion vivante, il n’est rien qui ne soit variable, rien qui ne doive varier. D’où ils passent à ce que l’on peut regar­der comme le point capi­tal de leur sys­tème, à savoir l’é­vo­lu­tion. (…) Ainsi, Vénérables Frères, la doc­trine des moder­nistes, comme l’ob­jet de leurs efforts, c’est qu’il n’y ait rien de stable, rien d’im­muable dans l’Église. »

Application du concile par le magistère

A la lumière de ce prin­cipe, le Cardinal résume ensuite l’application plus ou moins effi­cace et appro­priée du Concile par Rome :

1. Missel, codes et caté­chismes. « Le nou­veau mis­sel (1970) per­mit d’atteindre une cer­taine sta­bi­li­sa­tion litur­gique, tout comme, dans d’autres domaines, les nou­veaux codes de droit cano­nique de l’Eglise latine (1983) et des Eglises orien­tales (1990) ain­si que le Catéchisme de l’Eglise catho­lique (1993). Le nou­veau droit canon pré­ten­dait tra­duire la doc­trine conci­liaire de l’Eglise au lan­gage cano­nique et aux formes juri­diques. » Mais de nou­veau Kasper s’élève contre une vision conser­va­trice, fer­mée et non évo­lu­tive du Concile : « Certains cano­nistes voyaient le nou­veau code comme l’interprétation magis­té­rielle défi­ni­tive du Concile. Cela n’est pas pos­sible, pour la seule rai­son que le droit cano­nique peut uni­que­ment régler la forme juri­dique exté­rieure de l’Eglise mais ne capte pas la dimen­sion spi­ri­tuelle pro­fonde. »

2. Surabondance de docu­ments qui frei­nèrent l’application pro­phé­tique du Concile : « Aux docu­ments déjà men­tion­nés s’ajoutèrent une pro­fu­sion de docu­ments issus des dicas­tères romains, que per­sonne, même avec la meilleure volon­té du monde, ne pou­vait lire dans leur inté­gra­li­té et encore moins digé­rer intel­lec­tuel­le­ment. » En cela nous sommes plei­ne­ment d’accord avec le Cardinal… « Les docu­ments se citaient sans cesse les uns les autres ; cela reve­nait à tour­ner en rond. La men­ta­li­té défen­sive [NDLR : c’est-à-dire de ten­dance conser­va­trice, non évo­lu­tion­niste] de nom­breux docu­ments étouf­fa la dyna­mique du concile dans une sorte de scho­las­tique conci­liaire. Le large souffle du concile avait dis­pa­ru. Les réformes espé­rées par beau­coup ne se réa­li­sèrent. Cela occa­sion­na de la décep­tion et de l’insatisfaction chez de nom­breux prêtres et laïcs, qui se mani­fes­tèrent dans des décla­ra­tions publiques. »

3. Conclusion dif­fi­cile du pon­ti­fi­cat de Jean-​Paul II : « L’année jubi­laire 2000 fut, une fois de plus, une impo­sante parade mili­taire, pla­ni­fiée et pro­gram­mée par Jean-​Paul II. Mais durant la longue ago­nie du Pape, le mou­ve­ment de réno­va­tion ago­ni­sa éga­le­ment peu à peu. Le monde sécu­lier s’étendait et péné­trait éga­le­ment dans l’Eglise ; pour beau­coup, la force pro­phé­tique de l’Eglise sem­blait à pré­sent éteinte. »

4. Pontificat de Benoit XVI : ombres et lumières. Kasper applau­dit le dis­cours du 22 décembre 2005, dans lequel Benoit XVI « oppose deux her­mé­neu­tiques contraires du Concile : ‘l’herméneutique de la dis­con­ti­nui­té et de la rup­ture’, qu’il attri­bue à l’Ecole de Bologne, et ‘l’herméneutique de la conti­nui­té’, qu’il entend comme une her­mé­neu­tique de la réforme, de la réno­va­tion de l’unique sujet-​église garan­tis­sant la conti­nui­té. Le pape alle­mand affirme lit­té­ra­le­ment : l’Eglise ‘est un sujet qui croît dans le temps et se déve­loppe, mais demeure tou­jours elle-​même, unique sujet du peuple de Dieu en che­min.’ De cette manière, le Pape Benoit se démarque clai­re­ment d’une com­pré­hen­sion anhis­to­rique et sta­tique de la conti­nui­té et de l’interprétation tra­di­tion­na­liste qui exis­taient et existent encore à Rome. Pour lui, la conti­nui­té est une conti­nui­té vivante, une tra­di­tion vivante, qui ne peut pas se ‘conge­ler’ avec la mort de Pie X ou Pie XII. L’Eglise est la même hier, aujourd’hui et demain, mais elle est aus­si une réa­li­té vivante, gui­dée par l’Esprit de Dieu, une Eglise en che­min. » Walter Kasper voit, avec rai­son, dans la théo­rie rat­zin­ge­rienne une simi­li­tude avec sa propre théo­rie évo­lu­tion­niste, ce que Mgr Lefebvre remar­quait déjà en son temps : « le Cardinal Ratzinger met en doute qu’il y ait un Magistère qui soit per­ma­nent et défi­ni­tif dans l’Eglise. (…) Il s’attaque à la racine même de l’enseignement de l’Eglise, de l’enseignement du Magistère de l’Eglise. Il n’y a plus de véri­tés per­ma­nentes dans l’Eglise, de véri­tés de foi, par consé­quent plus de dogmes dans l’Eglise. »((Conférence spi­ri­tuelle à Ecône du 8 février 1991. ))

Malheureusement le pon­ti­fi­cat de Benoit XVI ne réa­li­sa pas la pro­fonde réno­va­tion pro­phé­tique sou­hai­tée par Kasper : « Il y eut des motifs d’irritation par l’autorisation de la célé­bra­tion de l’eucharistie selon le mis­sel de Jean XXIII (la dénom­mée messe tri­den­tine) comme rite extra­or­di­naire (2007) et la levée des excom­mu­ni­ca­tions des évêques de Lefebvre (…). » Kasper regrette ici le regard favo­rable de Benoit XVI vers un pas­sé de l’Eglise qu’il estime tota­le­ment désuet, confor­mé­ment aux lois de l’évolution. De plus, « les scan­dales de pédo­phi­lie et les scan­dales au sein de la Curie romaine elle-​même dété­rio­rèrent le pres­tige de l’Eglise à l’extérieur et créèrent un état d’abattement à l’intérieur. » Ces faits frei­nèrent l’application pro­phé­tique du Concile. C’est pour­quoi « un nou­veau départ était requis ; un vent frais était néces­saire. La voix de l’Eglise dans l’hémisphère sud devait être écou­tée. Cela condui­sit à la sur­pre­nante démis­sion du Pape Benoit XVI au minis­tère de Pierre le 13 février 2013 et à l’élection consé­cu­tive du Pape François ».

Le Pape François

Avec l’arrivée du Pape François, la réno­va­tion sou­hai­tée par Walter Kasper est entrée dans une nou­velle phase : « Le pape François veut récu­pé­rer de nom­breuses idées qui se sont per­dues en che­min ou qui ont été oubliées ou étouf­fées. Avec lui, le pro­ces­sus de récep­tion du Concile Vatican II est entré dans une nou­velle phase. Il prend au sérieux le fait que l’Eglise a besoin en per­ma­nence de réno­va­tion et réforme. » « L’exhortation apos­to­lique Evangelii gau­dium (2013) expose d’une manière détaillée le pro­gramme de réno­va­tion. » Et le Cardinal de résu­mer les aspects les plus impor­tants du pro­gramme de l’actuel pontife :

1. Une réforme radi­cale, tant des ins­ti­tu­tions que de la men­ta­li­té. « En cela, la réforme de la Curie est seule­ment un aspect, et non le plus impor­tant. Le pape François l’affirme régu­liè­re­ment : une réforme des ins­ti­tu­tions sans une réforme de la men­ta­li­té ou, comme il le dit lui-​même, sans une conver­sion pro­fonde et véri­table de la pas­to­rale, de l’épiscopat et de la papau­té, serait une erreur. »

2. Une réforme en conti­nui­té avec Vatican II, fon­dée sur la « misé­ri­corde ». « La solide base sur laquelle le Pape veut construire est le Concile Vatican II et la doc­trine de l’Eglise qu’il sup­pose. La conti­nui­té l’intéresse, en effet, mais la conti­nui­té de la réforme. Il veut faire revivre et déve­lop­per le démar­rage qu’a signi­fié le concile. Pour lui, le fon­de­ment est la joie de l’Evangile. Sa pers­pec­tive n’est ni libé­rale, ni conser­va­trice, mais évan­gé­li­que­ment radi­cale, dans le sens ori­gi­nel du mot. Il va jusqu’à la racine (radix). La bonne nou­velle de la misé­ri­corde infi­nie est, pour lui, le centre de l’Evangile. Elle doit deve­nir la poutre maî­tresse de la vie de l’Eglise et le sou­tient pour com­prendre la doc­trine et la morale ecclé­sias­tiques. Avec ce mes­sage, le pape a ému le cœur de nom­breuses per­sonnes. En effet, qui par­mi nous n’a besoin de la misé­ri­corde ? » Le Supérieur Général de la Fraternité Saint Pie X, dans sa Lettre aux Amis et Bienfaiteurs nº84, a mon­tré que le concept de misé­ri­corde men­tion­né par Kasper ne s’identifie pas avec la véri­table misé­ri­corde évan­gé­lique, qui recherche la conver­sion du pécheur, mais avec une misé­ri­corde tron­quée et faus­sée, qui raf­fer­mit le pécheur dans son vice.

3. Une réforme gui­dée par la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, sous sa forme argen­tine. « Pour le Pape François, en par­faite confor­mi­té avec la théo­lo­gie argen­tine, l’Eglise comme peuple de Dieu en che­min occupe le devant de la scène. De cette manière, il remet en valeur de nom­breux élé­ments impar­fai­te­ment déve­lop­pés dans le post­con­cile et par­fois même répri­més : le sen­sus fidei de tous les croyants, l’importance des Eglises locales à l’intérieur de l’Eglise une, la struc­ture col­lé­giale et syno­dale de l’Eglise, le dia­logue œcu­mé­nique et inter­re­li­gieux. Le pape François veut une Eglise en mis­sion per­ma­nente, une Eglise qui sort vers les péri­phé­ries, qui avec misé­ri­corde se dévoue tout spé­cia­le­ment aux pauvres, les défa­vo­ri­sés, les oubliés. » Devant cet esprit plu­ra­liste et inclu­sif, nous pou­vons nous deman­der : que restera-​t-​il de l’unité de foi, de culte et de gou­ver­ne­ment de l’Eglise ? Walter Kasper nous répon­drait que tout cela est déjà dépassé…

4. Une atten­tion par­ti­cu­lière aux pauvres et à l’écologie. « En cela, le pape com­plète le Concile : il veut une Eglise pauvre pour les pauvres. Le Concile n’a pas oublié le pro­blème de la pau­vre­té dans le monde mais ce sujet n’a pas atti­ré l’attention autant que l’auraient sou­hai­té cer­tains évêques d’Amérique latine, comme Helder Camara, Aloísio Lorscheider ou Giacomo Lercaro, Cardinal de Bologne, et d’autres évêques. Le pape François a repla­cé la ques­tion à l’ordre de jour. A tra­vers lui, l’Eglise a retrou­vé son lan­gage pro­phé­tique. Dans l’Encyclique Laudato si, s’y sont ajou­tées comme d’importantes pré­oc­cu­pa­tions la conser­va­tion de la créa­tion et la néces­si­té d’une éco­lo­gie humaine. Le pape veut un monde dans lequel les êtres humains puissent vivre dans la jus­tice et la misé­ri­corde, avec digni­té et har­mo­nie. » Concernant « l’option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres », une étude spé­ciale serait néces­saire. Soulignons au pas­sage qu’il ne s’agit pas essen­tiel­le­ment de la pra­tique des œuvres de misé­ri­corde spi­ri­tuelles et cor­po­relles, telles que les a recom­man­dées Notre Seigneur Jésus-​Christ dans l’Evangile, mais d’une mys­té­rieuse ren­contre avec le Christ, pré­sent dans les pauvres, qui nous évan­gé­lise par eux.((« (…) je désire une Église pauvre pour les pauvres. Ils ont beau­coup à nous ensei­gner. En plus de par­ti­ci­per au sen­sus fidei, par leurs propres souf­frances ils connaissent le Christ souf­frant. Il est néces­saire que tous nous nous lais­sions évan­gé­li­ser par eux. La nou­velle évan­gé­li­sa­tion est une invi­ta­tion à recon­naître la force sal­vi­fique de leurs exis­tences, et à les mettre au centre du che­mi­ne­ment de l’Église. Nous sommes appe­lés à décou­vrir le Christ en eux, à prê­ter notre voix à leurs causes, mais aus­si à être leurs amis, à les écou­ter, à les com­prendre et à accueillir la mys­té­rieuse sagesse que Dieu veut nous com­mu­ni­quer à tra­vers eux. » (Evangelii gau­dium nº198))) Cette option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres se tra­dui­ra faci­le­ment par un mes­sage tein­té de socia­lisme, comme nous le consta­tons dans cer­tains dis­cours du pape actuel.

Conclusion : vers l’Église du troisième millénaire

En concluant sa confé­rence et sa des­crip­tion enthou­siaste du pro­gramme du pon­ti­fi­cat actuel, le Cardinal Kasper contemple l’avenir avec espoir : « Le Concile Vatican II fut une œuvre de l’Esprit-Saint, un cadeau pour l’Eglise, un don qui doit être com­mu­ni­qué. Il mit en marche un mou­ve­ment que le pape François a remis en marche. Le pro­gramme impres­sion­nant qu’il s’est pro­po­sé ne peut se réa­li­ser sur la brève durée d’un seul pon­ti­fi­cat. Le Pape François le sait. Il ne mise pas sur des prises de posi­tion mais sur des pro­ces­sus que lui-​même a démar­rés. De cette manière, le mou­ve­ment conci­liaire conti­nue­ra à tenir en haleine notre XXIème siècle et à impré­gner l’aspect de l’Eglise durant le troi­sième mil­lé­naire. »

Pour Kasper, la réforme com­men­cée par le Pape François aura un immense impact et don­ne­ra sa confi­gu­ra­tion à l’Eglise du troi­sième mil­lé­naire. Après deux ans et demi de pon­ti­fi­cat, nous pou­vons déjà nous faire une idée de cette Eglise du futur, telle que la sou­haitent le Pape actuel et son Cardinal théo­lo­gien : une église en chan­ge­ment per­ma­nent, cultu­rel­le­ment et doc­tri­na­le­ment plu­ra­liste, prê­chant un évan­gile far­dé de socia­lisme, d’écologisme et d’œcuménisme. En d’autres termes : une église conforme aux idéaux maçon­niques, col­la­bo­ra­trice d’un nou­vel ordre mon­dial anti­chré­tien. La révo­lu­tion libé­rale du Concile Vatican II atteint désor­mais ses ultimes conséquences.

Face à cet esprit évo­lu­tion­niste et libé­ral, notre regard doit, plus que jamais, se tour­ner vers la Vierge Marie. « Forte comme une armée ran­gée en bataille », « vic­to­rieuse de toutes les héré­sies », nous met­tons en elle notre espé­rance. Quand la Providence le juge­ra oppor­tun, Marie met­tra fin à cette ter­rible crise qui secoue actuel­le­ment l’Eglise, por­tant remède au venin moder­niste grâce à la Vérité éter­nelle et immuable, qui n’est autre que son divin Fils : « Jésus-​Christ était hier, il est aujourd’hui, et il sera de même dans tous les siècles » (Hébreux 13, 8).

Abbé Jean-​Michel GOMIS, FSSPX