9 septembre 1965

Neuvième intervention de Mgr Lefebvre au concile sur l’Église dans le monde d’aujourd’hui

Vénérables Pères,

De cette consti­tu­tion pas­to­rale, comme l’ont déjà décla­ré quelques Pères, on peut affir­mer, me semble-​t-​il, que :

La doc­trine pas­to­rale pré­sen­tée dans cette consti­tu­tion ne concorde pas avec la doc­trine de la théo­lo­gie pas­to­rale ensei­gnée par l’Eglise jusqu’à présent.

Et c’est vrai : soit au sujet de l’homme et de sa condi­tion, soit au sujet du monde et des socié­tés fami­liale et civile, soit au sujet de l’Eglise, la doc­trine de cette consti­tu­tion est une doc­trine nou­velle dans l’Eglise, bien qu’elle soit déjà ancienne chez beau­coup de non-​catholiques ou chez les catho­liques libéraux.

Une nou­velle doctrine :

  1. En divers endroits, cer­tains prin­cipes sont affir­més en contra­dic­tion fla­grante avec la doc­trine tra­di­tion­nelle de l’Eglise.
  2. En bien des endroits sont affir­mées des pro­po­si­tions ambi­guës très dangereuses.
  3. Sur des points essen­tiels en cette matière, bien des omis­sions rendent impos­sibles les vraies réponses à ces questions.

1. En divers endroits, cer­taines affir­ma­tions contre­disent la doc­trine de l’Eglise.

- Par exemple : tou­jours l’Eglise a ensei­gné et enseigne l’obligation, pour tous les hommes, d’obéir à Dieu et aux auto­ri­tés consti­tuées par Dieu, afin qu’ils reviennent à l’ordre fon­da­men­tal de leur voca­tion et recouvrent ain­si leur dignité.

Le sché­ma dit au contraire : « La digni­té de l’homme est dans sa liber­té de conscience, telle qu’il agisse per­son­nel­le­ment, per­sua­dé et mû par le dedans, à savoir de bon gré et non sous la simple impul­sion d’une cause externe ou de la contrainte » (page 15, lignes 15 et sui­vantes ; page 22, N° 24).

Cette fausse notion de la liber­té et de la digni­té de l’homme porte aux pires consé­quences ; elle conduit notam­ment à la ruine de l’autorité, par exemple chez le père de famille ; elle ruine la valeur de la vie religieuse.

- Page 18, § 19, il s’agit du com­mu­nisme sous le seul aspect de l’athéisme, sans aucune men­tion expli­cite du com­mu­nisme. De ce texte on peut déduire que le com­mu­nisme est condam­né uni­que­ment pour son athéisme, ce qui est évi­dem­ment contraire à la doc­trine ensei­gnée constam­ment par l’Eglise.

Il vaut donc mieux un texte, semble-​t-​il, ou qui ne men­tionne point, même indi­rec­te­ment, le com­mu­nisme, ou qui en parle au contraire, expli­ci­te­ment, pour en mon­trer la per­ver­si­té intrinsèque.

- Page 39, lignes 19 et sui­vantes, il est dit : « Par son incar­na­tion, le Verbe de Dieu le Père, a assu­mé tout l’homme, corps et âme (ceci est vrai, certes) ; par là, Il a sanc­ti­fié toute la nature créée par Dieu, la matière y com­prise, de telle sorte que tout ce qui existe appelle, à sa propre manière, son Rédempteur. »

Cela contre­dit évi­dem­ment, non seule­ment la doc­trine tra­di­tion­nelle, mais éga­le­ment la pra­tique uni­ver­selle de l’Eglise. Si cela était vrai, en effet, à quoi bon les exor­cisme pour tout ce qui sert à l’usage des chré­tiens ? Et si toute la nature est sanc­ti­fiée, pour­quoi la nature humaine ne l’est-elle pas ?

- Le cha­pitre du mariage, page 47, lignes 16 et sui­vantes, pré­sente l’amour conju­gal comme l’élément pri­maire du mariage, dont pro­cède l’élément secon­daire, la pro­créa­tion ; tout au long du cha­pitre, amour conju­gal et mariage sont iden­ti­fiés, comme à la page 49, lignes 24 et 25.

Cela aus­si est contraire à la doc­trine tra­di­tion­nelle de l’Eglise et, si on l’admettait, il s’en sui­vrait les pires consé­quences. On pour­rait dire, en effet : « Pas d’amour conju­gal, donc pas de mariage ! » Or, com­bien de mariages sans amour conju­gal ! Ce sont pour­tant d’authentiques mariages.

2. En bien des endroits sont affir­mées des pro­po­si­tions ambi­guës et, par­tant, dangereuses.

- Page 5, lignes 10 et sui­vantes : « Aujourd’hui, du reste, plus que jadis, tous les habi­tants de la terre, de toute race, cou­leur, opi­nion, ori­gine sociale ou religion,doivent recon­naître que tous les hommes ont un sort com­mun, dans la pros­pé­ri­té comme dans l’adversité ; que tous doivent prendre un même che­min vers un but entre­vu seule­ment, jusqu’ici, à tra­vers des ombres. » Qu’est-ce à dire ?

Et la même pro­po­si­tion revient à la fin du sché­ma, page 83, lignes 35 et suivantes :

« Ce fai­sant, nous amè­ne­rons tout le genre humain à une vive espé­rance, don du Saint-​Esprit, qu’un jour enfin il sera admis, pour la gloire du Seigneur, dans un monde sans fin, dans une paix et une béa­ti­tude parfaites. »

De telles pro­po­si­tions requièrent, c’est le moins qu’on puisse dire, une plus grande clar­té, pour en évi­ter de fausses interprétations.

Le carac­tère social de l’homme est mani­fes­te­ment exa­gé­ré ; d’où, bien des pro­po­si­tions erro­nées d’une façon ou d’une autre.

- Page 21, lignes 23 et 24 : « A sa mort, l’homme laisse dans le monde un chan­ge­ment, soit pour le bon­heur, soit pour le mal­heur de ses frères… » Et les innom­brables enfants morts avant l’âge de raison ?

- Page 28, ligne 16 : « Personne n’est sau­vé seul ou pour lui seul ! » Telle quelle, cette pro­po­si­tion ne peut tout sim­ple­ment pas être admise.

- Là où l’on parle de l’égalité entre les hommes, à savoir page 25 § 30 et § 31, bien des for­mules exigent une expli­ca­tion pour être admis­sibles. « L’homme a besoin, non seule­ment de pain, mais aus­si du res­pect de sa digni­té, de liber­té et d’amour ! » Une telle for­mule est-​elle digne d’un Concile ? Elle se prête à bien des interprétations.

- Page 38, lignes 22 et 23, l’Eglise est ain­si défi­nie : « L’Eglise est comme le sacre­ment de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain… » Cette concep­tion demande des expli­ca­tions : l’unité de l’Eglise n’est pas l’unité du genre humain.

D’innombrables pro­po­si­tions contiennent des ambi­guï­tés parce que, en réa­li­té, la doc­trine de leurs rédac­teurs n’est pas la doc­trine catho­lique tra­di­tion­nelle, mais une doc­trine nou­velle, mélan­gée de nomi­na­lisme, de moder­nisme, de libé­ra­lisme et de teilhardisme.

3. Beaucoup d’omissions graves donnent au sché­ma un carac­tère d’irréalisme.

- Dans l’exposition intro­duc­tive, pages 6 à 10, com­ment peut-​on taire conti­nuel­le­ment le péché ori­gi­nel avec ses suites et le péché per­son­nel, alors que nulle expli­ca­tion valide de l’histoire du monde et du monde actuel ne peut être don­née sans réfé­rence à ce fait his­to­rique et à ce fait actuel ?

- Au cha­pitre sur la voca­tion de la per­sonne humaine, pages 13 et sui­vantes, com­ment peut-​on conce­voir l’homme sans la loi morale ? Comment peut-​on par­ler de la voca­tion de l’homme, sans par­ler du bap­tême et de la jus­ti­fi­ca­tion par la grâce sur­na­tu­relle ? Ces omis­sions sont des plus graves. La doc­trine du caté­chisme doit être alors modi­fiée de fond en comble.

- Page 22, ligne 30 ; page 48, lignes 12 et 13, page 44, lignes 19 et 20 : l’Eglise n’est nul­le­ment pré­sen­tée comme une socié­té par­faite, dans laquelle tous les hommes sont obli­gés d’entrer pour être sau­vés. Elle n’est plus une « ber­ge­rie », car il n’existe plus de mer­ce­naire, plus de voleurs, plus de bri­gands ; on la défi­nit « le ferment évan­gé­lique de toute la masse humaine ». Quelle peut donc bien être une telle jus­ti­fi­ca­tion de toute l’humanité ? Externe ? Interne ? Tout cela sent le protestantisme.

- A pro­pos de la digni­té du mariage, on parle à peine du sacre­ment de mariage, dont découlent des grâces innom­brables pour les époux et la famille. Et encore, l’allusion au sacre­ment est défi­ciente : « … ain­si, main­te­nant, le Sauveur des hommes, Epoux de l’Eglise, vient à la ren­contre des époux chré­tiens, par le sacre­ment de mariage. » Qu’est-ce à dire ? Pourquoi tant de laco­nisme à pro­pos d’une réa­li­té si sacrée, si noble, source de sain­te­té pour toute la société ?

En conclu­sion : Cette consti­tu­tion pas­to­rale n’est ni pas­to­rale, ni éma­née de l’Eglise catho­lique : elle ne paît pas les hommes et les chré­tiens de la véri­té évan­gé­lique et apos­to­lique et, d’autre part, jamais l’Eglise n’a par­lé ain­si. Cette voix, nous ne pou­vons l’écouter, parce qu’elle n’est pas la voix de l’Epouse du Christ. Cette voix n’est pas la voix de l’Esprit du Christ. La voix du Christ, notre Berger, nous la connais­sons. Celle-​ci, nous l’ignorons. Le vête­ment est celui des bre­bis ; la voix n’est pas celle du Berger, mais peut-​être celle du loup.

J’ai dit.((Intervention non lue dépo­sée au Secrétariat géné­ral du concile))

† Marcel Lefebvre

Fondateur de la FSSPX

Mgr Marcel Lefebvre (1905–1991) a occu­pé des postes majeurs dans l’Église en tant que Délégué apos­to­lique pour l’Afrique fran­co­phone puis Supérieur géné­ral de la Congrégation du Saint-​Esprit. Défenseur de la Tradition catho­lique lors du concile Vatican II, il fonde en 1970 la Fraternité Saint-​Pie X et le sémi­naire d’Écône. Il sacre pour la Fraternité quatre évêques en 1988 avant de rendre son âme à Dieu trois ans plus tard. Voir sa bio­gra­phie.