Éminentissime Seigneur,
Le regard fixé sur le Sacré-Cœur, dont nous célébrons la fête en ce jour, selon ses propres désirs, j’implore de Sa miséricorde qu’Il daigne imprégner de sa lumière et de sa charité les lignes qui suivent.
Le jésuite Mgr Pierre Henrici, alors secrétaire de Communio, disait dans une conférence sur la maturation du Concile, qu’au Concile Vatican Il deux traditions théologiques étaient entrées en collision, qui fondamentalement ne peuvent pas se comprendre.
Votre lettre du 7 mai a causé un sentiment similaire d’incompréhension et de déception.
Nous avons l’impression qu’elle nous impose un dilemme : soit nous entrons dans la pleine communion, et alors nous devons nous taire sur les grands malheurs qui frappent l’Église ; à défaut de cage dorée, on nous impose une muselière ; soit nous restons « au dehors ».
Ce dilemme, nous le récusons. Car d’une part nous n’avons jamais quitté l’Église, d’autre part notre situation actuelle inconfortable, certes, n’est pas le résultat d’une action coupable de notre part, mais la conséquence d’une situation désastreuse dans l’Église contre laquelle nous avons tant bien que mal essayé de nous protéger. Les différentes décisions prises par Mgr Lefebvre ont été dictées par la volonté de ne pas perdre la foi catholique et de survivre au milieu d’une débâcle universelle dont Rome n’est pas étrangère. Nous appelons cela un « état de nécessité. »
Si nous voulons dépasser l’impasse dans laquelle conduit votre lettre, il faudrait changer assez profondément les perspectives, le status quaestionis.
En effet, pour son Éminence,
1. Nous sommes en rupture de communion.
2. Les raisons avancées pour justifier nos actions, entre autres les sacres, seraient totalement insuffisantes. Car l’Église étant sainte et le magistère toujours assisté par le Saint-Esprit, les défaillances dont nous nous plaignons seraient inexistantes ou seulement des abus limités. Notre problème proviendrait d’une vue sur l’histoire de l’Église et de ses crises bien trop fixiste, bornée, qui nous empêche de saisir l’évolution homogène et justifiée des diverses adaptations au monde d’aujourd’hui opérées par le Concile et le magistère subséquent.
3. Rome est suffisamment bon prince en nous offrant la structure qu’elle nous a proposée. Il est abusif d’en demander plus, peut-être même injurieux envers le St Siège, dans ces circonstances où Rome fait le premier pas. Aucun préalable ne sera accordé. Surtout pas la messe qui causerait du trouble dans l’Église.
De notre côté, il me semble pouvoir affirmer, en suivant les papes Pie XII et Paul VI, que l’Église se trouve dans une situation littéralement apocalyptique. Il est indéniable que les dysfonctionnements dans la Hiérarchie catholique, – le cardinal Seper disait « la crise de l’Église est une crise des évêques » -, les lacunes, les silences, les inductions, les tolérances d’erreurs et même des actes positifs destructeurs se rencontrent jusque dans la Curie et malheureusement jusque chez le Vicaire du Christ. Ce sont des faits publics et constatables par le commun des mortels.
Affirmer l’existence de ces faits n’est pas contradictoire avec la foi dans la Sainteté de l’Église ni dans l’assistance du Saint Esprit. Mais nous touchons ici le mystère de l’Église, de la conjonction et de la coordination de l’élément divin et de l’élément humain dans le Corps Mystique. Pour rester dans la vérité de la réalité, il nous faut tenir tout autant aux affirmations de la foi qu’à la constatation des faits.
Dans l’affirmation de l’infaillibilité du Souverain Pontife, le Concile Vatican I a donné explicitement une limite à l’assistance du Saint-Esprit : « Le Saint-Esprit n’a pas été promis aux successeurs de Pierre pour qu’ils fassent connaître sous sa révélation une nouvelle doctrine, mais pour qu’avec son assistance ils gardent saintement et exposent fidèlement la Révélation transmise par les apôtres, c’est-à-dire le dépôt de la foi. » (Denzinger-Hünermann, n° 3070).
Nous adhérons évidemment de tout cœur aussi aux paragraphes suivants de Pastor Aeternus ainsi qu’à Dei Filius.
Mais c’est précisément là que nous touchons au plus profond du mystère actuel. Ce sont précisément les nouveautés de la nouvelle théologie, condamnées par l’Église sous Pie XII, qui font leur entrée à Vatican II. Comment se fait-il que tous les grands ténors du Concile, les experts théologiens, sont tous frappés de sanctions sous Pie XII ? De Lubac, Congar, Rahner, Courtney-Murray, Dom Beaudoin (mort juste avant le Concile). Et pour aller un peu plus loin, Blondel, Teilhard de Chardin…
On voudrait nous faire croire aujourd’hui que ces nouveautés seraient en développement homogène avec le passé ? Elles ont été condamnées au moins dans leur principe. Le Cardinal Ratzinger lui-même nomme Gaudium et Spes un contre-Syllabus. (Theologische Prinzipienlehre, p.398, Erich Wewel Verlag, München, 1982.) Il faut donc nécessairement choisir.
Que ces doctrines soient ensuite sanctionnées par un Concile qui ne se veut pas dogmatique n’est pas suffisant pour les blanchir. Le sceau d’un vote ne transforme pas une erreur en vérité infaillible : en fait foi la réponse de Mgr Felici au Concile sur la question de l’infaillibilité de celui-ci. (Notification du 16 nov. 1964, DH 4350–4351)
De plus, le problème du Concile n’est pas d’abord du côté des interprétations individuelles, il vient en outre de son manque de précision dans les termes, de ses ambiguïtés voulues, (selon l’un des experts du Concile), et qui rendent possible diverses interprétations.
Il vient ensuite de certaines interprétations données par le Saint Siège lui-même.
Si l’on suit les indications de celui-ci, on aboutit à Assise, dans la synagogue et les forêts sacrées du Togo. « Voyez Assise à la lumière du Concile » Jean Paul II, Audience du 22 août 1986.
(Comment expliquer à la lumière de la foi catholique cette phrase clé de la théologie de Jean Paul II, qui éclaire beaucoup de passages sinon incompréhensibles, tels « le chemin de l’Église, c’est l’homme », ou bien Gaudium et Spes 22 ? : « Dans l’Esprit Saint, chaque personne et chaque peuple sont devenus, par la croix et la résurrection du Christ, des enfants de Dieu, des participants de la nature divine et des héritiers de la vie éternelle. » ( Jean Paul II, Message aux peuples d’Asie du 21 février 1981, DOC 1894, 15 mars 1981, p 281.)
Un magistère qui contredit l’enseignement du passé, (par exemple l’oecuménisme actuel et Mortalium Animos), un magistère qui se contredit lui-même, (voir la déclaration conjointe sur la Justification et la note précédente du cardinal Cassidy, ou la condamnation et la louange du terme Églises Soeurs), là est le problème lancinant.
Cette crise magistérielle pose un problème quasi impossible à résoudre pratiquement.
Comment opérer le discernement nécessaire entre ce qui est vraiment le magistère et ce qui n’en a que l’apparence ?
Et le cauchemar s’étend de la Curie aux évêques résidentiels. Voici deux exemples tous récents, pris entre mille.
Lorsque Mgr Tauran déclare aux Philippines le 4 juin 2001 : « Il serait erroné de considérer le fidèle d’autres religions comme quelqu’un à convertir. Il est plutôt une personne qu’il faut comprendre, en laissant à Dieu le rôle d’éclairer sa conscience. Les religions ne doivent pas entrer en compétition les unes avec les autres, mais doivent être plutôt comme des frères et sueurs qui marchent la main dans la main pour construire des canaux de fraternité, en bâtissant un monde beau dans lequel il soit possible de vivre et de travailler », est-il fidèle à la foi catholique ? Lorsque le Cardinal Kasper déclare à New York : « L’ancienne théorie de la substitution n’a plus cours depuis le Concile Vatican II. Pour nous, chrétiens d’aujourd’hui, l’alliance avec le peuple juif est un héritage vivant… Il ne peut y avoir une simple coexistence entre les deux alliances. Les juifs et les chrétiens, de par leur identité respective spécifique, sont intimement liés les uns aux autres. L’Église croit que le judaïsme, c’est‑à‑dire la réponse fidèle du peuple juif à l’alliance irrévocable de Dieu, est salvifique pour eux, parce que Dieu est fidèle à ses promesses », exprime-t-il la foi catholique, est-il fidèle à St Jean, à St Paul, à Notre Seigneur lui-même ?
Or, ils sont l’un, intime collaborateurs du Pape, l’autre prince de l’Église, récemment honoré de la pourpre cardinalice, électeur du futur Vicaire du Christ. Il est impossible d’être en communion avec eux. Ils n’ont plus la foi.
Nous pourrions citer des dizaines et des dizaines de paroles épiscopales de la même teneur. Que faire lorsque les gardiens de la foi défaillent ? Les suivre aveuglément ? Ne méritent-ils pas les qualificatifs dont Ste Catherine de Sienne gratifiait certains princes de l’Église de l’époque ?
Déclarer cela ne nous mettra pas dans les bonnes grâces du Saint Siège. Mais nous avons des soucis bien plus graves. Les milliers et millions de fidèles catholiques qui déchoient de la foi et se damnent à cause de ces défaillances de Rome, voilà notre souci. « Quicumque vult salvus esse, ante omnia opus est, ut teneat catholicam fidem : nisi quisque integram inviolatamque servaverit, absque dubio in aeternum peribit. » (Symbole de St Athanase, DH 75).
Il faut distinguer Rome et Rome. Nous essayons de faire cela.
Les paroles de Pie XII, alors Secrétaire d’État de Pie XI, résonnent à nos oreilles :
« Supposez, cher ami, que le communisme ne soit que le plus visible des organes de subversion contre l’Église et contre la tradition de la révélation divine, alors nous allons assister à l’invasion de tout ce qui est spirituel, la philosophie, la science, le droit, l’enseignement, les arts, la presse, la littérature, le théâtre et la religion. Je suis obsédé par les confidences de la Vierge à la petite Lucie de Fatima. Cette obstination de la Bonne Dame devant le danger qui menace l’Église, c’est un avertissement divin contre le suicide que représenterait l’altération de la foi, dans sa liturgie, sa théologie et son âme…
J’entends autour de moi des novateurs qui veulent démanteler la Chapelle Sacrée, détruire la flamme universelle de l’Église, rejeter ses ornements, lui donner le remords de son passé historique.
Eh bien, mon cher ami, j’ai la conviction que l’Église de Pierre doit assumer son passé ou alors elle creusera sa tombe.
… un jour viendra où le monde civilisé reniera son Dieu, où l’Église doutera comme Pierre a douté. Elle sera tentée de croire que l’homme est devenu Dieu, que son Fils n’est qu’un symbole, une philosophie comme tant d’autres, et dans les églises les chrétiens chercheront en vain la lampe rouge ou Dieu les attend. » (Mgr Roche et P. Saint Germain, Pie XII devant l’histoire, pp.52–53).
A son ami Jean Guitton, Paul VI disait en substance qu’il y a dans l’Église une pensée de type non catholique. Il se peut qu’elle prévale, mais elle ne sera jamais l’Église catholique (Jean Guitton, Paul VI secret).
Devant cette catastrophe, comment les fidèles doivent-ils réagir ? Leur est-il permis de réagir ? Nous suivons simplement le conseil de Saint Vincent de Lérins dans son Commonitorium (n° 3) : « Que fera donc le chrétien catholique, si quelque parcelle de l’Église vient à se détacher de la communion de la foi universelle ? Quel autre parti prendre, sinon de préférer au membre gangrené et corrompu le corps dans son ensemble qui est sain ? et si quelque contagion nouvelle s’efforce d’empoisonner non plus seulement une petite partie de l’Église, mais l’Église toute entière à la fois ? Alors encore, son plus grand souci sera de s’attacher à l’antiquité, qui, évidemment, ne peut plus être séduite par aucune nouveauté mensongère. »
Voilà un status quaestionis d’où il faudrait partir pour essayer de trouver une solution. Nous ne sommes qu’un signe marquant de la terrible tragédie que traverse l’Église, peut-être la plus terrible de toutes jusqu’ici, où non seulement un dogme mais tous sont attaqués, au sein des universités pontificales elles‑mêmes jusqu’au bancs des écoles maternelles.
Le problème liturgique est un peu semblable. Et d’ailleurs les fidèles sont mis en demeure de prendre sur eux-mêmes de chercher une liturgie convenable. Ils ne peuvent plus aller simplement à la paroisse. C’est un fait qui ne touche pas seulement les traditionalistes.
D’où une grande transformation dans le monde catholique, en tous cas dans l’ancien monde : la désagrégation de la vie de la paroisse ; la croissance des mouvements ecclésiaux sont dus en grande partie au fait que les fidèles ne trouvent plus la nourriture dont ils ont besoin pour vivre de la foi et de la grâce dans leur paroisse. La nouvelle liturgie n’est pas étrangère à ce phénomène.
Nous ne pouvons pas ignorer ce problème gigantesque. De tout notre cœur, de toute notre âme, nous voulons travailler à la restauration de l’Église, mais nous ne pouvons pas simplement faire comme si tout allait bien ou s’il s’agissait de questions de détail.
Nous sommes prêts à rendre compte de notre foi à Rome, mais nous ne pouvons pas appeler bien ce qui est mal, mal ce qui est bien.
Daignez, Éminence, excuser la longueur de cette lettre, ses généralités et certaines affirmations qui demanderaient à être étayées bien davantage. Nous sommes tout à fait disposés à continuer ce travail, si Rome veut bien…
Nous voulons rester catholiques, nous voulons conserver toute notre foi sans rien abandonner, voilà la cause de notre combat, de nos peines, des oppositions dont nous souffrons. Nous sommes persuadés que nous ne causons pas de mal à l’Église en faisant cela, même si les apparences parlent contre nous.
Veuillez recevoir, Éminence, l’expression de mes sentiments dévoués et religieux in Cordibus Jesu et Mariae
+ Bernard Fellay
Menzingen, le 22 juin 2001
Voici les points essentiels de la lettre du 7 mai 2001 du cardinal Hoyos à Mgr Fellay :
Il adressa une lettre à Mgr Fellay, le 7 Mai 2001 – l’original est en espagnol – une traduction française du texte original était jointe.
Le cardinal Castrillon Hoyos avait donné déjà une réponse orale à la lettre de Mgr Fellay, qui lui précisait les conditions pour aller plus loin dans le dialogue.
Il avait annoncé au Révérend Père Rifan et à Monsieur l’abbé Simoulin qui venaient le voir le 2 Mai, en accord avec Mgr Fellay, l’envoi prochain d’un courrier officiel. Il leur en avait fait la lecture.
Sans reprendre tout à fait les mêmes idées que le 14 avril, le cardinal précise sa réponse au sujet de ces deux conditions :
« En ce qui concerne la première condition, un certain nombre de cardinaux, évêques et fidèles jugent qu’une telle permission ne doit pas être concédée : ce n’est pas que le rite sacré précédent ne mérite pas tout le respect, ou qu’on méconnaisse sa solidité théologique, sa beauté et son apport à la sanctification pendant des siècles et dans l’Eglise, mais parce que cette permission pourrait créer une confusion dans l’esprit de beaucoup de personnes qui la comprendraient comme une dépréciation de la valeur de la Sainte Messe que célèbre l’Eglise aujourd’hui. II est clair que, dans les statuts de votre réinsertion, on offre toutes les garanties pour que les membres de la Fraternité, et tous ceux qui ont un attrait spécial pour cette noble tradition liturgique, puissent la célébrer librement dans vos églises et lieux de culte. On peut également la célébrer dans les autres églises avec la permission des Ordinaires diocésains.
En ce qui concerne la deuxième condition, le Saint-Père a la claire volonté de la concéder au moment où sera formalisé le retour ».
Le Conseil général de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X s’est réuni à Menzingen, les 21, 22 et 23 mai dernier.
La réponse a été examinée.
Le Supérieur Général tout en désirant poursuivre les contacts puisque Rome le veut, demande que le Vatican « revoie sa copie ».