Pourquoi Mgr Lefebvre ?
Quelles erreurs avons-nous commises ?
Quelles erreurs sommes-nous en train de commettre ?
La finalité de mes propos est d’encourager le dialogue que nous désirons avoir mutuellement. En général, je profite des occasions comme celle-ci pour exposer les questions de plus grande importance dans le travail de la Congrégation. Cependant le schisme qui semble s’ouvrir avec les ordinations d’évêques du 30 juin dernier m’invite, cette fois, à m’écarter de mon habitude. Aujourd’hui donc je voudrais commenter quelques aspects de l’affaire concernant Mgr Lefebvre. Il me semble que, plus que d’examiner ce qui est arrivé, il convient aujourd’hui d’évaluer les enseignements que l’Eglise doit tirer de l’ensemble de ces événements pour aujourd’hui et pour demain. Je voudrais, pour cela, exprimer d’abord, quelques observations sur l’attitude du Saint-Siège dans les entretiens avec Mgr Lefebvre, et poursuivre ensuite par une réflexion sur les causes générales qui sont à l’origine de cette situation et qui, au-delà du cas concret, nous concernent tous.
L’attitude du Saint-Siège dans les entretiens avec Mgr Lefebvre
Pendant les derniers mois nous avons beaucoup travaillé sur le problème Lefebvre, avec le sincère désir de créer une place à l’intérieur de l’Eglise pour son mouvement. Le Saint-Siège a été critiqué un peu partout. On a dit qu’il avait cédé à la pression du schisme ; qu’il n’avait pas su défendre avec la force qu’il fallait le Concile Vatican II ; que tandis qu’il traitait avec une grande dureté les mouvements progressistes, il montrait trop de compréhension envers la révolte restauratrice. Le développement des événements a réfuté suffisamment ces affirmations. Le mythe de la dureté du Vatican face aux désagrégations progressistes s’est avéré une élucubration creuse. Jusqu’à aujourd’hui on n’a fait, pour l’essentiel, que des des admonestations et, en aucun cas, prononcé des peines canoniques au sens propre. Le fait que Mgr Lefebvre ait dénoncé à la fin l’accord signé montre bien que le Saint-Siège, malgré les concessions vraiment larges qu’il a faites, ne lui a pas accordé la licence globale qu’il désirait. Dans la partie fondamentale des accords, Mgr Lefebvre avait reconnu qu’il devait accepter Vatican II et les affirmations du magistère postconciliaire, admettant l’autorité propre de chaque document. C’est une contradiction que ce soient précisément ceux qui n’ont pas arrêté de clamer leur désobéissance au Pape et aux déclarations du Magistère de ces vingt dernières années, qui jugent maintenant la position du Saint-Siège comme trop tiède et demandent qu’on exige une obéissance « en bloc » à Vatican II. On prétendait aussi que le Vatican aurait accordé à Mgr Lefebvre un droit à la dissidence, qu’on refuse précisément aux tenants de la tendance progressiste. En réalité, la seule chose qui était affirmée dans l’accord – suivant Lumen Gentium dans son n. 25 – était le fait que tous les documents du Concile n’ont pas le même rang. Dans l’accord il était prévu explicitement qu’il fallait éviter la polémique publique et on y demandait une attitude positive envers les mesures et déclarations officielles. On accordait de même que la Fraternité puisse présenter au Saint-Siège ses difficultés en matière d’interprétation et de réformes dans les domaines juridique et liturgique, le pouvoir de décision du Saint-Siège demeurant inchangé. Tout cela montre certainement que dans tout ce difficile dialogue, Rome a uni une grande ouverture en tout ce qui est négociable avec la fermeté sur l’essentiel. L’explication que Mgr Lefebvre a donnée de sa rétractation de l’accord est révélatrice. Il a déclaré qu’il comprenait maintenant que l’accord signé voulait simplement intégrer sa fondation dans l” »Eglise du Concile ». L’Eglise Catholique en communion avec le Pape est, pour lui, l” »Eglise du Concile », qui s’est détachée de son passé propre. Il semblerait qu’il ne réussit pas à voir qu’il s’agit simplement de l’Eglise Catholique, avec la totalité de la Tradition, à laquelle appartient également le Concile Vatican II.
Réflexion sur les causes profondes de l’affaire Lefebvre
Le problème posé par Mgr Lefebvre ne se termine pas cependant avec la rupture du 30 juin. Ce serait trop commode de se laisser emporter par une espèce de triomphalisme et de penser que le problème a disparu dès le moment où Mgr Lefebvre s’est clairement séparé de l’Eglise. Un chrétien ne peut jamais se réjouir de la désunion. Même si, en toute sincérité, la faute n’incombe pas au Saint-Siège, notre obligation est de nous demander quelles erreurs nous avons commises, quelles erreurs nous sommes en train de commettre.
Les critères avec lesquels on juge le passé depuis le décret sur l’œcuménisme de Vatican II doivent en toute logique avoir une valeur pour aujourd’hui. L’une des découvertes fondamentales de la théologie de l’œcuménisme est que les schismes ne peuvent arriver que lorsque, dans l’Eglise, on ne vit pas et on n’aime pas suffisamment l’une ou l’autre des vérités ou des valeurs de la foi chrétienne. Cette vérité mise en marge devient indépendante, arrachée de la totalité de la structure ecclésiale et il se crée autour d’elle le nouveau mouvement. Nous devons réfléchir sur le fait que de nombreuses personnes, au-delà du cercle restreint des membres de la fraternité de Mgr Lefebvre, voient en lui une sorte de guide ou tout au moins une leçon à retenir. Il n’est pas suffisant de s’en remettre à des motivations politiques, nostalgiques ou à d’autres raisons culturelles secondaires. Ces causes ne seraient jamais suffisantes pour y attirer aussi des personnes, et spécialement des jeunes de pays très différents et de conditions politiques ou culturelles très différentes. Certes on découvre partout une vision étroite, unilatérale ; cependant le phénomène, dans son ensemble, serait inconcevable si ne s’y trouvaient aussi mêlés des éléments positifs, qui d’ordinaire ne trouvent pas suffisamment de place dans l’Eglise d’aujourd’hui. En conséquence, nous devrions tout d’abord considérer cette situation comme une occasion de faire un examen de conscience. Nous devons nous laisser questionner, sérieusement, sur les déficiences de notre pastorale, dénoncées par tous ces événements. Ainsi nous pourrons offrir une place à ceux qui cherchent et se posent des questions à l’intérieur même de l’Eglise ; et ainsi nous réussirons à faire en sorte que le schisme devienne sans justification. Je voudrais examiner trois aspects qui dans ce sens jouent, à mon avis, un rôle important .
a) Le sacré et le profane
Il y a différentes raisons qui peuvent avoir conduit beaucoup de personnes à chercher un refuge dans l’ancienne liturgie. Une première, importante, me semble être que dans l’ancienne liturgie ils trouvent conservée la dignité du sacré. A la suite du Concile, beaucoup ont conçu, presque comme un programme, la « désacralisation », en expliquant que le Nouveau Testament avait aboli le culte du temple : le rideau du temple déchiré au moment de la mort du Christ signifierait, d’après eux, la fin du sacré. La mort de Jésus, hors des murs de la ville, c’est-à-dire dans le domaine public, est dorénavant le culte véritable. Le culte, s’il existe, se réalise dans la non-sacralité de la vie ordinaire, dans l’amour vécu. Portés par ces raisonnements, les ornements liturgiques ont été écartés, les églises dépouillées à l’extrême de la splendeur qui rappelle le sacré ; et la liturgie a été réduite, autant que possible, au langage et aux gestes de la vie ordinaire, par des salutations et des signes d’amitié et des choses semblables.
Cependant, avec ces théories et la praxis qui s’en suit, on méconnaissait complètement l’union entre l’Ancien et le Nouveau Testament : on avait oublié que ce monde n’est pas encore le royaume de Dieu et que le « Saint de Dieu » (Jn 6, 69) continue d’être en contradiction avec le monde ; que nous avons besoin de la purification pour nous approcher de Lui ; que ce qui est profane, même après la mort et la résurrection du Christ, n’est pas devenu saint. Le Ressuscité est apparu seulement à ceux qui ont laissé leur cœur s’ouvrir à Lui. Lui qui est Saint, Il ne s’est pas manifesté à tout le monde. Ainsi s’est ouvert un nouvel espace pour le culte, auquel nous sommes maintenant rattachés ; c’est le culte qui consiste à s’approcher de la communauté du Ressuscité, aux pieds duquel se sont prosternées les saintes femmes pour l’adorer (Mt 28, 9). Je ne veux pas maintenant développer davantage ce point, mais seulement en tirer une conclusion : nous devons conserver la dimension du sacré dans la liturgie. La liturgie n’est pas une festivité, ce n’est pas une réunion agréable. Cela n’a vraiment aucune importance que le curé réussisse à développer des idées attirantes ou des élucubrations imaginaires. La liturgie n’est autre chose que le Dieu trois fois saint se rende présent parmi nous ; c’est le buisson ardent, c’est l’Alliance de Dieu avec l’homme en Jésus-Christ, mort et ressuscité. La grandeur de la liturgie n’a pas comme fondement le fait d’offrir une occupation intéressante, mais le fait que Celui qui est le Tout-Autre, et que nous ne pourrions pas rendre présent, parvienne à nous toucher. Il vient parce qu’Il le veut. En d’autres termes, l’essentiel de la liturgie c’est le mystère, qui se réalise dans le rite commun de l’Eglise ; tout le reste le rabaisse. Les hommes en ont une expérience très vivante et ils se sentent trompés lorsque le mystère devient division, lorsque l’acteur principal dans la liturgie n’est plus le Dieu vivant mais un prêtre ou un animateur liturgique.
b) Le caractère non arbitraire de la foi et sa continuité
Défendre la validité et le caractère obligatoire du Concile Vatican II, à l’encontre de Mgr Lefebvre, est et continuera d’être une nécessité. Cependant, il existe une attitude à courte vue qui isole Vatican II et qui a provoqué l’opposition. Nombre d’exposés donnent l’impression que, après Vatican II, tout a changé et que tout ce qui est antérieur ne peut plus avoir de validité, ou, dans le meilleur des cas, il ne doit l’avoir qu’à la lumière de Vatican II. Le deuxième concile du Vatican n’est pas traité comme partie de la totalité de la Tradition de l’Eglise, mais directement, comme la fin de la Tradition et comme un recommencement complet à partir de zéro. La vérité est que le Concile lui-même n’a défini aucun dogme. Il a voulu de manière consciente s’exprimer selon un registre plus modeste, comme un concile simplement pastoral ; cependant, beaucoup l’interprètent comme s’il était un « super-dogme » qui enlève à tout le reste son importance.
Cette impression prend plus de force dans les faits de la vie courante. Ce qui auparavant était considéré comme le plus saint – la forme de transmission de la liturgie – devient tout d’un coup comme ce qu’il y a de plus interdit et la seule chose que, en toute assurance, il faut rejeter. On ne tolère pas les critiques à l’époque post-conciliaire ; mais là où l’on met en doute les règles antiques ou les grandes vérités de la foi – par exemple la virginité corporelle de Marie, la résurrection corporelle de Jésus, l’immortalité de l’âme, etc. – ou bien on ne réagit absolument pas ou bien on le fait d’une manière extrêmement atténuée. Moi même, j’ai pu voir, lorsque j’étais professeur, comment le même évêque qui, avant le Concile avait rejeté, à cause de sa manière de parler un peu grossière, un professeur irréprochable, n’était pas capable, après le Concile, de rejeter un autre professeur qui niait ouvertement quelques vérités de foi. Tout cela conduit beaucoup de personnes à se demander si l’Eglise d’aujourd’hui est réellement la même que celle d’hier, ou si on l’a changé contre une autre sans les en prévenir. La seule manière de rendre crédible Vatican II c’est de le présenter clairement comme ce qu’il est : une partie de l’entière et unique Tradition de l’Eglise et de sa foi.
c) L’unicité de la foi
Outre la question liturgique, les points centraux du conflit sont actuellement l’attaque contre le décret sur la liberté religieuse et contre le prétendu esprit d’Assise. Mgr Lefebvre voit là les frontières entre sa position et celle de l’Eglise Catholique d’aujourd’hui. Il n’est pas nécessaire d’ajouter expressément qu’on ne peut pas accepter ses affirmations sur ces points. Nous n’allons pas traiter ici de ses erreurs, mais nous devons nous demander où est le manque de clarté en nous-mêmes. Pour Mgr Lefebvre il s’agit d’une lutte contre le libéralisme idéologique, contre la relativisation de la vérité. Evidemment, nous ne sommes pas d’accord avec lui sur le fait que le texte du Concile sur la liberté religieuse ou la prière d’Assise, suivant les intentions voulues par le Pape, sont relativisantes. Cependant il est vrai que dans le mouvement spirituel du temps post-conciliaire, on tombait souvent dans un oubli, même une suppression, de la vérité ; peut-être sommes-nous en train de signaler le problème central de la théologie et de la pastorale d’aujourd’hui. La « vérité » apparut vite comme une prétention trop élevée, un « triomphalisme » qu’il ne fallait pas permettre. Ce processus s’est vérifié avec plus de clarté dans la praxis des missions. Si nous n’atteignons pas la vérité en annonçant notre foi et si la vérité n’est plus l’essence pour le salut de l’homme, alors les missions perdent tout leur sens. En effet, on en tirait et on en tire la conclusion que, dorénavant, il faut tâcher seulement que les chrétiens soient de bons chrétiens, que les musulmans soient de bons musulmans, les hindous de bons hindous, etc. Mais, comment peut-on savoir quand quelqu’un est « bon » chrétien ou « bon » musulman ? L’idée que toutes les religions ne seraient à proprement parler que des symboles de ce qui est en dernier terme l’ineffable, gagne facilement du terrain, en théologie aussi, et entre rapidement dans la praxis liturgique. Là où ce phénomène se produit, la foi comme telle est abandonnée, car elle me demande de me confier à la vérité en tant qu’elle peut être connue. Ainsi, certainement, avons-nous toutes les motivations pour revenir au bon sens, en cela aussi.
Si nous réussissons à montrer et à vivre à nouveau la totalité de ce qui est catholique dans les aspects traités ci-dessus, alors nous pourrons espérer que le schisme de Mgr Lefebvre ne sera pas de longue durée.
Joseph card. RATZINGER