Entretien de Mgr Fellay à Fideliter : une synthèse sur les relations avec Rome – Mai 2006

A quelques semaines de la fin de son man­dat, Mgr Bernard Fellay nous a accor­dé un entre­tien, dans la ligne de ceux qu’il nous a accor­dés en 1995, en 2001 et en 2002. C’était évi­dem­ment l’oc­ca­sion de faire un tour d’ho­ri­zon, comme un petit bilan de ces douze années. En même temps, il nous a sem­blé utile de lui deman­der de pré­sen­ter une syn­thèse sur les rela­tions avec Rome, qui ont fait cou­ler tant d’encre ces der­niers mois.

ÉNERGIE SPIRITUELLE FORMIDABLE

Fideliter : Monseigneur, pouvez-​vous nous résu­mer les grandes lignes de l’é­vo­lu­tion de la Fraternité durant les douze ans écoulés ?

Mgr Fellay : Volontiers. Si l’on veut résu­mer de façon simple le déve­lop­pe­ment maté­riel de la Fraternité pen­dant ces douze années, on peut dire qu’il a été double. Il y a d’a­bord eu un déve­lop­pe­ment inté­rieur, un ren­for­ce­ment de ce qui existe déjà : les cha­pelles qui deviennent prieu­rés, qui deviennent presque centres parois­siaux ; les écoles qui prennent de l’am­pleur, etc. Il y a eu ensuite un déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial, bien que nous ayons par pru­dence frei­né au maxi­mum. Ce deuxième déve­lop­pe­ment a néan­moins été impor­tant, puisque, si nos prêtres résident dans 30 pays, la Fraternité touche désor­mais 65 pays : ce qui signi­fie qu’en moyenne, chaque pays de rési­dence s’oc­cupe d’un autre pays.

Mais cette simple des­crip­tion quan­ti­ta­tive risque de cacher le prin­ci­pal, à savoir l’éner­gie spi­ri­tuelle for­mi­dable qui anime toute la Fraternité : nos prêtres, nos fidèles construisent et rénovent des églises dans le monde entier. C’est abso­lu­ment impres­sion­nant pour celui qui, comme moi depuis douze ans, cir­cule à tra­vers le monde. D’une fois sur l’autre, des églises se sont trans­for­mées ou ont sur­gi comme des champignons.

Qu’est-​ce qui mobi­lise le plus le Supérieur géné­ral dans sa fonction ?

Il est dif­fi­cile de répondre, parce que cette fonc­tion de Supérieur géné­ral est fort variée. Une réponse, très vraie quoique para­doxale, c’est que tout ce qui va bien prend consi­dé­ra­ble­ment moins de temps que les pro­blèmes. Souvent, on est obli­gé de consa­crer beau­coup d’éner­gie à des choses qu’on aurait envie de qua­li­fier de mineures, mais qui ne sont pas mineures, car c’est toute la ques­tion des rap­ports humains, des pro­blèmes humains. C’est d’ailleurs le lot de toute socié­té, de tout responsable.

Mais ce qui mobi­lise le Supérieur le plus essen­tiel­le­ment, c’est évi­dem­ment de conduire la Fraternité vers son but propre, de conduire les âmes vers le ser­vice du bon Dieu.

Y a‑t-​il une peine par­ti­cu­lière qui a mar­qué ces douze ans ?

La peine du Supérieur d’une socié­té sacer­do­tale, c’est sans aucun doute la perte des prêtres ! Voir une âme sacer­do­tale qui s’é­loigne de l’œuvre, sur­tout si cette âme prend des options qui mettent direc­te­ment en cause son propre sacer­doce, et se sen­tir comme impuis­sant, mal­gré ses efforts et ses dési­rs, à l’ar­rê­ter dans cet éloi­gne­ment, telle est réel­le­ment la peine prin­ci­pale du Supérieur général.

Y a‑t-​il quelque chose, au contraire, qui vous ait enthou­sias­mé durant ces douze ans ?

Évidemment ! Je dirais même que, mal­gré la dif­fi­cul­té d’une telle charge, mal­gré les peines qu’im­man­qua­ble­ment on y trouve, tout y est enthou­sias­mant. Car, plus qu’un autre, le Supérieur géné­ral est en contact constant avec les miracles de la grâce, tant du côté des prêtres que des fidèles. Et cela, c’est enthou­sias­mant, c’est même merveilleux.

Puisque Clovis est une œuvre de dif­fu­sion de l’in­for­ma­tion, je vais me per­mettre une ques­tion sur ce point. La grande évo­lu­tion de ces der­nières années, en matière de com­mu­ni­ca­tion, c’est sans aucun doute l’in­ter­net. Estimez-​vous la Fraternité bien outillée et effi­cace sur ce point ? On lui reproche par­fois d’être en retard sur l’é­vo­lu­tion technique.

Puisque Clovis est une œuvre de dif­fu­sion de l’in­for­ma­tion, je vais me per­mettre une ques­tion sur ce point. La grande évo­lu­tion de ces der­nières années, en matière de com­mu­ni­ca­tion, c’est sans aucun doute l’in­ter­net. Estimez-​vous la Fraternité bien outillée et effi­cace sur ce point ? On lui reproche par­fois d’être en retard sur l’é­vo­lu­tion technique.

Sur le plan tech­nique, nous nous sommes mis à jour d’une façon qui me semble effi­cace. Les grands dis­tricts de la Fraternité pos­sèdent des sites inter­net per­for­mants. Nous avons une presse en ligne, notam­ment la revue Dici, rapide et bien adap­tée, me semble-​t-​il. Évidemment, il est tou­jours pos­sible de faire mieux, mais je ne crois pas que nous ayons un train de retard.

En revanche, nous refu­sons d’en­trer dans une espèce d’en­gre­nage qui met les âmes en un état com­plè­te­ment super­fi­ciel, émo­tion­nel, parce qu’elles sont hap­pées par une vitesse d’in­for­ma­tion qui semble leur impo­ser de réagir au quart de tour sans plus prendre le temps de réflé­chir. Il y a là un vrai pro­blème, et je pense qu’il faut apprendre aux fidèles et même aux prêtres à réflé­chir devant les don­nées qui leur sont four­nies par l’in­ter­net, et à ne pas lais­ser les émo­tions immé­diates et incon­trô­lées les domi­ner au détri­ment du bon sens et de l’es­prit de foi.

Avant d’a­bor­der les rela­tions avec Rome, dont on a beau­coup par­lé ces der­niers mois, il semble inté­res­sant de prendre la mesure des rela­tions de la Fraternité avec des par­ties impor­tantes de l’Église. Tout d’a­bord, existe-​t-​il des rela­tions avec les autres catho­liques « tra­di­tion­nels » (Ecclesia Dei, Campos, etc.) ?

Nous avons des contacts per­son­nels avec l’un ou l’autre des membres de ces socié­tés, en géné­ral avec des membres qui sont plus spé­cia­le­ment proches de nous. Mais je dois dire que nous ne cher­chons pas spé­cia­le­ment le contact avec ceux d’entre eux qui nous déclarent schis­ma­tiques, et qui sont presque les seuls dans l’Église à le faire. Nous esti­mons que polé­mi­quer sur ce point ne serait guère construc­tif. Donc, si quel­qu’un veut gar­der cette posi­tion hos­tile à notre égard, de toute façon il ne cher­che­ra pas les contacts avec nous et nous-​mêmes n’es­sayons pas d’al­ler vers lui.

Pensez-​vous que, mal­gré tout, ces catho­liques « tra­di­tion­nels » apportent quelque chose à l’Église ?

Je pense que la divine Providence se sert de tout. Malgré l’in­ten­tion « dou­teuse », dirons-​nous, de Rome dans l’é­ta­blis­se­ment de ces diverses socié­tés, il me semble qu’à la fin c’est la Tradition qui gagne mal­gré tout. Rome, je crois, essaie de nous désta­bi­li­ser un peu en fai­sant jouer la concur­rence, mais au bout du compte le bon Dieu s’en sert pour faire avan­cer la cause de la Tradition et de la messe.

Et les contacts avec le cler­gé actuel, « conciliaire » ?

On peut dire que ces der­nières années ont vu un contact plus ser­ré, plus appro­fon­di avec une par­tie du cler­gé offi­ciel, et que les choses vont dans la bonne direc­tion, c’en est même réjouis­sant. Il s’a­git, il faut le rap­pe­ler, d’une par­tie essen­tielle de l’a­pos­to­lat de la Fraternité : selon nos Statuts, nous sommes faits pour nous occu­per du prêtre, de tout prêtre. Il est très conso­lant de voir que l’on peut faire beau­coup, déjà main­te­nant, pour aider les prêtres modernes à retrou­ver le goût de la Tradition.

Je crois qu’aux États-​Unis, il y a eu une ini­tia­tive simi­laire à la Lettre à nos frères prêtres fran­çaise, et que cette ini­tia­tive a por­té des fruits étonnants.

Cela n’a pas été exac­te­ment la même action que la Lettre à nos frères prêtres. Il s’a­git d’un livre de témoi­gnages de prêtres sur la messe, et d’un maté­riel litur­gique pour apprendre l’an­cienne messe, qui ont été envoyés aux prêtres des États-​Unis. Une action simi­laire a eu lieu en Grande-​Bretagne, avec la dif­fu­sion d’une vidéo­cas­sette sur la messe. Enfin, il convient de noter que le dis­trict d’Allemagne publie régu­liè­re­ment une Lettre à nos frères prêtres (Rundbrief an unsere Priesterfreunde). Ce sont des actions de contact avec le cler­gé, qui portent sans aucun doute des fruits, même si pour l’ins­tant ceux-​ci res­tent encore discrets.

Est-​ce que les contacts récents avec Rome ont chan­gé l’at­mo­sphère des rela­tions avec les évêques ?

Incontestablement, l’at­mo­sphère actuelle de Rome a un reten­tis­se­ment chez nombre d’é­vêques. Il m’est plus facile d’en ren­con­trer, de leur par­ler avec fran­chise et clar­té. Par ailleurs, en cer­tains lieux, les supé­rieurs locaux sont mieux reçus qu’il y a quelques années. Ce n’est pas un chan­ge­ment radi­cal, sans doute, mais il n’est pas négli­geable non plus.

Vous avez four­ni, ces der­niers mois, de nom­breuses expli­ca­tions sur les rela­tions avec Rome, au cours de confé­rences et d’en­tre­tiens divers. Pouvez-​vous nous en don­ner une syn­thèse rapide ?

Je vou­drais dire d’a­bord qu’il ne faut pas être pres­sé. Des per­sonnes de bonne foi croient que demain il va y avoir subi­te­ment un accord avec Rome. Et des sites inter­net sédé­va­can­tistes ne cessent de répandre des mes­sages men­son­gers sur ce thème, ce qui ne fait qu’ac­croître la confusion.

Dans la réa­li­té, l’é­vo­lu­tion sera lente, très lente à cer­tains égards : on ne sort pas d’une crise com­men­cée il y a plus de qua­rante ans en quelques semaines. Il faut bien se rendre compte qu’il s’a­git d’un pro­ces­sus com­plexe et donc long. Ne nous fai­sons donc pas d’illusions.

En l’an 2000, nous avons sou­mis à Rome deux préa­lables. Nous sommes aujourd’­hui en 2006 et il se mur­mure que, peut-​être, Rome va accor­der l’un ou l’autre préa­lable, voire les deux. Nous deman­dions un pre­mier pas, près de six ans ont pas­sé, et ce pre­mier pas n’est pas encore fait : donc, ne nous embal­lons pas sur une suite à don­ner, alors que l’af­faire n’a même pas démarré.

Vous avez évo­qué un pro­ces­sus en trois étapes ?

Effectivement, nous envi­sa­geons trois étapes vers une solu­tion de la crise : préa­lables, dis­cus­sions, accords. Pour avoir une idée claire de la situa­tion, il faut bien com­prendre la nature et les buts de ces trois étapes.

L’idée des préa­lables est celle-​ci. La Fraternité, et par consé­quent tout ce qui est un peu conser­va­teur ou tra­di­tion­nel dans l’Église, a été dia­bo­li­sée à tra­vers la pré­ten­due excom­mu­ni­ca­tion. Les fidèles et les prêtres qui sont dans Ecclesia Dei peuvent dire ce qu’ils veulent, ils peuvent se démar­quer de nous autant qu’ils le vou­dront, ils subissent néan­moins les consé­quences de cette diabolisation.

Donc, nous deman­dons d’a­bord à Rome d’ar­rê­ter ce jeu néga­tif et de remettre en faveur ce qui est tra­di­tion­nel dans l’Église. C’est tout le sens de cette fameuse demande du retrait du décret d’ex­com­mu­ni­ca­tion. C’est aus­si le sens de la demande de recon­nais­sance publique que la messe tra­di­tion­nelle n’a jamais été inter­dite et que tout prêtre peut la célé­brer libre­ment. Il s’a­git de chan­ger un peu l’at­mo­sphère anti-​traditionnelle si délé­tère qui empoi­sonne aujourd’­hui l’Église.

En ce sens, nous par­lons de créer un nou­veau cli­mat, un cli­mat favo­rable à la Tradition dans l’Église. Il ne s’a­git pas sim­ple­ment d’une ques­tion d’é­mo­tion ou de média­ti­sa­tion, il s’a­git par des actes très concrets de rendre de nou­veau pos­sible la vie conforme à la Tradition théo­lo­gique, litur­gique, spirituelle.

Mais si Rome accorde ces préalables ?

Dans cette atmo­sphère nou­velle (et il ne faut pas mini­mi­ser l’é­bran­le­ment qu’une mise en œuvre franche et sin­cère des deux préa­lables crée­rait dans l’Église), il convien­dra de pas­ser à la deuxième étape, c’est-​à-​dire aux dis­cus­sions. Ici, la grande dif­fi­cul­té sera d’al­ler aux prin­cipes mêmes de cette crise, et non sim­ple­ment de se lamen­ter sur les consé­quences désas­treuses de ces prin­cipes. Tant que l’on ne tou­che­ra pas aux prin­cipes, les consé­quences conti­nue­ront iné­luc­ta­ble­ment. Je dois dire que, pour le moment, Rome ne semble guère vou­loir remon­ter aux prin­cipes, si j’en juge par le dis­cours de Benoît XVI le 22 décembre, où il a essayé de sau­ver le Concile du naufrage.

Cette étape-​là, celle des dis­cus­sions, sera dif­fi­cile, hou­leuse, et pro­ba­ble­ment assez longue. Qu’est-​ce que cela veut dire du point de vue du temps ? Je n’en sais rien, c’est entre les mains du bon Dieu, il peut faire que les choses aillent plus ou moins vite, mais humai­ne­ment par­lant nous sommes loin du but. En tout cas, il est impos­sible et incon­ce­vable de pas­ser à la troi­sième étape, donc d’en­vi­sa­ger des accords, avant que ces dis­cus­sions n’aient abou­ti à éclai­rer et cor­ri­ger les prin­cipes de la crise.

Est-​ce à dire que vous atten­drez que la crise soit plei­ne­ment réso­lue pour signer des accords ?

Non ! Nous ne pré­ten­dons pas attendre que tout soit réglé sur le ter­rain le plus pra­tique, le plus humain, dans les consé­quences ultimes de la crise, dans tous les lieux et chez toutes les per­sonnes. Ce ne serait pas raisonnable.

En revanche, il est clair que nous ne signe­rons pas d’ac­cords si les choses ne sont pas réso­lues au niveau des prin­cipes. C’est pour cela qu’il faut des dis­cus­sions appro­fon­dies : nous ne pou­vons pas nous per­mettre des ambi­guï­tés. Le pro­blème de vou­loir faire des accords rapi­de­ment, c’est que for­cé­ment ils seraient bâtis sur des zones grises, et qu’à peine signés la crise resur­gi­rait vio­lem­ment de ces zones grises.

Il fau­dra donc, pour résoudre le pro­blème, que les auto­ri­tés romaines mani­festent et expriment de façon nette, en sorte que tout le monde com­prenne, que pour Rome il n’y a pas 36 che­mins pour sor­tir de cette crise, qu’il n’y en a même qu’un seul de valable : que l’Église retrouve plei­ne­ment sa propre Tradition bimil­lé­naire. Du jour où cette convic­tion sera claire chez les auto­ri­tés romaines, et même si sur le ter­rain tout est loin d’être réglé, des accords seront très faciles à réaliser.

Propos recueillis par l’ab­bé Grégoire Celier pour Fideliter n° 171 de mai-​juin 2006