Donné à Rome, à Saint-Pierre, le 1er novembre 1900
Pour Nos Vénérables Frères, Patriarches, Primats, Archevêques, Evêques et autres Ordinaires locaux ayant paix et communion avec le Saint-Siège.
Léon XIII, pape
Vénérables Frères Salut et Bénédiction Apostolique.
Ceux dont le regard interroge l’avenir ne peuvent se défendre d’inquiétudes, ils ont même de nombreuses et graves appréhensions en face des causes de tant de maux invétérés qui affligent les individus et les sociétés : cependant, grâce à Dieu, un rayon d’espérance et de consolation parait luire au soir du siècle. Pourrait-on croire que le renouvellement des esprits dans le bien et le réveil de la foi et de la piété chrétienne n’aient aucune influence sur le salut commun, car aujourd’hui des témoignages assez manifestes attestent ce réveil ou cet affermissement des vertus religieuses en beaucoup d’âmes. Voici, en effet, qu’au milieu des séductions du siècle et malgré tant d’impiété, sur un signe du Souverain Pontife, les foules accourent de partout vers Rome, au tombeau des saints apôtres : habitants de la Ville Eternelle et pèlerins se livrent publiquement aux exercices religieux, ils ont foi dans la vertu de l’indulgence que leur offre l’Eglise, ils rivalisent de zèle dans l’art de préparer leur salut.
En outre, qui ne serait touché de cette piété ardente et inaccoutumée envers le Sauveur du monde qui édifie tous les yeux ? On estimera facilement qu’elle est digne des plus beaux jours du christianisme, cette ferveur de tant de milliers d’hommes qui battent à l’unisson et qui, du couchant à l’aurore, saluent le nom de Jésus-Christ et proclament ses louanges. Plaise à Dieu que ces flammes jaillissant de la vieille religion allument un vaste incendie et que le grand exemple de beaucoup d’hommes entraîne tous les autres ! Quoi de plus nécessaire à notre époque qu’une large restauration dans les états de l’esprit chrétien et des antiques vertus ! Le malheur, c’est que les autres hommes, et en trop grand nombre, restent sourds et ferment l’oreille aux avertissements que leur donne ce réveil de la piété. Si, pourtant, ils savaient le don de Dieu, s’ils réfléchissaient que le plus grand malheur est dans l’éloignement du Libérateur du monde et dans l’abandon des mœurs et des règles chrétiennes, eux aussi se réveilleraient et, pour échapper à une perte certaine, ils se hâteraient de remonter le sentier.
Or, maintenir et propager le règne du Fils de Dieu sur la terre, procurer le salut des hommes par la participation aux grâces divines, telle est la mission de l’Eglise. Cette mission est si haute et lui appartient tellement en propre, que toute son autorité et sa puissance reposent principalement sur cette tâche. Pour Nous, il Nous semble que, dans l’exercice si difficile et si laborieux du souverain pontificat, Nous Nous sommes appliqué jusqu’à ce jour, selon Nos forces, à ce ministère ; et vous, vénérables Frères, habituellement, même tous les jours, avec Nous vous avez certainement consumé vos principales pensées et vos veilles au même labeur. Mais, dans les circonstances présentes, nous devons les uns et les autres tenter davantage, et particulièrement à l’occasion de l’Année Sainte, répandre de plus en plus la connaissance et l’amour de Jésus-Christ par nos enseignements, nos conseils, nos exhortations.
Si seulement Notre voix peut se faire entendre, non pas tant, disons-Nous, de ceux qui ont coutume de recevoir avec une attention bien disposée les maximes chrétiennes, que de tous les autres, de beaucoup les plus à plaindre, qui, sous leur nom de chrétiens, passent leur vie en dehors de la foi et de l’amour du Christ ! C’est de ceux-là surtout que Nous avons pitié ; à eux principalement Nous voudrions montrer quelle est leur conduite et quel sera leur égarement s’ils ne viennent à résipiscence.
N’avoir connu Jésus-Christ en aucun temps et d’aucune manière, certes, voilà un malheur, mais il n’y a pas là d’obstination ni d’ingratitude. Le renier ou bien l’oublier après l’avoir connu, voilà, au contraire, un crime tellement noir et tellement insensé qu’il paraît presque impossible à l’homme. C’est que le Christ est le principe et la source de tous les biens : le genre humain, qui n’a pu être délivré sans son bienfait, ne peut se conserver sans sa vertu. Le salut n’est point en quelque autre. Et sous le ciel aucun autre nom n’a été donné aux hommes auquel nous devions notre salut. (Act. IV,12). Quelle est la vie des mortels quand elle va sans Jésus, la force de Dieu et la sagesse de Dieu, quelles sont leurs mœurs, à quelles extrêmes en viennent les choses ? Les nations privées de la lumière chrétienne n’en fournissent-elles pas un exemple assez éloquent ? Qui se rappellera un peu l’aveuglement de leur esprit, même sur la description voilée de saint Paul (II ad Rom. I), la dépravation de leur nature, les abominations de leurs superstitions et de leurs passions, se sentira encore saisi de pitié et en même temps d’horreur.
Les faits que nous évoquons ici, le public les connaît ; cependant il n’y réfléchit pas, il n’y pense même pas. Car on ne verrait pas tant d’hommes dévoyés par l’orgueil ou alanguis par la paresse si l’on entretenait partout le souvenir des bienfaits divins, si l’esprit recherchait plus souvent de quel abîme le Christ a tiré l’homme et à quelle hauteur il l’a fait monter. Déshéritée et exilée pendant tant de siècles, la race des hommes s’acheminait tous les jours vers la mort, plongée dans ces maux redoutables et en d’autres encore, conséquence de la chute originelle, et sans aucune ressource humaine de guérison, quand parut le Christ Notre-Seigneur, le Libérateur envoyé du ciel. Dieu lui-même, au berceau du monde, l’avait promis pour vaincre et terrasser le serpent : et tour à tour les siècles regardaient, attendant son avènement avec une vive impatience. En lui reposait toute espérance ; longtemps et clairement les prophètes sacrés l’avaient chanté dans leurs oracles ; bien plus, les changements de fortune, les entreprises, les institutions, les lois, les cérémonies, les sacrifices avaient signifié à l’avance avec une précision lumineuse que le salut du genre humain résiderait complètement et parfaitement en celui qu’on représentait comme le futur prêtre et en même temps la victime d’expiation, comme le Restaurateur de la liberté humaine, le Prince de la paix, le Docteur de toutes les nations, le Fondateur d’un royaume qui serait éternel. Ces titres, ces figures, ces prédictions variées en apparence et concordantes dans leur objet, désignaient celui-là seul qui, dans l’amour extrême dont il nous aima, se sacrifierait un jour pour notre salut. De fait, à l’heure marquée dans le plan divin, le Fils unique de Dieu fait homme, en versant son sang, satisfit pleinement et abondamment pour les hommes à la majesté outragée de son Père et affranchit à ce prix l’humanité. Ce n’est pas avec de l’or ou de l’argent corruptibles que vous avez été rachetés, mais avec le précieux sang de Jésus-Christ qui fut connue l’agneau pur et sans tache (I Petr. I, 18–19).
Ainsi, en les rachetant à la lettre et en vérité, il refit la conquête de tous les hommes, déjà soumis à son autorité et à son empire, parce qu’il en est le créateur et le conservateur. Vous n’êtes pas à vous-mêmes, vous avez été achetés à un grand prix (I Cor. VI, 19–20). D’où tout s’est restauré par Dieu dans le Christ. Le serment de sa volonté porta, selon son bon plaisir, que, dans la plénitude des temps, il restaurerait tout dans le Christ (Eph. I, 9–10). Quand Jésus eut détruit le décret rendu contre nous en l’attachant à la croix, les colères du ciel aussitôt s’apaisèrent ; troublé et errant, le genre humain secoua les chaînes de son antique servitude, la réconciliation se fit avec Dieu, la grâce fut rendue avec l’accès de l’éternelle béatitude, avec le droit et les moyens de l’acquérir. Alors, comme réveillé d’une longue et mortelle léthargie, l’homme aperçut la lumière de la vérité qu’il avait désirée et cherchée en vain pendant tant de siècles : il reconnut surtout qu’il était né pour des biens beaucoup plus élevés et plus magnifiques que les biens fragiles et périssables qui tombent sous les sens, et auxquels il avait borné auparavant ses pensées et ses soucis. Il comprit que toute la constitution de la vie humaine, la loi suprême, le but universel, est que, venus de Dieu, nous retournons un jour à Lui.
A cette source et sur ce fondement, on vit renaître la conscience de la dignité humaine ; le sentiment du besoin de la fraternité sociale fit battre les cœurs ; alors les devoirs et les droits, en conséquence, ou atteignirent la perfection, ou se fixèrent intégralement, et, en même temps, de divers côtés, s’épanouirent des vertus telles que la philosophie des anciens n’eût jamais pu les soupçonner. Aussi les desseins des hommes, la conduite de la vie, les mœurs prirent un autre cours. Et quand la connaissance du Rédempteur se fut répandue au loin, quand sa vertu eut pénétré jusqu’aux veines intimes des sociétés, dissipant les ténèbres et les vices de l’antiquité, alors s’opéra cette transformation qui, sous l’ère de la civilisation chrétienne, changea entièrement la face du monde. L’évocation de ces souvenirs, Vénérables Frères, nous apporte un charme infini, mais aussi une grande leçon : c’est que nous devons veiller de toute notre âme à rendre grâce au divin Sauveur autant qu’il est possible.
Des siècles nous séparent des origines et des débuts de la Rédemption ; mais qu’importe, puisque la vertu de cette Rédemption se perpétue et que ses bienfaits subsistent éternellement ? Celui qui, une fois, a relevé la nature humaine, perdue par le péché, la conserve et la conservera toujours : Il s’est livré lui-même pour la rédemption de tous (I Tim. II, 6). Tous revivront dans le Christ (I Cor. XV, 22). Et son règne n’aura point de fin (Luc. I, 33). C’est pourquoi, d’après les desseins éternels de Dieu, c’est dans le Christ Jésus que repose le salut de tous et de chacun. Ceux qui l’abandonnent se vouent par là même avec une aveugle folie à leur propre perte ; en même temps, ils provoquent, autant qu’il est en eux, ce résultat que la communauté humaine, ballottée par une violente tempête, retombe dans cet abîme de maux et de calamités qu’avait écartés le Rédempteur dans sa miséricorde.
Une sorte d’aberration entraîne loin du but désiré ceux qui se précipitent dans les sentiers obliques. Pareillement, si l’on repousse la pure et sincère lumière de la vérité, nécessairement la nuit se fait dans les esprits et, de toutes parts, une misérable perversité d’opinions vient troubler les âmes. Quel espoir de salut peut donc rester à ceux qui abandonnent le principe et la source de la vie ? Or, la voie, la vérité et la vie, c’est uniquement le Christ. Je suis la voie, la vérité et la vie (Jean. XIV, 6), de telle sorte que, le Christ écarté, ces trois principes nécessaires de tout salut disparaissent.
Est-il besoin de disserter sur un fait que rappelle une expérience constante et dont chacun sent profondément en lui-même la réalité, même au sein de l’abondance de biens périssables ? C’est qu’en dehors de Dieu rien n’existe où la volonté humaine puisse absolument et entièrement se reposer. De toute façon, la fin, pour l’homme, c’est Dieu : et toutes les étapes de cette vie terrestre offrent véritablement l’aspect et l’image d’un voyage. Le Christ est pour nous la voie, parce qu’au terme de cette course terrestre, si pénible et si incertaine, nous ne pouvons aucunement parvenir jusqu’au bien suprême et absolu, Dieu, sans l’action et la conduite du Christ. Personne n’arrive au Père que par Moi (Jean. XIV, 46)
Comment faut-il entendre : si ce n’est par Lui ? Tout d’abord et avant tout, en ce sens : si ce n’est par sa grâce. Mais cette grâce resterait vaine dans l’homme, s’il négligeait les préceptes et les lois du Christ. Notre salut accompli, il fallait à Jésus-Christ même laisser une loi gardienne et tutrice de l’humanité, et dont la règle, détournant les hommes de la perversité, leur permît d’arriver à Dieu en sécurité. Allez, enseignez toutes les nations, leur apprenant à observer tout ce que Je vous ai ordonné (Matth. XXVIII, 19–20). Observez Mes commandements (Jean. XIV, 16). Par conséquent, on doit le comprendre, pour celui qui fait profession d’être chrétien, le point capital et absolument nécessaire est de se montrer docile aux préceptes de Jésus-Christ et de lui apporter une volonté entièrement soumise et dévouée, comme au Maître et au Roi suprême. C’est là une grande tâche qui exige souvent beaucoup de peine, d’énergie et de constance. Car, malgré le renouvellement de la nature humaine par le bienfait de la Rédemption, il subsiste néanmoins en chacun de nous une sorte de maladie, d’infirmité et de corruption. Des appétits divers emportent l’homme çà et là, et les séductions du dehors poussent facilement son âme à rechercher ce qui lui plait plutôt qu’à suivre les commandements du Christ. Or, il nous faut pourtant réagir et lutter de toutes nos forces contre nos passions en esprit de soumission au Christ ; si ces passions n’obéissent pas à la raison, elles gouvernent l’homme en l’arrachant entièrement au Christ, elles en font leur esclave. « Les hommes à l’esprit perverti et réfractaires à la foi n’arrivent pas à s’affranchir, ils deviennent esclaves d’une triple passion : la volupté, l’ambition, le désir de paraître » (saint Augustin, De la vraie religion). Dans cette lutte contre soi-même, chacun doit être disposé à supporter les obstacles et les souffrances pour la cause du Christ. Il est difficile de repousser les objets qui ont tant de charme et d’attrait ; il est dur et pénible de mépriser ce qu’on appelle les biens du corps et de la fortune pour se conformer à la volonté souveraine du Maître, le Christ ; mais il faut que le chrétien ait patience et courage jusqu’au bout s’il veut passer chrétiennement le temps de sa vie. Avons-nous oublié de quel corps et de quelle tête nous sommes les membres ? C’est avec une joie bien voulue qu’a embrassé la croix Celui qui nous a prêché l’abnégation de nous-mêmes. C’est précisément dans la disposition de l’âme dont Nous avons parlé que consiste la dignité même de la nature humaine. Comme la sagesse des anciens l’a souvent compris, se commander à soi-même et faire obéir la partie inférieure de notre être à la partie supérieure n’est nullement l’abaissement d’une volonté défaillante, mais plutôt une vertu généreuse, merveilleusement compatible avec la raison et souverainement digne de l’homme.
D’ailleurs, c’est la condition humaine de beaucoup supporter et souffrir. L’organisation d’une vie sans douleur et toute de joie n’est pas plus au pouvoir de l’homme que l’abrogation des desseins de son divin Fondateur, dont la volonté a été de laisser subsister toujours les conséquences du péché originel. Il convient donc de ne pas attendre ici-bas la cessation de la douleur, de fortifier son âme pour la supporter et d’en user avec l’espérance certaine des plus grands biens. Ce n’est pas aux richesses et aux aises de la vie, ce n’est pas aux honneurs et à la puissance, mais à la patience et aux larmes, au zèle de la justice et à la pureté du cœur que le Christ a promis la béatitude éternelle du ciel. Par là, on voit aisément ce qu’il faut attendre en fin de compte de l’erreur et de l’orgueil de ceux qui méprisent l’autorité du Rédempteur, placent l’homme au sommet de tout et déclarent que la nature humaine doit dominer absolument tout ; toutefois, ils sont incapables d’atteindre à cette domination et même de la définir. Le règne de Jésus-Christ tire de la charité divine sa puissance et sa forme. Aimer saintement et dans l’ordre, telle est sa base et tel est son sommet. De là découle nécessairement pour l’homme l’obligation de remplir inviolablement ses devoirs, de ne léser en rien les droits d’autrui, d’estimer les choses humaines au-dessous des choses célestes, de préférer l’amour de Dieu à tout le reste. Mais cette domination de l’homme qui repousse ouvertement le Christ ou néglige de Le connaître s’appuie toute sur l’amour de soi, elle est dépourvue de charité, elle ignore le dévouement. Que l’homme commande par Jésus-Christ, c’est légitime ; mais à cette condition seulement qu’il serve Dieu avant tout et qu’il demande scrupuleusement à sa loi la règle et la conduite de sa vie.
Or, par la loi du Christ, nous entendons non seulement les préceptes de la morale naturelle, ou ceux dont les anciens reçurent la révélation et que Jésus-Christ a portés au plus haut degré de perfection par ses déclarations, par ses interprétations, par ses sanctions, mais encore le reste de sa doctrine et chacune de ses institutions.
La première de toutes est assurément l’Eglise : même peut-on citer des institutions que n’embrasse et ne contienne pleinement l’Eglise ? Par le ministère de cette Eglise, si glorieusement fondée par lui, il a voulu perpétuer la mission qu’il avait reçue lui-même de son Père ; et, d’une part, ayant mis en elle tous les moyens de salut pour l’humanité, d’autre part il enjoignit très formellement aux hommes d’obéir à son Eglise comme à lui-même et de la prendre soigneusement pour guide dans toute leur vie. Celui qui vous écoute M’écoute, et celui qui vous méprise Me méprise (Luc. X, 16). Donc c’est uniquement à l’Eglise qu’il faut demander la loi du Christ : et, par conséquent, si pour l’homme le Christ est la voie, l’Eglise l’est aussi, l’un par lui-même et par sa nature, l’autre par délégation et par communication de pouvoir. Par conséquent, tous ceux qui veulent arriver au salut en dehors de l’Eglise se trompent de route et font de vains efforts. Ce qui est vrai pour les individus l’est presque autant pour les nations : elles aussi courent forcément à leur perte en s’écartant de la voie.
Créateur et à la fois Rédempteur de la nature humaine, le Fils de Dieu est le roi et le maître de l’univers ; il possède une souveraine puissance sur les hommes, soit comme individus, soit comme société. Il lui a donné la puissance, et l’honneur, et la royauté ; et tous les peuples, toutes les tribus, toutes les langues lui obéiront (Dan. VII, 14). J’ai été, par Lui, établi roi… Je te donnerai les nations pour ton héritage et les limites de la terre pour ton domaine (Ps. II). La loi du Christ, dans les centres humains et dans la société, doit donc être en telle faveur qu’elle soit la règle maîtresse de la vie privée et de la vie publique. En vertu de ce gouvernement et de ce plan divin, que personne ne peut répudier impunément, il sied mal à l’intérêt public de ne pas assigner partout aux institutions chrétiennes la place qu’elles méritent. Ecartez Jésus-Christ, la raison humaine se trouve réduite à sa faiblesse, privée de son plus grand appui et de sa plus grande lumière. Alors s’obscurcit facilement la notion de la cause qui, par l’œuvre de Dieu, a engendré la société universelle et qui porte surtout que ses membres, à l’aide du lien social, doivent poursuivre le bien naturel, mais en harmonie avec cet autre bien suprême et surnaturel, souverainement parfait et éternel. Quand tout se confond dans les esprits, gouvernants et gouvernés prennent un faux sentier : loin le droit chemin où ils marcheraient d’un pas assuré !
C’est un grand malheur de s’écarter de la voie : c’en est un semblable d’abandonner la vérité. Or, la vérité première, absolue et essentielle, c’est le Christ, c’est-à-dire le Verbe de Dieu, consubstantiel et coéternel au Père, et un avec lui : Je suis la voie et la vérité. C’est pourquoi, dans la recherche de la vérité, l’obéissance à Jésus-Christ tout d’abord et le repos assuré en son magistère s’imposent à la raison humaine, puisque la vérité même parle par la bouche du Christ. Il est d’innombrables sujets, ouverts, comme un champ fertile et propre, au libre cours des investigations et des méditations de l’esprit humain ; la nature le permet, et même elle le réclame. Mais ce qui est mal et contre nature, c’est de ne pas vouloir contenir l’intelligence dans ses propres limites, et, au mépris de la réserve obligatoire, de dédaigner l’autorité du Christ enseignant. Cette doctrine, dont dépend notre salut à tous, se rapporte presque uniquement à Dieu et aux mystères les plus divins ; ce n’est pas la sagesse d’un homme qui l’a conçue, c’est le Fils de Dieu lui-même qui l’a reçue de son Père et l’a puisée tout entière en Lui : Les paroles que Vous M’avez données, Je les leur ai données (Jean. XVII,8). Par suite, cette doctrine comprend nécessairement des vérités qui, sans contredire la raison – chose impossible de toute manière –, sont d’un ordre si élevé que la pensée ne saurait pas plus y atteindre qu’elle ne saurait comprendre ce qu’est Dieu en soi. Quand il existe tant de secrets sous les voiles de la nature elle-même, qu’ils raflent les explications de la science humaine, sans que personne, pourtant, puisse en douter sainement, ce serait abuser de la liberté que de ne pas souffrir de mystères au-dessus de toute la nature, parce qu’il n’est pas donné d’en pénétrer l’essence. Ne pas admettre de dogmes revient à ne pas admettre l’existence d’une religion chrétienne. L’esprit doit donc s’incliner humblement et fidèlement, en esprit d’obéissance au Christ, au point de s’enchaîner, pour ainsi dire, à sa divinité et à son pouvoir : Réduisant en captivité toute intelligence sous la dépendance du Christ (II Cor. X, 5).
Telle est exactement l’obéissance dont le Christ exige le tribut. Et c’est justice. Il est Dieu, en effet, et Lui seul, par conséquent, possède un souverain pouvoir sur l’intelligence de l’homme comme sur sa volonté. L’hommage de soumission que rend l’intelligence au Christ, son Maître, n’est point pour l’homme un acte de servilité ; il est éminemment conforme à sa raison et à son excellence native. Car il se range volontairement au commandement, non d’un homme quelconque, mais de Dieu, son auteur et principe de toutes choses, dont il relève par la loi de nature ; il ne se laisse pas enchaîner aux opinions d’un maître humain, mais à l’éternelle et immuable vérité. Et ainsi il atteint à la fois le bien naturel de l’esprit et la liberté. En effet, la vérité qui provient du magistère du Christ met en lumière et l’essence des choses et leur valeur. L’homme imbu de cette doctrine, obéissant à la vérité qu’il a perçue, ne se soumettra pas aux objets, mais il se les soumettra à lui-même ; il ne subordonnera pas la raison à la passion, mais la passion à la raison ; il secouera la pire des servitudes, celle du péché et de l’erreur, et remportera la plus belle des libertés. Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous délivrera. (Jean. VIII, 32).
Il semble donc que ceux dont l’esprit repousse l’autorité du Christ se révoltent avec perversité contre Dieu. Mais, pour s’être affranchis de l’autorité divine, ils n’en deviendront pas plus libres : ils retomberont forcément sous quelque dépendance des hommes, ils choisiront, par exemple – comme il arrive – quelqu’un qu’ils écouteront, qui aura leur déférence et qui sera leur maître. En outre, ils enserrent leur esprit, qui ne communique plus avec les choses de Dieu, dans le cercle étroit de la science ; et même dans l’ordre des vérités qui sont le domaine de la raison, ils arriveront moins préparés pour y faire des progrès. Car il y a beaucoup de choses dans la nature sur la perception ou sur l’explication desquelles la doctrine divine jette de grandes lumières ; il n’est même pas rare que Dieu, en punition de leur orgueil, ne permette pas à ces hommes d’apercevoir la vérité et les frappe par où ils ont péché. Pour ce double motif, on voit souvent beaucoup de grands esprits, très érudits, en arriver, dans l’étude même de la nature, à des conclusions si absurdes, que personne n’avait commis de pareilles erreurs.
Tenons donc pour certain que, dans la vie chrétienne, l’intelligence doit s’abandonner tout à fait à l’autorité divine. Que si, dans cette soumission de la raison à l’autorité, la fierté de l’esprit, si vive en nous, se trouve contrainte et gémisse un peu ; il en ressort davantage que le chrétien doit se plier à une grande patience, non seulement de volonté, mais encore d’esprit. Nous voudrions voir s’en souvenir ceux qui imaginent et préfèrent ouvertement, dans la profession du christianisme, une règle de pensée et d’action dont les lois seraient plus douces, beaucoup plus indulgentes pour la nature humaine, avec peu ou point de patience. Ils ne comprennent pas assez l’esprit de la foi et des institutions chrétiennes : ils ne voient pas que de tous côtés se présente à nous la croix pour servir de modèle à la vie et pour rester toujours l’étendard de ceux qui veulent suivre le Christ, non seulement de nom, mais par des actes réels.
Etre la vie n’appartient qu’à Dieu. Toutes les autres natures participent de la vie ; elles ne sont pas la vie. De toute éternité et par sa nature, le Christ est la vie comme Il est la vérité, parce qu’Il est Dieu de Dieu. De Lui, comme de son dernier et sublime principe, découle et découlera perpétuellement toute vie dans le monde. Tout ce qui est est par Lui, tout ce qui vit vit par Lui, parce que tout a été fait par le Verbe, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans Lui. Il s’agit ici de la vie de la nature ; mais déjà, plus haut, Nous avons assez parlé d’une vie meilleure et bien préférable, qui est un bienfait du Christ lui-même : c’est la vie de la grâce avec la vie de la gloire pour bienheureux terme, celle qui doit orienter toutes nos pensées et tous nos actes. Toute la force de la doctrine et des lois chrétiennes tient à ce point : que nous mourions au péché pour vivre dans la justice (I Petr., II, 24), c’est-à-dire dans la vertu et la sainteté. C’est en quoi consiste la vie morale des âmes, avec l’espoir fondé de la béatitude éternelle. Mais il n’y a vraiment et proprement que la foi chrétienne pour alimenter la justice en vue du salut. Le juste vit de la foi (Galat. III, 11). Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu (Hebr. XI, 6). Voilà pourquoi Jésus-Christ, auteur, père et soutien de la foi, est aussi celui qui conserve et entretient en nous la vie morale, et cela surtout par le ministère de l’Eglise. C’est à elle qu’il a confié, par un dessein de sa Providence, les moyens propres à engendrer en nous cette vie dont nous parlons, à la conserver ensuite et à la ranimer quand elle vient à s’éteindre.
La force créatrice et conservatrice des vertus salutaires s’évanouit donc si la règle des mœurs va sans la foi divine : et c’est vraiment dépouiller l’homme de sa plus haute dignité et le faire pernicieusement tomber de la vie surnaturelle dans la vie naturelle, que de vouloir diriger les mœurs vers l’honnête par le seul magistère de la raison. Non pas que l’homme ne puisse, avec la droite raison, apercevoir et observer nombre de préceptes naturels ; mais, quand bien même il les apercevrait et les observerait tous inviolablement durant sa vie entière – ce qui est impossible sans la grâce du Rédempteur –, en vain, cependant, il espérerait son salut s’il n’a pas la foi. Si quelqu’un ne demeure pas en Moi, il sera jeté dehors comme un sarment ; il se desséchera, on le ramassera, on le jettera au feu et il brûlera (Jean. XV, 6). Celui qui ne croira pas sera condamné (Marc. XVI, 16).
Enfin, trop d’exemples nous montrent ce que vaut en elle-même et ce que produit cette honnêteté dédaigneuse de la foi divine. Pourquoi les Etats, si soucieux de consolider et d’accroître la prospérité publique, tolèrent-ils cependant, jusqu’à en être malades, tant de maux qui s’aggravent tous les jours ? Sans doute, on prétend que la société civile est assez forte pour se suffire par elle-même, qu’elle peut prospérer sans le secours des institutions chrétiennes, et qu’elle peut arriver, par son seul effort, au but qu’elle poursuit. Aussi préfère-t-on une administration purement profane pour le gouvernement de la société, et ne voit-on plus, dans la discipline civile et dans la vie publique des peuples, que des vestiges chaque jour moins nombreux de la religion traditionnelle. Mais les hommes ne voient pas assez ce qu’ils font. Car si l’on supprime la sanction divine du bien et du mal, les lois perdent fatalement l’autorité qui en est le principe, et la justice s’écroule : or, ce sont là les deux liens les plus solides et les plus nécessaires de la société civile. De même, si l’on supprime l’espérance et l’attente des biens immortels, l’homme se tournera avec avidité vers les jouissances mortelles, et chacun travaillera selon ses forces pour se les attirer le plus possible. De là les rivalités, l’envie, la haine ; de là les plus noirs projets, la prétention de renverser tout pouvoir, et des plans insensés de ruine générale. Ni paix à l’extérieur, ni sécurité à l’intérieur : c’est le bouleversement de la vie sociale par tous les crimes.
Dans une telle lutte de convoitises et dans un si grand péril, ou il faut s’attendre aux dernières catastrophes, ou il faut chercher à temps un remède approprié au mal, réprimer les malfaiteurs, adoucir les mœurs populaires et prévenir tous les délits par des lois prévoyantes, c’est juste et c’est nécessaire ; mais tout n’est pas là. Il faut chercher plus haut la guérison des peuples ; il faut appeler une force supérieure à l’homme, une force qui atteigne les cœurs, qui leur rende la conscience de leur devoir, qui les rende meilleurs. Et cette force, c’est évidemment celle qui a déjà sauvé de la mort le monde épuisé de maux plus grands encore. Faites revivre et laissez agir sans obstacles l’esprit chrétien dans l’Etat, et l’Etat se relèvera. Alors il sera facile d’apaiser le conflit entre les classes inférieures et les classes supérieures et de délimiter avec un égal respect les droits des deux parties. S’ils écoutent le Christ, riches et pauvres resteront également dans le devoir. Les uns comprendront qu’il leur faut observer la justice et la charité s’ils désirent le salut, et les autres garder la modération et la mesure. La société domestique conservera très bien la stabilité sous la garde de la crainte salutaire du Dieu qui ordonne et qui défend.
Pour la même raison, les préceptes de la nature elle-même auront beaucoup plus de force au sein des peuples, à savoir qu’il faut respecter le pouvoir légitime, obéir aux lois, ne pas faire de sédition ni de conspiration. Ainsi, là où la loi chrétienne commande à tous et ne rencontre pas d’entraves, l’ordre établi par la divine Providence se soutient lui-même, et alors règnent la sécurité et la prospérité. C’est donc le cri du salut public de revenir au point qu’on n’aurait jamais dû abandonner, à Celui qui est la voie, la vérité et la vie : cela, non seulement pour les individus, mais pour la société humaine tout entière. Dans cette société, comme dans son domaine, il s’agit de réintégrer le Christ Seigneur, de faire puiser et imprégner à la source de sa vie tous les membres et tous les éléments de la société, ses ordres et les défenses des lois, les institutions populaires, les maisons d’enseignement, le droit conjugal et les rapports domestiques, la demeure du riche et l’atelier de l’ouvrier. Qu’on ne oublie pas ; c’est là la grande condition de cette civilisation si vivement recherchée ; pour s’entretenir et pour se développer, elle a moins besoin des facilités et des ressources du corps que de celles de l’âme, les bonnes mœurs et la pratique des vertus. Ceux qui vivent loin de Jésus-Christ sont plus ignorants que coupables : on en compte, en effet, beaucoup qui s’appliquent à l’étude de l’homme et du monde, et bien peu à l’étude du Fils de Dieu. Que notre premier soin soit donc de combattre l’ignorance par la science, pour qu’on ne voie pas renier ou mépriser le Christ sans le connaître.
Nous supplions donc partout les chrétiens, sans distinction, de s’appliquer, chacun selon son pouvoir, à connaître Jésus-Christ tel qu’Il est. Plus on Le considérera avec un cœur sincère et un jugement sain, plus on verra clairement qu’il ne peut rien exister de plus salutaire que sa parole, de plus divin que sa doctrine. C’est à quoi peuvent contribuer merveilleusement, Vénérables Frères, votre autorité et vos soins, le zèle et la sollicitude de tout votre clergé. Graver dans l’esprit des peuples une notion exacte et presque l’image de Jésus-Christ, mettre en lumière son amour, ses bienfaits, ses institutions, par la plume, par la parole ; dans les écoles, dans les collèges, dans les assemblées publiques, partout où l’occasion s’en présente : voilà ce que vous devez considérer comme la principale partie de votre devoir. Assez longtemps la foule a entendu parler de ce qu’on appelle les droits de l’homme ; qu’elle entende parler quelquefois des droits de Dieu. Le temps est favorable, comme le montrent, nous l’avons dit, le réveil d’un saint zèle chez beaucoup d’âmes, et surtout cette piété envers le Rédempteur qu’attestent tant de signes, et que, s’il plaît à Dieu, nous léguerons au siècle suivant, comme le gage d’une ère meilleure.
Mais comme il s’agit d’un résultat que nous ne pouvons attendre que de la grâce de Dieu, unissons notre zèle et nos plus ardentes prières pour fléchir la miséricorde de ce Dieu tout-puissant, afin qu’Il ne laisse pas périr ceux qu’Il a délivrés lui-même au prix de Son sang : qu’il abaisse un regard propice sur ce siècle, qui, certes, a beaucoup péché, mais qui aussi a beaucoup expié par les épreuves qu’il a endurées ; que sa bienveillance embrasse les hommes de tout pays et de toute race, et qu’il se souvienne de sa parole : Quand J’aurai été élevé de terre, J’attirerai tout à Moi (Jean. XXII, 32).
Comme un gage des faveurs divines, et en témoignage de Notre paternelle bienveillance, Nous vous accordons, bien affectueusement dans le Seigneur, à vous, Vénérables Frères, à votre clergé et à votre peuple, la bénédiction apostolique.
Donné à Saint-Pierre de Rome, le premier jour de Novembre 1900, dans la 23e année de Notre Pontificat
LÉON XIII, Pape.