Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 4 mars 1979,
premier dimanche du Carême, en la première année de mon pontificat.Ioannes Paulus PP. II
A ses frères dans l’episcopat aux prètres aux familles religieuses, a ses fils et filles dans l’Église et a tous les hommes de bonne volonté au debut de son ministère pontifical,
Vénérables Frères, chers Fils, salut et Bénédiction Apostolique !
Chapitre 1 : Héritage
1. Au terme du deuxième millénaire
LE RÉDEMPTEUR DE L’HOMME, Jésus-Christ, est le centre du cosmos et de l’histoire. Vers Lui se tournent ma pensée et mon cœur en cette heure solennelle que l’Eglise et toute la famille de l’humanité contemporaine sont en train de vivre. En effet, le moment où, après mon très cher prédécesseur Jean-Paul Ier, Dieu m’a confié, dans son dessein mystérieux, le service universel lié au Siège de Pierre à Rome, est déjà bien proche de l’an 2000. Il est difficile de dire dès maintenant comment cette année-là marquera le déroulement de l’histoire humaine, et ce qu’elle sera pour chaque peuple, nation, pays et continent, bien que l’on essaie dès maintenant de prévoir certains événements. Pour l’Eglise, pour le peuple de Dieu qui s’est étendu, de façon inégale il est vrai, jusqu’aux extrémités de la terre, cette année-là sera une année de grand jubilé. Nous sommes désormais assez proches de cette date qui _même en respectant toutes les corrections que requiert l’exactitude chronologique _nous remettra en mémoire et renouvellera d’une manière particulière la conscience de la vérité centrale de la foi, exprimée par saint Jean au début de son Evangile : « Le Verbe s’est fait chair et il a demeuré parmi nous » , et ailleurs encore : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » .
Nous sommes nous aussi, d’une certaine façon, dans le temps d’un nouvel Avent, dans un temps d’attente. « Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils… » , par le Fils-Verbe, qui s’est fait homme et est né de la Vierge Marie. Dans l’acte même de cette Rédemption, l’histoire de l’homme a atteint son sommet dans le dessein d’amour de Dieu. Dieu est entré dans l’histoire de l’humanité et, comme homme, il est devenu son sujet, l’un des milliards tout en étant Unique. Par l’Incarnation,Dieu a donné à la vie humaine la dimension qu’il voulait donner à l’homme dès son premier instant, et il l’a donnée d’une manière définitive, de la façon dont Lui seul est capable, selon son amour éternel et sa miséricorde, avec toute la liberté divine ; il l’a donnée aussi avec cette munificence qui, devant le péché originel et toute l’histoire des péchés de l’humanité, devant les erreurs de l’intelligence, de la volonté et du cœur de l’homme, nous permet de répéter avec admiration les paroles de la liturgie : « Heureuse faute qui nous valut un tel et un si grand Rédempteur ! » .
2. Les premières paroles du nouveau Pontificat
C’est vers le Christ Rédempteur que j’ai élevé mes sentiments et mes pensées le 16 octobre de l’année dernière lorsque, après l’élection canonique, me fut adressée la demande : « Acceptez-vous ? ». J’ai alors répondu : « Obéissant, dans la foi, au Christ, mon Seigneur, mettant ma confiance en la Mère du Christ et de l’Eglise, et malgré les difficultés si grandes, j’accepte ». Cette réponse, je veux la faire connaître publiquement à tous sans aucune exception, montrant ainsi que le ministère, qui est devenu mon devoir spécifique en ce Siège de l’Apôtre Pierre quand j’ai accepté mon élection comme Evêque de Rome et Successeur de cet Apôtre, est lié à la vérité première et fondamentale de l’Incarnation rappelée ci-dessus.
J’ai voulu porter les noms mêmes qu’avait choisis mon très aimé prédécesseur Jean-Paul Ier. Déjà en effet, le 26 août 1978, lorsqu’il déclara au Sacré Collège qu’il voulait s’appeler Jean-Paul _un tel double nom était sans précédent dans l’histoire de la papauté _, j’avais vu là un appel éloquent de la grâce sur le nouveau pontificat. Ce pontificat n’ayant duré qu’à peine trente-trois jours, il m’appartient non seulement de le continuer, mais, d’une certaine manière, de le reprendre au même point de départ. Voilà ce que confirme justement le choix que j’ai fait de ces deux noms. En agissant ainsi, suivant l’exemple de mon vénéré prédécesseur, je désire comme lui exprimer mon amour pour l’héritage singulier laissé à l’Eglise par les Pontifes Jean XXIII et Paul VI, et aussi ma disponibilité personnelle à le faire fructifier avec l’aide de Dieu.
Par ces deux noms et ces deux pontificats, je me rattache à toute la tradition du Siège apostolique, avec mes prédécesseurs du XXe siècle et des siècles antérieurs, me reliant toujours plus, à travers les âges et jusqu’aux temps les plus lointains, à cette dimension de la mission et du ministère qui confère au Siège de Pierre une place tout à fait particulière dans l’Eglise. Jean XXIII et Paul VI constituent une étape à laquelle je désire me référer directement comme à un seuil à partir duquel je veux, en compagnie de Jean Paul Ier pour ainsi dire, continuer à marcher vers l’avenir, me laissant guider, avec une confiance sans borne, par l’obéissance à l’Esprit que le Christ a promis et envoyé à son Eglise. Il disait en effet aux Apôtres, la veille de sa Passion : « Il vaut mieux pour vous que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » . « Quand viendra le Paraclet, que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité, qui provient du Père, il me rendra témoignage. Et vous aussi, vous témoignerez, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement » . « Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière ; car il ne parlera pas de lui-même ; mais tout ce qu’il entendra, il le dira, et il vous annoncera les choses à venir » .
3. Confiance en l’Esprit de Vérité et d’Amour
Avec une pleine confiance en l’Esprit de Vérité, j’entre donc dans le riche héritage des récents pontificats. Cet héritage est fortement enraciné dans la conscience de l’Eglise, d’une manière tout à fait nouvelle et inconnue jusqu’à maintenant, grâce au Concile Vatican II, convoqué et commencé par Jean XXIII puis conclu d’une manière heureuse et mis en pratique avec persévérance par Paul VI, dont j’ai pu observer de près l’activité. J’ai toujours admiré sa profonde sagesse et son courage, comme aussi sa constance et sa patience au cours de la diffficile période postconciliaire de son pontificat. Comme timonier de l’Eglise, barque de Pierre, il savait conserver un calme et un équilibre providentiels jusque dans les moments les plus critiques, alors que l’Eglise semblait secouée de l’intérieur, et il gardait toujours une espérance inébranlable en sa cohésion. Car ce que l’Esprit a dit à l’Eglise en notre temps par le récent Concile, ce que, dans cette Eglise, il dit à toutes les Eglises ne peut _malgré les inquiétudes momentanées _servir à rien d’autre qu’à une cohésion encore plus mûrie de l’ensemble du Peuple de Dieu, conscient de sa mission de salut.
De cette conscience contemporaine de l’Eglise, Paul VI fit le premier thème de son encyclique fondamentale, qui commence par les mots Ecclesiam suam : qu’il me soit permis de me référer avant tout à cette encyclique et de me relier à elle dans ce premier document, pour ainsi dire inaugural, du présent pontificat. A la lumière et avec le soutien de l’Esprit Saint, l’Eglise a une conscience toujours plus approfondie de son mystère divin, de sa mission humaine, et même de ses faiblesses humaines : c’est cette conscience qui est et doit rester la première source de l’amour de cette Eglise, de même que l’amour, à son tour, contribue à consolider et à approfondir cette conscience. Paul VI nous a laissé le témoignage d’un sens extrêmement aigu de l’Eglise. A travers les multiples composantes, souvent tourmentées, de son pontificat, il nous a enseigné un amour intrépide envers l’Eglise, qui est, comme le dit le Concile, « le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » .
4. Référence à la première Encyclique de Paul VI
Pour cette raison même, la conscience de l’Eglise doit aller de pair avec une ouverture universelle, afin que tous puissent trouver en elle « l’insondable richesse du Christ » dont parle l’Apôtre des nations. Cette ouverture, jointe d’une manière organique à la conscience de sa propre nature, à la certitude de sa vérité au sujet de laquelle le Christ disait : « La parole que vous entendez n’est pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé » , détermine le dynamisme apostolique, c’est-à-dire missionnaire, de l’Eglise, qui professe et proclame intégralement toute la vérité transmise par le Christ. Elle doit en même temps établir le « dialogue » que Paul VI, dans son encyclique Ecclesiam suam appelait le « dialogue du salut », en marquant avec précision chacun des cercles à l’intérieur desquels il devrait être mené . En me référant aujourd’hui à ce document qui fixait le programme du pontificat de Paul VI, je ne cesse de remercier Dieu, car ce grand prédécesseur, qui est en même temps un vrai père pour moi, a su _malgré les diverses faiblesses internes qui ont affecté l’Eglise dans la période postconciliaire _manifester ad extra, au dehors, le visage authentique de cette dernière. Ainsi une grande partie de la famille humaine, dans les différents milieux de son existence complexe, est devenue, à mon avis, plus consciente d’avoir absolument besoin de l’Eglise du Christ, de sa mission et de son service. Cette prise de conscience s’est parfois montrée plus forte que les divers comportements critiques qui attaquaient ab intra, de l’intérieur, l’Eglise, ses institutions et ses structures, les membres de l’Eglise et leur activité. Cette critique croissante a eu évidemment des causes diverses, et nous sommes certains d’autre part qu’il ne lui a pas toujours manqué un authentique amour pour l’Eglise. Sans aucun doute s’est manifestée en elle, entre autres, la tendance à sortir du prétendu triomphalisme dont on avait souvent discuté pendant le Concile. Mais s’il est vrai que l’Eglise, selon l’exemple de son Maître qui était « humble de cœur » , est fondée elle aussi sur l’humilité, qu’elle a le sens critique vis-à-vis de tout ce qui constitue son caractère et son activité humaine, qu’elle est toujours très exigeante pour elle-même, la critique, de son côté, doit avoir de justes limites. Autrement, elle cesse d’être constructive, elle ne révèle pas la vérité, l’amour et la gratitude pour la grâce dont nous devenons principalement et pleinement participants dans l’Eglise et par l’Eglise. En outre, l’esprit critique n’exprime pas l’attitude de service, mais plutôt la volonté de diriger l’opinion d’autrui selon sa propre opinion, parfois proclamée d’une façon trop inconsidérée.
Nous devons de la reconnaissance à Paul VI car, tout en respectant chaque parcelle de vérité contenue dans les diverses opinions humaines, il a conservé en même temps le providentiel équilibre du timonier du navire . L’Eglise qui m’a été confiée presque immédiatement après lui _à travers Jean-Paul Ier _n’est certainement pas exempte de difficultés et de tensions internes. Mais en même temps elle est intérieurement mieux prémunie contre les excès de l’autocritique : on pourrait dire qu’elle est plus critique en face des diverses critiques inconsidérées, plus résistante devant les différentes « nouveautés », plus mûre dans l’esprit de discernement, plus apte à tirer de son trésor éternel « du neuf et du vieux » , plus centrée sur son propre mystère et, grâce à tout cela, plus disponible pour la mission de salut de tous : Dieu « veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » .
5. Collégialité et apostolat
L’Eglise d’aujourd’hui est, contre toute apparence, plus unie dans la communion de service et dans la conscience de l’apostolat. Cette union découle du principe de collégialité, rappelé par le Concile Vatican II, dont le Christ lui-même a doté le Collège apostolique des Douze avec Pierre comme chef, et qu’il renouvelle continuellement pour le Collège des Evêques ; celui-ci croît sans cesse sur toute la terre, en restant uni au Successeur de Pierre et sous sa conduite. Le Concile ne s’est pas contenté de rappeler ce principe de collégialité des Evêques ; il lui a donné une très grande vitalité, notamment en souhaitant l’institution d’un organisme permanent, que Paul VI a établi en instaurant le Synode des Evêques dont l’activité a donné une nouvelle dimension à son pontificat et s’est même reflétée clairement dès les premiers jours sur le pontificat de Jean-Paul Ier et sur celui de son indigne Successeur.
Le principe de collégialité s’est montré particulièrement actuel dans la difficile période postconciliaire, lorsque la position commune et unanime du Collège des Evêques _qui a manifesté surtout à travers le Synode son union avec le Successeur de Pierre _contribuait à dissiper les doutes et indiquait également le juste chemin du renouveau de l’Eglise, dans sa dimension universelle. C’est du Synode, en effet, qu’a jailli, entre autres, l’impulsion essentielle vers l’évangélisation ; et elle a trouvé son expression dans l’exhortation apostoliqueEvangelii nuntiandi , accueillie avec tant de joie comme programme de renouveau de caractère à la fois apostolique et pastoral. La même ligne a été suivie également dans les travaux de la dernière session ordinaire du Synode des Evêques, qui a eu lieu environ un an avant la disparition du Souverain Pontife Paul VI et fut consacrée, on le sait, à la catéchèse. Le résultats de ces travaux doivent encore faire l’objet d’une synthèse et d’une formulation de la part du Siège Apostolique.
Puisque nous traitons du développement évident des formes sous lesquelles se manifeste la collégialité épiscopale, il faut au moins rappeler le processus de consolidation des Conférences épiscopales nationales dans toute l’Eglise, et d’autres structures collégiales de caractère international ou continental. En référence à la tradition séculaire de l’Eglise, il convient de souligner l’activité des divers synodes locaux. L’idée du Concile, mise en œuvre de façon cohérente par Paul VI, était en effet que les structures de ce genre, expérimentées depuis des siècles par l’Eglise, et aussi les autres formes de la collaboration collégiale des Evêques, par exemple la province ecclésiastique, sans parler de chaque diocèse particulier, exercent leur activité avec la pleine conscience de leur identité et en même temps de leur originalité dans l’unité universelle de l’Eglise. Le même esprit de collaboration et de co-responsabilité est en train de se diffuser aussi parmi les prêtres, comme en témoignent les nombreux conseils presbytéraux qui ont vu le jour après le Concile. Cet esprit s’est étendu également aux laïcs, suscitant non seulement la confirmation des organisations d’apostolat des laïcs qui existaient déjà, mais aussi la création de nouveaux organismes ayant souvent un aspect différent et un dynamisme exceptionnel. En outre, les laïcs, conscients de leur responsabilité ecclésiale, se sont engagés volontiers dans la collaboration avec les Pasteurs, avec les représentants des Instituts de vie consacrée, dans le cadre des synodes diocésains ou des conseils pastoraux des paroisses et des diocèses.
Il me faut avoir tout cela à l’esprit au début de mon pontificat, pour remercier Dieu, exprimer de vifs encouragements à tous mes Frères et Soeurs, et aussi rappeler avec une vive gratitude l’œuvre du Concile Vatican II et de mes grands prédécesseurs qui sont à l’origine de ce nouvel élan de la vie de l’Eglise, bien plus puissant que les symptômes de doute, d’écroulement, de crise.
6. Chemin vers l’union des chrétiens
Et que dire de toutes les initiatives suscitées par la nouvelle orientation oecuménique ? L’inoubliable Pape Jean XXIII, avec une clarté évangélique, posa le problème de l’union des chrétiens comme une simple conséquence de la volonté de Jésus-Christ lui-même, notre Maître, affirmée à maintes reprises, et exprimée d’une manière particulière dans la prière du Cénacle, la veille de sa mort : « Père, … je prie … afin que tous soient un » . Le Concile Vatican II a répondu à cette exigence sous une forme concise par le Décret sur l’oecuménisme. Le Pape Paul VI, s’appuyant sur l’activité du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, fit les premiers pas difficiles sur le chemin de la réalisation de cette unité. Sommes-nous allés assez loin sur ce chemin ? Sans prétendre donner une réponse détaillée, nous pouvons dire que nous avons fait de vrais progrès, et des progrès importants. Et une chose est certaine : nous avons travaillé avec persévérance et cohérence, et avec nous ont cheminé aussi les représentants d’autres Eglises et d’autres Communautés chrétiennes ; nous leur en sommes sincèrement obligés. Il est certain par ailleurs que, dans la présente situation historique de la chrétienté et du monde, il n’apparaît pas d’autre possibilité d’accomplir la mission universelle de l’Eglise en ce qui concerne les problèmes oecuméniques que celle de chercher loyalement, avec persévérance, humilité et aussi courage, les voies du rapprochement et de l’union, comme le Pape Paul VI nous en a donné personnellement l’exemple. Nous devons donc rechercher l’union sans nous décourager devant les difficultés qui peuvent se présenter ou s’accumuler le long de ce chemin ; autrement, nous ne serions pas fidèles à la parole du Christ, nous ne réaliserions pas son testament. Est-il permis de courir ce risque ?
Il y a des personnes qui, se trouvant devant des difficultés, ou jugeant négatifs les résultats des premiers travaux oecuméniques, auraient voulu revenir en arrière. Certains expriment même l’opinion que ces efforts nuisent à la cause de l’Evangile, mènent à une nouvelle rupture de l’Eglise, provoquent la confusion des idées dans les questions de la foi et de la morale, aboutissent à un indifférentisme spécifique. Il est peut-être bon que les porte-parole de ces opinions expriment leurs craintes, mais, là aussi, il faut maintenir de justes limites. Il est évident que cette nouvelle étape de la vie de l’Eglise exige de nous une foi particulièrement consciente, approfondie et responsable. La véritable activité oecuménique signifie ouverture, rapprochement, disponibilité au dialogue, recherche commune de la vérité au sens pleinement évangélique et chrétien ; mais elle ne signifie d’aucune manière, ni ne peut signifier, que l’on renonce ou que l’on porte un préjudice quelconque aux trésors de la vérité divine constamment professée et enseignée par l’Eglise. A tous ceux qui, pour quelque motif que ce soit, voudraient dissuader l’Eglise de rechercher l’unité universelle des chrétiens, il faut répéter encore une fois : nous est-il permis de ne pas le faire ? Pouvons-nous _malgré toute la faiblesse humaine, toutes les déficiences accumulées au cours des siècles passés _ne pas avoir confiance en la grâce de Notre-Seigneur, telle qu’elle s’est révélée ces derniers temps par la parole de l’Esprit Saint que nous avons entendue durant le Concile ? Ce faisant, nous nierions la vérité qui nous concerne nous-mêmes et que l’Apôtre a exprimée d’une façon si éloquente : « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce à mon égard n’a pas été stérile » .
Même si c’est d’une autre manière et avec les différences qui s’imposent, il faut appliquer les réflexions précédentes à l’activité qui tend au rapprochement avec les représentants des religions non chrétiennes et qui s’exprime par le dialogue, les contacts, la prière en commun, la recherche des trésors de la spiritualité humaine, car ceux-ci, nous le savons bien, ne font pas défaut aux membres de ces religions. N’arrive-t-il pas parfois que la fermeté de la croyance des membres des religions non chrétiennes _effet elle aussi de l’Esprit de vérité opérant au-delà des frontières visibles du Corps mystique _devrait faire honte aux chrétiens, si souvent portés à douter des vérités révélées par Dieu et annoncées par l’Eglise, si enclins à laisser se relâcher les principes de la morale et à ouvrir les portes à une morale permissive ? Il est noble d’être disposé à comprendre chaque homme, à analyser chaque système, à donner raison à ce qui est juste ; mais cela ne signifie nullement perdre la certitude de sa propre foi ou affaiblir les principes de la morale, dont l’absence se fera vite sentir dans la vie de sociétés entières en y provoquant, entre autres, ses déplorables conséquences.
Chapitre 2 : Le mystère de la Rédemption
7. Dans le mystère du Christ
Les chemins sur lesquels le Concile de notre siècle a engagé l’Eglise, et que le regretté Pape Paul VI nous a indiqués dans sa première encyclique, resteront pour longtemps ceux que nous devons tous suivre ; mais en même temps, en cette nouvelle étape, nous pouvons à juste titre nous demander : comment, de quelle manière faut-il avancer ? Que faut-il faire pour que ce nouvel Avent de l’Eglise, lié à la fin, désormais très voisine, du deuxième millénaire, nous rapproche de Celui que la Sainte Ecriture appelle : « Père à jamais », Pater futuri saeculi ? Telle est la question fondamentale que le nouveau Pontife doit se poser lorsque, en esprit d’obéissance dans la foi, il accepte l’appel que constitue pour lui le commandement du Christ adressé à plusieurs reprises à Pierre : « Pais mes agneaux » ce qui veut dire : Sois le pasteur de mon troupeau ; et ensuite : « … et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères » .
C’est précisément ici, Frères, Fils et Filles très chers, que s’impose une réponse fondamentale et essentielle, à savoir : l’unique orientation de notre esprit, l’unique direction de notre intelligence, de notre volonté et de notre cœur est pour nous le Christ, Rédempteur de l’homme, le Christ, Rédempteur du monde. C’est vers Lui que nous voulons tourner notre regard parce que c’est seulement en Lui, le Fils de Dieu, que se trouve le salut, et nous renouvelons la proclamation de Pierre : « Seigneur, à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » .
A travers la conscience, si bien développée par le Concile, que l’Eglise a d’elle-même, à tous les niveaux de cette conscience, dans tous les domaines d’activité où l’Eglise s’exprime, se retrouve et s’affirme, nous devons tendre constamment vers Celui « qui est la tête » , Celui « de qui tout provient et pour qui nous sommes » , Celui qui est tout à la fois « la voie, la vérité » et « la résurrection et la vie » , Celui en qui, en le voyant, nous voyons le Père , Celui qui devait s’en aller d’auprès de nous _entendons : par sa mort sur la croix et ensuite par son ascension au ciel _pour que le Consolateur vienne et continue à venir à nous comme Esprit de vérité . En Lui sont « tous les trésors de la sagesse et de la science » , et l’Eglise est son Corps . L’Eglise est « dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » : et c’est Lui qui en est la source ! Lui-même ! Lui, le Rédempteur !
L’Eglise ne cesse d’écouter ses paroles, elle les relit continuellement, elle reconstitue avec la plus grande dévotion tous les détails de sa vie. Ces paroles sont écoutées aussi par les non chrétiens. La vie du Christ parle en même temps à nombre d’hommes qui ne sont pas encore en mesure de répéter avec Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » . Lui, le Fils du Dieu vivant, il parle aux hommes en tant qu’Homme aussi : c’est sa vie elle-même qui parle, son humanité, sa fidélité à la vérité, son amour qui s’étend à tous. Sa mort en croix parle, elle aussi, c’est-à-dire la profondeur insondable de sa souffrance et de son abandon. L’Eglise ne cesse jamais de revivre sa mort sur la croix et sa résurrection qui constituent le contenu de la vie quotidienne de l’Eglise. C’est en effet sur mandat du Christ lui-même, son Maître, que l’Eglise célèbre sans cesse l’Eucharistie, trouvant en elle « la source de la vie et de la sainteté » , le signe efficace de la grâce et de la réconciliation avec Dieu, le gage de la vie éternelle. L’Eglise vit son mystère, elle y puise sans jamais se lasser, et elle recherche continuellement tous les moyens pour rendre ce mystère de son Maître et Seigneur proche du genre humain, des peuples, des nations, des générations qui se succèdent, de chaque homme en particulier, comme si elle répétait toujours à l’exemple de l’Apôtre : « Je n’ai rien voulu savoir parmi vous sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié » . L’Eglise demeure dans la sphère du mystère de la Rédemption, qui est justement devenu le principe fondamental de sa vie et de sa mission.
8. Rédemption : création renouvelée
Le Rédempteur du monde ! En Lui s’est révélée, d’une manière nouvelle et plus admirable, la vérité fondamentale sur la création que le livre de la Genèse atteste quand il répète à plusieurs reprises : « Dieu vit que cela était bon » . Le bien prend sa source dans la sagesse et dans l’amour. En Jésus-Christ, le monde visible, créé par Dieu pour l’homme _ce monde qui, lorsque le péché y est entré, a été soumis à la caducité _, retrouve de nouveau son lien originaire avec la source divine de la sagesse et de l’amour. En effet, « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » . De même que dans l’homme-Adam ce lien avait été brisé, dans l’Homme-Christ il a été de nouveau renoué . Peut-être ne sommes-nous pas convaincus, nous, hommes du vingtième siècle, par les paroles de l’Apôtre des nations, prononcées avec une éloquence entraînante, sur « la création (qui) gémit dans les douleurs de l’enfantement jusqu’à maintenant » et qui « attend avec impatience la révélation des fils de Dieu » , sur la création qui « a été soumise à la caducité » ? Le progrès immense, jusqu’ici inconnu, qui s’est manifesté particulièrement au cours de notre siècle, dans le domaine de la mainmise de l’homme sur le monde, ne révèle-t-il pas lui-même, et à un degré jamais connu, cette soumission multiforme « à la caducité » ? Il suffit de rappeler ici quelques faits, tels que la menace de la pollution de l’environnement naturel dans les lieux d’industrialisation rapide, ou les conflits armés qui éclatent et se répètent continuellement, ou encore la perspective de l’autodestruction par l’usage des armes atomiques à l’hydrogène, aux neutrons et d’autres semblables, le manque de respect pour les enfants dans le sein de leur mère. Le monde de l’époque nouvelle, le monde des vols cosmiques, le monde des conquêtes scientifiques et techniques jamais atteintes jusqu’ici n’est-il pas en même temps le monde qui « gémit dans les douleurs de l’enfantement » et qui « attend avec impatience la révélation des fils de Dieu » ?
Le Concile Vatican II, dans son analyse pénétrante du « monde contemporain », a atteint ce point qui est le plus important du monde visible, à savoir l’homme, en descendant, comme le Christ, au plus profond des consciences humaines, en parvenant jusqu’au mystère intérieur de l’homme qui s’exprime, dans le langage biblique et même non biblique, par le mot « cœur ». Le Christ, Rédempteur du monde, est celui qui a pénétré, d’une manière unique et absolument singulière, dans le mystère de l’homme, et qui est entré dans son « cœur ». C’est donc à juste titre que le Concile Vatican II enseigne ceci : « En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de celui qui devait venir (cf. Rm 5,14), le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation ». Et encore : « « Image du Dieu invisible » (Col 1,15) il est l’Homme parfait qui a restauré dans la descendance d’Adam la ressemblance divine, altérée dès le premier péché. Parce qu’en lui la nature humaine a été assumée, non absorbée, par le fait même cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d’homme, il a pensé avec une intelligence d’homme, il a agi avec une volonté d’homme, il a aimé avec un cœur d’homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l’un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché » . Il est le Rédempteur de l’homme !
9. Dimension divine du mystère de la Rédemption
En réfléchissant de nouveau sur ce texte admirable du Magistère conciliaire, nous n’oublions pas, même un instant, que Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, est devenu notre réconciliation avec le Père . C’est Lui, et Lui seulement, qui a correspondu pleinement à l’amour éternel du Père, à cette paternité que Dieu a exprimée dès le commencement en créant le monde, en donnant à l’homme toute la richesse de la création, en le faisant « à peine moindre que les anges » en tant que créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu » . Le Christ a également correspondu pleinement à cette paternité de Dieu et à cet amour, alors que l’homme a rejeté cet amour en rompant la première Alliance et toutes celles que Dieu par la suite a souvent offertes aux hommes . La Rédemption du monde _ce mystère redoutable de l’amour, dans lequel la création est renouvelée _est, dans ses racines les plus profondes, la plénitude de la justice dans un Coeur humain, dans le Cœur du Fils premier-né, afin qu’elle puisse devenir la justice des cœurs de beaucoup d’hommes, qui, dans ce Fils premier-né, ont été prédestinés de toute éternité à devenir fils de Dieu et appelés à la grâce, appelés à l’amour. La croix du Calvaire, sur laquelle Jésus-Christ _Homme, fils de la Vierge Marie, fils putatif de Joseph de Nazareth _« quitte » ce monde, est en même temps une manifestation nouvelle de la paternité éternelle de Dieu, lequel, dans le Christ, se fait de nouveau proche de l’humanité, de tout homme, en lui donnant « l’esprit de Vérité » trois fois saint.
Cette révélation du Père et cette effusion de l’Esprit Saint, qui marquent d’un sceau indélébile le mystère de la Rédemption, font comprendre le sens de la croix et de la mort du Christ. Le Dieu de la création se révèle comme le Dieu de la Rédemption, Dieu « fidèle à lui-même » , fidèle à son amour envers l’homme et envers le monde, tel qu’il s’est déjà révélé au jour de la création. Et son amour est un amour qui ne recule devant rien de ce qu’exige sa justice. C’est pourquoi le Fils « qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous » . S’il « a fait péché » celui qui était absolument sans péché, il l’a fait pour révéler l’amour qui est toujours plus grand que toutes les créatures, l’amour qu’il est Lui-même, « car Dieu est amour » . Et surtout, l’amour est plus grand que le péché, que la faiblesse, que la caducité de la créature , plus fort que la mort ; c’est un amour toujours prêt à relever et à pardonner, toujours prêt à aller à la rencontre du fils prodigue , toujours à la recherche de « la révélation des fils de Dieu » , qui sont appelés à la gloire . Cette révélation de l’amour est aussi définie comme la miséricorde , et cette révélation de l’amour et de la miséricorde a dans l’histoire de l’homme un visage et un nom : elle s’appelle Jésus-Christ.
10. Dimension humaine du mystère de la rédemption
L’homme ne peut vivre sans amour. Il demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s’il ne reçoit pas la révélation de l’amour, s’il ne rencontre pas l’amour, s’il n’en fait pas l’expérience et s’il ne le fait pas sien, s’il n’y participe pas fortement. C’est pourquoi, comme on l’a déjà dit, le Christ Rédempteur révèle pleinement l’homme à lui-même. Telle est, si l’on peut s’exprimer ainsi, la dimension humaine du mystère de la Rédemption. Dans cette dimension, l’homme retrouve la grandeur, la dignité et la valeur propre de son humanité. Dans le mystère de la Rédemption, l’homme se trouve de nouveau « confirmé » et il est en quelque sorte créé de nouveau. Il est créé de nouveau ! « Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni homme ni femme, car vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus » . L’homme qui veut se comprendre lui-même jusqu’au fond ne doit pas se contenter pour son être propre de critères et de mesures qui seraient immédiats, partiaux, souvent superficiels et même seulement apparents ; mais il doit, avec ses inquiétudes, ses incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa mort, s’approcher du Christ. Il doit, pour ainsi dire, entrer dans le Christ avec tout son être, il doit « s’approprier » et assimiler toute la réalité de l’Incarnation et de la Rédemption pour se retrouver soi-même. S’il laisse ce processus se réaliser profondément en lui, il produit alors des fruits non seulement d’adoration envers Dieu, mais aussi de profond émerveillement pour soi-même. Quelle valeur doit avoir l’homme aux yeux du Créateur s’il « a mérité d’avoir un tel et un si grand Rédempteur » , si « Dieu a donné son Fils » afin que lui, l’homme, « ne se perde pas, mais qu’il ait la vie éternelle » !
En réalité, cette profonde admiration devant la valeur et la dignité de l’homme s’exprime dans le mot Evangile, qui veut dire Bonne Nouvelle. Elle est liée aussi au christianisme. Cette admiration justifie la mission de l’Eglise dans le monde, et même, peut-être plus encore, « dans le monde contemporain ». Cette admiration, qui est en même temps persuasion et certitude _et celle-ci, dans ses racines fondamentales, est certitude de la foi, sans cesser de vivifier d’une manière cachée et mystérieuse tous les aspects de l’humanisme authentique _, est étroitement liée au Christ. C’est elle qui détermine aussi la place du Christ et pour ainsi dire son droit de cité dans l’histoire de l’homme et de l’humanité. L’Eglise, qui ne cesse de contempler l’ensemble du mystère du Christ, sait, avec toute la certitude de la foi, que la Rédemption réalisée au moyen de la croix a définitivement redonné à l’homme sa dignité et le sens de son existence dans le monde, alors qu’il avait en grande partie perdu ce sens à cause du péché. C’est pourquoi la Rédemption s’est accomplie dans le mystère pascal qui conduit, à travers la croix et la mort, à la résurrection.
A toutes les époques, et plus particulièrement à la nôtre, le devoir fondamental de l’Eglise est de diriger le regard de l’homme, d’orienter la conscience et l’expérience de toute l’humanité vers le mystère du Christ, d’aider tous les hommes à se familiariser avec la profondeur de la Rédemption qui se réalise dans le Christ Jésus. En même temps, on atteint aussi la sphère la plus profonde de l’homme, nous voulons dire la sphère du cœur de l’homme, de sa conscience et de sa vie.
11. Le mystère du Christ à la base de la mission de l’Eglise et du christianisme
Le Concile Vatican II a accompli un travail immense pour former la pleine et universelle conscience de l’Eglise dont le Pape Paul VI a traité dans sa première encyclique. Cette conscience _ou plutôt cette auto-conscience de l’Eglise _se forme dans le « dialogue » qui, avant de devenir colloque, doit tourner notre attention vers « l’autre », vers celui avec lequel nous voulons parler. Le Concile oecuménique a donné une impulsion fondamentale pour former l’auto-conscience de l’Eglise en nous présentant, d’une manière adéquate et compétente, la vision de l’ensemble du monde comme étant celle d’une « carte » de diverses religions. Il a montré en outre comment, sur cette carte des religions du monde, se superpose par couches _chose inconnue auparavant et caractéristique de notre temps _le phénomène de l’athéisme dans ses formes variées, à commencer par l’athéisme programmé, organisé et structuré en un système politique.
Quant à la religion, il s’agit avant tout de la religion comme phénomène universel, qui fait partie de l’histoire humaine depuis son commencement ; puis des diverses religions non chrétiennes et enfin du christianisme lui-même. Le document conciliaire consacré aux religions non chrétiennes est, en particulier, plein d’une profonde estime pour les grandes valeurs spirituelles, bien plus, pour le primat de ce qui est spirituel et qui, dans la vie de l’humanité, trouve son expression dans la religion, puis dans la moralité qui se reflète dans toute la culture. A juste titre, les Pères de l’Eglise voyaient dans les diverses religions comme autant de reflets d’une unique vérité, comme des « semences du Verbe » témoignant que l’aspiration la plus profonde de l’esprit humain est tournée, malgré la diversité des chemins, vers une direction unique, en s’exprimant dans la recherche de Dieu et, en même temps, par l’intermédiaire de la tension vers Dieu, dans la recherche de la dimension totale de l’humanité, c’est-à-dire du sens plénier de la vie humaine. Le Concile a eu une attention particulière pour la religion judaïque, en rappelant l’important patrimoine spirituel commun aux chrétiens et aux juifs, et il a exprimé son estime pour les croyants de l’Islam dont la foi se réfère aussi à Abraham .
Grâce à l’ouverture faite par le Concile Vatican II, l’Eglise et tous les chrétiens ont pu parvenir à une conscience plus complète du mystère du Christ, « mystère caché depuis les siècles » en Dieu, pour être révélé dans le temps _dans l’Homme Jésus-Christ _et pour se révéler continuellement, en tout temps. Dans le Christ et par le Christ, Dieu s’est révélé pleinement à l’humanité et s’est définitivement rendu proche d’elle ; en même temps, dans le Christ et par le Christ, l’homme a acquis une pleine conscience de sa dignité, de son élévation, de la valeur transcendante de l’humanité elle-même, du sens de son existence.
Il faut donc que nous tous, disciples du Christ, nous nous rencontrions et nous unissions autour de Lui. Cette union, dans les divers domaines de la vie, de la tradition, des structures et des disciplines de chaque Eglise et Communauté ecclésiale, ne peut se réaliser sans un travail sérieux tendant à la connaissance réciproque et à la suppression des obstacles qui se trouvent sur la voie de l’unité parfaite. Cependant, nous pouvons et nous devons d’ores et déjà parvenir à notre unité et la manifester : en annonçant le mystère du Christ, en montrant la dimension à la fois divine et humaine de la Rédemption, en luttant avec une persévérance inlassable pour cette dignité que chaque homme a atteinte et peut atteindre continuellement dans le Christ et qui est la dignité de la grâce de l’adoption divine et en même temps la dignité de la vérité intérieure de l’humanité ; si cette dignité a pris un relief aussi fondamental dans la conscience commune du monde contemporain, elle est encore plus évidente pour nous à la lumière de cette réalité qu’est le Christ Jésus lui-même.
Jésus-Christ est le principe stable et le centre permanent de la mission que Dieu lui-même a confiée à l’homme. Nous devons tous participer à cette mission, nous devons concentrer sur elle toutes nos forces, car elle est plus que jamais nécessaire à l’humanité d’aujourd’hui.
Et si cette mission semble rencontrer à notre époque des oppositions plus grandes qu’en n’importe quel autre temps, cela montre qu’elle est encore plus nécessaire actuellement et _malgré les oppositions _plus attendue que jamais. Nous touchons indirectement ici le mystère de l’économie divine qui a uni le salut et la grâce à la croix. Ce n’est pas en vain que le Christ a dit : « Le royaume des cieux souffre violence et les violents s’en emparent » ; et aussi : « Les fils de ce monde (…) sont plus habiles que les fils de lumière » . Nous acceptons volontiers ce reproche, pour ressembler à ces « violents pour Dieu » que nous avons vus tant de fois dans l’histoire de l’Eglise et que nous voyons encore aujourd’hui, pour nous unir consciemment dans la grande mission qui consiste à révéler le Christ au monde, à aider chaque homme à se retrouver lui-même en Lui, à aider les générations contemporaines de nos frères et soeurs, les peuples, les nations, les Etats, l’humanité, les pays non encore développés et les pays de l’opulence, en un mot aider tous les hommes à connaître « l’insondable richesse du Christ » , parce qu’elle est destinée à tout homme et constitue le bien de chacun.
12. Mission de l’Eglise et liberté de l’homme
Dans cette union au plan de la mission, dont décide essentiellement le Christ lui-même, tous les chrétiens doivent découvrir ce qui les unit déjà, avant même que ne se réalise leur pleine communion. C’est là l’union apostolique et missionnaire, missionnaire et apostolique. Grâce à cette union, nous pouvons nous approcher ensemble du magnifique patrimoine de l’esprit humain, qui s’est manifesté dans toutes les religions, comme le dit la déclaration Nostra aetate du Concile Vatican II . Grâce à elle, nous abordons en même temps toutes les cultures, toutes les idéologies, tous les hommes de bonne volonté. Nous faisons cette approche avec l’estime, le respect et le discernement qui, depuis le temps des Apôtres, ont marqué l’attitude missionnaire et du missionnaire. Il suffit de rappeler saint Paul et, par exemple, son discours devant l’Aréopage d’Athènes . L’attitude missionnaire commence toujours par un sentiment de profonde estime face à « ce qu’il y a en tout homme » , pour ce que lui-même, au fond de son esprit, a élaboré au sujet des problèmes les plus profonds et les plus importants ; il s’agit du respect pour tout ce que l’Esprit, qui « souffle où il veut » , a opéré en lui. La mission n’est jamais une destruction, mais elle est une reprise à son compte des valeurs et une nouvelle construction, même si dans la pratique on n’a pas toujours correspondu pleinement à un idéal aussi élevé. Quant à la conversion, qui doit prendre racine dans la mission, nous savons bien qu’elle est l’œuvre de la grâce, dans laquelle l’homme doit se retrouver pleinement lui-même.
C’est pourquoi l’Eglise de notre temps accorde une grande importance à tout ce que le Concile Vatican II a exposé dans la déclaration sur la liberté religieuse, aussi bien dans la première partie du document que dans la seconde . Nous sentons profondément le caractère engageant de la vérité que Dieu nous a révélée. Nous éprouvons en particulier un sens très vif de responsabilité envers cette vérité. L’Eglise, par institution du Christ, en est gardienne et maîtresse, étant précisément dotée d’une assistance particulière de l’Esprit Saint, afin de pouvoir conserver fidèlement cette vérité et l’enseigner dans toute son intégrité . En accomplissant cette mission, regardons le Christ lui-même, lui qui est le premier évangélisateur , et regardons aussi ses Apôtres, Martyrs et Confesseurs. La déclaration sur la liberté religieuse nous manifeste de manière convaincante que, en annonçant la vérité qui ne provient pas des hommes, mais de Dieu (« ma doctrine n’est pas de moi, mais de Celui qui m’a envoyé » , c’est-à-dire du Père), tout en agissant avec toute la force de leur esprit, le Christ, et ensuite ses Apôtres, conservent une profonde estime pour l’homme, pour son intelligence, sa volonté, sa conscience et sa liberté . De cette façon, la dignité de la personne humaine en vient à faire partie elle-même de cette annonce, même sans recourir aux paroles, par le simple comportement à son égard. Cette attitude semble correspondre aux besoins particuliers de notre temps. Ce n’est pas dans tout ce que les divers systèmes et même les individus considèrent et propagent comme liberté, que réside la vraie liberté de l’homme ; c’est dire que l’Eglise, en vertu de sa mission divine, devient d’autant plus gardienne de cette liberté, qui est condition et fondement de la véritable dignité de la personne humaine.
Jésus-Christ va à la rencontre de l’homme de toute époque, y compris de la nôtre, avec les mêmes paroles : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » . Ces paroles contiennent une exigence fondamentale et en même temps un avertissement : l’exigence d’honnêteté vis-à-vis de la vérité comme condition d’une authentique liberté ; et aussi l’avertissement d’éviter toute liberté apparente, toute liberté superficielle et unilatérale, toute liberté qui n’irait pas jusqu’au fond de la vérité sur l’homme et sur le monde. Aujourd’hui encore, après deux mille ans, le Christ nous apparaît comme Celui qui apporte à l’homme la liberté fondée sur la vérité, comme Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience. Quelle preuve admirable de tout cela ont donnée et ne cessent de donner ceux qui, par le Christ et dans le Christ, sont parvenus à la vraie liberté et en ont fourni le témoignage, même dans des conditions de contrainte extérieure !
Et lorsque Jésus-Christ lui-même comparut comme prisonnier devant le tribunal de Pilate et fut interrogé par celui-ci sur l’accusation que les représentants du Sanhédrin portaient contre lui, ne répondit-il pas : « Je ne suis né et je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité » ? Par ces paroles prononcées devant le juge à un moment décisif, il confirmait pour ainsi dire une nouvelle fois ce qu’il avait dit précédemment : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres ». Tout au long des siècles et des générations, à commencer par le temps des Apôtres, n’est-ce pas Jésus-Christ lui-même qui a comparu tant de fois aux côtés d’hommes jugés à cause de la vérité, et qui est allé à la mort avec des hommes condamnés à cause de la vérité ? Est-ce qu’il cesserait d’être toujours le porte-parole et l’avocat de l’homme qui vit « en esprit et vérité » ? Non, il ne cesse pas de l’être devant le Père, et pas davantage face à l’histoire de l’homme. L’Eglise, à son tour, malgré toutes les faiblesses qui font partie de son histoire humaine, ne cesse de suivre Celui qui a dit : « L’heure vient _et nous y sommes _où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité, car ce sont là les adorateurs tels que les veut le Père. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent adorer » .
Chapitre 3 : L’homme racheté et sa situation dans le monde contemporain
13. Le Christ s’est uni à chaque homme
Lorsque, à travers l’expérience de la famille humaine qui augmente continuellement à un rythme accéléré, nous pénétrons le mystère de Jésus-Christ, nous comprenons avec plus de clarté que, au centre de toutes les routes par lesquelles l’Eglise de notre temps doit poursuivre sa marche, conformément aux sages orientations de Paul VI , il y a une route unique : la route expérimentée depuis des siècles et qui est en même temps la route de l’avenir. Le Christ Seigneur a indiqué cette route surtout lorsque, pour reprendre les termes du Concile, « par l’Incarnation le Fils de Dieu s’est uni d’une certaine manière à tout homme » . L’Eglise reconnaît donc son devoir fondamental en agissant de telle sorte que cette union puisse continuellement s’actualiser et se renouveler. L’Eglise désire servir cet objectif unique : que tout homme puisse retrouver le Christ,afin que le Christ puisse parcourir la route de l’existence, en compagnie de chacun, avec la puissance de la vérité sur l’homme et sur le monde contenue dans le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption, avec la puissance de l’amour qui en rayonne. Sur la toile de fond des développements toujours croissants au cours de l’histoire, qui semblent se multiplier de façon particulière à notre époque dans le cercle de divers systèmes, conceptions idéologiques du monde et régimes, Jésus-Christ devient, d’une certaine manière, nouvellement présent, malgré l’apparence de toutes ses absences, malgré toutes les limitations de la présence et de l’activité institutionnelle de l’Eglise. Jésus-Christ devient présent avec la puissance de la vérité et avec l’amour qui se sont exprimés en lui avec une plénitude unique et impossible à répéter, bien que sa vie terrestre ait été brève, et plus brève encore son activité publique.
Jésus-Christ est la route principale de l’Eglise. Lui-même est notre route vers « la maison du Père » , et il est aussi la route pour tout homme. Sur cette route qui conduit du Christ à l’homme, sur cette route où le Christ s’unit à chaque homme, l’Eglise ne peut être arrêtée par personne. Le bien temporel et le bien éternel de l’homme l’exigent. L’Eglise, par respect du Christ et en raison de ce mystère qui constitue la vie de l’Eglise elle-même, ne peut demeurer insensible à tout ce qui sert au vrai bien de l’homme, comme elle ne peut demeurer indifférente à ce qui le menace. Le Concile Vatican II, en divers passages de ses documents, a exprimé cette sollicitude fondamentale de l’Eglise, afin que la vie en ce monde soit « plus conforme à l’éminente dignité de l’homme » à tous points de vue, pour la rendre « toujours plus humaine » . Cette sollicitude est celle du Christ lui-même, le bon Pasteur de tous les hommes. Au nom de cette sollicitude, comme nous le lisons dans la constitution pastorale du Concile, « l’Eglise qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine » .
Il s’agit donc ici de l’homme dans toute sa vérité, dans sa pleine dimension. Il ne s’agit pas de l’homme « abstrait », mais réel, de l’homme « concret », « historique ». Il s’agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. Tout homme vient au monde en étant conçu dans le sein de sa mère et en naissant de sa mère, et c’est précisément à cause du mystère de la Rédemption qu’il est confié à la sollicitude de l’Eglise. Cette sollicitude s’étend à l’homme tout entier et est centrée sur lui d’une manière toute particulière. L’objet de cette profonde attention est l’homme dans sa réalité humaine unique et impossible à répéter, dans laquelle demeure intacte l’image et la ressemblance avec Dieu lui-même . C’est ce qu’indique précisément le Concile lorsque, en parlant de cette ressemblance, il rappelle que « l’homme est la seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même » . L’homme, tel qu’il est « voulu » par Dieu, « choisi » par Lui de toute éternité, appelé, destiné à la grâce et à la gloire : voilà ce qu’est « tout » homme, l’homme « le plus concret », « le plus réel » ; c’est cela, l’homme dans toute la plénitude du mystère dont il est devenu participant en Jésus-Christ et dont devient participant chacun des quatre milliards d’hommes vivant sur notre planète, dès l’instant de sa conception près du cœur de sa mère.
14. Toutes les routes de l’Eglise conduisent a l’homme
L’Eglise ne peut abandonner l’homme, dont le « destin », c’est-à-dire le choix, l’appel, la naissance et la mort, le salut ou la perdition, sont liés d’une manière si étroite et indissoluble au Christ. Et il s’agit bien de chaque homme vivant sur cette planète, sur cette terre que le Créateur a donnée au premier homme, en disant à l’homme et à la femme : « Soumettez-la et dominez-la » . Il s’agit de tout homme, dans toute la réalité absolument unique de son être et de son action, de son intelligence et de sa volonté, de sa conscience et de son cœur. L’homme, dans sa réalité singulière (parce qu’il est une « personne »), a une histoire personnelle de sa vie, et surtout une histoire personnelle de son âme. L’homme, conformément à l’ouverture intérieure de son esprit et aussi aux besoins si nombreux et si divers de son corps, de son existence temporelle, écrit cette histoire personnelle à travers quantité de liens, de contacts, de situations, de structures sociales, qui l’unissent aux autres hommes ; et cela, il le fait depuis le premier moment de son existence sur la terre, depuis l’instant de sa conception et de sa naissance. L’homme, dans la pleine vérité de son existence, de son être personnel et en même temps de son être communautaire et social _dans le cercle de sa famille, à l’intérieur de sociétés et de contextes très divers, dans le cadre de sa nation ou de son peuple (et peut-être plus encore de son clan ou de sa tribu), même dans le cadre de toute l’humanité _, cet homme est la première route que l’Eglise doit parcourir en accomplissant sa mission : il est la première route et la route fondamentale de l’Eglise, route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption.
C’est cet homme-là, dans toute la vérité de sa vie, dans sa conscience, dans sa continuelle inclination au péché et en même temps dans sa continuelle aspiration à la vérité, au bien, au beau, à la justice, à l’amour, c’est bien cet homme-là que le Concile Vatican II avait devant les yeux lorsque, décrivant sa situation dans le monde contemporain, il allait toujours des éléments extérieurs de cette situation à la vérité immanente de l’humanité : « C’est en l’homme lui-même que de nombreux éléments se combattent. D’une part, comme créature, il fait l’expérience de ses multiples limites ; d’autre part, il se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. Pire : faible et pécheur, il accomplit souvent ce qu’il ne veut pas et n’accomplit point ce qu’il voudrait. En somme, c’est en lui-même qu’il souffre division, et c’est de là que naissent au sein de la société tant et de si grandes discordes » .
Cet homme est la route de l’Eglise, route qui se déploie, d’une certaine façon, à la base de toutes les routes que l’Eglise doit emprunter, parce que l’homme _tout homme sans aucune exception _a été racheté par le Christ, parce que le Christ est en quelque sorte uni à l’homme, à chaque homme sans aucune exception, même si ce dernier n’en est pas conscient : « Le Christ, mort et ressuscité pour tous, offre à l’homme » _à tout homme et à tous les hommes _« … lumière et forces pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation » .
Cet homme étant donc la route de l’Eglise, route de sa vie et de son expérience quotidiennes, de sa mission et de son labeur, l’Eglise de notre temps doit être, de façon toujours universelle, consciente de la situation de l’homme. Elle doit donc être consciente de ses possibilités, qui se manifestent en prenant toujours une nouvelle orientation ; l’Eglise doit être en même temps consciente des menaces qui se présentent à l’homme. Elle doit être consciente pareillement de tout ce qui semble contraire à l’effort visant à rendre « la vie humaine toujours plus humaine » , afin que tout ce qui compose cette vie corresponde à la vraie dignité de l’homme. En un mot, l’Eglise doit être consciente de tout ce qui est contraire à ce processus.
15. Ce que craint l’homme d’aujourd’hui
Conservant donc bien vivante dans la mémoire l’image que le Concile Vatican II a tracée de manière si perspicace et si autorisée, nous chercherons encore une fois à adapter ce cadre aux « signes des temps », ainsi qu’aux exigences de la situation qui change continuellement tout en évoluant dans des directions déterminées.
L’homme d’aujourd’hui semble toujours menacé par ce qu’il fabrique, c’est-à-dire par le résultat du travail de ses mains, et plus encore du travail de son intelligence, des tendances de sa volonté. D’une manière trop rapide et souvent imprévisible, les fruits de cette activité multiforme de l’homme ne sont pas seulement et pas tant objet d’« aliénation », c’est-à-dire purement et simplement enlevés à celui qui les a produits ; mais, partiellement au moins, dans la ligne, même indirecte, de leurs effets, ces fruits se retournent contre l’homme lui-même ; ils sont dirigés ou peuvent être dirigés contre lui. C’est en cela que semble consister le chapitre principal du drame de l’existence humaine aujourd’hui, dans sa dimension la plus large et la plus universelle. L’homme, par conséquent, vit toujours davantage dans la peur. Il craint que ses productions, pas toutes naturellement ni dans leur majeure partie, mais quelques-unes et précisément celles qui contiennent une part spéciale de son génie et de sa créativité, puissent être retournées radicalement contre lui-même ; il craint qu’elles puissent devenir les moyens et les instruments d’une auto-destruction inimaginable, en face de laquelle tous les cataclysmes et toutes les catastrophes connues dans l’histoire semblent pâlir. Une question doit donc surgir : pour quelle raison ce pouvoir donné à l’homme dès le commencement et qui devait lui permettre de dominer la terre se retourne-t-il contre lui-même, provoquant un état bien compréhensible d’inquiétude, de peur consciente ou inconsciente, de menace qui se communique de diverses manières à toute la famille humaine contemporaine et se manifeste sous toutes sortes d’aspects ?
Cet état de menace pour l’homme, venant de ses productions, se manifeste dans des directions différentes et comporte divers degrés d’intensité. Il semble que nous sommes toujours plus conscients du fait que l’exploitation de la terre, de la planète sur laquelle nous vivons, exige une planification rationnelle et honnête. En même temps, cette exploitation à des fins non seulement industrielles mais aussi militaires, un développement de la technique non contrôlé ni organisé au plan universel et d’une manière authentiquement humaniste, comportent souvent une menace pour le milieu naturel de l’homme, aliènent ce dernier dans ses rapports avec la nature et le détournent d’elle. L’homme semble souvent ne percevoir d’autres significations de son milieu naturel que celles de servir à un usage et à une consommation dans l’immédiat. Au contraire, la volonté du Créateur était que l’homme entre en communion avec la nature comme son « maître » et son « gardien » intelligent et noble, et non comme son « exploiteur » et son « destructeur » sans aucun menagement.
Le développement de la technique, et le développement de la civilisation de notre temps marqué par la maîtrise de la technique, exigent un développement proportionnel de la vie morale et de l’éthique. Ce dernier semble malheureusement rester toujours en arrière. Certes ce progrès est merveilleux et il est difficile de ne pas découvrir aussi en lui des signes authentiques de la grandeur de l’homme, dont la créativité se trouve révélée en germes dans les pages du livre de la Genèse, à commencer par la description de sa création ; cependant ce même progrès ne peut pas ne pas engendrer de multiples inquiétudes. La première inquiétude concerne la question essentielle et fondamentale : ce progrès, dont l’homme est l’auteur et le défenseur, rend-il la vie humaine sur la terre « plus humaine » à tout point de vue ? La rend-il plus « digne de l’homme » ? On ne peut douter que sous un certain nombre d’aspects il en est bien ainsi. Cette interrogation, toutefois, revient obstinément sur ce qui est essentiel : l’homme, comme homme, dans le contexte de ce progrès, devient-il véritablement meilleur, c’est-à-dire plus mûr spirituellement, plus conscient de la dignité de son humanité, plus responsable, plus ouvert aux autres, en particulier aux plus démunis et aux plus faibles, plus disposé à donner et à apporter son aide à tous ?
C’est la question que les chrétiens doivent se poser, précisément parce que Jésus-Christ les a universellement sensibilisés au problème de l’homme. C’est aussi la même question que tous les hommes doivent se poser, spécialement ceux qui appartiennent aux milieux sociaux qui se consacrent activement au développement et au progrès en notre temps. En observant ces processus et en y participant, nous ne pouvons pas nous laisser prendre par l’euphorie, et pas davantage nous laisser transporter par un enthousiasme unilatéral pour nos conquêtes ; mais nous devons tous nous poser, en toute loyauté et en toute objectivité, et avec un grand sens de responsabilité morale, les questions essentielles relatives à la situation de l’homme aujourd’hui et dans l’avenir. Toutes les conquêtes atteintes jusqu’ici, et celles que la technique projette de réaliser à l’avenir, vont-elles de pair avec le progrès moral et spirituel de l’homme ? Dans ce contexte, est-ce que l’homme, en tant qu’homme, se développe et progresse, ou est-ce qu’il régresse et se dégrade dans son humanité ? Est-ce que chez les hommes, « dans le monde de l’homme », qui est en soi un monde de bien et de mal moral, le bien l’emporte sur le mal ? Est-ce que croissent vraiment dans les hommes, entre les hommes, l’amour social, le respect des droits d’autrui _pour tout homme, nation, peuple _ou est-ce que croissent au contraire les égoïsmes aux différents niveaux, les nationalismes exagérés au lieu de l’authentique amour de la patrie, et encore la tendance à dominer les autres au-delà de ses propres droits et mérites légitimes, ainsi que la tendance à exploiter l’ensemble du progrès matériel, technique et productif dans le seul but de dominer les autres ou en faveur de tel ou tel impérialisme ?
Voilà les interrogations essentielles que l’Eglise ne peut pas ne pas se poser, étant donné que des milliards d’hommes vivant aujourd’hui dans le monde se les posent d’une manière plus ou moins explicite. Le thème du développement et du progrès est sur les lèvres de tous et apparaît sur les colonnes de tous les journaux et publications, dans presque toutes les langues du monde contemporain. N’oublions pas, toutefois, que ce thème ne contient pas seulement des affirmations et des certitudes, mais aussi des questions et des inquiétudes angoissantes. Ces dernières ne sont pas moins importantes que les premières. Elles correspondent à la nature de la conscience humaine, et plus encore au besoin fondamental de la sollicitude de l’homme pour l’homme, pour son humanité même, pour l’avenir des hommes sur la terre. L’Eglise, animée par la foi eschatologique, considère cette sollicitude pour l’homme, pour son humanité, pour l’avenir des hommes sur la terre et donc aussi pour l’orientation de l’ensemble du développement et du progrès, comme un élément essentiel de sa mission, indissolublement lié à celle-ci. Et elle trouve le principe de cette sollicitude en Jésus-Christ lui-même, comme en témoignent les Evangiles. C’est pour cela qu’elle désire accroître continuellement en Lui cette sollicitude, en relisant la situation de l’homme dans le monde d’aujourd’hui à la lumière des signes les plus importants de notre temps.
16. Progrès ou menace ?
Si donc notre temps, le temps de notre génération, ce temps qui est proche de la fin du deuxième millénaire de notre ère chrétienne, se manifeste à nos yeux comme un temps de grand progrès, il apparaît aussi comme un temps de menaces de toutes sortes pour l’homme : l’Eglise doit en parler à tous les hommes de bonne volonté et elle doit toujours dialoguer avec eux à ce sujet. La situation de l’homme dans le monde contemporain semble en effet éloignée des exigences objectives de l’ordre moral, comme des exigences de la justice et, plus encore, de celles de l’amour social. Il ne s’agit ici que de ce qui est exprimé par le premier message adressé à l’homme par le Créateur au moment où il lui confiait la terre, pour qu’il la « soumette » . Ce premier message a été confirmé, dans le mystère de la Rédemption, par le Christ Seigneur. Ceci est exprimé par le Concile Vatican II dans les très beaux chapitres de son enseignement sur la « royauté » de l’homme, c’est-à-dire sur sa vocation à participer au service royal _au munus regale _du Christ lui-même . Le sens fondamental de cette « royauté » et de cette « domination » de l’homme sur le monde visible, qui lui est assignée comme tâche par le Créateur lui-même, consiste dans la priorité de l’éthique sur la technique, dans le primat de la personne sur les choses, dans la supériorité de l’esprit sur la matière.
C’est pour cela qu’il faut suivre attentivement toutes les phases du progrès moderne : il faut, pour ainsi dire, faire de ce point de vue la radiographie de chacune de ses étapes. Il s’agit du développement des personnes et pas seulement de la multiplication des choses dont les personnes peuvent se servir. Il s’agit moins _comme l’a dit un philosophe contemporain et comme l’a affirmé le Concile _d’« avoir plus » que d’« être plus » . En effet, il existe déjà un danger réel et perceptible : tandis que progresse énormément la domination de l’homme sur le monde des choses, l’homme risque de perdre les fils conducteurs de cette domination, de voir son humanité soumise de diverses manières à ce monde et de devenir ainsi lui-même l’objet de manipulations multiformes _pas toujours directement perceptibles _à travers toute l’organisation de la vie communautaire, à travers le système de production, par la pression des moyens de communication sociale. L’homme ne peut renoncer à lui-même ni à la place qui lui est propre dans le monde visible, il ne peut devenir esclave des choses, esclave des systèmes économiques, esclave de la production, esclave de ses propres produits. Une civilisation au profil purement matérialiste condamne l’homme à un tel esclavage, même si, bien sûr, cela arrive parfois à l’encontre des intentions et des principes de ses pionniers. Ce problème se trouve certainement à la base du souci de l’homme qu’ont nos contemporains. Il ne s’agit pas ici de donner seulement une réponse abstraite à la question : qui est l’homme ? Mais il s’agit de tout le dynamisme de la vie et de la civilisation. Il s’agit du sens des diverses initiatives de la vie quotidienne, et en même temps, des points de départ de nombreux programmes de civilisation, programmes politiques, économiques, sociaux, étatiques et beaucoup d’autres.
Si nous osons définir la situation de l’homme dans le monde contemporain comme éloignée des exigences objectives de l’ordre moral, éloignée des exigences de la justice et, plus encore, de l’amour social, c’est parce que cela se voit confirmé par des faits et des exemples bien connus qui ont déjà trouvé plus d’une fois leur écho dans les documents pontificaux, conciliaires, synodaux . La situation de l’homme à notre époque n’est certainement pas uniforme ; elle est différenciée de multiples façons. Ces différences ont leurs causes historiques, mais elles ont aussi une forte résonance éthique. On connaît bien en effet le cadre de la civilisation de consommation qui consiste dans un certain excès des biens nécessaires à l’homme, à des sociétés entières _et il s’agit ici des sociétés riches et très développées _, tandis que les autres sociétés, au moins de larges couches de celles-ci, souffrent de la faim et que beaucoup de personnes meurent chaque jour d’inanition et de dénutrition. Parallèlement il y a pour les uns un certain abus de la liberté, qui est lié précisément à un appétit de consommation non contrôlé par la morale, et cet abus limite par le fait même la liberté des autres, c’est-à-dire de ceux qui souffrent de déficiences importantes et sont entraînés vers des conditions de misère et d’indigence encore plus fortes.
Cet exemple universellement connu et le contraste auquel se sont référés, dans les documents de leur magistère, les Pontifes de notre siècle, plus récemment Jean XXIII et Paul VI , représentent en quelque sorte un gigantesque développement de la parabole biblique du riche qui festoie et du pauvre Lazare .
L’ampleur du phénomène met en cause les structures et les mécanismes financiers, monétaires, productifs et commerciaux qui, appuyés sur des pressions politiques diverses, régissent l’économie mondiale : ils s’avèrent incapables de résorber les injustices héritées du passé et de faire face aux défis urgents et aux exigences éthiques du présent. Tout en soumettant l’homme aux tensions qu’il crée lui-même, tout en dilapidant à un rythme accéléré les ressources matérielles et énergétiques, tout en compromettant l’environnement géophysique, ces structures font s’étendre sans cesse les zones de misère et avec elles la détresse, la frustration et l’amertume .
Nous sommes ici en face d’un drame dont l’ampleur ne peut laisser personne indifférent. Le sujet qui, d’une part, cherche à tirer le profit maximal et celui qui, d’autre part, paye le tribut des dommages et des injures, est toujours l’homme. Le drame est encore exacerbé par le voisinage des couches sociales privilégiées et des pays de l’opulence qui accumulent les biens de manière excessive et dont la richesse devient très souvent, par son excès même, la cause de troubles divers. A cela s’ajoutent la fièvre de l’inflation et la langueur du chômage, autres symptômes de ce désordre moral que l’on remarque dans la situation mondiale et qui appelle des innovations hardies et créatrices, conformes à la dignité authentique de l’homme .
La tâche n’est pas impossible. Le principe de solidarité, au sens large, doit inspirer la recherche efficace d’institutions et de mécanismes appropriés : il s’agit aussi bien de l’ordre des échanges,où il faut se laisser guider par les lois d’une saine compétition, que de l’ordre d’une plus ample et plus immédiate redistribution des richesses et des contrôles sur celles-ci, afin que les peuples en voie de développement économique puissent non seulement satisfaire leurs besoins essentiels, mais aussi se développer progressivement et efficacement.
On n’avancera dans cette voie difficile, dans la voie des indispensables transformations des structures de la vie économique, que moyennant une véritable conversion de l’esprit, de la volonté et du cœur. La tâche requiert l’engagement résolu d’hommes et de peuples libres et solidaires. Trop souvent, on confond la liberté avec l’instinct de l’intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l’instinct de lutte et de domination, quelles que soient les couleurs idéologiques dont on le teinte. Il est bien certain que ces instincts existent et agissent, mais il n’y aura de possibilité d’économie vraiment humaine que s’ils sont assumés, orientés et maîtrisés par les forces les plus profondes qui se trouvent dans l’homme et qui déterminent la vraie culture des peuples. C’est précisément de ces sources que doit naître l’effort dans lequel s’exprimera l’authentique liberté humaine et qui sera capable d’assurer celle-ci dans le domaine économique aussi. La croissance économique, avec tout ce qui appartient seulement à son mode d’action propre et adéquat, doit être constamment planifiée et réalisée à l’intérieur d’une perspective de développement plénier et solidaire des hommes et des peuples, comme le rappelait avec force mon prédécesseur Paul VI dans Populorum progressio ; sans quoi, la seule catégorie de « progrès économique » devient une catégorie supérieure qui subordonne toute l’existence humaine à ses exigences partiales, étouffe l’homme, disloque les sociétés et finit par s’enliser elle-même dans ses contradictions et ses propres excès.
Il est possible de remplir ce devoir ; les faits avérés et les résultats qu’il est difficile d’énumérer ici d’une manière plus analytique en témoignent. Une chose, en tout cas, est certaine : il faut mettre, accepter et approfondir, à la base de cet effort gigantesque, le sens de la responsabilité morale que l’homme doit assumer. Encore et toujours : l’homme. Nous voici encore une fois renvoyés à la responsabilité morale, dont le sujet n’est autre que l’homme. Pour nous chrétiens, une telle responsabilité devient particulièrement évidente, lorsque nous évoquons _et il faut toujours la rappeler _la scène du jugement dernier, selon les paroles du Christ rapportées par l’Evangile de Matthieu .
Cette scène eschatologique doit toujours être appliquée à l’histoire de l’homme, elle doit toujours être prise comme « mesure » des actes humains, comme un schéma essentiel d’examen de conscience pour chacun et pour tous : « J’avais faim, et vous ne m’avez pas donné à manger… ; j’étais nu et vous ne m’avez pas vêtu… ; j’étais en prison et vous n’êtes pas venu me voir » . Ces paroles prennent davantage encore valeur d’avertissement si nous pensons que, au lieu du pain et de l’aide culturelle aux nouveaux Etats et aux nouvelles nations qui s’éveillent à la vie de l’indépendance, on offre parfois en abondance des armes modernes et des moyens de destruction, mis au service de conflits armés et de guerres qui sont moins une exigence de la défense de leurs justes droits et de leur souveraineté qu’une forme de chauvinisme, d’impérialisme, de néo-colonialisme en tout genre. Tout le monde sait bien que les zones de misère ou de faim qui existent sur notre globe auraient pu être « fertilisées » en un bref laps de temps, si les investissements phénoménaux consacrés aux armements pour servir à la guerre et à la destruction avaient été changés en investissements consacrés à la nourriture pour servir à la vie.
Peut-être cette considération demeurera-t-elle partiellement « abstraite », peut-être offrira-t-elle l’occasion, à l’une ou à l’autre « partie », de s’accuser réciproquement en oubliant chacune ses propres fautes. Peut-être provoquera-t-elle encore de nouvelles accusations contre l’Eglise. Celle-ci, cependant, ne disposant pas d’autres armes que celles de l’esprit, de la parole et de l’amour, ne peut renoncer à annoncer « la parole… à temps et à contretemps » . C’est pourquoi elle ne cesse de demander à chacune des deux parties et de demander à tous au nom de Dieu et au nom de l’homme : ne tuez pas ! Ne préparez pas pour les hommes destructions et exterminations ! Pensez à vos frères qui souffrent de la faim et de la misère ! Respectez la dignité et la liberté de chacun !
17. Droits de l’homme : « lettre » ou « esprit » ?
Notre siècle a été jusqu’ici un siècle de grands désastres pour l’homme, de grandes dévastations, non seulement matérielles, mais encore morales, et peut-être surtout morales. Certes, il n’est pas facile de comparer sous cet aspect les époques et les siècles, car cela dépend aussi des critères historiques qui changent. Néanmoins, sans appliquer ces comparaisons, il faut pourtant constater que ce siècle a été jusqu’ici un siècle où les hommes se sont préparés pour eux-mêmes beaucoup d’injustices et de souffrances. Ce processus a‑t-il été vraiment freiné ? En tout cas on ne peut s’empêcher de rappeler ici, avec des sentiments d’estime pour le passé et de profonde espérance pour l’avenir, le magnifique effort accompli pour donner vie à l’Organisation des Nations Unies, effort qui tend à définir et à établir les droits objectifs et inviolables de l’homme, en obligeant les Etats membres à une rigoureuse observance de ces droits, avec réciprocité. Cet engagement a été accepté et ratifié par presque tous les Etats d’aujourd’hui, et cela devrait constituer une garantie permettant aux droits de l’homme de devenir, dans le monde entier, un principe fondamental des efforts accomplis pour le bien de l’homme.
L’Eglise n’a pas besoin de réaffirmer à quel point ce problème est lié de façon étroite à sa mission dans le monde contemporain. Il est en effet à la base même de la paix sociale et internationale, comme l’ont déclaré à ce sujet Jean XXIII, le Concile Vatican II, puis Paul VI dans des documents qui ont traité le sujet en détail. En définitive, la paix se réduit au respect des droits inviolables de l’homme _opus iustitiae pax _, tandis que la guerre naît de la violation de ces droits et entraîne encore de plus graves violations de ceux-ci. Si les droits de l’homme sont violés en temps de paix, cela devient particulièrement douloureux ; du point de vue du progrès, cela représente un phénomène incompréhensible de lutte contre l’homme, et ce fait ne peut en aucune façon s’accorder avec quelque programme que ce soit qui se définisse « humaniste ». Et quel programme social, économique, politique, culturel pourrait renoncer à cette définition ? Nous nourrissons la profonde conviction qu’il n’y a aujourd’hui dans le monde aucun programme qui, même avec des idéologies opposées quant à la conception du monde, ne mette l’homme au premier plan.
Or, si malgré de telles prémisses les droits de l’homme sont violés de différentes façons, si, en fait, nous sommes témoins des camps de concentration, de la violence, de la torture, du terrorisme et de multiples discriminations, ce doit être une conséquence des autres prémisses qui minent ou même souvent annulent en quelque sorte l’efficacité des prémisses humanistes de ces programmes et systèmes modernes. Le devoir s’impose alors nécessairement de soumettre ces programmes à une continuelle révision à partir des droits objectifs et inviolables de l’homme.
La Déclaration de ces droits et aussi l’institution de l’Organisation des Nations Unies ne se limitaient certainement pas à vouloir rompre avec les horribles expériences de la dernière guerre mondiale, mais elles visaient aussi à créer la base d’une révision continuelle des programmes, des systèmes, des régimes, précisément à partir de ce point de vue unique et fondamental qu’est le bien de l’homme _disons de la personne dans la communauté _et qui, comme facteur fondamental du bien commun, doit constituer le critère essentiel de tous les programmes, systèmes et régimes. Dans le cas contraire, la vie humaine, même en période de paix, est condamnée à des souffrances diverses, et en même temps ces souffrances sont accompagnées d’un développement de formes variées de domination, de totalitarisme, de néo-colonialisme, d’impérialisme, qui menacent aussi les rapports entre les nations. En vérité,c’est un fait significatif, et confirmé à bien des reprises par les expériences de l’histoire, que la violation des droits de l’homme va de pair avec la violation des droits de la nation, avec laquelle l’homme est uni par des liens organiques, comme avec une famille agrandie.
Dès la première moitié de ce siècle, dans la période où se développaient divers totalitarismes d’Etat qui _on ne le sait que trop _conduisirent à l’horrible catastrophe de la guerre, l’Eglise avait déjà clairement précisé sa position en face de ces régimes qui agissaient apparemment pour un bien supérieur, à savoir le bien de l’Etat, alors que l’histoire devait démontrer au contraire qu’il s’agissait seulement du bien d’un parti déterminé qui s’identifiait avec l’Etat . En réalité ces régimes avaient réduit les droits des citoyens en refusant de leur reconnaître les droits inviolables de l’homme qui, au milieu de notre siècle, ont obtenu leur formulation au plan international. En partageant la joie de cette conquête avec tous les hommes de bonne volonté, avec tous les hommes qui aiment vraiment la justice et la paix, l’Eglise, consciente que la « lettre » seule peut tuer, tandis que seul « l’esprit donne la vie » , doit s’unir à ces hommes de bonne volonté pour demander sans cesse si la Déclaration des droits de l’homme et l’acceptation de leur « lettre » signifient partout également la réalisation de leur « esprit ». Il surgit en effet la crainte fondée que très souvent nous ne soyons encore loin de cette réalisation et que parfois l’esprit de la vie sociale et publique ne se trouve dans une douloureuse opposition avec la « lettre » des droits de l’homme telle qu’elle figure dans la Déclaration. Cet état de choses, lourd de conséquences pour les diverses sociétés, gréverait particulièrement, au regard de ces sociétés et de l’histoire de l’homme, la responsabilité de ceux qui contribuent à l’établir.
Le sens fondamental de l’Etat comme communauté politique consiste en ce que la société qui le compose, le peuple, est maître de son propre destin. Ce sens n’est pas réalisé si, au lieu d’un pouvoir exercé avec la participation morale de la société ou du peuple, nous sommes témoins d’un pouvoir imposé par un groupe déterminé à tous les autres membres de cette société. Ces choses sont essentielles à notre époque où la conscience sociale des hommes s’est énormément accrue et, en même temps qu’elle, le besoin d’une participation correcte des citoyens à la vie de la communauté politique, compte tenu des conditions réelles de chaque peuple et de la nécessité d’une autorité publique suffisamment forte . Ce sont là des problèmes de première importance en ce qui concerne le progrès de l’homme lui-même et le développement global de son humanité.
L’Eglise a toujours enseigné le devoir d’agir pour le bien commun et, ce faisant, elle a éduqué aussi de bons citoyens pour chaque Etat. Elle a en outre toujours enseigné que le devoir fondamental du pouvoir est la sollicitude pour le bien commun de la société ; de là dérivent ses droits fondamentaux. Au nom de ces prémisses relatives à l’ordre éthique objectif, les droits du pouvoir ne peuvent être entendus que sur la base du respect des droits objectifs et inviolables de l’homme. Ce bien commun, au service duquel est l’autorité dans l’Etat, ne trouve sa pleine réalisation que lorsque tous les citoyens sont assurés de leurs droits. Autrement on arrive à la désagrégation de la société, à l’opposition des citoyens à l’autorité, ou alors à une situation d’oppression, d’intimidation, de violence, de terrorisme, dont les totalitarismes de notre siècle nous ont fourni de nombreux exemples. C’est ainsi que le principe des droits de l’homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques.
Parmi ces droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse à côté du droit à la liberté de conscience. Le Concile Vatican II a estimé particulièrement nécessaire l’élaboration d’une déclaration plus étendue sur ce thème. C’est le document qui s’intitule Dignitatis humanae : on y trouve exprimées non seulement la conception théologique du problème, mais encore la conception qui part du droit naturel, c’est-à-dire d’un point de vue « purement humain », sur la base des prémisses dictées par l’expérience même de l’homme, par sa raison et par le sens de sa dignité. Certes la limitation de la liberté religleuse des personnes et des communautés n’est pas seulement une douloureuse expérience pour elles, mais elle atteint avant tout la dignité même de l’homme, indépendamment de la religion que ces personnes ou ces communautés professent ou de la conception du monde qu’elles ont. La limitation de la liberté religieuse et sa violation sont en contradiction avec la dignité de l’homme et avec ses droits objectifs. Le document conciliaire cité plus haut dit assez clairement en quoi consiste une telle limitation et une telle violation de la liberté religieuse. Sans aucun doute, nous nous trouvons dans ce cas en face d’une injustice radicale affectant ce qui est particulièrement profond dans l’homme, ce qui est authentiquement humain. De fait, même le phénomène de l’incrédulité, de l’attitude areligieuse et de l’athéisme, comme phénomène humain, ne se comprend qu’en relation avec le phénomène de la religion et de la foi. Il est par conséquent difficile, même d’un point de vue « purement humain », d’accepter une position selon laquelle seul l’athéisme a droit de cité dans la vie publique et sociale, tandis que les croyants, comme par principe, sont à peine tolérés, ou encore traités comme citoyens de « catégorie » inférieure et finalement _ce qui est déjà arrivé _totalement privés de leurs droits de citoyens.
Il faut, même brièvement, traiter également ce thème, car il rentre lui aussi dans l’ensemble complexe des situations de l’homme dans le monde actuel, et il témoigne lui aussi à quel point cette situation est grevée de préjugés et d’injustices de tout genre. Si nous nous abstenons d’entrer dans les détails en ce domaine _et nous aurions un droit et un devoir spécial de le faire _, c’est avant tout parce que, unis à tous ceux qui souffrent de la discrimination et de la persécution pour le nom de Dieu, nous sommes guidés par la foi en la force rédemptrice de la croix du Christ. Cependant, en vertu de ma charge, je désire, au nom de tous les croyants du monde entier, m’adresser à ceux dont dépend de quelque manière l’organisation de la vie sociale et publique, en leur demandant instamment de respecter les droits de la religion et de l’activité de l’Eglise. On ne demande aucun privilège, mais le respect d’un droit élémentaire. La réalisation de ce droit est l’un des tests fondamentaux pour vérifíer le progrès authentique de l’homme en tout régime, dans toute société, système ou milieu.
Chapitre 4 : La mission de l’Eglise et le destin de l’Homme
18. La sollicitude de l’Eglise pour la vocation de l’homme dans le Christ
Ce regard nécessairement sommaire sur la situation de l’homme dans le monde contemporain nous amène à tourner davantage nos pensées et nos cœurs vers Jésus-Christ, vers le mystère de la Rédemption, dans lequel le problème de l’homme est inscrit avec une force spéciale de vérité et d’amour. Si le Christ « s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme » , l’Eglise, en pénétrant dans l’intimité de ce mystère, dans son langage riche et universel, vit aussi plus profondément sa nature et sa mission. Ce n’est pas en vain que l’Apôtre parle du Corps du Christ qu’est l’Eglise . Si ce Corps mystique du Christ est le peuple de Dieu _comme dira par la suite le Concile Vatican II en se fondant sur toute la tradition biblique et patristique _, cela signifie que tout homme est dans ce Corps pénétré par le souffle de vie qui vient du Christ. En ce sens également se tourner vers l’homme, vers ses problèmes réels, vers ses espérances et ses souffrances, ses conquêtes et ses chutes, fait que l’Eglise elle-même comme corps, comme organisme, comme unité sociale, perçoit les impulsions divines, les lumières et les forces de l’Esprit Saint qui proviennent du Christ crucifié et ressuscité, et c’est là précisément la raison d’être de sa vie. L’Eglise n’a pas d’autre vie que celle que lui donne son Epoux et Seigneur. En effet, parce que le Christ s’est uni à elle dans son ministère de Rédemption, l’Eglise doit être fortement unie à chaque homme.
Cette union du Christ avec l’homme est en elle-même un mystère dont naît l’« homme nouveau », appelé à participer à la vie de Dieu , créé à nouveau dans le Christ et élevé à la plénitude de la grâce et de la vérité . Son union avec le Christ fait la force de l’homme et est la source de cette force, selon l’expression incisive de saint Jean dans le prologue de son Evangile : « Le Verbe a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » . Voilà la force qui transforme intérieurement l’homme, comme principe d’une vie nouvelle qui ne disparaît ni ne passe, mais qui dure pour la vie éternelle . Cette vie promise et offerte à chaque homme par le Père en Jésus-Christ, Fils unique et éternel, incarné et né de la Vierge Marie « quand vint la plénitude du temps » , est l’accomplissement final de la vocation de l’homme. C’est en quelque sorte l’accomplissement de ce « destin » que Dieu lui a préparé de toute éternité. Ce « destin divin » suit son cours par-delà toutes les énigmes, les inconnues, les méandres, les détours du « destin humain » dans le monde temporel. Si en effet tout ceci conduit par une nécessité inévitable, malgré la richesse de la vie temporelle, jusqu’aux confins de la mort et à la destruction du corps humain, le Christ nous apparaît au-delà de cette frontière. « Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en moi… ne mourra pas pour toujours » . En Jésus-Christ crucifié, déposé dans le sépulcre et ensuite ressuscité, « resplendit pour nous l’espérance de la résurrection bienheureuse…, la promesse de l’immortalité future » , vers laquelle s’en va l’homme à travers la mort du corps, en partageant avec toutes les créatures visibles cette nécessité à la quelle la matière est soumise. Nous cherchons à approfondir toujours davantage le langage de cette vérité que le Rédempteur de l’homme a enfermée dans cette phrase : « C’est l’Esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien » . Ces paroles, malgré les apparences, expriment la plus haute affirmation de l’homme : l’affirmation du corps, que l’Esprit vivifie !
L’Eglise vit cette réalité, vit de cette vérité sur l’homme qui lui permet de franchir les frontières de la temporalité et en même temps de penser avec une sollicitude et un amour particuliers à tout ce qui, dans les dimensions de cette temporalité, a une répercussion sur la vie de l’homme, sur la vie de l’esprit humain où s’exprime l’inquiétude permanente dont parle saint Augustin : « Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi » . Dans cette inquiétude créative palpite tout ce qui est profondément humain : la recherche de la vérité, l’insatiable nécessité du bien, la faim de la liberté, la nostalgie du beau, la voix de la conscience. L’Eglise, cherchant à regarder l’homme comme « avec les yeux du Christ lui-même », prend toujours davantage conscience d’être la gardienne d’un grand trésor qu’elle n’a pas le droit de gaspiller, mais qu’elle doit continuellement accroître. De fait le Seigneur Jésus a dit : « Qui n’amasse pas avec moi dissipe » . Ce trésor de l’humanité, enrichi de l’ineffable mystère de la filiation divine , de la grâce d’« adoption de fils » dans le Fils Unique de Dieu par lequel nous disons à Dieu « Abba, Père » , est en même temps une force puissante qui unifie l’Eglise surtout de l’intérieur, et donne un sens à toute son activité. Par cette force, l’Eglise s’unit à l’Esprit du Christ, à cet Esprit Saint que le Rédempteur avait promis, qu’il communique sans cesse et dont la venue, manifestée le jour de la Pentecôte, dure toujours. Ainsi se révèlent dans les hommes les forces de l’Esprit , les dons de l’Esprit , les fruits de l’Esprit Saint . Et l’Eglise de notre temps semble répéter avec une ferveur toujours plus grande et une sainte insistance : « Viens, Esprit Saint ! ». Viens ! Viens ! « Lave ce qui est souillé ! Baigne ce qui est aride ! Guéris ce qui est blessé ! Assouplis ce qui est raide ! Réchauffe ce qui est froid ! Rends droit ce qui est faussé ! » .
Cette supplication à l’Esprit Saint, visant à obtenir l’Esprit, est la réponse à tous les « matérialismes » de notre époque. Ce sont eux qui font naître tant de formes d’insatiabilité du cœur humain. Cette supplication se fait sentir de divers côtés et elle semble porter des fruits de bien des manières. Peut-on dire que l’Eglise n’est pas seule dans cette supplication ? Oui, on peut le dire, parce que « le besoin » de ce qui est spirituel est exprimé également par des personnes qui se trouvent hors des frontières visibles de l’Eglise .
Cela n’est-il pas confirmé par cette vérité sur l’Eglise, mise en évidence avec tant d’acuité par le récent Concile dans la constitution dogmatique Lumen gentium, là où il enseigne que l’Eglise est « sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » ? Cette invocation à l’Esprit et par l’Esprit n’est autre qu’une façon constante de pénétrer dans la pleine dimension du mystère de la Rédemption, selon lequel le Christ, uni au Père et avec tout homme, nous communique continuellement cet Esprit qui met en nous les sentiments du Fils et nous tourne vers le Père . C’est pour cette raison que l’Eglise de notre époque _époque particulièrement affamée d’Esprit parce qu’affamée de justice, de paix, d’amour, de bonté, de force, de responsabilité, de dignité humaine _doit se concentrer et se réunir autour de ce Mystère, en retrouvant en lui la lumière et la force indispensable à sa propre mission. Si en effet, comme il a été dit précédemment, l’homme est la route de la vie quotidienne de l’Eglise, il est nécessaire que l’Eglise elle-même soit toujours consciente de la dignité de l’adoption divine que l’homme obtient dans le Christ par la grâce de l’Esprit Saint , et consciente de sa destination à la grâce et à la gloire . En reprenant toujours la réflexion sur tout ceci, en l’acceptant avec une foi toujours plus consciente et avec un amour toujours plus ferme, l’Eglise se rend dès lors plus capable de ce service de l’homme auquel le Christ Seigneur l’appelle quand il dit : « Le Fils de l’homme… n’est pas venu pour être servi, mais pour servir » . L’Eglise exerce ce ministère en participant à « la triple fonction » qui est proprement celle de son Maître et Rédempteur. Cette doctrine, avec son fondement biblique, a été mise en lumière par le Concile Vatican II, au grand profit de la vie de l’Eglise. Lorsque, en effet, nous devenons conscients de la participation à la triple mission du Christ, à sa triple fonction _sacerdotale, prophétique et royale _, nous devenons également plus conscients de ce à quoi doit servir toute l’Eglise, en tant que société et communauté du peuple de Dieu sur la terre, et nous comprenons aussi quelle doit être la participation de chacun d’entre nous à cette mission et à ce service.
19. L’Eglise responsable de la vérité
Ainsi, à la lumière de la doctrine du Concile Vatican II, l’Eglise apparaît à nos yeux comme étant socialement sujet de responsabilité à l’égard de la vérité divine. C’est avec une profonde émotion que nous écoutons le Christ lui-même lorsqu’il déclare : « La parole que vous entendez n’est pas la mienne, mais elle est celle du Père qui m’a envoyé » . Dans cette affirmation de notre Maître, ne doit-on pas voir cette responsabilité à l’égard de la vérité révélée, qui est « propriété » de Dieu seul, puisque même Lui, le « Fils unique » qui vit « dans le sein du Père » sent le besoin, lorsqu’il la transmet comme prophète et maître, de souligner qu’il agit dans une fidélité entière à la source divine de la vérité ? La même fidélité doit être une qualité constitutive de la foi de l’Eglise, soit qu’elle enseigne, soit qu’elle professe cette foi. Celle-ci, en tant que vertu surnaturelle spécifique infusée dans l’esprit humain, nous fait participer à la connaissance de Dieu en réponse à sa Parole révélée. C’est pourquoi il est nécessaire que l’Eglise, lorsqu’elle professe et enseigne la foi, adhère étroitement à la vérité divine et que cela se traduise par une attitude vécue de soumission conforme à la raison . Le Christ lui-même, pour garantir la fidélité à la vérité divine, a promis à l’Eglise l’assistance spéciale de l’Esprit de vérité ; il a donné le don de l’infaillibilité à ceux auxquels il a confié la charge de transmettre cette vérité et de l’enseigner comme le premier Concile du Vatican l’avait déjà clairement défini et comme le Concile Vatican II l’a réaffirmé à sa suite _et il a doté en outre le peuple de Dieu tout entier d’un sens particulier de la foi .
En conséquence, nous sommes devenus participants de cette mission du Christ prophète et, en vertu de la même mission, nous sommes avec lui au service de la vérité divine dans l’Eglise. La responsabilité envers cette vérité signifie aussi que nous devons l’aimer, en chercher la compréhension la plus exacte, de manière à la rendre plus accessible à nous-mêmes et aux autres dans toute sa force salvifique, dans sa splendeur, dans sa profondeur et en même temps dans sa simplicité. Cet amour et cette aspiration à comprendre la vérité doivent progresser ensemble, comme le montre l’histoire des saints de l’Eglise. Ils étaient les plus éclairés par la lumière authentique qui reflète la vérité divine et approche la réalité même de Dieu, parce qu’ils abordaient cette vérité avec vénération et amour : amour avant tout pour le Christ, Verbe vivant de la vérité divine, et en même temps amour envers son expression humaine dans l’Evangile, dans la tradition, dans la théologie. Aujourd’hui aussi, il est nécessaire d’avoir avant tout une telle compréhension et une telle interprétation de la Parole divine ; il est nécessaire d’avoir une telle théologie. La théologie a toujours eu et continue d’avoir une grande importance pour que l’Eglise, Peuple de Dieu, puisse participer d’une manière créatrice et féconde à la mission prophétique du Christ. C’est pourquoi les théologiens qui, en tant que serviteurs de la vérité divine, consacrent leurs études et leurs travaux à une compréhension toujours plus pénétrante de celle-ci, ne peuvent jamais perdre de vue la signification de leur service ecclésial, signification contenue dans le concept de l’intellectus fidei. Ce concept a une fonction pour ainsi dire bilatérale, conformément à l’expression intellege ut credas – crede ut intellegas , et il est utilisé correctement lorsque les théologiens cherchent à servir le Magistère, confié dans l’Eglise aux évêques unis par le lien de la communion hiérarchique avec le Successeur de Pierre, et encore lorsqu’ils se mettent au service de leur souci de l’enseignement et de la pastorale, tout comme aussi lorsqu’ils se mettent au service des engagements apostoliques de tout le peuple de Dieu.
Comme aux époques précédentes, et peut-être plus encore aujourd’hui, les théologiens et tous les hommes de science de l’Eglise sont appelés à unir la foi à la science et à la sagesse pour contribuer à leur compénétration réciproque, comme nous le lisons dans la prière liturgique pour la fête de saint Albert, Docteur de l’Eglise. Cet engagement s’est énormément développé aujourd’hui en raison du progrès du savoir humain, de ses méthodes et de ses conquêtes dans la connaissance du monde et de l’homme. Ceci concerne aussi bien les sciences exactes que les sciences humaines comme aussi la philosophie, dont les liens étroits avec la théologie ont été rappelés par le Concile Vatican II .
Dans ce domaine de la connaissance humaine qui s’étend et se différencie continuellement, la foi doit elle aussi s’approfondir constamment, en mettant en lumière l’ampleur du mystère révélé et en tendant à la compréhension de la vérité qui a en Dieu sa source unique et suprême. S’il est permis _et il faut même le souhaiter _que le travail énorme à accomplir en ce sens prenne en considération un certain pluralisme méthodologique, un tel travail ne peut pas cependant s’éloigner de l’unité fondamentale dans l’enseignement de la foi et de la morale, qui est sa fin propre. C’est pourquoi une collaboration étroite de la théologie avec le Magistère est indispensable. Tout théologien doit être particulièrement conscient de ce que le Christ lui-même a exprimé lorsqu’il a dit : « La parole que vous entendez n’est pas de moi mais du Père qui m’a envoyé » . Personne ne peut donc faire de la théologie comme si elle consistait simplement à faire un exposé de ses idées personnelles ; mais chacun doit être conscient de demeurer en union étroite avec la mission d’enseigner la vérité, dont l’Eglise est responsable.
La participation à la fonction prophétique du Christ modèle la vie de toute l’Eglise selon sa dimension fondamentale. Une participation particulière à cette fonction revient aux Pasteurs de l’Eglise, qui enseignent et qui, continuellement et de diverses manières, annoncent et transmettent la doctrine de la foi et de la morale chrétienne. Cet enseignement, sous son aspect missionnaire ou sous son aspect ordinaire, contribue à unir le peuple de Dieu autour du Christ, prépare à la participation à l’Eucharistie, indique les voies de la vie sacramentelle. Le Synode des Evêques de 1977 a consacré une attention particulière à la catéchèse dans le monde contemporain et le fruit de ses délibérations, de ses expériences et de ses suggestions trouvera d’ici peu son expression dans un document pontifical, conformément à la proposition faite par les membres du Synode. La catéchèse constitue, c’est bien certain, une forme à la fois permanente et fondamentale de l’activité de l’Eglise, dans laquelle se manifeste son charisme prophétique : témoignage et enseignement vont de pair. Bien qu’on parle ici en premier lieu des prêtres, il est impossible de ne pas rappeler aussi le grand nombre de religieux et de religieuses qui s’adonnent à l’activité catéchétique par amour de leur divin Maître. Il serait difficile aussi de ne pas mentionner tant de laïcs qui trouvent dans cette activité l’expression de leur foi et de leur responsabilité apostolique.
En outre, il faut viser toujours davantage à ce que les diverses formes de catéchèse, en ses différents domaines _à commencer par cette forme fondamentale qu’est la catéchèse « familiale », c’est-à-dire la catéchèse faite par les parents à leurs propres enfants _, manifestent la participation universelle de tout le peuple de Dieu à la fonction prophétique du Christ lui-même. En fonction de cela, il faut que la responsabilité de l’Eglise envers la vérité divine se trouve partagée par tous, toujours davantage, et de bien des manières. Et que dire ici des spécialistes des diverses disciplines, des scientifiques, des littéraires, des médecins, des juristes, des artistes et des techniciens, des enseignants de tous niveaux et de toutes spécialités ? Tous, en tant que membres du peuple de Dieu, ils ont leur rôle propre dans la mission prophétique du Christ, dans son service de la vérité divine, y compris à travers leur approche honnête de la vérité en tout domaine, dans la mesure où ils forment autrui à la vérité et lui enseignent à grandir dans l’amour et la justice. Ainsi, le sens de la responsabilité à l’égard de la vérité est un des points fondamentaux de rencontre de l’Eglise avec chaque homme, et il est de même l’une des exigences fondamentales qui déterminent la vocation de l’homme dans la communauté ecclésiale. L’Eglise de notre temps, guidée par le sens de sa responsabilité envers la vérité, doit persévérer dans la fidélité à sa propre nature, à laquelle se rapporte la mission prophétique reçue du Christ : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie… Recevez le Saint-Esprit ».
20. Eucharistie et pénitence
Dans le mystère de la Rédemption, c’est-à-dire dans l’œuvre de salut accomplie par le Christ, l’Eglise ne participe pas seulement à la bonne nouvelle de son Maître par sa fidélité à sa parole et le service de la vérité, mais elle participe également, par sa soumission pleine d’espérance et d’amour, à la force de son action rédemptrice, qu’il a exprimée et placée dans les sacrements, principalement dans l’Eucharistie . Celle-ci est le centre et le sommet de toute la vie sacramentelle par laquelle chaque chrétien reçoit la force salvifique de la Rédemption, en commençant par le mystère du baptême par lequel nous sommes plongés dans la mort du Christ pour devenir participants de sa résurrection , comme l’enseigne l’Apôtre. A la lumière de cette doctrine, on voit encore mieux la raison pour laquelle toute la vie sacramentelle de l’Eglise et de chaque chrétien atteint son sommet et sa plénitude dans l’Eucharistie. Dans ce sacrement, en effet, le mystère du Christ s’offrant lui-même en sacrifice au Père sur l’autel de la croix se renouvelle continuellement de par sa volonté : sacrifice que le Père a accepté, échangeant le don total de son Fils, qui s’est fait « obéissant jusqu’à la mort » , avec son propre don paternel, c’est-à-dire avec le don de la vie nouvelle et immortelle dans la résurrection, car le Père est la source première de la vie et celui qui la donne depuis le commencement. Cette vie nouvelle, qui implique la glorification corporelle du Christ crucifié, est devenue signe efficace du don nouveau fait à l’humanité : ce don est l’Esprit Saint grâce auquel la vie divine que le Père a en lui et qu’il donne à son Fils se trouve communiquée à tous les hommes qui sont unis au Christ.
L’Eucharistie est le sacrement le plus parfait de cette union. En célébrant l’Eucharistie et en y participant, nous sommes unis au Christ terrestre et céleste qui intercède pour nous auprès du Père , mais nous ne sommes unis à Lui qu’à travers l’acte rédempteur de son sacrifice par lequel il nous a rachetés de manière telle que nous avons été « achetés à grand prix » . Le « grand prix » de notre Rédemption montre tout à la fois la valeur que Dieu lui-même attribue à l’homme et notre dignité dans le Christ. En devenant « fils de Dieu » , fils adoptifs , nous devenons en même temps à sa ressemblance « un royaume de prêtres », nous recevons « le sacerdoce royal » , c’est-à-dire que nous participons à cette unique et irréversible restitution de l’homme et du monde au Père que Lui, à la fois Fils éternel et homme véritable, a accomplie une fois pour toutes. L’Eucharistie est le sacrement dans lequel s’exprime le plus complètement notre être nouveau ; en lui aussi le Christ lui-même, continuellement et de façon toujours nouvelle, « rend témoignage » dans l’Esprit Saint à notre esprit que chacun de nous, en tant que participant au mystère de la Rédemption, a accès aux fruits de la réconciliation filiale avec Dieu qu’Il a lui-même réalisée et qu’il réalise toujours parmi nous par le ministère de l’Eglise.
C’est une vérité essentielle, non seulement doctrinale mais existentielle, que l’Eucharistie construit l’Eglise , et elle la construit comme communauté authentique du peuple de Dieu, comme assemblée des fidèles, marquée par ce caractère d’unité auquel participèrent les Apôtres et les premiers disciples du Seigneur. L’Eucharistie construit toujours de nouveau cette communauté et cette unité ; elle la construit et la régénère toujours à partir du sacrifice du Christ, parce qu’elle commémore sa mort sur la croix , qui a été le prix dont il nous a rachetés. C’est pourquoi nous touchons pour ainsi dire dans l’Eucharistie le mystère même du Corps et du Sang du Seigneur, comme en témoignent les paroles de l’institution qui sont devenues, en vertu de celle-ci, les paroles de la célébration perpétuelle de l’Eucharistie par ceux qui sont appelés à ce ministère dans l’Eglise.
L’Eglise vit de l’Eucharistie, elle vit de la plénitude de ce sacrement dont la signification et le contenu admirables ont souvent trouvé leur expression dans le magistère de l’Eglise depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours . Et pourtant, nous pouvons dire avec certitude que cet enseignement, mis en valeur avec pénétration par les théologiens, par les hommes de foi profonde et de prière, par les ascètes et les mystiques dans leur fidélité totale au mystère eucharistique, demeure pratiquement sur le seuil, parce qu’il est incapable de saisir et de traduire en paroles ce qu’est l’Eucharistie dans sa plénitude, ce qu’elle exprime et ce qui se réalise en elle. Elle est, au sens propre, le sacrement ineffable ! L’engagement essentiel, et par-dessus tout la grâce visible et jaillissante de la force surnaturelle de l’Eglise comme peuple de Dieu, consiste à persévérer et à progresser constamment dans la vie eucharistique, dans la piété eucharistique, à se développer spirituellement dans le climat de l’Eucharistie. A plus forte raison, il n’est donc pas permis, dans notre manière de penser, de vivre et d’agir, d’enlever à ce Sacrement qui est vraiment très saint sa dimension totale et sa signification essentielle. Il est en même temps sacrement et sacrifice, sacrement et communion, sacrement et présence. Et bien qu’il soit vrai que l’Eucharistie fut toujours et doit être encore la révélation la plus profonde et la célébration la meilleure de la fraternité humaine des disciples du Christ et de ceux qui lui rendent témoignage, elle ne peut pas être traitée seulement comme une « occasion » de manifester cette fraternité. Dans la célébration du sacrement du Corps et du Sang du Seigneur, il faut respecter la pleine dimension du mystère divin, le sens plénier de ce signe sacramentel dans lequel le Christ réellement présent est reçu, l’âme est comblée de grâce et le gage de la gloire future nous est donné . De là découle le devoir d’observer rigoureusement les règles liturgiques et tout ce qui est le témoignage du culte communautaire rendu à Dieu, et ceci d’autant plus que, dans ce signe sacramentel, le Seigneur s’en remet à nous avec une confiance illimitée, comme s’il ne prenait pas en considération notre faiblesse humaine, notre indignité, l’habitude, la routine ou même la possibilité de l’outrage. Tous dans l’Eglise, mais surtout les évêques et les prêtres, doivent veiller à ce que ce sacrement d’amour soit au centre de la vie du peuple de Dieu pour qu’on agisse, à travers toutes les manifestations du culte qui lui est dû, de manière à rendre au Christ « amour pour amour », et qu’il devienne vraiment « la vie de nos âmes » . Et d’autre part, nous ne pourrons jamais oublier ces paroles de saint Paul : « Que chacun s’éprouve donc lui-même et qu’il mange de ce pain et qu’il boive de ce calice » .
Cette exhortation de l’Apôtre indique au moins indirectement le lien étroit qui existe entre l’Eucharistie et la Pénitence. Et de fait, si la première parole de l’enseignement du Christ, si la première phrase de la « Bonne Nouvelle » de l’Evangile était : « Convertissez-vous, et croyez à l’Evangile » (métanoèite) , le sacrement de la Passion, de la Croix et de la Résurrection semble renforcer et fortifier d’une manière toute spéciale cet appel dans nos âmes. L’Eucharistie et la Pénitence deviennent ainsi, en un certain sens, deux dimensions étroitement connexes de la vie authentique selon l’esprit de l’Evangile, de la vie vraiment chrétienne. Le Christ, qui invite au banquet eucharistique, est toujours le Christ qui exhorte à la pénitence, qui répète : « Convertissez-vous » . Sans cet effort constant et toujours repris pour la conversion, la participation à l’Eucharistie serait privée de sa pleine efficacité rédemptrice ; en elle ferait défaut ou du moins se trouverait affaiblie la disponibilité particulière à offrir à Dieu le sacrifice spirituel dans laquelle s’exprime de manière essentielle et universelle notre participation au sacerdoce du Christ. Dans le Christ, en effet, le sacerdoce est uni à son propre sacrifice avec la donation qu’il fait de lui-même au Père ; et cette donation, précisément parce qu’elle est illimitée, fait naître en nous, hommes sujets à de multiples limitations, le besoin de nous tourner vers Dieu d’une manière toujours plus réfléchie, grâce à une conversion constante et toujours plus profonde.
On a beaucoup fait, au cours des dernières années, pour mettre en relief, conformément du reste à la tradition la plus ancienne de l’Eglise, l’aspect communautaire de la pénitence, et surtout du sacrement de pénitence dans la pratique ecclésiale. Ces initiatives sont utiles et serviront certainement à enrichir la pratique pénitentielle de l’Eglise contemporaine. Nous ne pouvons pas oublier cependant que la conversion est un acte intérieur d’une profondeur particulière dans lequel l’homme ne peut pas être suppléé par autrui, il ne peut se faire « remplacer » par la communauté. Bien que la communauté fraternelle des fidèles qui participent à la célébration pénitentielle favorise grandement la conversion personnelle, il est cependant nécessaire, en définitive, que cet acte soit une démarche de l’individu lui-même, dans toute la profondeur de sa conscience, avec le sentiment plénier de sa culpabilité et de sa confiance en Dieu, en se mettant en face de Lui comme le psalmiste pour confesser : « J’ai péché contre toi » . C’est pourquoi l’Eglise, observant fidèlement la pratique pluriséculaire du sacrement de pénitence _la pratique de la confession individuelle unie à l’acte personnel de contrition, au propos de se corriger et de réparer _, défend le droit particulier de l’âme humaine. C’est le droit à une rencontre plus personnelle de l’homme avec le Christ crucifié qui pardonne, avec le Christ qui dit par l’intermédiaire du ministre du sacrement de la réconciliation : « Tes péchés te sont remis » ; « Va, et ne pèche plus désormais » . Il est évident qu’il s’agit en même temps du droit du Christ lui-même à l’égard de chaque homme qu’il a racheté. C’est le droit de rencontrer chacun de nous à ce moment capital de la vie de l’âme qu’est le moment de la conversion et du pardon. En sauvegardant le sacrement de pénitence, l’Eglise affirme expressément sa foi dans le mystère de la Rédemption comme réalité vivante et vivifiante qui correspond à la vérité intérieure de l’homme, à sa culpabilité et aussi aux désirs de sa conscience. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés » . Le sacrement de pénitence est le moyen de rassasier l’homme de cette justice qui vient du Rédempteur.
L’Eglise, surtout en notre temps, se rassemble spécialement autour de l’Eucharistie et désire que la communauté eucharistique authentique devienne le signe de l’unité de tous les chrétiens, unité qui va en mûrissant progressivement : dans ces conditions, on doit ressentir vivement le besoin de la pénitence, aussi bien sous son aspect sacramentel que sous son aspect de vertu. Ce second aspect a été exprimé par le Pape Paul VI dans la constitution apostoliquePaenitemini . Un des devoirs de l’Eglise est de mettre en œuvre son enseignement ; il s’agit là d’un thème qu’il nous faudra, c’est certain, approfondir encore dans une réflexion commune et qui devra faire l’objet de nombreuses décisions ultérieures, en esprit de collégialité pastorale, en tenant compte des diverses traditions existant à ce sujet et des diverses circonstances de la vie des hommes de notre temps. Cependant il est certain que l’Eglise du nouvel Avent, l’Eglise qui se prépare continuellement à la nouvelle venue du Seigneur, doit être l’Eglise de l’Eucharistie et de la Pénitence. C’est seulement sous cet angle spirituel de sa vitalité et de son activité qu’elle est l’Eglise de la mission divine, l’Eglise in statu missionis, en état de mission, telle que le Concile Vatican II nous en a révélé le visage.
21. Vocation chrétienne : servir et régner
Le Concile Vatican II, en élaborant à partir de ses fondements l’image de l’Eglise comme peuple de Dieu, grâce à la mise en relief de la triple mission du Christ et du fait qu’en y participant nous devenons vraiment le peuple de Dieu, a mis aussi en relief cette caractéristique de la vocation chrétienne que l’on peut appeler « royale ». Pour présenter toute la richesse de la doctrine conciliaire, il faudrait se référer ici à de nombreux chapitres et paragraphes de la constitution Lumen gentium, et aussi à bien d’autres documents conciliaires. Au milieu de toute cette richesse, un élément semble cependant ressortir : la participation à la mission royale du Christ, c’est-à-dire le fait de redécouvrir en soi et dans les autres la dignité particulière de notre vocation qui peut se définir comme « royauté ». Cette dignité s’exprime dans la disponibilité pour servir, à l’exemple du Christ qui « n’est pas venu pour être servi mais pour servir » . Donc, si on ne peut vraiment « régner » qu’en « servant », comme le montre l’attitude du Christ, le « service » exige en même temps une maturité spirituelle telle qu’il faut le définir à juste titre comme une « royauté ». Pour être capable de servir les autres dignement et efficacement, il faut savoir se dominer soi-même, il faut posséder les vertus qui rendent cette domination possible. Notre participation à la mission royale du Christ, et précisément à sa « fonction royale » (munus), est liée étroitement à toute la sphère de la morale, chrétienne et aussi humaine.
Le Concile Vatican II, en présentant une vision complète du peuple de Dieu et en rappelant quelle place y tiennent non seulement les prêtres mais aussi les laïcs, non seulement les représentants de la hiérarchie mais aussi ceux des instituts masculins et féminins de vie consacrée, n’a pas déduit cette image seulement de prémisses sociologiques. L’Eglise, en tant que société humaine, peut sans nul doute être examinée et définie aussi selon les critères que les sciences utilisent au sujet de toute société humaine. Mais ces catégories ne sont pas suffisantes. Pour l’ensemble de la communauté du peuple de Dieu et pour chacun de ses membres, il ne s’agit pas seulement d’une « appartenance sociale » spécifique, mais l’essentiel est bien plutôt, pour chacun et pour tous, une « vocation » particulière. L’Eglise, en effet, en tant que peuple de Dieu, est aussi, selon l’enseignement déjà cité de saint Paul et admirablement rappelé par Pie XII, « Corps mystique du Christ » . Le fait de lui appartenir dérive d’un appel particulier uni à l’action salvifique de la grâce. Si nous voulons donc considérer cette communauté du peuple de Dieu, si vaste et tellement différenciée, nous devons avant tout regarder le Christ, qui dit d’une certaine manière à chaque membre de cette communauté : « Suis-moi » . C’est cela la communauté des disciples dont chaque membre suit le Christ de manière diverse, parfois très consciente et cohérente, parfois peu consciente et très incohérente. En ceci se manifestent aussi l’aspect profondément « personnel » et la dimension de cette société qui, en dépit de toutes les déficiences de la vie communautaire au sens humain du terme, est communauté précisément par le fait que tous la constituent avec le Christ lui-même, ne fût-ce que parce qu’ils portent dans leur âme le signe indélébile du chrétien.
Le Concile Vatican II a consacré une attention toute particulière à montrer de quelle manière cette communauté « ontologique » des disciples et des témoins doit devenir toujours davantage, même au plan « humain », une communauté consciente de sa vie et de ses activités propres. Les initiatives du Concile en ce domaine ont trouvé une suite dans les nombreuses initiatives ultérieures de caractère synodal, apostolique et organique. Nous devons, cependant, avoir présente à l’esprit la vérité selon laquelle une initiative sert au renouvellement authentique de l’Eglise et contribue à apporter la véritable lumière qu’est le Christ seulement dans la mesure où elle est fondée sur la juste conscience de la vocation et de la responsabilité envers cette grâce singulière, unique et non renouvelable, par laquelle chaque chrétien de la communauté du peuple de Dieu construit le Corps du Christ. Ce principe, qui est le principe-clé de toute l’activité chrétienne _activité apostolique et pastorale, pratique de la vie intérieure et de la vie sociale _doit être appliqué, selon de justes proportions, à tous les hommes et à chacun d’eux. Même le Pape, comme d’ailleurs tout évêque, doit se l’appliquer à lui-même. A ce principe doivent être fidèles les prêtres, les religieux et les religieuses. C’est sur cette base que doivent construire leur vie les époux, les parents, les femmes et les hommes de toutes conditions ou professions, depuis ceux qui occupent dans la société les charges les plus hautes, jusqu’à ceux qui accomplissent les travaux les plus simples. Il s’agit vraiment là du principe de ce « service royal », qui impose à chacun de nous, suivant l’exemple du Christ, le devoir d’exiger de nous-mêmes exactement ce à quoi nous sommes appelés, ce à quoi, pour répondre à notre vocation, nous sommes personnellement obligés, avec la grâce de Dieu. Une telle fidélité à la vocation, obtenue de Dieu par l’intermédiaire du Christ, porte avec elle cette responsabilité collective envers l’Eglise à laquelle le Concile Vatican II veut éduquer tous les chrétiens. Dans l’Eglise, en effet comme dans la communauté du peuple de Dieu guidée par l’action du Saint-Esprit, chacun a son « propre don », comme l’enseigne saint Paul . Ce don, tout en étant une vocation personnelle et une manière de participer à l’œuvre salvifique de l’Eglise, est aussi utile aux autres, construit l’Eglise et les communautés fraternelles dans les différents domaines de l’existence humaine sur terre.
La fidélité à la vocation, c’est-à-dire la disponibilité persévérante pour le « service royal », a une signification particulière pour cette construction complexe, surtout en ce qui concerne les engagements majeurs qui ont une plus grande influence sur la vie de notre prochain et de toute la société. Les époux doivent se distinguer par la fidélité à leur propre vocation, comme l’exige la nature indissoluble de l’institution sacramentelle du mariage. Les prêtres doivent se distinguer par une fidélité semblable à leur propre vocation, étant donné le caractère indélébile que le sacrement de l’ordre imprime dans leur âme. En recevant ce sacrement, nous nous engageons consciemment et librement, dans l’Eglise latine, à vivre dans le célibat, et c’èst pourquoi chacun de nous doit faire tout son possible, avec la grâce de Dieu, pour être reconnaissant de ce don et fidèle à l’engagement pris pour toujours. Il n’en va pas différemment des époux, qui doivent tendre de toutes leurs forces à persévérer dans l’union matrimoniale, en construisant par ce témoignage d’amour la communauté familiale et en éduquant de nouvelles générations d’hommes capables eux aussi de consacrer toute leur vie à leur propre vocation, c’est-à-dire à ce « service royal » dont l’exemple et le plus beau modèle nous sont offerts par Jésus-Christ. Son Eglise, que nous formons à nous tous, est « pour les hommes » en ce sens que, en nous fondant sur l’exemple du Christ et en collaborant avec la grâce qu’il nous a acquise, nous pouvons parvenir à cette « royauté », c’est-à-dire réaliser en chacun de nous une humanité parvenue à son épanouissement. Humanité épanouie signifie le plein usage du don de la liberté que nous avons obtenu du Créateur lorsqu’il a appelé à l’existence l’homme fait « à son image et à sa ressemblance ». Ce don trouve sa pleine réalisation dans la donation sans réserve de la personne humaine tout entière, dans un esprit d’amour nuptial envers le Christ et, avec le Christ, envers tous ceux auxquels il envoie les hommes et les femmes qui lui sont totalement consacrés selon les conseils évangéliques. Tel est l’idéal de la vie religieuse assumé par les Ordres et les Congrégations, aussi bien anciens que récents, et par les Instituts séculiers.
A notre époque, on estime parfois de manière erronée que la liberté est à elle-même sa propre fin, que tout homme est libre quand il s’en sert comme il veut, et qu’il est nécessaire de tendre vers ce but dans la vie des individus comme dans la vie des sociétés. La liberté, au contraire, est un grand don seulement quand nous savons en user avec sagesse pour tout ce qui est vraiment bien. Le Christ nous enseigne que le meilleur usage de la liberté est la charité, qui se réalise dans le don et le service. C’est par une telle « liberté que le Christ nous a rendus libres » et qu’il nous libère toujours. L’Eglise trouve ici l’inspiration incessante, l’appel et l’élan pour sa mission et son service parmi tous les hommes. La pleine vérité sur la liberté humaine est inscrite en profondeur dans le mystère de la Rédemption. L’Eglise sert réellement l’humanité lorsqu’elle conserve cette vérité avec une attention inlassable, avec un amour fervent, avec un engagement mûri, et lorsque, dans sa communauté tout entière, à travers la fidélité de chaque chrétien à sa vocation, elle la transmet et la réalise dans la vie humaine. De cette manière se trouve confirmé ce que nous avons déjà rappelé ci-dessus, à savoir que l’homme est et devient toujours le « chemin » de la vie quotidienne de l’Eglise.
22. La Mère de notre espérance
Lorsque, au commencement de ce nouveau pontificat, je tourne vers le Rédempteur du monde mes pensées et mon cœur, je désire par là entrer et pénétrer dans le rythme le plus profond de la vie de l’Eglise. En effet, si l’Eglise vit de sa propre vie, ceci vient de ce qu’elle la puise dans le Christ qui n’a toujours qu’un désir : que nous ayons la vie, et que nous l’ayons en abondance . Cette plénitude de vie qui est en Lui est aussi pour l’homme. C’est pourquoi l’Eglise, en participant à toute la richesse du mystère de la Rédemption, devient une Eglise d’hommes vivants, vivants parce que vivifiés intérieurement par l’action de « l’Esprit de vérité » , parce que visités par l’amour que l’Esprit Saint répand dans nos cœurs . Le but de tout service dans l’Eglise, qu’il s’agisse du service apostolique, pastoral, sacerdotal, épiscopal, est de maintenir ce lien dynamique du mystère de la Rédemption avec tout homme.
Si nous sommes conscients de cette tâche, alors nous pouvons mieux comprendre en quel sens l’Eglise est mère , et aussi en quel sens l’Eglise a toujours, et particulièrement en notre temps, besoin d’une Mère. Nous devons une gratitude spéciale aux Pères du Concile Vatican II qui ont exprimé cette vérité dans la constitution Lumen gentium et sa riche doctrine mariale . Puisque le Pape Paul VI, s’inspirant de cette doctrine, a proclamé la Mère du Christ « Mère de l’Eglise » , et que ce titre a trouvé une large résonance, qu’il soit permis aussi à son indigne successeur, au terme de ces considérations qu’il était bon de développer à l’aube de son service pontifical, de s’adresser à Marie, comme Mère de l’Eglise. Marie est Mère de l’Eglise parce que, en vertu de l’élection ineffable du Père éternel lui-même et sous l’action particulière de l’Esprit d’Amour , elle a donné la vie humaine au Fils de Dieu, « pour qui et par qui existent toutes choses » , et dont le peuple de Dieu tout entier reçoit la grâce et la dignité de son élection. Son propre Fils a voulu explicitement étendre la maternité de sa Mère _et l’étendre d’une manière facilement accessible à toutes les âmes et à tous les cœurs _en lui donnant du haut de la croix son disciple bien-aimé pour fils . L’Esprit Saint lui suggéra de demeurer elle aussi au Cénacle après l’Ascension de Notre-Seigneur, recueillie dans la prière et dans l’attente avec les Apôtres jusqu’au jour de la Pentecôte, jour où l’Eglise, sortant de l’obscurité, devait naître visiblement . Et depuis, toutes les générations des disciples et de tous ceux qui rendent témoignage au Christ et qui l’aiment, comme l’apôtre Jean, accueillirent spirituellement dans leurs maisons cette Mère qui se trouve ainsi depuis le commencement, c’est-à-dire depuis le moment de l’Annonciation, insérée dans l’histoire du salut et dans la mission de l’Eglise. C’est pourquoi nous tous qui formons la génération actuelle des disciples du Christ, nous désirons nous unir à Elle d’une manière particulière. Nous le faisons avec tout notre attachement à la tradition ancienne et, en même temps, avec beaucoup de respect et d’amour pour les membres de toutes les communautés chrétiennes.
Nous le faisons poussés par la nécessité profonde de la foi, de l’espérance et de la charité. Si en effet, dans cette période difficile et capitale de l’histoire de l’Eglise et de l’humanité, nous ressentons un besoin particulier de nous tourner vers le Christ, qui est le Seigneur de son Eglise et le Seigneur de l’histoire humaine en vertu du mystère de la Rédemption, nous croyons que personne d’autre ne peut nous introduire comme le fait Marie dans la dimension divine et humaine de ce mystère. Personne n’y a été introduit comme Marie par Dieu lui-même. C’est en cela que consiste le caractère exceptionnel de la grâce de la maternité divine. Ce n’est pas seulement la dignité de cette maternité qui est unique et absolument singulière dans l’histoire du genre humain, mais ce qui est unique aussi par sa profondeur et l’amplitude de son action, c’est la participation de Marie, en raison de cette même maternité, au dessein divin du salut de l’homme, à travers le mystère de la Rédemption.
Ce mystère s’est formé pour ainsi dire, dans le cœur de la Vierge de Nazareth lorsqu’elle a prononcé son « fiat ». A partir de ce moment, ce cœur à la fois virginal et maternel, soumis à l’action particulière de l’Esprit Saint, suit continuellement l’œuvre de son Fils et va vers tous ceux que le Christ a embrassés et embrasse continuellement dans son amour inépuisable. Et c’est pourquoi ce cœur doit être lui aussi maternellement inépuisable. La caractéristique de cet amour maternel que la Mère de Dieu fait passer dans le mystère de la Rédemption et dans la vie de l’Eglise, s’exprime dans le fait qu’elle est singulièrement proche de l’homme et de toute sa vie. C’est en ceci que consiste le mystère de la Mère. L’Eglise, qui la considère avec une affection et une espérance toutes particulières, désire s’approprier ce mystère d’une manière toujours plus profonde. Là encore, l’Eglise reconnaît le chemin de sa vie quotidienne, que constitue tout homme.
L’amour éternel du Père, qui s’est manifesté dans l’histoire de l’humanité par le Fils que le Père a donné « afin que celui qui croit en lui ne meure pas, mais qu’il ait la vie éternelle » , cet amour se fait proche de chacun d’entre nous grâce à cette Mère, et il se manifeste ainsi de manière plus compréhensible et plus accessible à chaque homme. En conséquence, Marie doit se trouver sur tous les chemins de la vie quotidienne de l’Eglise. Grâce à sa présence maternelle, l’Eglise acquiert la certitude qu’elle vit vraiment de la vie de son Maître et Seigneur, qu’elle vit le mystère de la Rédemption dans toute sa profondeur et sa plénitude vivifiante. C’est également la même Eglise qui, enracinée dans des secteurs nombreux et variés de la vie de toute l’humanité contemporaine, acquiert aussi la certitude et on dirait même l’expérience qu’elle est proche de l’homme, de chaque homme, qu’elle est son Eglise, l’Eglise du peuple de Dieu.
En face de ces tâches qui se présentent le long des chemins de l’Eglise, le long de ces chemins que le Pape Paul VI nous a clairement indiqués dans la première encyclique de son pontificat, nous-mêmes, conscients de l’absolue nécessité de toutes ces voies et en même temps des difficultés qui s’y amoncellent, nous sentons d’autant plus le besoin d’un lien profond avec le Christ. Ses paroles résonnent en nous comme un écho sonore : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » . Nous sentons non seulement le besoin mais davantage encore l’obligation impérieuse d’une prière plus large, intense et croissante de toute l’Eglise. La prière seule peut faire que toutes ces grandes tâches et les difficultés qui s’ensuivent ne deviennent pas des sources de crises, mais soient l’occasion et comme le point de départ de conquêtes toujours plus profondes sur le chemin du peuple de Dieu vers la Terre Promise, en cette étape de l’histoire qui nous achemine vers la fin du second millénaire. Cependant, en achevant cette méditation par un appel humble et chaleureux à la prière, je voudrais que l’on persévère dans cette prière en union avec Marie, Mère de Jésus , comme persévéraient autrefois les Apôtres et les disciples du Seigneur, après son Ascension, au Cénacle de Jérusalem . Je supplie surtout Marie, Mère céleste de l’Eglise, qu’elle daigne persévérer avec nous dans cette prière du nouvel Avent de l’humanité, afin que nous formions l’Eglise, le Corps mystique de son Fils unique. J’espère que, grâce à cette prière, nous serons capables de recevoir l’Esprit Saint qui descend sur nous et de devenir ainsi témoins du Christ « jusqu’aux extrémités de la terre » , comme ceux qui sortirent du Cénacle de Jérusalem au jour de la Pentecôte.
Avec ma Bénédiction Apostolique.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 4 mars 1979, premier dimanche du Carême, en la première année de mon pontificat.
JEAN-PAUL II