Jean-Paul II

264e pape ; de 1978 à 2005

2 février 1994

Lettre Gratissimam sane

Pour l'année de la famille

Table des matières

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 2 février 1994, fête de
la Présentation du Seigneur, en la sei­zième année de mon pontificat.

Chères familles !

1. La célé­bra­tion de l’Année de la Famille m’offre l’heu­reuse occa­sion de frap­per à la porte de votre mai­son, moi qui vou­drais vous saluer avec une grande affec­tion et m’en­tre­te­nir avec vous. Je le fais par cette Lettre, en pre­nant pour point de départ l’ex­pres­sion de l’Encyclique Redemptor homi­nis, que j’ai publiée dès le début de mon minis­tère de Successeur de Pierre. J’écrivais alors : l’homme est la route de l’Eglise.(1)

Par cette expres­sion, je vou­lais évo­quer avant tout les innom­brables routes le long des­quelles l’homme che­mine, et je vou­lais en même temps sou­li­gner le pro­fond désir de l’Eglise de l’ac­com­pa­gner dans cette marche sur les routes de son exis­tence ter­restre. L’Eglise prend part aux joies et aux espoirs, aux tris­tesses et aux angoisses (2) de la marche quo­ti­dienne des hommes, dans la convic­tion intime que c’est le Christ lui-​même qui l’a envoyée sur tous ces sen­tiers : c’est lui qui a confié l’homme à l’Eglise, qui l’a confié comme « route » de sa mis­sion et de son ministère.

La famille, route de l’Eglise

2. Parmi ces nom­breuses routes, la famille est la pre­mière et la plus impor­tante : c’est une route com­mune, tout en étant par­ti­cu­lière, abso­lu­ment unique, comme tout homme est unique ; une route dont l’être humain ne peut s’é­car­ter. En effet, il vient au monde nor­ma­le­ment à l’in­té­rieur d’une famille ; on peut donc dire qu’il doit à cette famille le fait même d’exis­ter comme homme. Quand la famille manque, il se crée dans la per­sonne qui vient au monde une carence pré­oc­cu­pante et dou­lou­reuse, qui pèse­ra par la suite sur toute sa vie. L’Eglise se penche avec une affec­tueuse sol­li­ci­tude vers ceux qui vivent une telle situa­tion, car elle connaît bien le rôle fon­da­men­tal que la famille est appe­lée à rem­plir. Elle sait, en outre, que nor­ma­le­ment l’homme quitte sa famille pour réa­li­ser à son tour, dans un nou­veau noyau fami­lial, sa voca­tion propre. Même s’il choi­sit de res­ter seul, la famille demeure pour ain­si dire son hori­zon exis­ten­tiel, la com­mu­nau­té fon­da­men­tale dans laquelle s’en­ra­cine tout le réseau de ses rela­tions sociales, depuis les plus immé­diates, les plus proches, jus­qu’aux plus loin­taines. Ne parlons-​nous pas de « famille humaine » à pro­pos de l’en­semble des hommes qui vivent dans le monde ?

La famille a son ori­gine dans l’a­mour même du Créateur pour le monde créé, comme il est déjà dit « au com­men­ce­ment », dans le Livre de la Genèse (1, 1). Dans l’Evangile, Jésus le confirme plei­ne­ment : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a don­né son Fils unique » (Jn 3, 16). Le Fils unique, consub­stan­tiel au Père, « Dieu, né de Dieu, Lumière née de la Lumière », est entré dans l’his­toire des hommes par la famille : « Par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-​même à tout homme. Il a tra­vaillé avec des mains d’homme, 1 il a aimé avec un cœur d’homme. Né de la Vierge Marie, il est vrai­ment deve­nu l’un de nous, en tout sem­blable à nous, hor­mis le péché » (3). Si donc le Christ « mani­feste plei­ne­ment l’homme à lui-​même » (4), c’est d’a­bord par la famille dans laquelle il a choi­si de naître et de gran­dir qu’il le fait. On sait que le Rédempteur est res­té caché à Nazareth pen­dant une grande par­tie de sa vie, « sou­mis » (Lc 2, 51), en tant que « Fils de l’homme », à Marie sa Mère, et à Joseph le char­pen­tier. Cette « obéis­sance » filiale n’est-​elle pas la pre­mière expres­sion de l’o­béis­sance à son Père « jus­qu’à la mort » (Ph 2, 8) par laquelle il a rache­té le monde ?Le mys­tère divin de l’Incarnation du Verbe a donc un rap­port étroit avec la famille humaine. Et cela, non seule­ment avec une famille, celle de Nazareth, mais en quelque sorte avec toute famille, d’une manière ana­logue à ce que dit le Concile Vatican II à pro­pos du Fils de Dieu qui, par l’Incarnation, « s’est en quelque sorte uni lui-​même à tout homme » (5). A la suite du Christ « venu » dans le monde « pour ser­vir » (Mt 20, 28), l’Eglise consi­dère que ser­vir la famille est l’une de ses tâches essen­tielles. En ce sens, l’homme et la famille éga­le­ment consti­tuent « la route de l’Eglise ».

L’Année de la Famille

3. C’est pré­ci­sé­ment pour ces motifs que l’Eglise salue avec joie l’i­ni­tia­tive prise par l’Organisation des Nations Unies de faire de 1994 l’Année inter­na­tio­nale de la Famille. Cette ini­tia­tive met en lumière le fait que la ques­tion de la famille est fon­da­men­tale pour les Etats qui sont membres de l’ONU. Si l’Eglise désire par­ti­ci­per à une telle ini­tia­tive, c’est parce qu’elle a été elle-​même envoyée par le Christ à « toutes les nations » (Mt 28, 19). Du reste, ce n’est pas la pre­mière fois que l’Eglise fait sienne une ini­tia­tive inter­na­tio­nale de l’ONU. Il suf­fit de rap­pe­ler, par exemple, l’Année inter­na­tio­nale de la Jeunesse, en 1985. De cette façon aus­si, elle se rend pré­sente au monde, réa­li­sant un objec­tif qui était cher au Pape Jean XXIII et qui a ins­pi­ré la Constitution conci­liaire Gaudium et spes.

En la fête de la Sainte Famille de 1993 a com­men­cé, dans toute la com­mu­nau­té de l’Eglise, l”« Année de la Famille », étape signi­fi­ca­tive sur l’i­ti­né­raire de la pré­pa­ra­tion au grand Jubilé de l’an 2000 qui mar­que­ra la fin du deuxième et le début du troi­sième mil­lé­naire depuis la nais­sance de Jésus Christ. Cette Année doit nous ame­ner à nous tour­ner, d’es­prit et de cœur, vers Nazareth où, le 26 décembre der­nier, elle a été offi­ciel­le­ment inau­gu­rée par la célé­bra­tion eucha­ris­tique solen­nelle pré­si­dée par le Légat pontifical.

Tout au long de cette Année, il est impor­tant de redé­cou­vrirles témoi­gnages de l’a­mour et de la sol­li­ci­tude de l’Eglise envers la famille, amour et sol­li­ci­tude expri­més dès les ori­gines du chris­tia­nisme, alors que la famille, d’une manière signi­fi­ca­tive, était consi­dé­rée comme « Eglise domes­tique ». De nos jours, c’est bien sou­vent que nous repre­nons l’ex­pres­sion « Eglise domes­tique », que le Concile a faite sienne (6) et dont nous dési­rons que le conte­nu demeure tou­jours vivant et actuel. Ce désir n’est nul­le­ment effa­cé par la prise de conscience des nou­velles condi­tions d’exis­tence des familles dans le monde d’au­jourd’­hui. C’est ce qui rend plus signi­fi­ca­tif que jamais le titre que le Concile a choi­si, dans la Constitution pas­to­rale Gaudium et spes, pour indi­quer les tâches de l’Eglise dans la situa­tion pré­sente : « Mettre en valeur la digni­té du mariage et de la famille » (7). Après le Concile, l’Exhortation apos­to­lique Familiaris consor­tio, de 1981, consti­tue une autre réfé­rence impor­tante. Dans ce texte est abor­dée une expé­rience vaste et com­plexe concer­nant la famille : celle-​ci, à tra­vers les dif­fé­rents peuples et les dif­fé­rents pays, reste tou­jours et par­tout « la route de l’Eglise ». En un sens, elle le devient encore plus là où la famille subit des crises internes ou bien est expo­sée à des influences cultu­relles, sociales et éco­no­miques dom­ma­geables qui minent sa cohé­sion interne, quand elles ne sont pas des obs­tacles à sa for­ma­tion elle-même.

La prière

4. Par la pré­sente Lettre je vou­drais m’a­dres­ser, non à la famille « dans l’abs­trait », mais à chaque famille concrète de toutes les régions de la terre, sous quelque lon­gi­tude et lati­tude qu’elle se trouve, et quelles que soient la diver­si­té et la com­plexi­té de sa culture et de son his­toire. L’amour dont « Dieu a aimé le monde » (Jn 3, 16), l’a­mour dont le Christ « aima jus­qu’à la fin » tous et cha­cun (Jn 13, 1), donne la pos­si­bi­li­té d’a­dres­ser ce mes­sage à chaque famille, « cel­lule » vitale de la grande et uni­ver­selle « famille » humaine. Le Père, Créateur de l’u­ni­vers, et le Verbe incar­né, Rédempteur de l’hu­ma­ni­té, consti­tuent la source de cette ouver­ture uni­ver­selle aux hommes comme à des frères et des sœurs, et ils invitent à les prendre tous dans la prière qui com­mence par les mots émou­vants « Notre Père ».

La prière fait que le Fils de Dieu demeure au milieu de nous : « Que deux ou trois soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18, 20). Cette Lettre aux Familles veut être avant tout une prière adres­sée au Christ pour qu’il demeure en cha­cune des familles humaines ; un appel qui lui est adres­sé, à tra­vers la petite famille consti­tuée par les parents et les enfants, à habi­ter dans la grande famille des nations, afin qu’a­vec lui nous puis­sions tous dire en véri­té : « Notre Père ! » Il faut que la prière devienne l’élé­ment domi­nant de l’Année de la Famille dans l’Eglise : prière de la famille, prière pour la famille, prière avec la famille.

Il est signi­fi­ca­tif que, pré­ci­sé­ment dans la prière et par la prière, l’homme découvre, d’une manière on ne peut plus simple et pro­fonde à la fois, sa véri­table per­son­na­li­té : dans la prière, le « je » humain sai­sit plus faci­le­ment la pro­fon­deur de sa qua­li­té de per­sonne. Cela vaut éga­le­ment pour la famille, qui n’est pas seule­ment la « cel­lule » fon­da­men­tale de la socié­té mais qui pos­sède aus­si une phy­sio­no­mie par­ti­cu­lière. Celle-​ci trouve une confir­ma­tion pre­mière et fon­da­men­tale, et se raf­fer­mit, lorsque les membres de la famille se ren­contrent dans l’in­vo­ca­tion com­mune : « Notre Père ! » La prière ren­force la soli­di­té et la cohé­sion spi­ri­tuelle de la famille, contri­buant à faire par­ti­ci­per celle-​ci à la « force » de Dieu. Dans la « béné­dic­tion nup­tiale » solen­nelle au cours de la céré­mo­nie du mariage, le célé­brant invoque ain­si le Seigneur pour les nou­veaux époux : « Fais des­cendre sur eux la grâce de l’Esprit Saint afin que, par ton amour répan­du dans leurs cœurs, ils res­tent tou­jours fidèles à l’al­liance conju­gale » (8). C’est de cette « effu­sion de l’Esprit Saint » que naît la force inté­rieure des familles, comme aus­si la puis­sance capable de les uni­fier dans l’a­mour et dans la vérité.

L’amour et la sollicitude pour toutes les familles

5. Que l’Année de la Famille devienne une prière com­mune et inces­sante des diverses « Eglises domes­tiques » et de tout le peuple de Dieu ! Et que l’in­ten­tion de cette prière com­prenne éga­le­ment les familles en dif­fi­cul­té ou en dan­ger, celles qui sont décou­ra­gées ou divi­sées, et celles qui se trouvent dans les situa­tions que l’Exhortation Familiaris consor­tio qua­li­fie d”« irré­gu­lières » (9) ! Puissent-​elles toutes se sen­tir sai­sies par l’a­mour et la sol­li­ci­tude de leurs frères et de leurs sœurs !

Que la prière, en l’Année de la Famille, consti­tue avant tout un témoi­gnage encou­ra­geant de la part des familles qui réa­lisent dans la com­mu­nion fami­liale leur voca­tion de vie humaine et chré­tienne ! Elles sont innom­brables, dans tous les pays, dans tous les dio­cèses et dans toutes les paroisses. On peut rai­son­na­ble­ment pen­ser qu’elles consti­tuent « la règle », même en tenant compte des nom­breuses « situa­tions irré­gu­lières ». Et l’ex­pé­rience montre l’im­por­tance du rôle d’une famille vivant selon les normes morales, pour que l’homme qui naît en elle et qui s’y forme prenne sans hési­ta­tion la route du bien, qui est d’ailleurs tou­jours ins­crite dans son cœur. Diverses orga­ni­sa­tions sou­te­nues par des moyens très puis­sants semblent viser la désa­gré­ga­tion des familles. Il semble même par- fois que l’on cherche par tous les moyens à pré­sen­ter comme « régu­lières » et attrayantes, en les revê­tant d’une appa­rence exté­rieure sédui­sante, des situa­tions qui sont en fait « irré­gu­lières ». En effet elles contre­disent « la véri­té et l’a­mour » qui doivent ins­pi­rer et gui­der les rap­ports entre hommes et femmes, et elles sont donc causes de ten­sions et de divi­sions dans les familles, avec de graves consé­quences, spé­cia­le­ment pour les enfants. La conscience morale est obs­cur­cie, ce qui est bon et beau est défor­mé, et la liber­té se trouve sup- plan­tée par une véri­table ser­vi­tude. Face à tout cela, les pro­pos de l’Apôtre Paul sur la liber­té avec laquelle le Christ nous a libé­rés et sur l’es­cla­vage cau­sé par le péché (cf. Ga 5, 1) revêtent une actua­li­té sin­gu­lière et nous stimulent.

On com­prend donc com­bien est oppor­tune et même néces­saire dans l’Eglise l’Année de la Famille ; com­bien est indis­pen­sable le témoi­gnage de toutes les familles qui vivent chaque jour leur voca­tion ; com­bien est urgente une grande prière des familles, qui s’in­ten­si­fie et s’é­tende au monde entier, et dans laquelle s’ex­prime l’ac­tion de grâce pour l’a­mour en véri­té, pour « l’ef­fu­sion de la grâce de l’Esprit Saint » (10), pour la pré­sence du Christ par­mi les parents et les enfants, du Christ Rédempteur et Epoux qui « nous aima jus­qu’à la fin » (cf. Jn 13, 1). Nous sommes inti­me­ment convain­cus que cet amour est plus grand que tout (cf. 1 Co 13, 13), et nous croyons qu’il est capable de dépas­ser et de vaincre tout ce qui n’est pas amour.

Que s’é­lève d’une manière inces­sante, cette année, la prière de l’Eglise, la prière des familles, « Eglises domes­tiques » ! Et qu’elle se fasse entendre d’a­bord de Dieu, puis des hommes, afin que ceux-​ci ne tombent pas dans le doute, et que ceux qui chan­cellent à cause de la fra­gi­li­té humaine ne suc­combent pas devant l’at­trait trom­peur des biens qui ne le sont qu’en appa­rence, comme ceux que pré­sente toute tentation !

A Cana de Galilée, où Jésus a été invi­té à un repas de noces, sa Mère, pré­sente elle aus­si, s’a­dresse aux ser­vi­teurs en leur disant : « Tout ce qu’il vous dira, faites-​le » (Jn 2, 5). A nous aus­si qui sommes entrés dans l’Année de la Famille, Marie adresse ces paroles. Et ce que nous dit le Christ, en ce moment par­ti­cu­lier de l’his­toire, consti­tue un vigou­reux appel à une grande prière avec les familles et pour les familles. La Vierge Mère nous invite à nous unir, par cette prière, aux sen­ti­ments de son Fils, qui aime toute famille. Il a expri­mé cet amour au début de sa mis­sion de Rédempteur, pré­ci­sé­ment par sa pré­sence sanc­ti­fi­ca­trice à Cana de Galilée, pré­sence qui se pour­suit toujours.

Prions pour les familles du monde entier. Prions, par lui, avec lui et en lui, le Père « de qui toute pater­ni­té, au ciel et sur la terre, tire son nom » (Ep 3, 15) !

I – LA CIVILISATION DE L’AMOUR

« Homme et femme il les créa »

6. Le cos­mos, immense et si diver­si­fié, le monde de tous les êtres vivants, est ins­crit dans la pater­ni­té de Dieu comme dans sa source (cf. Ep 3, 14–16). Naturellement, il y est ins­crit selon le cri­tère de l’a­na­lo­gie grâce auquel il nous est pos­sible de dis­tin­guer, dès le début du Livre de la Genèse, la réa­li­té de la pater­ni­té et de la mater­ni­té, et donc aus­si de la famille humaine. La clé d’in­ter­pré­ta­tion se trouve dans le prin­cipe de l”« image » et de la « res­sem­blance » de Dieu, que le texte biblique met for­te­ment en évi­dence (Gn 1, 26). Dieu crée par la force de sa parole : « Soit ! » (par ex. Gn 1, 3). Il est signi­fi­ca­tif que cette parole du Seigneur, dans le cas de la créa­tion de l’homme, soit com­plé­tée par ces autres paroles : « Faisons l’homme à notre image, comme notre res­sem­blance » (Gn 1, 26). Avant de créer l’homme, le Créateur semble ren­trer en lui-​même pour en cher­cher le modèle et l’ins­pi­ra­tion dans le mys­tère de son Être, qui, déjà là, se mani­feste en quelque sorte comme le « Nous » divin. De ce mys­tère naît, par mode de créa­tion, l’être humain : « Dieu créa l’homme à son image, à l’i­mage de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27).

Dieu dit aux nou­veaux êtres, en les bénis­sant : « Soyez féconds, multipliez-​vous, emplis­sez la terre et soumettez-​la » (Gn 1, 28). Le Livre de la Genèse emploie des expres­sions déjà uti­li­sées dans le contexte de la créa­tion des autres êtres vivants : « Multipliez- vous », mais leur sens ana­lo­gique est clair. N’est-​ce pas là l’a­na­lo­gie de la géné­ra­tion et de la pater­ni­té et mater­ni­té, à lire à la lumière de tout le contexte ? Aucun des êtres vivants, en dehors de l’homme, n’a été créé « à l’i­mage de Dieu, selon sa res­sem­blance ». Tout en étantbio­lo­gi­que­ment sem­blables à celles d’autres êtres de la nature, la pater­ni­té et la mater­ni­té humaines ont en elles-​mêmes, d’une manière essen­tielle et exclu­sive, une « res­sem­blance » avec Dieu, sur laquelle est fon­dée la famille enten­due comme com­mu­nau­té de vie humaine, comme com­mu­nau­té de per­sonnes unies dans l’a­mour (com­mu­nio per­so­na­rum).

A la lumière du Nouveau Testament, il est pos­sible d’en­tre­voir que le modèle ori­gi­nel de la famille doit être cher­ché en Dieu même, dans le mys­tère tri­ni­taire de sa vie. Le « Nous » divin consti­tue le modèle éter­nel du « nous » humain, et avant tout du « nous » qui est for­mé de l’homme et de la femme, créés à l’i­mage de Dieu, selon sa res­sem­blance. Les paroles du Livre de la Genèse contiennent la véri­té sur l’homme à laquelle cor­res­pond l’ex­pé­rience même de l’hu­ma­ni­té. L’homme, dès « le com­men­ce­ment », est créé mas­cu­lin et fémi­nin : la vie de la col­lec­ti­vi­té humaine — des petites com­mu­nau­tés comme de la socié­té entière — porte le signe de cette dua­li­té ori­gi­nelle. C’est d’elle que découle le carac­tère « mas­cu­lin » ou « fémi­nin » des indi­vi­dus, et c’est d’elle aus­si que toute com­mu­nau­té tire sa carac­té­ris­tique et sa richesse de la com­plé­men­ta­ri­té des per­sonnes. C’est à cela que semble se rap­por­ter cette phrase du Livre de la Genèse : « Homme et femme il les créa » (Gn 1, 27). C’est là aus­si la pre­mière affir­ma­tion de l’é­gale digni­té de l’homme et de la femme : tous deux sont pareille­ment des per­sonnes. Leur consti­tu­tion, avec la digni­té spé­ci­fique qui en découle, éta­blit dès « le com­men­ce­ment » les carac­té­ris­tiques du bien com­mun de l’hu­ma­ni­té en toute dimen­sion et en tout milieu de vie. A ce bien com­mun, tous deux, l’homme et la femme, apportent leur contri­bu­tion propre, grâce à laquelle se trouve, aux racines mêmes de la convi­via­li­té humaine, le carac­tère de com­mu­nion et de complémentarité.

L’alliance conju­gale

7. La famille a tou­jours été consi­dé­rée comme l’ex­pres­sion pre­mière et fon­da­men­tale de la nature sociale de l’homme. En sub­stance, cette concep­tion n’a pas chan­gé, pas même aujourd’­hui. Mais de nos jours on pré­fère mettre en relief ce qui dans la famille, qui consti­tue la plus petite com­mu­nau­té humaine de base, vient de l’ap­port per­son­nel de l’homme et de la femme. La famille est en effet une com­mu­nau­té de per­sonnes, pour les­quelles la vraie façon d’exis­ter et de vivre ensemble est la com­mu­nion, com­mu­nio per­so­na­rum. Ici encore, étant sauve la trans­cen­dance abso­lue du Créateur par rap­port à la créa­ture, res­sort la réfé­rence exem­plaire au « Nous » divin. Seules les per­sonnes sont capables d’exis­ter « en com­mu­nion ». La famille naît de la com­mu­nion conju­gale, que le Concile Vatican II qua­li­fie d”« alliance », dans laquelle l’homme et la femme « se donnent et se reçoivent mutuel­le­ment » (11).

Le Livre de la Genèse nous ouvre à cette véri­té quand il affirme, en réfé­rence à la consti­tu­tion de la famille par le mariage, que « l’homme quitte son père et sa mère et s’at­tache à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (Gn 2, 24). Dans l’Evangile, le Christ, en contro­verse avec les pha­ri­siens, reprend ces mêmes paroles et ajoute : « Ainsi ils ne sont plus deux mais une seule chair. Eh bien ! ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le sépa­rer » (Mt 19, 6). Il révèle à nou­veau le conte­nu nor­ma­tif d’un fait qui exis­tait « dès l’o­ri­gine » (Mt 19, 8) et qui conserve tou­jours en lui-​même ce conte­nu. Si le Maître le confirme « main­te­nant », il le fait afin de rendre clair et sans équi­voque, au seuil de la Nouvelle Alliance, le carac­tère indis­so­luble du mariage comme fon­de­ment du bien com­mun de la famille.

Lorsque, avec l’Apôtre, nous flé­chis­sons les genoux en pré­sence du Père de qui toute pater­ni­té et mater­ni­té tire son nom (cf. Ep 3, 14–15), nous pre­nons conscience que le fait d’être parents est l’é­vé­ne­ment par lequel la famille, déjà consti­tuée par l’al­liance du mariage, se réa­lise « au sens plé­nier et spé­ci­fique du terme » (12). La mater­ni­té sup­pose néces­sai­re­ment la pater­ni­té et, réci­pro­que­ment, la pater­ni­té sup­pose néces­sai­re­ment la mater­ni­té : c’est le fruit de la dua­li­té accor­dée par le Créateur à l’être humain « dès l’origine ».

J’ai men­tion­né deux concepts voi­sins mais non iden­tiques : le concept de « com­mu­nion » et celui de « com­mu­nau­té ». La « com­mu­nion » concerne la rela­tion per­son­nelle entre le « je » et le « tu ». La « com­mu­nau­té » dépasse au contraire ce sché­ma dans la direc­tion d’une « socié­té », d’un « nous ». La famille, com­mu­nau­té de per­sonnes, est donc la pre­mière « socié­té » humaine. Elle naît au moment où se réa­lise l’al­liance du mariage, qui ouvre les époux à une com­mu­nion durable d’a­mour et de vie et se com­plète plei­ne­ment et d’une manière spé­ci­fique par la mise au monde des enfants : la « com­mu­nion » des époux fait exis­ter la « com­mu­nau­té » fami­liale. La « com­mu­nau­té » fami­liale est inti­me­ment impré­gnée de ce qui consti­tue l’es­sence propre de la « com­mu­nion ». Peut-​il y avoir, sur le plan humain, une autre « com­mu­nion » com­pa­rable à celle qui s’é­ta­blit entre une mère et son enfant, qu’elle a d’a­bord por­té en son sein puis mis au monde ?

Dans la famille ain­si consti­tuée se mani­feste une nou­velle uni­té en laquelle s’ac­com­plit plei­ne­ment le rap­port « de com­mu­nion » des parents. L’expérience montre que cet accom­plis­se­ment est aus­si un devoir et un défi. Le devoir oblige les époux et met en œuvre leur alliance ori­gi­nelle. Les enfants qu’ils ont engen­drés devraient — là est le défi — conso­li­der cette alliance, en enri­chis­sant et en appro­fon­dis­sant la com­mu­nion conju­gale du père et de la mère. Si cela ne se pro­duit pas, il faut se deman­der si l’é­goïsme, qui se cache même dans l’a­mour de l’homme et de la femme en rai­son de l’in­cli­na­tion humaine au mal, n’est pas plus fort que cet amour. Il faut que les époux s’en rendent bien compte. Il faut que, dès le début, ils tournent leurs cœurs et leurs pen­sées vers Dieu « de qui toute pater­ni­té tire son nom », afin que leur pater­ni­té et leur mater­ni­té puisent à cette source la force de se renou­ve­ler conti­nuel­le­ment dans l’amour.

La pater­ni­té et la mater­ni­té sont en elles-​mêmes une confir­ma­tion par­ti­cu­lière de l’a­mour, dont elles per­mettent de décou­vrir l’im­men­si­té et la pro­fon­deur ori­gi­nelles. Mais cela ne se pro­duit pas auto­ma­ti­que­ment. C’est plu­tôt une tâche confiée à tous les deux, au mari et à la femme. Dans leur vie, la pater­ni­té et la mater­ni­té consti­tuent une « nou­veau­té » et une richesse si admi­rables qu’on ne peut les abor­der qu”« à genoux ».

L’expérience montre que l’a­mour humain, orien­té par nature vers la pater­ni­té et la mater­ni­té, est par­fois atteint par une pro­fonde crise et est donc sérieu­se­ment mena­cé. Dans ce cas, il fau­dra prendre en consi­dé­ra­tion le recours au ser­vice des conseillers conju­gaux ou fami­liaux, par l’in­ter­mé­diaire des­quels il est pos­sible de deman­der, entre autres, l’as­sis­tance de psy­cho­logues ou de psy­cho­thé­ra­peutes. On ne sau­rait tou­te­fois oublier la valeur per­ma­nente des paroles de l’Apôtre : « Je flé­chis les genoux en pré­sence du Père de qui toute pater­ni­té, au ciel et sur la terre, tire son nom ». Le mariage, le mariage sacra­men­tel, est une alliance de per­sonnes dans l’a­mour. Etl’a­mour ne peut être appro­fon­di et pré­ser­vé que par l’Amour, cet Amour qui a été « répan­du dans nos cœurs par le Saint-​Esprit qui nous fut don­né » (Rm 5, 5). La prière de l’Année de la Famille ne devrait-​elle pas se concen­trer sur le point cru­cial et déci­sif consti­tué par le lien dyna­mique, par le pas­sage de l’a­mour conju­gal à la géné­ra­tion, et par consé­quent à la pater­ni­té et la mater­ni­té ? N’est-​ce pas pré­ci­sé­ment là que devient indis­pen­sable « l’ef­fu­sion de la grâce de l’Esprit Saint » deman­dée dans la célé­bra­tion litur­gique du sacre­ment de mariage ?

L’Apôtre, flé­chis­sant les genoux devant le Père, le sup­plie de « dai­gner vous armer de puis­sance par son Esprit pour que se for­ti­fie en vous l’homme inté­rieur » (Ep 3, 16). Cette « force de l’homme inté­rieur » est néces­saire dans la vie fami­liale, spé­cia­le­ment dans ses moments cri­tiques, c’est-​à-​dire quand l’a­mour, qui a été expri­mé au cours du rite litur­gique de l’é­change des consen­te­ments par les paroles « Je pro­mets de te res­ter fidèle… tous les jours de ma vie », est appe­lé à sur­mon­ter une dif­fi­cile épreuve.

L’unité des deux

8. Seules les « per­sonnes » sont en mesure de pro­non­cer ces paroles ; elles seules sont capables de vivre « en com­mu­nion » en se fon­dant sur le choix réci­proque qui est, ou qui devrait être, plei­ne­ment conscient et libre. Le Livre de la Genèse, lors­qu’il parle de l’homme qui quitte son père et sa mère pour s’at­ta­cher à sa femme (cf. Gn 2, 24), met en lumière le choix conscient et libre qui donne nais­sance au mariage, fai­sant d’un fils un mari, et d’une fille une épouse. Comment com­prendre d’une façon adé­quate ce choix réci­proque si l’on n’a pas devant les yeux la pleine véri­té de la per­sonne, c’est-​à-​dire de l’être ration­nel et libre ? Le Concile Vatican II parle de la res­sem­blance avec Dieu en des termes on ne peut plus signi­fi­ca­tifs. Il ne se réfère pas seule­ment à l’i­mage et à la res­sem­blance divines que tout être humain pos­sède déjà par lui-​même, mais aus­si et sur­tout à « une cer­taine res­sem­blance entre l’u­nion des Personnes divines et celle des fils de Dieu dans la véri­té et dans l’a­mour » (13).

Cette for­mu­la­tion, par­ti­cu­liè­re­ment riche de sens, confirme avant tout ce qui déter­mine l’i­den­ti­té pro­fonde de tout homme et de toute femme. Cette iden­ti­té consiste dans la capa­ci­té de vivre dans la véri­té et dans l’a­mour ; plus encore, elle consiste dans le besoin de véri­té et d’a­mour, dimen­sion consti­tu­tive de la vie de la per­sonne. Ce besoin de véri­té et d’a­mour ouvre l’homme à Dieu ain­si qu’aux créa­tures : il l’ouvre aux autres per­sonnes, à la vie « en com­mu­nion », et spé­cia­le­ment au mariage et à la famille. Dans les paroles du Concile, la « com­mu­nion » des per­sonnes découle en un sens du mys­tère du « Nous » tri­ni­taire et donc la « com­mu­nion conju­gale » se rat­tache, elle aus­si, à ce mys­tère. La famille, qui naît de l’a­mour de l’homme et de la femme, est fon­da­men­ta­le­ment issue du mys­tère de Dieu. Cela cor­res­pond à l’es­sence la plus intime de l’homme et de la femme, à leur digni­té innée et authen­tique de personnes.

Dans le mariage, l’homme et la femme s’u­nissent d’une façon tel­le­ment étroite qu’ils deviennent, selon les paroles du Livre de la Genèse, « une seule chair » (Gn 2, 24). Homme et femme de par leur consti­tu­tion phy­sique, les deux sujets humains, bien que dif­fé­rents cor­po­rel­le­ment, par­tagent d’une manière égale la capa­ci­té de vivre « dans la véri­té et dans l’a­mour ». Cette capa­ci­té, qui carac­té­rise l’être humain comme per­sonne, a une dimen­sion à la fois spi­ri­tuelle et cor­po­relle. C’est aus­si à tra­vers le corps que l’homme et la femme sont pré­pa­rés à for­mer une « com­mu­nion de per­sonnes » dans le mariage. Quand, en ver­tu de l’al­liance conju­gale, ils s’u­nissent au point de deve­nir « une seule chair » (Gn 2, 24), leur union doit se réa­li­ser « dans la véri­té et dans l’a­mour », met­tant ain­si en lumière la matu­ri­té propre des per­sonnes créées à l’i­mage de Dieu, selon sa ressemblance.

La famille qui en découle reçoit sa soli­di­té interne de l’al­liance entre les époux, dont le Christ a fait un sacre­ment. Elle trouve sa nature com­mu­nau­taire, ou plu­tôt son carac­tère de « com­mu­nion », dans la com­mu­nion fon­da­men­tale des époux, qui se pro­longe dans les enfants. « Etes-​vous dis­po­sés à accueillir avec amour les enfants que Dieu vou­dra vous don­ner et à les édu­quer… ? », demande le célé­brant au cours de la céré­mo­nie du mariage (14). La réponse des époux exprime la véri­té intime de l’a­mour qui les unit. Toutefois leur uni­té, au lieu de les ren­fer­mer sur eux-​mêmes, les ouvre à une vie nou­velle, à une per­sonne nou­velle. Comme parents, ils seront capables de don­ner la vie à un être sem­blable à eux, non seule­ment « chair de leur chair et os de leurs os » (cf. Gn 2, 23), mais image et res­sem­blance de Dieu, c’est-​à-​dire une personne.

En deman­dant « Etes-​vous dis­po­sés ? », l’Eglise rap­pelle aux nou­veaux époux qu’ils se trouvent devant la puis­sance créa­trice de Dieu. Ils sont appe­lés à deve­nir parents, c’est-​à-​dire à coopé­rer avec le Créateur pour don­ner la vie. Coopérer avec Dieu pour appe­ler de nou­veaux êtres humains à la vie, cela signi­fie contri­buer à la trans­mis­sion de l’i­mage et res­sem­blance divines que reflète qui­conque est « né d’une femme ».

La généa­lo­gie de la personne

9. Par la com­mu­nion des per­sonnes qui se réa­lise dans le mariage, l’homme et la femme fondent une famille. A la famille est liée la généa­lo­gie de tout homme : la généa­lo­gie de la per­sonne. La pater­ni­té et la mater­ni­té humaines sont enra­ci­nées dans la bio­lo­gie et en même temps elles la dépassent. L’Apôtre, qui flé­chit « les genoux en pré­sence du Père de qui toute pater­ni­té 1, au ciel et sur la terre, tire son nom », nous met en quelque sorte sous les yeux tout le monde des êtres vivants, depuis les êtres spi­ri­tuels des cieux jus­qu’aux êtres cor­po­rels de la terre. Toute géné­ra­tion trouve son modèle ori­gi­nel dans la pater­ni­té de Dieu. Toutefois, dans le cas de l’homme, cette dimen­sion « cos­mique » de res­sem­blance avec Dieu ne suf­fit pas à défi­nir de manière adé­quate le rap­port de pater­ni­té et de mater­ni­té. Quand, de l’u­nion conju­gale des deux, naît un nou­vel homme, il apporte avec lui au monde une image et une res­sem­blance par­ti­cu­lières avec Dieu lui-​même : dans la bio­lo­gie de la géné­ra­tion est ins­crite la généa­lo­gie de la personne.

En affir­mant que les époux, en tant que parents, sont des coopé­ra­teurs de Dieu Créateur dans la concep­tion et la géné­ra­tion d’un nou­vel être humain (15), nous ne nous réfé­rons pas seule­ment aux lois de la bio­lo­gie ; nous enten­dons plu­tôt sou­li­gner que,dans la pater­ni­té et la mater­ni­té humaines, Dieu lui-​même est pré­sent selon un mode dif­fé­rent de ce qui advient dans toute autre géné­ra­tion « sur la terre ». En effet, c’est de Dieu seul que peut pro­ve­nir cette « image », cette « res­sem­blance » qui est propre à l’être humain, comme cela s’est pro­duit dans la créa­tion. La géné­ra­tion est la conti­nua­tion de la créa­tion (16).

Ainsi donc, dans la concep­tion comme dans la nais­sance d’un nou­vel homme, les parents se trouvent devant un « grand mys­tère » (Ep 5, 32). Le nou­vel être humain, de la même façon que ses parents, est appe­lé, lui aus­si, à l’exis­tence en tant que per­sonne ; il est appe­lé à la vie « dans la véri­té et dans l’a­mour ». Cet appel ne concerne pas seule­ment ce qui est dans le temps, mais, en Dieu, c’est aus­si un appel qui ouvre à l’é­ter­ni­té. Telle est la dimen­sion de la généa­lo­gie de la per­sonne que le Christ a défi­ni­ti­ve­ment révé­lée, en pro­je­tant la lumière de son Evangile sur la vie et sur la mort humaines, et donc sur la signi­fi­ca­tion de la famille humaine.

Comme l’af­firme le Concile, l’homme est la « seule créa­ture sur terre que Dieu a vou­lue pour elle-​même » (17). La genèse de l’homme ne répond pas seule­ment aux lois de la bio­lo­gie, elle répond direc­te­ment à la volon­té créa­trice de Dieu, c’est-​à-​dire à la volon­té qui concerne la généa­lo­gie des fils et des filles des familles humaines. Dieu « a vou­lu » l’homme dès le com­men­ce­ment et Dieu le « veut » dans toute concep­tion et dans toute nais­sance humaines. Dieu « veut » l’homme comme être sem­blable à lui, comme per­sonne. Cet homme, tout homme, est créé par Dieu « pour lui-​même ». Cela concerne tous les êtres humains, y com­pris ceux qui naissent avec des mala­dies ou des infir­mi­tés. Dans la consti­tu­tion per­son­nelle de cha­cun est ins­crite la volon­té de Dieu, qui veut que la fin de l’homme soit en un sens lui-​même. Dieu remet l’homme à lui-​même, en le confiant en même temps à la res­pon­sa­bi­li­té de la famille et de la socié­té. Devant un nou­vel être humain, les parents ont ou devraient avoir la pleine conscience du fait que Dieu « veut » cet être « pour lui-même ».

Cette expres­sion syn­thé­tique est très riche et très pro­fonde. Depuis l’ins­tant de sa concep­tion, puis de sa nais­sance, le nou­vel être est des­ti­né à expri­mer en plé­ni­tude son huma­ni­té, à « se trou­ver » (18) comme per­sonne. Cela vaut abso­lu­ment pour tous, même pour les malades chro­niques et les per­sonnes han­di­ca­pées. « Etre homme » est sa voca­tion fon­da­men­tale : « être homme » à la mesure du don reçu. A la mesure de ce « talent » qu’est l’hu­ma­ni­té même et, ensuite seule­ment, à la mesure des autres talents. En ce sens, Dieu veut tout homme « pour lui-​même ». Toutefois, dans le des­sein de Dieu, la voca­tion de la per­sonne va au-​delà des limites du temps. Elle rejoint la volon­té du Père, révé­lée dans le Verbe incar­né : Dieu veut étendre à l’homme la par­ti­ci­pa­tion à sa vie divine elle- même. Le Christ dit : « Je suis venu pour que les hommes aient la vie, pour qu’ils l’aient en abon­dance » (Jn 10, 10).

Le des­tin ultime de l’homme n’est-​il pas en désac­cord avec l’af­fir­ma­tion que Dieu veut l’homme « pour lui-​même » ? Si l’homme est créé pour la vie divine, existe-​t-​il vrai­ment « pour lui-​même » ? Voilà une ques­tion clé, de grande impor­tance au com­men­ce­ment comme à la fin de son exis­tence ter­restre : elle est impor­tante pour tout le cours de la vie. En des­ti­nant l’homme à la vie divine, il pour­rait sem­bler que Dieu le sous­traie défi­ni­ti­ve­ment à son exis­tence « pour lui-​même » (19). Quel est le rap­port qui existe entre la vie de la per­sonne et la par­ti­ci­pa­tion à la vie tri­ni­taire ? Saint Augustin nous répond par les célèbres paroles : « Notre cœur est sans repos jus­qu’à ce qu’il se repose en toi » (20). Ce « cœur sans repos » montre qu’il n’y a aucune contra­dic­tion entre l’une et l’autre fina­li­tés, qu’il y a au contraire un lien, une coor­di­na­tion, une uni­té pro­fonde. Par sa généa­lo­gie même, la per­sonne, créée à l’i­mage et à la res­sem­blance de Dieu, en par­ti­ci­pant à sa Vie, existe « pour elle-​même » et se réa­lise. Le conte­nu de cette réa­li­sa­tion est la plé­ni­tude de la Vie en Dieu, celle dont parle le Christ (cf. Jn 6, 37–40), qui jus­te­ment nous a rache­tés pour nous intro­duire dans cette Vie (cf. Mc 10, 45).

Les époux dési­rent des enfants pour eux-​mêmes ; et ils voient en eux le cou­ron­ne­ment de leur amour réci­proque. Ils les dési­rent pour la famille, comme un don très pré­cieux (21). C’est un désir qui se com­prend dans une cer­taine mesure. Toutefois, dans l’a­mour conju­gal ain­si que dans l’a­mour pater­nel et mater­nel doit s’ins­crire la véri­té sur l’homme, qui a été expri­mée d’une manière syn­thé­tique et pré­cise par le Concile, en affir­mant que Dieu « veut l’homme pour lui-​même ». Pour cela, il faut que la volon­té des parents soit en har­mo­nie avec celle de Dieu : en ce sens, il doivent vou­loir la nou­velle créa­ture humaine comme le Créateur la veut : « pour elle-​même ». La volon­té humaine est tou­jours et inévi­ta­ble­ment sou­mise à la loi du temps et de la cadu­ci­té. La volon­té divine, au contraire, est éter­nelle. « Avant même de te for­mer au ventre mater­nel, je t’ai connu — lit-​on dans le Livre du Prophète Jérémie — ; avant même que tu sois sor­ti du sein, je t’ai consa­cré » (1, 5). La généa­lo­gie de la per­sonne est donc liée avant tout à l’é­ter­ni­té de Dieu, ensuite seule­ment à la pater­ni­té et à la mater­ni­té humaines qui se réa­lisent dans le temps. A l’ins­tant même de sa concep­tion, l’homme est déjà ordon­né à l’é­ter­ni­té en Dieu.

Le bien com­mun du mariage et de la famille

10. Le consen­te­ment matri­mo­nial déter­mine et sta­bi­lise le bien qui est com­mun au mariage et à la famille. « Je te prends… pour épouse — pour époux — et je pro­mets de te res­ter fidèle dans le bon­heur et dans l’é­preuve, dans la mala­die et la bonne san­té, pour t’ai­mer et te res­pec­ter tous les jours de ma vie » (22). Le mariage est une com­mu­nion unique de per­sonnes. Fondée sur cette com­mu­nion, la famille est appe­lée à deve­nir une com­mu­nau­té de per­sonnes. C’est un enga­ge­ment que les nou­veaux époux prennent « devant Dieu et devant l’Eglise », comme le célé­brant le leur rap­pelle au moment de l’é­change des consen­te­ments (23). Ceux qui par­ti­cipent à la céré­mo­nie sont témoins de cet enga­ge­ment ; en eux sont repré­sen­tées en un sens l’Eglise et la socié­té, milieux de vie de la nou­velle famille.

Les paroles du consen­te­ment matri­mo­nial défi­nissent ce qui consti­tue le bien com­mun du couple et de la famille. Avant tout, le bien com­mun des époux : l’a­mour, la fidé­li­té, le res­pect, la durée de leur union jus­qu’à la mort, « tous les jours de la vie ». Le bien de tous les deux, qui est en même temps le bien de cha­cun, doit deve­nir ensuite le bien des enfants. Le bien com­mun, par sa nature, tout en unis­sant les per­sonnes, assure le vrai bien de cha­cune. Si l’Eglise, comme du reste l’Etat, reçoit le consen­te­ment des époux selon les termes indi­qués plus haut, elle le fait parce c’est « ins­crit en leur cœur » (Rm 2, 15). Ce sont les époux qui se donnent réci­pro­que­ment le consen­te­ment matri­mo­nial en prê­tant ser­ment, c’est-​à-​dire en confir­mant devant Dieu la véri­té de leur consen­te­ment. En tant que bap­ti­sés, ils sont, dans l’Eglise, les ministres du sacre­ment du mariage. Saint Paul enseigne que leur enga­ge­ment mutuel est un « grand mys­tère » (Ep 5, 32).

Les paroles du consen­te­ment expriment donc ce qui consti­tue le bien com­mun des époux et elles indiquent ce qui doit être le bien com­mun de la future famille. Pour le mettre en évi­dence, l’Eglise leur demande s’ils sont dis­po­sés à accueillir et à édu­quer chré­tien­ne­ment les enfants que Dieu vou­dra leur don­ner. Cette demande se réfère au bien com­mun du futur noyau fami­lial, compte tenu de la généa­lo­gie des per­sonnes ins­crite dans la consti­tu­tion même du mariage et de la famille. La demande au sujet des enfants et de leur édu­ca­tion est étroi­te­ment liée au consen­te­ment conju­gal, au ser­ment d’a­mour, de res­pect conju­gal, de fidé­li­té jus­qu’à la mort. L’accueil et l’é­du­ca­tion des enfants, qui sont deux des fins prin­ci­pales de la famille, dépendent de la façon dont on tient cet engagement.

La pater­ni­té et la mater­ni­té repré­sentent une tâche de nature non seule­ment phy­sique mais spi­ri­tuelle ; car la généa­lo­gie de la per­sonne, qui a son com­men­ce­ment éter­nel en Dieu et qui doit conduire à lui, passe par elles.

L’Année de la Famille, qui sera une année de prière par­ti­cu­lière de la part des familles, devrait rendre chaque famille consciente de tout cela d’une manière nou­velle et pro­fonde. Quelle abon­dance de thèmes bibliques pour­rait nour­rir cette prière ! Mais il faut qu’aux paroles de la Sainte Ecriture on joigne tou­jours la men­tion per­son­nelle des époux-​parents, comme celle des enfants et des petits-​enfants. Par la généa­lo­gie des per­sonnes, la com­mu­nion conju­gale devient com­mu­nion des géné­ra­tions. L’union sacra­men­telle des deux, scel­lée dans l’al­liance contrac­tée devant Dieu, per­siste et se conso­lide dans la suc­ces­sion des géné­ra­tions. Elle doit deve­nir uni­té de prière. Mais pour qu’elle puisse rayon­ner d’une façon signi­fi­ca­tive pen­dant l’Année de la Famille, il est néces­saire que la prière devienne une habi­tude enra­ci­née dans la vie quo­ti­dienne de chaque famille. La prière est action de grâce, louange à Dieu, demande de par­don, sup­pli­ca­tion et invo­ca­tion. Sous cha­cune de ces formes, la prière de la famille a beau­coup à dire à Dieu. Elle a éga­le­ment beau­coup à dire aux hommes, à com­men­cer par la com­mu­nion réci­proque des per­sonnes qu’u­nissent des liens de famille.

« Qu’est-​ce que l’homme pour que tu penses à lui ? » (Ps 8, 5), se demande le psal­miste. La prière est le lieu où, de la manière la plus simple, on fait mémoire de Dieu Créateur et Père. Et ce n’est pas seule­ment, ni tel­le­ment, l’homme qui se sou­vient de Dieu, mais plu­tôt Dieu qui se sou­vient de l’homme. C’est pour cela que la prière de la com­mu­nau­té fami­liale peut deve­nir le lieu du sou­ve­nir com­mun et réci­proque, car la famille est com­mu­nau­té de géné­ra­tions. Tous doivent être pré­sents dans la prière : les vivants, les morts et aus­si ceux qui doivent encore venir au monde. Il faut que dans la famille on prie pour chaque per­sonne, en fonc­tion du bien qu’est la famille pour elle et du bien qu’elle apporte à la famille. La prière raf­fer­mit davan­tage ce bien, pré­ci­sé­ment comme bien fami­lial com­mun. Mieux, elle fait naître ce bien, d’une manière tou­jours nou­velle. Dans la prière, la famille se retrouve comme le pre­mier « nous » dans lequel cha­cun est « je » et « tu » ; cha­cun est pour l’autre res­pec­ti­ve­ment mari ou femme, père ou mère, fils ou fille, frère ou sœur, grand-​père ou petit-fils.

Sont-​elles ain­si, les familles aux­quelles j’a­dresse cette Lettre ? Certes, beau­coup le sont ; mais, en ces temps où nous vivons, appa­raît la ten­dance à res­treindre le noyau fami­lial à deux géné­ra­tions. Cela est dû sou­vent aux dimen­sions modestes des loge­ments dis­po­nibles, sur­tout dans les grandes villes. Mais il n’est pas rare que cela soit dû aus­si à la convic­tion que la coha­bi­ta­tion de plu­sieurs géné­ra­tions consti­tue un obs­tacle à l’in­ti­mi­té et rend la vie trop dif­fi­cile. Mais n’est-​ce pas là une grande fai­blesse ? On trouve peu de vie humaine dans les familles d’au­jourd’­hui. Il n’y a plus que peu de per­sonnes avec qui créer et par­ta­ger le bien com­mun ; et pour­tant, par nature, le bien demande à être créé et par­ta­gé avec d’autres, « bonum est dif­fu­si­vum sui », « le bien tend à se com­mu­ni­quer » (24). Plus le bien est com­mun, plus il est par­ti­cu­lier éga­le­ment : mien, tien, nôtre. Telle est la logique intrin­sèque de l’exis­tence dans le bien, dans la véri­té et dans la cha­ri­té. Si l’homme sait accueillir cette logique et la suivre, son exis­tence devient vrai­ment un « don désintéressé ».

Le don dés­in­té­res­sé de soi

11. Quand il affirme que l’homme est l’u­nique créa­ture sur terre vou­lue de Dieu pour elle-​même, le Concile ajoute aus­si­tôt qu’il « ne peut plei­ne­ment se trou­ver que par le don dés­in­té­res­sé de lui-​même » (25). Cela pour­rait sem­bler contra­dic­toire, mais ce ne l’est nul­le­ment. C’est plu­tôt le grand et mer­veilleux para­doxe de l’exis­tence humaine : une exis­tence appe­lée à ser­vir la véri­té dans l’a­mour. L’amour amène l’homme à se réa­li­ser par le don dés­in­té­res­sé de lui-​même. Aimer signi­fie don­ner et rece­voir ce qu’on ne peut ni acqué­rir ni vendre, mais seule­ment accor­der libre­ment et mutuellement.

Le don de la per­sonne requiert par nature d’être durable et irré­vo­cable. L’indissolubilité du mariage découle en pre­mier lieu de l’es­sence de ce don : don de la per­sonne à la per­sonne. Dans ce don réci­proque est mani­fes­té le carac­tère spon­sal de l’a­mour. Dans le consen­te­ment matri­mo­nial, les fian­cés s’ap­pellent par leur nom : « Moi… je te prends… pour épouse (pour époux) et je pro­mets de te res­ter fidèle… tous les jours de ma vie ». Un tel don lie beau­coup plus for­te­ment et beau­coup plus pro­fon­dé­ment que tout ce qui peut être « acquis » de quelque manière et à quelque prix que ce soit. Fléchissant les genoux devant le Père, de qui vient toute pater­ni­té et toute mater­ni­té, les futurs parents deviennent conscients d’a­voir été « rache­tés ». En effet, ils ont été acquis à grand prix, au prix du don le plus dés­in­té­res­sé qui soit, le sang du Christ, auquel ils par­ti­cipent par le sacre­ment. Le cou­ron­ne­ment litur­gique du rite matri­mo­nial est l’Eucharistie — sacri­fice du « corps don­né » et du « sang répan­du » —, qui trouve en quelque sorte son expres­sion dans le consen­te­ment des époux.

Quand, dans le mariage, l’homme et la femme se donnent et se reçoivent réci­pro­que­ment dans l’u­ni­té d”« une seule chair », la logique du don dés­in­té­res­sé entre dans leur vie. Sans elle, le mariage serait vide, alors que la com­mu­nion des per­sonnes, édi­fiée sui­vant cette logique, devient la com­mu­nion des parents. Quand les époux trans­mettent la vie à leur enfant, un nou­veau « tu » humain s’ins­crit sur l’or­bite de leur « nous », une per­sonne qu’ils appel­le­ront d’un nom nou­veau : « Notre fils… ; notre fille… ». « J’ai acquis un homme de par le Seigneur » (Gn 4, 1), dit Eve, la pre­mière femme de l’his­toire : un être humain, d’a­bord atten­du pen­dant neuf mois puis « mani­fes­té » aux parents, aux frères et sœurs. Le pro­ces­sus de la concep­tion et du déve­lop­pe­ment dans le sein mater­nel, de l’ac­cou­che­ment, de la nais­sance, tout cela sert à créer comme un espace appro­prié pour que la nou­velle créa­ture puisse se mani­fes­ter comme « don », car c’est ce qu’elle est dès le début. Cet être fra­gile et sans défense, dépen­dant de ses parents pour tout et entiè­re­ment remis à leurs soins, pourrait-​il être dési­gné autre­ment ? Le nouveau-​né se donne à ses parents par le fait même de venir au jour. Son exis­tence est déjà un don, le pre­mier don du Créateur à la créature.

Dans le nouveau-​né se réa­lise le bien com­mun de la famille. De même que le bien com­mun des époux s’a­chève dans l’a­mour spon­sal, prêt à don­ner et à accueillir la nou­velle vie, ain­si le bien com­mun de la famille se réa­lise par le même amour spon­sal concré­ti­sé dans le nouveau-​né. Dans la généa­lo­gie de la per­sonne est ins­crite la généa­lo­gie de la famille, por­tée sur les registres des bap­têmes en per­pé­tuelle mémoire, même si cet enre­gis­tre­ment n’est que la consé­quence sociale du fait « qu’un homme est venu au monde » (cf. Jn 16, 21).

Mais est-​il vrai que le nou­vel être humain est un don pour les parents ? Que c’est un don pour la socié­té ? Apparemment rien ne semble l’in­di­quer. La nais­sance d’un homme paraît être par­fois une simple don­née sta­tis­tique, enre­gis­trée comme tant d’autres dans les bilans démo­gra­phiques. Certes, la nais­sance d’un enfant signi­fie, pour les parents, des fatigues à venir, de nou­velles charges éco­no­miques, d’autres contraintes pra­tiques : autant de motifs qui peuvent sus­ci­ter en eux la ten­ta­tion de ne pas dési­rer une autre nais­sance (26). Dans cer­tains milieux sociaux et cultu­rels, cette ten­ta­tion se fait plus forte. L’enfant n’est donc pas un don ? Vient-​il seule­ment pour prendre et non pour don­ner ? Voilà quelques ques­tions inquié­tantes, dont l’homme d’au­jourd’­hui a du mal à se libé­rer. L’enfant vient prendre de la place, alors que dans le monde l’es­pace semble se faire tou­jours plus rare. Mais est-​il vrai qu’il n’ap­porte rien à la famille et à la socié­té ? Ne serait-​il pas un « élé­ment » du bien com­mun sans lequel les com­mu­nau­tés humaines se désa­grègent et risquent la mort ? Comment le nier ? L’enfant fait don de lui-​même à ses frères, à ses sœurs, à ses parents, à toute sa famille. Sa vie devient un don pour les auteurs mêmes de la vie, qui ne pour­ront pas ne pas sen­tir la pré­sence de leur enfant, sa par­ti­ci­pa­tion à leur exis­tence, son apport à leur bien com­mun et à celui de la com­mu­nau­té fami­liale. C’est là une véri­té qui demeure évi­dente dans sa sim­pli­ci­té et sa pro­fon­deur, mal­gré la com­plexi­té, et aus­si l’é­ven­tuelle patho­lo­gie, de la struc­ture psy­cho­lo­gique de cer­taines per­sonnes. Le bien com­mun de la socié­té entière réside dans l’homme, qui, comme on l’a rap­pe­lé, est « la route de l’Eglise » (27). Il est avant tout la « gloire de Dieu » : « Gloria Dei vivens homo », « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant », selon la for­mule bien connue de saint Irénée (28), qui pour­rait aus­si se tra­duire : « La gloire de Dieu, c’est que l’homme vive ». Nous sommes ici, pourrait-​on dire, en pré­sence de la plus haute défi­ni­tion de l’homme : la gloire de Dieu est le bien com­mun de tout ce qui existe ; c’est le bien com­mun du genre humain.

Oui, l’homme est un bien com­mun : bien com­mun de la famille et de l’hu­ma­ni­té, des divers groupes et des mul­tiples struc­tures sociales. Il faut faire tou­te­fois une dis­tinc­tion signi­fi­ca­tive de degré et de moda­li­té : par exemple, l’homme est le bien com­mun de la nation à laquelle il appar­tient ou de l’Etat dont il est le citoyen ; mais il l’est d’une façon bien plus concrète, abso­lu­ment unique, pour sa famille ; il l’est non seule­ment comme indi­vi­du qui fait par­tie de la mul­ti­tude humaine, mais comme « cet homme ». Dieu Créateur l’ap­pelle à l’exis­tence « pour lui-​même », et, lors­qu’il vient au monde, l’homme com­mence, dans la famille, sa « grande aven­ture », l’a­ven­ture de la vie. « Cet homme », en tout cas, a le droit de s’af­fir­mer lui- même en rai­son de sa digni­té humaine. C’est pré­ci­sé­ment cette digni­té qui doit déter­mi­ner la place de la per­sonne par­mi les hommes, et avant tout dans la famille. Car, plus que toute autre réa­li­té humaine, la famille est le milieu dans lequel l’homme peut exis­ter « pour lui-​même » par le don dés­in­té­res­sé de soi. C’est pour­quoi elle reste une ins­ti­tu­tion sociale qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas rem­pla­cer : elle est « le sanc­tuaire de la vie » (29).

Le fait que naît un homme, qu”« un être humain est venu au monde » (cf. Jn 16, 21), consti­tue un signe pas­cal. Jésus lui-​même en parle à ses dis­ciples, selon l’é­van­gé­liste Jean, avant sa pas­sion et sa mort, com­pa­rant la tris­tesse cau­sée par son départ à la souf­france d’une femme qui enfante : « La femme, sur le point d’ac­cou­cher, s’at­triste (c’est-​à-​dire souffre) parce que son heure est venue ; mais, lors­qu’elle a don­né le jour à l’en­fant, elle ne se sou­vient plus des dou­leurs, dans la joie qu’un homme soit venu au monde » (Jn 16, 21). L”« heure » de la mort du Christ (cf. Jn 13, 1) est ici com­pa­rée à l”« heure » de la femme dans les dou­leurs de l’en­fan­te­ment ; la nais­sance d’un nou­vel homme se com­pare à la vic­toire de la vie sur la mort rem­por­tée par la résur­rec­tion du Seigneur. Ce rap­pro­che­ment sus­cite diverses réflexions. De même que la résur­rec­tion du Christ est la mani­fes­ta­tion de la Vie au-​delà du seuil de la mort, de même la nais­sance d’un enfant est aus­si mani­fes­ta­tion de la vie, tou­jours des­ti­née, par le Christ, à la « plé­ni­tude de la Vie » qui est en Dieu même : « Je suis venu pour qu’on ait la vie, et qu’on l’ait sur­abon­dante » (Jn 10, 10). Voilà révé­lé dans sa valeur pro­fonde le vrai sens de l’ex­pres­sion de saint Irénée : « Gloria Dei vivens homo ».

C’est la véri­té évan­gé­lique du don de soi, sans lequel l’homme ne peut « plei­ne­ment se trou­ver », qui per­met de com­prendre à quelle pro­fon­deur ce « don dés­in­té­res­sé » s’en­ra­cine dans le don du Dieu Créateur et Rédempteur, dans « la grâce de l’Esprit Saint » dont le célé­brant demande l’ef­fu­sion sur les époux au cours de la céré­mo­nie du mariage. Sans cette « effu­sion », il serait vrai­ment dif­fi­cile de com­prendre tout cela et de le réa­li­ser comme la voca­tion de l’homme. Mais bien des per­sonnes com­prennent cela ! Beaucoup d’hommes et de femmes accueillent cette véri­té et arrivent à entre­voir que c’est en elle seule­ment qu’ils trouvent « la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). Sans cette véri­té, la vie des époux et de la famille ne peut par­ve­nir à son sens plei­ne­ment humain.

Voilà pour­quoi l’Eglise ne se lasse jamais d’en­sei­gner cette véri­té et de lui rendre témoi­gnage. Tout en fai­sant preuve de com­pré­hen­sion mater­nelle pour les nom­breuses et com­plexes situa­tions de crise dans les­quelles les familles se trouvent impli­quées et pour la fra­gi­li­té morale de tout être humain, l’Eglise est convain­cue qu’elle doit abso­lu­ment demeu­rer fidèle à la véri­té sur l’a­mour humain ; autre­ment, elle se tra­hi­rait elle-​même. S’éloigner de cette véri­té sal­vi­fique serait en effet comme fer­mer « les yeux du cœur » (Ep 1, 18), qui doivent au contraire res­ter tou­jours ouverts à la lumière que l’Evangile pro­jette sur les vicis­si­tudes de l’hu­ma­ni­té (cf. 2 Tm 1, 10). La conscience de ce don de soi dés­in­té­res­sé par lequel l’homme « se trouve lui-​même » est à renou­ve­ler sérieu­se­ment et à garan­tir constam­ment, face aux nom­breuses oppo­si­tions que l’Eglise ren­contre de la part des par­ti­sans d’une fausse civi­li­sa­tion du pro­grès (30). La famille exprime tou­jours une nou­velle dimen­sion du bien pour les hommes, et c’est pour­quoi elle crée une nou­velle res­pon­sa­bi­li­té. Il s’a­git de la res­pon­sa­bi­li­té pour le bien com­mun par­ti­cu­lier où réside le bien de l’homme, le bien de tout membre de la com­mu­nau­té fami­liale. Certes, c’est un bien « dif­fi­cile », (« bonum arduum »), mais c’est aus­si un bien merveilleux.

La pater­ni­té et la mater­ni­té responsables

12. Dans le déve­lop­pe­ment de la pré­sente Lettre aux Familles, le moment est venu d’é­vo­quer deux ques­tions qui sont liées. L’une, plus géné­rale, concerne la civi­li­sa­tion de l’a­mour ; l’autre, plus spé­ci­fique, porte sur la pater­ni­té et la mater­ni­té responsables.

Nous avons déjà dit que le mariage entraîne une sin­gu­lière res­pon­sa­bi­li­té envers le bien com­mun, celui des époux d’a­bord, puis celui de la famille. Ce bien com­mun est consti­tué par l’homme, par la valeur de la per­sonne et par tout ce qui donne la mesure de sa digni­té. L’homme porte en lui cette digni­té dans tous les sys­tèmes sociaux, éco­no­miques ou poli­tiques. Cependant, dans le cadre du mariage et de la famille, cette res­pon­sa­bi­li­té « engage » encore plus, pour de nom­breux motifs. Ce n’est pas sans rai­son que la Constitution pas­to­rale Gaudium et spes parle de « mettre en valeur la digni­té du mariage et de la famille ». Le Concile consi­dère cette « mise en valeur » comme une tâche qui incombe à l’Eglise et aus­si à l’Etat ; mais, dans toutes les cultures, elle reste d’a­bord le devoir des per­sonnes qui, unies dans le mariage, forment une famille déter­mi­née. « La pater­ni­té et la mater­ni­té res­pon­sables » dési­gnent l’ac­tion concrète de mettre en œuvre ce devoir qui, dans le monde contem­po­rain, pré­sente des carac­té­ris­tiques nouvelles.

En par­ti­cu­lier, « la pater­ni­té et la mater­ni­té res­pon­sables » se rap­portent direc­te­ment au moment où l’homme et la femme, s’u­nis­sant « en une seule chair », peuvent deve­nir parents. C’est un moment riche et spé­cia­le­ment signi­fi­ca­tif pour leurs rela­tions inter­per­son­nelles comme pour le ser­vice qu’ils rendent à la vie : ils peuvent deve­nir parents — père et mère — en com­mu­ni­quant la vie à un nou­vel être humain. Les deux dimen­sions de l’u­nion conju­gale, l’u­nion et la pro­créa­tion, ne peuvent être sépa­rées arti­fi­ciel­le­ment sans alté­rer la véri­té intime de l’acte conju­gal même (31).

Tel est l’en­sei­gne­ment constant de l’Eglise ; et les « signes des temps » dont nous sommes témoins aujourd’­hui nous donnent de nou­velles rai­sons de le répé­ter avec une par­ti­cu­lière insis­tance. Saint Paul, si atten­tif aux néces­si­tés pas­to­rales de son époque, deman­dait clai­re­ment et fer­me­ment d”« insis­ter à temps et à contre­temps » (cf. 2 Tm 4, 2), sans se lais­ser effrayer par le fait que « l’on ne sup­porte plus la saine doc­trine » (cf. 2 Tm 4, 3). Ses paroles sont fami­lières à ceux qui, com­pre­nant en pro­fon­deur ce qui se pro­duit à notre époque, attendent de l’Eglise non seule­ment qu’elle n’a­ban­donne pas « la saine doc­trine », mais qu’elle l’an­nonce avec une éner­gie renou­ve­lée, recher­chant dans les « signes des temps » actuels les rai­sons pro­vi­den­tielles de l’ap­pro­fon­dir davantage.

Beaucoup de ces rai­sons se retrouvent dans les domaines des sciences mêmes qui, à par­tir de l’an­cien tronc com­mun de l’an­thro­po­lo­gie, se sont déve­lop­pées en dif­fé­rentes spé­cia­li­tés, telles que la bio­lo­gie, la psy­cho­lo­gie, la socio­lo­gie et leurs rami­fi­ca­tions ulté­rieures. Toutes tournent d’une cer­taine manière autour de la méde­cine, en même temps science et art (ars medi­ca), au ser­vice de la vie et de la san­té de l’homme. Mais les rai­sons ici évo­quées découlent sur­tout de l’ex­pé­rience humaine qui est mul­tiple et qui, en un sens, pré­cède et suit la science elle-même.

Les époux apprennent par leur propre expé­rience ce que signi­fient la pater­ni­té et la mater­ni­té res­pon­sables ; ils l’ap­prennent éga­le­ment grâce à l’ex­pé­rience d’autres couples qui vivent dans des condi­tions ana­logues, et ils sont ain­si plus ouverts aux don­nées des sciences. On pour­rait dire que les « savants » reçoivent en quelque sorte un ensei­gne­ment de la part des « époux », pour être à leur tour en mesure de les ins­truire de façon plus com­pé­tente sur le sens de la pro­créa­tion res­pon­sable et sur les manières de la pratiquer.

Ce thème a été ample­ment trai­té dans les docu­ments conci­liaires, dans l’Encyclique Humanae vitae, dans les « Propositions » du Synode des Evêques de 1980, dans l’Exhortation apos­to­lique Familiaris consor­tio, et dans des inter­ven­tions du même ordre, jus­qu’à l’Instruction Donum vitae de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. L’Eglise enseigne la véri­té morale sur la pater­ni­té et la mater­ni­té res­pon­sables, en la défen­dant face aux concep­tions et aux ten­dances erro­nées répan­dues aujourd’­hui. Pourquoi l’Eglise le fait-​elle ? Serait-​ce qu’elle ne sai­sit pas le point de vue de ceux qui, dans ce domaine, conseillent des accom­mo­de­ments et qui cherchent à la convaincre même par des pres­sions indues, si ce n’est même par des menaces ? En effet, on reproche sou­vent au Magistère de l’Eglise d’être main­te­nant dépas­sé et fer­mé aux requêtes de l’es­prit des temps modernes, de mener une action nocive pour l’hu­ma­ni­té et, plus encore, pour l’Eglise elle-​même. En s’obs­ti­nant à res­ter sur ses posi­tions — dit-​on —, l’Eglise fini­ra par perdre de sa popu­la­ri­té et les croyants s’é­loi­gne­ront d’elle.

Mais com­ment sou­te­nir que l’Eglise, et spé­cia­le­ment l’é­pis­co­pat en com­mu­nion avec le Pape, est insen­sible à des pro­blèmes si graves et si actuels ? Paul VI y per­ce­vait pré­ci­sé­ment des ques­tions si vitales qu’elles le pous­sèrent à publier l’Encyclique Humanae vitae. Le fon­de­ment sur lequel repose la doc­trine de l’Eglise concer­nant la pater­ni­té et la mater­ni­té res­pon­sables est on ne peut plus ample et solide. Le Concile le montre avant tout dans son ensei­gne­ment sur l’homme, lors­qu’il affirme que celui-​ci est la « seule créa­ture sur terre que Dieu a vou­lue pour elle-​même » et qu’il « ne peut plei­ne­ment se trou­ver que par le don dés­in­té­res­sé de lui-​même » (32) ; et cela parce qu’il a été créé à l’i­mage et à la res­sem­blance de Dieu, et rache­té par le Fils unique du Père fait homme pour nous et pour notre salut.

Le Concile Vatican II, par­ti­cu­liè­re­ment atten­tif au pro­blème de l’homme et de sa voca­tion, déclare que l’u­nion conju­gale, « una caro », « une seule chair » selon l’ex­pres­sion biblique, ne peut être tota­le­ment com­prise et expli­quée qu’en recou­rant aux valeurs de la « per­sonne » et du « don ». Tout homme et toute femme se réa­lisent plei­ne­ment par le don dés­in­té­res­sé d’eux-​mêmes et, pour les époux, le moment de l’u­nion conju­gale en consti­tue une expé­rience tout à fait spé­ci­fique. C’est alors que l’homme et la femme, dans la « véri­té » de leur mas­cu­li­ni­té et de leur fémi­ni­té, deviennent un don réci­proque. Toute la vie dans le mariage est un don ; mais cela devient par­ti­cu­liè­re­ment évident lorsque les époux, s’of­frant mutuel­le­ment dans l’a­mour, réa­lisent cette ren­contre qui fait des deux « une seule chair » (Gn 2, 24).

Ils vivent alors un moment de res­pon­sa­bi­li­té spé­ciale, notam­ment du fait de la facul­té pro­créa­trice de l’acte conju­gal. Les époux peuvent, à ce moment, deve­nir père et mère, enga­geant le pro­ces­sus d’une nou­velle exis­tence humaine qui, ensuite, se déve­lop­pe­ra dans le sein de la femme. Si c’est la femme qui se rend compte la pre­mière qu’elle est deve­nue mère, l’homme avec qui elle s’est unie en « une seule chair » prend conscience à son tour, sur sa parole, qu’il est deve­nu père. Tous deux ont la res­pon­sa­bi­li­té de la pater­ni­té et de la mater­ni­té poten­tielles, et ensuite effec­tive. L’homme ne peut pas ne pas recon­naître, ou ne pas accep­ter, le résul­tat d’une déci­sion qui a été aus­si la sienne. Il ne peut pas se réfu­gier dans des paroles comme : « je ne sais pas », « je ne vou­lais pas », « c’est toi qui l’as vou­lu ». Dans tous les cas, l’u­nion conju­gale implique la res­pon­sa­bi­li­té de l’homme et de la femme, res­pon­sa­bi­li­té poten­tielle qui devient effec­tive lorsque les cir­cons­tances l’im­posent. Cela vaut sur­tout pour l’homme qui, tout en étant lui aus­si agent de l’en­ga­ge­ment du pro­ces­sus de géné­ra­tion, en reste bio­lo­gi­que­ment à l’é­cart, puisque c’est dans la femme qu’il se déve­loppe. Comment l’homme pourrait-​il n’en faire aucun cas ? Il faut que tous deux, l’homme et la femme, prennent en charge ensemble, vis-​à-​vis d’eux- mêmes et vis-​à-​vis des autres, la res­pon­sa­bi­li­té de la vie nou­velle qu’ils ont suscitée.

C’est là une conclu­sion qui est adop­tée par les sciences humaines elles-​mêmes. Il convient cepen­dant d’al­ler plus à fond et d’a­na­ly­ser le sens de l’acte conju­gal à la lumière des valeurs déjà men­tion­nées de la « per­sonne » et du « don ». L’Eglise le fait par son ensei­gne­ment constant, en par­ti­cu­lier celui du Concile Vatican II.

Au moment de l’acte conju­gal, l’homme et la femme sont appe­lés à confir­mer de manière res­pon­sable le don mutuel qu’ils ont fait d’eux-​mêmes dans l’al­liance du mariage. Or la logique du don total de soi à l’autre com­porte l’ou­ver­ture poten­tielle à la pro­créa­tion : le mariage est ain­si appe­lé à se réa­li­ser encore plus plei­ne­ment dans la famille. Certes, le don réci­proque de l’homme et de la femme n’a pas pour seule fin la nais­sance des enfants, car il est en lui-​même com­mu­nion d’a­mour et de vie. Il faut que soit tou­jours pré­ser­vée la véri­té intime de ce don. « Intime » n’est pas ici syno­nyme de « sub­jec­tive ». Cela signi­fie plu­tôt l’har­mo­nie fon­da­men­tale avec la véri­té objec­tive de celui et de celle qui se donnent. La per­sonne ne peut jamais être consi­dé­rée comme un moyen d’at­teindre une fin, et sur­tout jamais comme une source de « jouis­sance ». C’est la per­sonne qui est et doit être la fin de tout acte. C’est ain­si seule­ment que l’ac­tion répond à la véri­table digni­té de la personne.

En concluant notre réflexion sur ce sujet si impor­tant et si déli­cat, je vou­drais vous adres­ser un encou­ra­ge­ment par­ti­cu­lier, à vous d’a­bord, chers époux, et à tous ceux qui vous aident à com­prendre et à mettre en pra­tique l’en­sei­gne­ment de l’Eglise sur le mariage, sur la mater­ni­té et la pater­ni­té res­pon­sables. Je pense en par­ti­cu­lier aux pas­teurs, aux nom­breux savants, théo­lo­giens, phi­lo­sophes, écri­vains et publi­cistes qui ne se sou­mettent pas au confor­misme cultu­rel domi­nant et qui sont cou­ra­geu­se­ment prêts à « aller à contre-​courant ». Cet encou­ra­ge­ment s’a­dresse en outre à un groupe tou­jours plus nom­breux d’ex­perts, de méde­cins et d’é­du­ca­teurs, vrais apôtres laïcs, qui ont fait de la mise en valeur de la digni­té du mariage et de la famille une tâche impor­tante de leur vie. Au nom de l’Eglise, je dis à tous mes remer­cie­ments ! Sans eux, que pour­raient faire les prêtres, les évêques et même le Successeur de Pierre ? Je m’en suis convain­cu de plus en plus depuis les pre­mières années de mon sacer­doce, à par­tir du moment où j’ai com­men­cé à m’as­seoir dans le confes­sion­nal pour par­ta­ger les pré­oc­cu­pa­tions, les craintes et les espoirs de nom­breux époux : j’ai ren­con­tré des cas dif­fi­ciles de rébel­lion et de refus, mais en même temps tant de per­sonnes res­pon­sables et géné­reuses de manière impres­sion­nante ! Tandis que j’é­cris cette Lettre, tous ces époux me sont pré­sents, ils ont mon affec­tion et je les porte dans ma prière.

Les deux civilisations

13. Chères familles, la ques­tion de la pater­ni­té et de la mater­ni­té res­pon­sables s’ins­crit dans l’en­semble de la ques­tion de la « civi­li­sa­tion de l’a­mour » dont je désire vous par­ler main­te­nant. De ce qui a été dit jus­qu’i­ci, il résulte clai­re­ment que la famille se trouve à la base de ce que Paul VI a appe­lé la « civi­li­sa­tion de l’a­mour » (33), expres­sion entrée depuis dans l’en­sei­gne­ment de l’Eglise et deve­nue désor­mais fami­lière. Il est dif­fi­cile aujourd’­hui d’é­vo­quer une inter­ven­tion de l’Eglise, ou sur l’Eglise, qui ne com­porte la men­tion de la civi­li­sa­tion de l’a­mour. L’expression se rat­tache à la tra­di­tion de l”« Eglise domes­tique » dans le chris­tia­nisme des ori­gines, mais elle se rap­porte aus­si pré­ci­sé­ment à l’é­poque actuelle. Etymologiquement, le terme « civi­li­sa­tion » vient de « civis », « citoyen », et il sou­ligne la dimen­sion poli­tique de l’exis­tence de tout indi­vi­du. Le sens le plus pro­fond du mot « civi­li­sa­tion » n’est cepen­dant pas seule­ment poli­tique : il est plu­tôt pro­pre­ment « huma­niste ». La civi­li­sa­tion appar­tient à l’his­toire de l’homme, parce qu’elle cor­res­pond à ses besoins spi­ri­tuels et moraux : créé à l’i­mage et à la res­sem­blance de Dieu, il a reçu le monde des mains du Créateur avec la mis­sion de le mode­ler à sa propre image et res­sem­blance. C’est de l’ac­com­plis­se­ment de cette tâche que naît la civi­li­sa­tion qui n’est rien d’autre, en défi­ni­tive, que l”« huma­ni­sa­tion du monde ».

La civi­li­sa­tion a donc, d’une cer­taine manière, le même sens que la « culture ». Par consé­quent, on pour­rait dire aus­si « culture de l’a­mour », bien qu’il soit pré­fé­rable de s’en tenir à l’ex­pres­sion deve­nue désor­mais fami­lière. La civi­li­sa­tion de l’a­mour, au sens actuel du terme, s’ins­pire d’un pas­sage de la Constitution conci­liaire Gaudium et spes : « Le Christ 1 mani­feste plei­ne­ment l’homme à lui-​même et lui découvre la subli­mi­té de sa voca­tion » (34). On peut donc dire que la civi­li­sa­tion de l’a­mour prend son essor à par­tir de la révé­la­tion de Dieu qui « est Amour », comme le dit Jean (Jn 4, 8. 16), et qu’elle est décrite avec jus­tesse par Paul dans l’hymne à la cha­ri­té de la pre­mière Lettre aux Corinthiens (13, 1–13). Cette civi­li­sa­tion est inti­me­ment liée à l’a­mour « répan­du dans nos cœurs par le Saint-​Esprit qui nous fut don­né » (Rm 5, 5) et elle se déve­loppe grâce à la culture constante dont parle, de manière si sug­ges­tive, l’al­lé­go­rie évan­gé­lique de la vigne et des sar­ments : « Je suis la vigne véri­table et mon Père est le vigne­ron. Tout sar­ment en moi qui ne porte pas de fruit, il l’en­lève, et tout sar­ment qui porte du fruit, il l’é­monde, pour qu’il porte encore plus de fruit » (Jn 15, 1–2).

A la lumière de ces textes du Nouveau Testament et d’autres encore, il est pos­sible de com­prendre ce qu’on entend par « civi­li­sa­tion de l’a­mour », et aus­si pour­quoi la famille est orga­ni­que­ment inté­grée dans cette civi­li­sa­tion. Si la pre­mière « route de l’Eglise » est la famille, il faut ajou­ter que la civi­li­sa­tion de l’a­mour est, elle aus­si, la « route de l’Eglise » qui avance dans le monde et appelle les familles et les autres ins­ti­tu­tions sociales, natio­nales et inter­na­tio­nales, à prendre cette route, pré­ci­sé­ment pour les familles et par les familles. La famille dépend en effet, pour bien des rai­sons, de la civi­li­sa­tion de l’a­mour dans laquelle elle trouve les rai­sons d’être de son exis­tence comme famille. En même temps, la famille est le centre et le cœur de la civi­li­sa­tion de l’amour.

Il n’y a pas de véri­table amour, tou­te­fois, sans conscience que « Dieu est amour » et que l’homme est la seule créa­ture sur la terre appe­lée par Dieu à l’exis­tence « pour elle-​même ». L’homme créé à l’i­mage et à la res­sem­blance de Dieu ne peut « se trou­ver » plei­ne­ment que par le don dés­in­té­res­sé de lui-​même. Sans cette concep­tion de l’homme, de la per­sonne et de la « com­mu­nion des per­sonnes » dans la famille, la civi­li­sa­tion de l’a­mour ne peut exis­ter ; réci­pro­que­ment, sans la civi­li­sa­tion de l’a­mour, cette concep­tion de la per­sonne et de la com­mu­nion des per­sonnes est impos­sible. La famille consti­tue la « cel­lule » fon­da­men­tale de la socié­té. Mais on a besoin du Christ — la « vigne » dont les « sar­ments » reçoivent la sève — pour que cette cel­lule ne soit pas mena­cée d’une sorte de déra­ci­ne­ment cultu­rel, qui peut pro­ve­nir de l’in­té­rieur comme de l’ex­té­rieur. En effet, s’il existe d’un côté la « civi­li­sa­tion de l’a­mour », d’un autre côté demeure la pos­si­bi­li­té d’une « contre-​civilisation » des­truc­trice, comme le confirment aujourd’­hui tant de ten­dances et de situa­tions de fait.

Qui pour­rait nier que notre époque est une époque de grave crise qui se mani­feste en pre­mier lieu sous la forme d’une pro­fonde « crise de la véri­té » ? Crise de la véri­té, cela veut dire d’a­bord crise des concepts. Les termes « amour », « liber­té », « don dés­in­té­res­sé », et même ceux de « per­sonne », de « droits de la per­sonne », expriment-​ils vrai­ment ce que par nature ils signi­fient ? Voilà pour­quoi l’Encyclique sur la « splen­deur de la véri­té » (Veritatis splen­dor) s’est révé­lée si signi­fi­ca­tive et si impor­tante pour l’Eglise et pour le monde, sur­tout en Occident. C’est seule­ment si la véri­té sur la liber­té et la com­mu­nion des per­sonnes dans le mariage et dans la famille retrouve sa splen­deur, qu’a­van­ce­ra réel­le­ment l’é­di­fi­ca­tion de la civi­li­sa­tion de l’a­mour et que l’on pour­ra par­ler de manière construc­tive — comme le fait le Concile — de « mise en valeur de la digni­té du mariage et de la famille » (35).

Pourquoi la « splen­deur de la véri­té » est-​elle si impor­tante ? Elle l’est d’a­bord par dif­fé­rence : le déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion contem­po­raine est lié à un pro­grès scien­ti­fique et tech­no­lo­gique réa­li­sé de manière sou­vent uni­la­té­rale, pré­sen­tant par consé­quent des carac­té­ris­tiques pure­ment posi­ti­vistes. Le posi­ti­visme, on le sait, pro­duit comme fruits l’ag­nos­ti­cisme dans les domaines théo­riques et l’u­ti­li­ta­risme dans les domaines éthiques et pra­tiques. A notre époque, l’his­toire se répète, en un sens. L’utilitarisme est une civi­li­sa­tion de la pro­duc­tion et de la jouis­sance, une civi­li­sa­tion des « choses » et non des « per­sonnes », une civi­li­sa­tion dans laquelle les per­sonnes sont uti­li­sées comme on uti­lise des choses. Dans le cadre de la civi­li­sa­tion de la jouis­sance, la femme peut deve­nir pour l’homme un objet, les enfants, une gêne pour les parents, la famille, une ins­ti­tu­tion encom­brante pour la liber­té des membres qui la com­posent. Pour s’en convaincre, il suf­fit d’exa­mi­ner cer­tains pro­grammes d’é­du­ca­tion sexuelle, intro­duits dans les écoles sou­vent mal­gré l’a­vis contraire et même les pro­tes­ta­tions de nom­breux parents ; ou bien les ten­dances à favo­ri­ser l’a­vor­te­ment qui cherchent en vain à se dis­si­mu­ler sous le soi-​disant « droit de choi­sir » (« pro choice ») de la part des deux époux, et par­ti­cu­liè­re­ment de la part de la femme. Ce ne sont là que deux exemples par­mi tous ceux que l’on pour­rait évoquer.

Dans une telle situa­tion cultu­relle, il est évident que la famille ne peut que se sen­tir mena­cée, car elle est atta­quée dans ses fon­de­ments mêmes. Tout ce qui est contraire à la civi­li­sa­tion de l’a­mour est contraire à la véri­té inté­grale sur l’homme et devient pour lui une menace : cela ne lui per­met pas de se trou­ver lui-​même et de se sen­tir en sécu­ri­té comme époux, comme parent, comme enfant. Le soi-​disant « sexe en sécu­ri­té », pro­pa­gé par la « civi­li­sa­tion tech­nique », en réa­li­té, du point de vue de tout ce qui est essen­tiel pour la per­sonne, n’est radi­ca­le­ment pas en sécu­ri­té, et il est même gra­ve­ment dan­ge­reux. En effet, la per­sonne s’y trouve en dan­ger, de même que, à son tour, la famille est en dan­ger. Quel est le dan­ger ? C’est de perdre la véri­té sur la famille elle-​même, à quoi s’a­joute le dan­ger de perdre la liber­té et, par consé­quent, de perdre l’a­mour même. « Vous connaî­trez la véri­té — dit Jésus — et la véri­té vous libé­re­ra » (Jn 8, 32) : la véri­té, et seule la véri­té, vous pré­pa­re­ra à un amour dont on puisse dire qu’il est « beau ».

La famille contem­po­raine, comme celle de tou­jours, est à la recherche du « bel amour ». Un amour qui n’est pas « beau », c’est-​à-​dire réduit à la seule satis­fac­tion de la concu­pis­cence (cf. 1 Jn 2, 16), ou à un « usage » mutuel de l’homme et de la femme, rend les per­sonnes esclaves de leurs fai­blesses. A notre époque, cer­tains « pro­grammes cultu­rels » ne mènent-​ils pas à un tel escla­vage ? Ce sont des pro­grammes qui « jouent » sur les fai­blesses de l’homme, le ren­dant ain­si tou­jours plus faible et sans défense.

La civi­li­sa­tion de l’a­mour appelle à la joie : entre autres, la joie qu’un homme soit venu au monde (cf. Jn 16, 21) et donc, pour les époux, la joie d’être deve­nus parents. La civi­li­sa­tion de l’a­mour signi­fie « mettre sa joie dans la véri­té » (cf. 1 Co 13, 6). Mais une civi­li­sa­tion ins­pi­rée par une men­ta­li­té de consom­ma­tion et anti-​nataliste n’est pas et ne peut jamais être une civi­li­sa­tion de l’a­mour. Si la famille est si impor­tante pour la civi­li­sa­tion de l’a­mour, c’est parce qu’en elle s’ins­taurent des liens étroits et intenses entre les per­sonnes et les géné­ra­tions. Elle reste cepen­dant vul­né­rable et peut aisé­ment être atteinte par tout ce qui risque d’af­fai­blir ou même de détruire son uni­té et sa sta­bi­li­té. A cause de ces écueils, les familles cessent de rendre témoi­gnage à la civi­li­sa­tion de l’a­mour et peuvent même en deve­nir la néga­tion, une sorte de contre-​témoignage. Une famille dis­lo­quée peut, à son tour, ren­for­cer une forme par­ti­cu­lière d”« anti-​civilisation », en détrui­sant l’a­mour dans les dif­fé­rents domaines où il s’ex­prime, avec des réper­cus­sions inévi­tables sur l’en­semble de la vie sociale.

L’amour est exigeant

14. L’amour auquel l’Apôtre Paul a consa­cré un hymne dans la pre­mière Lettre aux Corinthiens — l’a­mour qui est « patient », qui « rend ser­vice » et qui « sup­porte tout » (1 Co 13, 4. 7) — est assu­ré­ment un amour exi­geant. C’est là jus­te­ment que réside sa beau­té, dans le fait d’être exi­geant, car ain­si il édi­fie le vrai bien de l’homme et le fait rayon­ner sur les autres. En effet, le bien par sa nature « tend à se com­mu­ni­quer », comme le dit saint Thomas (36). L’amour est vrai quand il crée le bien des per­sonnes et des com­mu­nau­tés, quand il le crée et le donne aux autres. Seul celui qui sait être exi­geant pour lui-​même, au nom de l’a­mour, peut aus­si deman­der aux autres l’a­mour. Car l’a­mour est exi­geant. Il l’est dans toutes les situa­tions humaines ; il l’est plus encore pour qui s’ouvre à l’Evangile. N’est-​ce pas là ce que pro­clame le Christ par « son » com­man­de­ment ? Il faut que les hommes d’au­jourd’­hui découvrent cet amour exi­geant, parce qu’en lui se trouve le fon­de­ment vrai­ment solide de la famille, un fon­de­ment qui la rend capable de « sup­por­ter tout ». Selon l’Apôtre, l’a­mour n’est pas apte à « tout sup­por­ter » s’il cède aux « ran­cunes », s’il « se vante », s’il « se gonfle d’or­gueil », s’il « ne fait rien d’in­con­ve­nant » (cf. 1 Co 13, 4–5). Le véri­table amour, enseigne saint Paul, est dif­fé­rent : « Il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout » (1 Co 13, 7). C’est cet amour-​là qui « sup­por­te­ra tout ». La puis­sance de Dieu même, qui « est amour », agit en lui (1 Jn 4, 8.16). La puis­sance du Christ, Rédempteur de l’homme et Sauveur du monde, agit en lui.

Méditant le cha­pitre 13 de la pre­mière Lettre de Paul aux Corinthiens, nous pre­nons le che­min qui nous condui­ra à com­prendre de la manière la plus immé­diate et la plus péné­trante le véri­table sens de la civi­li­sa­tion de l’a­mour. Aucun autre texte biblique que l’hymne à la cha­ri­té n’ex­prime cette véri­té de manière plus simple et plus profonde.

Les dan­gers affec­tant l’a­mour consti­tuent aus­si une menace pour la civi­li­sa­tion de l’a­mour, car ils favo­risent ce qui peut s’y oppo­ser effi­ca­ce­ment. On pense ici avant tout à l’é­goïsme, non seule­ment à l’é­goïsme de l’in­di­vi­du, mais à celui du couple ou, dans un cadre encore plus large, à l’é­goïsme social, par exemple à celui d’une classe ou d’une nation (le natio­na­lisme). L’égoïsme, sous toutes ses formes, s’op­pose direc­te­ment et radi­ca­le­ment à la civi­li­sa­tion de l’a­mour. Cela veut-​il dire que l’a­mour se défi­nit sim­ple­ment comme l”« anti-​égoïsme » ? Ce serait une défi­ni­tion trop pauvre et fina­le­ment trop néga­tive, même s’il est vrai que, pour réa­li­ser l’a­mour et la civi­li­sa­tion de l’a­mour, il faut sur­mon­ter les dif­fé­rentes formes d’é­goïsme. Il est plus juste de par­ler d”« altruisme » qui est l’an­ti­thèse de l’é­goïsme. Mais la concep­tion de l’a­mour déve­lop­pée par saint Paul est encore plus riche et plus com­plète. L’hymne à la cha­ri­té de la pre­mière Lettre aux Corinthiens demeure comme la magna char­ta de la civi­li­sa­tion de l’a­mour. Elle traite moins des mani­fes­ta­tions iso­lées (de l’é­goïsme ou de l’altruisme)que de l’ac­cep­ta­tion franche de la concep­tion de l’homme comme per­sonne qui « se trouve » par le don dés­in­té­res­sé de soi. Un don, c’est évi­dem­ment « pour les autres » : c’est la dimen­sion la plus impor­tante de la civi­li­sa­tion de l’amour.

Nous arri­vons au centre de la véri­té évan­gé­lique sur la liber­té. La per­sonne se réa­lise par l’exer­cice de sa liber­té dans la véri­té. On ne peut com­prendre la liber­té comme la facul­té de faire n’im­porte quoi : elle signi­fie le don de soi. De plus, elle veut dire : dis­ci­pline inté­rieure du don. Dans la notion de don ne figure pas seule­ment l’i­ni­tia­tive libre du sujet, mais aus­si la dimen­sion du devoir. Tout cela se réa­lise dans la « com­mu­nion des per­sonnes ». Nous sommes ain­si au cœur même de toute famille.

Nous sommes éga­le­ment devant l’an­ti­thèse entre l’in­di­vi­dua­lisme et le per­son­na­lisme. L’amour et la civi­li­sa­tion de l’a­mour sont en rela­tion avec le per­son­na­lisme. Pourquoi pré­ci­sé­ment le per­son­na­lisme ? Parce que l’in­di­vi­dua­lisme menace la civi­li­sa­tion de l’a­mour ? La clé de la réponse se trouve dans l’ex­pres­sion conci­liaire : un « don dés­in­té­res­sé ». L’individualisme sup­pose un usage de la liber­té dans lequel le sujet fait ce qu’il veut, « défi­nis­sant » lui-​même « la véri­té » de ce qui lui plaît ou lui est utile. Il n’ad­met pas que d’autres « veuillent » ou exigent de lui quelque chose au nom d’une véri­té objec­tive. Il ne veut pas « don­ner » à un autre en fonc­tion de la véri­té, il ne veut pas deve­nir « don dés­in­té­res­sé ». L’individualisme reste donc égo­cen­trique et égoïste. L’antithèse avec le per­son­na­lisme appa­raît non seule­ment sur le ter­rain de la théo­rie, mais plus encore sur celui de l”« ethos ». L”« ethos » du per­son­na­lisme est altruiste : il porte la per­sonne à faire le don d’elle-​même aux autres et à trou­ver sa joie dans le don d’elle-​même. C’est la joie dont parle le Christ (cf. Jn 15, 11 ; 16, 20. 22).

Il faut donc que les socié­tés humaines, et en leur sein les familles, qui vivent sou­vent dans un contexte de lutte entre la civi­li­sa­tion de l’a­mour et ses anti­thèses, cherchent leur fon­de­ment stable dans une juste vision de l’homme et de ce qui déter­mine la pleine « réa­li­sa­tion » de son huma­ni­té. Le soi-​disant « amour libre » est indé­nia­ble­ment oppo­sé à la civi­li­sa­tion de l’a­mour ; il est d’au­tant plus dan­ge­reux qu’il est habi­tuel­le­ment pro­po­sé comme la tra­duc­tion d’un sen­ti­ment « vrai », alors qu’en réa­li­té il détruit l’a­mour. Tant de familles ont été bri­sées à cause de cet « amour libre » ! Suivre en toute cir­cons­tance la « vraie » pul­sion affec­tive au nom d’un amour « libre » de toute contrainte, cela signi­fie, en réa­li­té, rendre l’homme esclave des ins­tincts humains que saint Thomas appelle « pas­sions de l’âme » (37). L”« amour libre » exploite les fai­blesses humaines en leur offrant une cer­taine res­pec­ta­bi­li­té avec l’aide de la séduc­tion et avec l’ap­pui de l’o­pi­nion publique. On cherche ain­si à « apai­ser » la conscience en créant un « ali­bi moral ». Mais on ne prend pas en consi­dé­ra­tion toutes les consé­quences qui en découlent, spé­cia­le­ment lorsque doivent payer, outre le conjoint, les enfants pri­vés de leur père ou de leur mère et condam­nés à être en fait orphe­lins de leurs parents vivants.

On sait qu’à la base de l’u­ti­li­ta­risme éthique se trouve la recherche conti­nuelle du « maxi­mum » de bon­heur, mais d’un « bon­heur » uti­li­ta­riste, enten­du seule­ment comme plai­sir, comme satis­fac­tion immé­diate au pro­fit exclu­sif de l’in­di­vi­du, en dehors ou à l’op­po­sé des exi­gences objec­tives du vrai bien.

Le des­sein de l’u­ti­li­ta­risme, fon­dé sur une liber­té orien­tée dans un sens indi­vi­dua­liste, c’est-​à-​dire une liber­té sans res­pon­sa­bi­li­té, consti­tue l’an­ti­thèse de l’a­mour, même si l’on y voit l’ex­pres­sion de la civi­li­sa­tion humaine dans son ensemble. Quand cette notion de la liber­té est accep­tée dans la socié­té, fai­sant aisé­ment cause com­mune avec les formes les plus diverses de la fai­blesse humaine, elle se révèle vite comme une menace sys­té­ma­tique et per­ma­nente pour la famille. On pour­rait men­tion­ner, à ce pro­pos, de nom­breuses consé­quences néfastes, repé­rables sta­tis­ti­que­ment, même si beau­coup d’entre elles demeurent cachées dans les cœurs des hommes et des femmes comme des bles­sures dou­lou­reuses qui saignent.

L’amour des époux et des parents est capable de gué­rir ces bles­sures, si les embûches évo­quées ne le privent pas de sa force de régé­né­ra­tion, si bien­fai­sante et si salu­taire pour les com­mu­nau­tés humaines. Cette capa­ci­té est tri­bu­taire de la grâce divine du par­don et de la récon­ci­lia­tion qui per­met d’a­voir l’éner­gie spi­ri­tuelle néces­saire pour recom­men­cer sans cesse. C’est pour­quoi les membres de la famille ont besoin de ren­con­trer le Christ dans l’Eglise par l’ad­mi­rable sacre­ment de la péni­tence et de la réconciliation.

On voit ain­si l’im­por­tance de la prière avec les familles et pour les familles, en par­ti­cu­lier pour celles que menace la divi­sion. Il faut prier pour que les époux aiment leur voca­tion, même lorsque la route devient ardue ou qu’elle com­porte des pas­sages étroits et raides, appa­rem­ment insur­mon­tables ; il faut prier pour que, dans ces condi­tions aus­si, ils soient fidèles à leur alliance avec Dieu.

« La famille est la route de l’Eglise ». Dans cette Lettre, nous dési­rons dire notre convic­tion et annon­cer en même temps cette route qui, par la vie conju­gale et fami­liale, mène au Royaume des cieux (cf. Mt 7, 14). Il est impor­tant que la « com­mu­nion des per­sonnes » dans la famille devienne une pré­pa­ra­tion à la « com­mu­nion des saints ». Voilà pour­quoi l’Eglise pro­fesse et annonce l’a­mour qui « sup­porte tout » (1 Co 13, 7), le consi­dé­rant avec saint Paul comme la ver­tu « la plus grande » (1 Co 13, 13). L’Apôtre ne trace de limites pour per­sonne. Aimer est la voca­tion de tous, celle des époux et des familles. Dans l’Eglise, en effet, tous sont éga­le­ment appe­lés à la per­fec­tion de la sain­te­té (cf. Mt 5, 48) (38).

Le qua­trième com­man­de­ment:« Honore ton père et ta mère »

15. Le qua­trième com­man­de­ment du Décalogue concerne la famille, sa cohé­sion interne et, pourrions-​nous dire, sa solidarité.

Dans la for­mu­la­tion, il n’est pas expli­ci­te­ment ques­tion de la famille. En fait, cepen­dant, c’est jus­te­ment de la famille qu’il s’a­git. Pour expri­mer la com­mu­nion entre les géné­ra­tions, le Législateur divin n’a pas trou­vé de terme plus adap­té que celui-​ci : « Honore… » (Ex 20, 12). Nous sommes devant une autre manière d’ex­pri­mer ce qu’est la famille. Cette for­mule n’exalte pas « arti­fi­ciel­le­ment » la famille, mais elle met en lumière sa phy­sio­no­mie et les droits qui en résultent. La famille est une com­mu­nau­té de rela­tions inter­per­son­nelles par­ti­cu­liè­re­ment intenses entre époux, entre parents et enfants, entre les dif­fé­rentes géné­ra­tions. C’est une com­mu­nau­té qu’il faut par­ti­cu­liè­re­ment pro­té­ger. Et Dieu ne trouve pas de meilleure garan­tie que ceci : « Honore ».

« Honore ton père et ta mère, afin que se pro­longent tes jours sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu » (Ex 20, 12). Ce com­man­de­ment fait suite aux trois pré­ceptes fon­da­men­taux por­tant sur le rap­port de l’homme et du peuple d’Israël avec Dieu : « Shemá, Israel… », « Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur » (Dt 6, 4). « Tu n’au­ras pas d’autres dieux devant moi » (Ex 20, 3). Voilà le pre­mier et le plus grand com­man­de­ment, le com­man­de­ment de l’a­mour pour Dieu « par-​dessus toute chose » : il faut l’ai­mer « de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pou­voir » (Dt 6, 5 ; cf. Mt 22, 37). Il est signi­fi­ca­tif que le qua­trième com­man­de­ment se situe pré­ci­sé­ment dans ce contexte : « Honore ton père et ta mère », parce qu’ils sont pour toi, en un sens, les repré­sen­tants du Seigneur, ceux qui t’ont don­né la vie, qui t’ont intro­duit dans l’exis­tence humaine, dans une lignée, dans une nation, dans une culture. Après Dieu, ils sont tes pre­miers bien­fai­teurs. Si Dieu seul est bon, s’il est le Bien même, les parents par­ti­cipent de manière unique de cette bon­té suprême. Par consé­quent : honore tes parents ! Il y a là une cer­taine ana­lo­gie avec le culte dû à Dieu.

Le qua­trième com­man­de­ment est étroi­te­ment lié au com­man­de­ment de l’a­mour. Entre « honore » et « aime », le lien est pro­fond. L’honneur, dans son essence, se rat­tache à la ver­tu de jus­tice, mais celle-​ci, à son tour, ne peut plei­ne­ment s’exer­cer sans faire appel à l’a­mour, l’a­mour pour Dieu et pour le pro­chain. Et qui est plus proche que les membres de la famille, que les parents et les enfants ?

Le type de rela­tions inter­per­son­nelles indi­qué par le qua­trième com­man­de­ment est-​il uni­la­té­ral ? N’engage-​t-​il à hono­rer que les parents ? Au sens lit­té­ral, oui. Mais indi­rec­te­ment nous pou­vons aus­si par­ler de l”« hon­neur » dû aux enfants de la part de leurs parents. « Honore » signi­fie : recon­nais ! C’est-​à-​dire, laisse-​toi gui­der par la recon­nais­sance sin­cère de la per­sonne, de la per­sonne de ton père et de ta mère avant tout, puis de celle des autres membres de la famille. L’honneur est une atti­tude essen­tiel­le­ment dés­in­té­res­sée. On pour­rait dire qu’il est « un don dés­in­té­res­sé de la per­sonne à la per­sonne » et, dans ce sens, l’hon­neur rejoint l’a­mour. Si le qua­trième com­man­de­ment exige d’ho­no­rer son père et sa mère, c’est aus­si pour le bien de la famille qu’il l’exige. Et, pour la même rai­son, il impose des exi­gences aux parents eux-​mêmes. Parents — semble leur rap­pe­ler le pré­cepte divin —, agis­sez de telle manière que votre com­por­te­ment mérite l’hon­neur (et l’a­mour) que vous portent vos enfants ! Ne lais­sez pas l’exi­gence de vous hono­rer tom­ber dans un « vide moral » ! En fin de compte, il s’a­git donc d’un hon­neur mutuel. Le com­man­de­ment « honore ton père et ta mère » dit indi­rec­te­ment aux parents : hono­rez vos fils et vos filles.

Ils le méritent parce qu’ils existent, parce qu’ils sont ce qu’ils sont : cela vaut dès le pre­mier moment de leur concep­tion. Ce com­man­de­ment, expri­mant les liens intimes de la famille, met ain­si en évi­dence le fon­de­ment de sa cohé­sion interne.

Le com­man­de­ment se pour­suit : « afin que se pro­longent tes jours sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu ». Ce « afin que » pour­rait don­ner l’im­pres­sion d’un cal­cul « uti­li­ta­riste » : hono­rer en fonc­tion d’une lon­gé­vi­té à venir. Nous disons que cela ne dimi­nue pas pour autant la por­tée essen­tielle de l’im­pé­ra­tif « honore », proche par sa nature d’une atti­tude dés­in­té­res­sée. Honorer ne veut jamais dire : « Prévois les avan­tages ». Mais il est dif­fi­cile de ne pas admettre que l’at­ti­tude d’hon­neur mutuel exis­tant entre les membres de la com­mu­nau­té fami­liale a aus­si divers avan­tages. L”« hon­neur » est cer­tai­ne­ment utile, comme tout véri­table bien est « utile ».

La famille réa­lise avant tout le bien de l”« être ensemble », le bien par excel­lence atta­ché au mariage (d’où son indis­so­lu­bi­li­té) et à la com­mu­nau­té fami­liale. On pour­rait encore le défi­nir comme le bien du sujet. La per­sonne est en effet un sujet et c’est aus­si le cas de la famille, parce qu’elle est for­mée de per­sonnes qui, unies par un lien étroit de com­mu­nion, forment un seul sujet com­mu­nau­taire. Et la famille est même sujet plus que toute autre ins­ti­tu­tion sociale : elle l’est plus que la nation, plus que l’Etat, plus que la socié­té et que les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales. Ces socié­tés, les nations en par­ti­cu­lier, pos­sèdent la qua­li­té de sujet à pro­pre­ment par­ler dans la mesure où elles la reçoivent des per­sonnes et de leurs familles. Ces obser­va­tions sont-​elles seule­ment « théo­riques » et for­mu­lées dans le but d”« exal­ter » la famille devant l’o­pi­nion publique ? Non, il s’a­git plu­tôt d’une autre manière d’ex­pri­mer ce qu’est la famille. Cela résulte aus­si du qua­trième commandement.

C’est une véri­té qui mérite d’être remar­quée et appro­fon­die ; elle sou­ligne en effet l’im­por­tance de ce com­man­de­ment éga­le­ment pour la concep­tion moderne des droits de l’homme. Les dis­po­si­tions ins­ti­tu­tion­nelles recourent au lan­gage juri­dique. Par contre, Dieu dit : « Honore ». Tous les « droits de l’homme » demeurent en fin de compte fra­giles et inef­fi­caces si ne figure pas au point de départ l’im­pé­ra­tif : « Honore » ; si, en d’autres termes, manque la recon­nais­sance de l’homme pour le simple fait d’être homme, « cet » homme. A eux seuls, les droits ne suf­fisent pas.

Il n’est donc pas exa­gé­ré de répé­ter que la vie des nations, des Etats, des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales « passe » par la famille et qu’elle est « fon­dée » sur le qua­trième com­man­de­ment du Décalogue. L’époque où nous vivons, mal­gré les mul­tiples décla­ra­tions de type juri­dique qui ont été éla­bo­rées, reste mena­cée dans une large mesure par l”« alié­na­tion », résul­tant des pré­mices « ratio­na­listes » selon les­quelles l’homme est « plus » homme s’il est « seule­ment » homme. Il n’est pas dif­fi­cile de consta­ter que cette alié­na­tion de tout ce qui, de diverses manières, fait la riche plé­ni­tude de l’homme menace notre époque. C’est là que la famille inter­vient. En effet, l’af­fir­ma­tion de la per­sonne se rat­tache dans une large mesure à la famille et, par consé­quent, au qua­trième com­man­de­ment. Dans le des­sein de Dieu, la famille est la pre­mière école de l’être homme dans ses dif­fé­rents aspects. Sois homme ! Telle est l’in­jonc­tion qui est trans­mise dans la famille : homme comme fils de la patrie, comme citoyen de l’Etat et, dirait-​on aujourd’­hui, comme citoyen du monde. Celui qui a don­né à l’hu­ma­ni­té le qua­trième com­man­de­ment est un Dieu « bien­veillant » envers l’homme (phi­lan­thro­pos, disaient les Grecs). Le Créateur de l’u­ni­vers est le Dieu de l’a­mour et de la vie. Il veut que l’homme ait la vie et qu’il l’ait sur­abon­dante, comme le déclare le Christ (cf. Jn 10, 10), qu’il ait la vie, avant tout grâce à la famille.

Il devient clair ici que la « civi­li­sa­tion de l’a­mour » est étroi­te­ment liée à la famille. Pour beau­coup de gens, la civi­li­sa­tion de l’a­mour consti­tue encore une totale uto­pie. On consi­dère en effet que l’on ne peut pré­tendre à l’a­mour de per­sonne et que l’on ne peut l’im­po­ser à per­sonne : il s’a­gi­rait là d’un choix libre que les hommes peuvent accep­ter ou refuser.

Dans tout cela, il y a du vrai. Mais reste le fait que Jésus Christ nous a lais­sé le com­man­de­ment de l’a­mour, de même que Dieu avait ordon­né sur le mont Sinaï : « Honore ton père et ta mère ». L’amour n’est donc pas une uto­pie : il est don­né à l’homme comme une action à accom­plir avec l’aide de la grâce divine. Il est confié à l’homme et à la femme, dans le sacre­ment du mariage, comme prin­cipe pre­mier de leur « devoir », et il devient pour eux le fon­de­ment de leur enga­ge­ment mutuel, d’a­bord conju­gal, puis en tant que père et mère. Dans la célé­bra­tion du sacre­ment, les époux se donnent et se reçoivent mutuel­le­ment, se décla­rant prêts à accueillir et à édu­quer leurs enfants. C’est là le pivot de la civi­li­sa­tion humaine qui ne peut être défi­nie autre­ment que comme la « civi­li­sa­tion de l’amour ».

La famille est l’ex­pres­sion et la source de cet amour. Par elle, passe la prin­ci­pale ligne de force de la civi­li­sa­tion de l’a­mour qui trouve en elle ses « fon­de­ments sociaux ».

Les Pères de l’Eglise, au long de la tra­di­tion chré­tienne, ont par­lé de la famille comme d’une « Eglise domes­tique », une « petite Eglise ». Ils pen­saient ain­si que la civi­li­sa­tion de l’a­mour était la pos­si­bi­li­té d’or­ga­ni­ser la vie et la convi­via­li­té humaines. « Etre ensemble » en tant que famille, exis­ter les uns pour les autres, créer un espace com­mu­nau­taire pour que tout homme s’af­firme comme tel, pour que « cet » homme concret s’af­firme. Il s’a­git par­fois de per­sonnes affec­tées de han­di­caps phy­siques ou psy­chiques, dont la socié­té soi-​disant « pro­gres­siste » pré­fère se libé­rer. La famille elle-​même peut deve­nir sem­blable à ce type de socié­té. Elle le devient de fait lors­qu’elle se débar­rasse de manière expé­di­tive de ceux qui sont âgés, affli­gés de mal­for­ma­tions ou frap­pés par la mala­die. On agit de la sorte parce que manque la foi en ce Dieu pour lequel « tous vivent » (Lc 20, 38) et en qui tous sont appe­lés à la plé­ni­tude de la vie.

Oui, la civi­li­sa­tion de l’a­mour est pos­sible, ce n’est pas une uto­pie. Mais elle n’est pos­sible que si l’on se tourne constam­ment avec ardeur vers « Dieu, Père de notre Seigneur Jésus Christ, de qui pro­vient toute pater­ni­té 1 dans le monde » (cf. Ep 3, 14–15), de qui pro­vient toute famille humaine.

L’éducation

16. En quoi consiste l’é­du­ca­tion ? Pour répondre à cette ques­tion, il faut rap­pe­ler deux véri­tés essen­tielles : la pre­mière est que l’homme est appe­lé à vivre dans la véri­té et l’a­mour ; la seconde est que tout homme se réa­lise par le don dés­in­té­res­sé de lui-​même. Cela vaut pour celui qui éduque comme pour celui qui est édu­qué. L’éducation consti­tue donc un pro­ces­sus unique dans lequel la com­mu­nion réci­proque des per­sonnes est riche de sens. L’éducateur est une per­sonne qui « engendre » au sens spi­ri­tuel du terme. Dans cette pers­pec­tive, l’é­du­ca­tion peut être consi­dé­rée comme un véri­table apos­to­lat. Elle est une com­mu­ni­ca­tion de vie qui non seule­ment éta­blit un rap­port pro­fond entre l’é­du­ca­teur et la per­sonne à édu­quer, mais les fait par­ti­ci­per tous deux à la véri­té et à l’a­mour, fin ultime à laquelle tout homme est appe­lé de la part de Dieu Père, Fils et Esprit Saint.

La pater­ni­té et la mater­ni­té sup­posent la coexis­tence et l’in­te­rac­tion des sujets auto­nomes. C’est par- ticu­liè­re­ment évident quand une mère conçoit un nou­vel être humain. Les pre­miers mois de pré­sence dans le sein mater­nel créent un lien spé­cial qui revêt déjà une valeur édu­ca­tive. La mère, dès la période pré­na­tale, struc­ture non seule­ment l’or­ga­nisme de l’en­fant, mais indi­rec­te­ment toute son huma­ni­té. Même s’il s’a­git d’un pro­ces­sus qui s’o­riente de la mère vers son enfant, il ne faut pas oublier l’in­fluence spé­ci­fique que l’en­fant à naître exerce sur sa mère. Le père ne prend pas une part directe à cette influence mutuelle qui se mani­fes­te­ra au grand jour après la nais­sance du bébé. Cependant il doit s’en­ga­ger de façon res­pon­sable à appor­ter son atten­tion et son sou­tien durant la gros­sesse et, si pos­sible, éga­le­ment au moment de l’accouchement.

Pour la « civi­li­sa­tion de l’a­mour », il est essen­tiel quel’homme res­sente la mater­ni­té de la femme, son épouse, comme un don ; en effet, cela influe énor­mé­ment sur tout le pro­ces­sus édu­ca­tif. Bien des choses dépendent de ce qu’il soit dis­po­nible pour prendre sa juste part dans cette pre­mière phase du don de l’hu­ma­ni­té et pour se lais­ser impli­quer comme mari et comme père dans la mater­ni­té de son épouse.

L’éducation est donc avant tout un « libre don » d’hu­ma­ni­té fait par les deux parents : ils com­mu­niquent ensemble leur huma­ni­té adulte au nouveau-​né qui, à son tour, leur donne la nou­veau­té et la fraî­cheur de l’hu­ma­ni­té qu’il apporte dans le monde. Cela se réa­lise aus­si dans le cas de bébés affec­tés par des han­di­caps psy­chiques et phy­siques, et, même alors, leur situa­tion peut don­ner à l’é­du­ca­tion une inten­si­té toute particulière.

Au cours de la célé­bra­tion du mariage, l’Eglise demande donc à juste titre : « Etes-​vous dis­po­sés à accueillir avec amour les enfants que Dieu vou­dra vous don­ner et à les édu­quer selon la loi du Christ et de son Eglise ? » (39). Dans l’é­du­ca­tion, l’a­mour conju­gal s’ex­prime comme un véri­table amour de parents. La « com­mu­nion des per­sonnes », qui, au point de départ de la famille, s’ex­prime sous la forme de l’a­mour conju­gal, est par­ache­vée et enri­chie en s’é­ten­dant aux enfants par l’é­du­ca­tion. La richesse poten­tielle que consti­tue tout homme qui naît et gran­dit dans la famille doit être assu­mée pour qu’elle ne dégé­nère pas ou ne se perde pas, mais au contraire pour qu’elle s’é­pa­nouisse dans une huma­ni­té tou­jours plus mûre. C’est là encore une réci­pro­ci­té dyna­mique au cours de laquelle les parents édu­ca­teurs sont à leur tour édu­qués dans une cer­taine mesure. Maîtres en huma­ni­té de leurs propres enfants, à cause d’eux ils en font eux-​mêmes l’ap­pren­tis­sage. C’est là que res­sort à l’é­vi­dence la struc­ture orga­nique de la famille et qu’ap­pa­raît le sens fon­da­men­tal du qua­trième commandement.

Le « nous » des parents, du mari et de la femme, se pro­longe, à tra­vers l’é­du­ca­tion, dans le « nous » de la famille, qui se greffe sur les géné­ra­tions pré­cé­dentes et qui s’ouvre à un élar­gis­se­ment gra­duel. A cet égard, les parents des parents jouent un rôle par­ti­cu­lier pour leur part, et aus­si, de leur côté, les enfants des enfants.

Si, en don­nant la vie, les parents prennent part à l’œuvre créa­trice de Dieu, par l’é­du­ca­tion ils prennent part à sa péda­go­gie à la fois pater­nelle et mater­nelle. La pater­ni­té divine, sui­vant saint Paul, consti­tue l’o­ri­gine et le modèle de toute pater­ni­té et de toute mater­ni­té dans le cos­mos (cf. Ep 3, 14–15), en par­ti­cu­lier de la mater­ni­té et de la pater­ni­té humaines. Sur la péda­go­gie divine, nous avons été plei­ne­ment ensei­gnés par le Verbe éter­nel du Père qui, en s’in­car­nant, a révé­lé à l’homme la dimen­sion véri­table et inté­grale de son huma­ni­té, la filia­tion divine. Il nous ain­si révé­lé éga­le­ment ce qu’est le véri­table sens de l’é­du­ca­tion de l’homme. Par le Christ, toute édu­ca­tion, dans la famille et ailleurs, entre dans la dimen­sion sal­vi­fique de la péda­go­gie divine, des­ti­née aux hommes et aux familles, et culmi­nant dans le mys­tère pas­cal de la mort et de la résur­rec­tion du Seigneur. Toute démarche d’é­du­ca­tion chré­tienne, qui est tou­jours en même temps une édu­ca­tion à la plé­ni­tude de l’hu­ma­ni­té, part de ce « cœur » de notre rédemption.

Les parents sont les pre­miers et les prin­ci­paux édu­ca­teurs de leurs enfants et ils ont aus­si une com­pé­tence fon­da­men­tale dans ce domaine : ils sont édu­ca­teurs parce que parents. Ils par­tagent leur mis­sion édu­ca­tive avec d’autres per­sonnes et d’autres ins­ti­tu­tions, comme l’Eglise et l’Etat ; tou­te­fois cela doit tou­jours se faire sui­vant une juste appli­ca­tion du prin­cipe de sub­si­dia­ri­té. En ver­tu de ce prin­cipe, il est légi­time, et c’est même un devoir, d’ap­por­ter une aide aux parents, en res­pec­tant tou­te­fois la limite intrin­sèque et infran­chis­sable tra­cée par la pré­va­lence de leur droit et par leurs pos­si­bi­li­tés concrètes. Le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té vient donc en aide à l’a­mour des parents en concou­rant au bien du noyau fami­lial. En effet, les parents ne sont pas en mesure de répondre seuls à toutes les exi­gences du pro­ces­sus édu­ca­tif dans son ensemble, par­ti­cu­liè­re­ment en ce qui concerne l’ins­truc­tion et le vaste sec­teur de la socia­li­sa­tion. La sub­si­dia­ri­té com­plète ain­si l’a­mour pater­nel et mater­nel et elle en confirme le carac­tère fon­da­men­tal, du fait que toutes les autres per­sonnes qui prennent part au pro­ces­sus édu­ca­tif ne peuvent agir qu’au nom des parents, avec leur consen­te­ment et même, dans une cer­taine mesure, parce qu’ils en ont été char­gés par eux.

Le par­cours édu­ca­tif mène jus­qu’à la phase de l’auto-​éducation à laquelle on par­vient lorsque, grâce à un niveau conve­nable de matu­ri­té psy­chique et phy­sique, l’homme com­mence à « s’é­du­quer lui-​même ». Au fil du temps, l’auto-​éducation dépasse les objec­tifs pré­cé­dem­ment atteints dans le pro­ces­sus édu­ca­tif, dans lequel, tou­te­fois, elle conti­nue à s’en­ra­ci­ner. L’adolescent ren­contre de nou­velles per­sonnes et de nou­veaux milieux, en par­ti­cu­lier les ensei­gnants et les cama­rades de classe, qui exercent sur sa vie une influence qui peut se mon­trer édu­ca­tive ou anti-​éducative. A cette étape, il se détache dans une cer­taine mesure de l’é­du­ca­tion reçue dans sa famille et prend par­fois une atti­tude cri­tique à l’é­gard de ses parents. Mais mal­gré tout, le pro­ces­sus d’auto-​éducation ne peut pas ne pas subir l’in­fluence édu­ca­tive exer­cée par la famille et par l’é­cole sur l’en­fant et sur le gar­çon ou la fille. Même en se trans­for­mant et en pre­nant sa propre orien­ta­tion, le jeune conti­nue à res­ter inti­me­ment relié à ses racines exis­ten­tielles.

Dans ce contexte, la por­tée du qua­trième com­man­de­ment, « honore ton père et ta mère » (Ex 20, 12), appa­raît de manière nou­velle et elle reste orga­ni­que­ment liée à l’en­semble du pro­ces­sus de l’é­du­ca­tion. La pater­ni­té et la mater­ni­té, ces élé­ments pre­miers et fon­da­men­taux du don de l’hu­ma­ni­té, ouvrent devant les parents et les enfants des pers­pec­tives nou­velles et plus pro­fondes. Engendrer selon la chair signi­fie qu’on com­mence une autre « géné­ra­tion », gra­duelle et com­plexe, par tout le pro­ces­sus édu­ca­tif. Le com­man­de­ment du Décalogue enjoint à l’en­fant d’ho­no­rer son père et sa mère. Mais, comme il a été dit plus haut, le même com­man­de­ment impose aux parents un devoir en quelque sorte « symé­trique ». Ils doivent, eux aus­si, « hono­rer » leurs enfants, petits ou grands, et cette atti­tude est indis­pen­sable au long de tout le par­cours édu­ca­tif, y com­pris de la période sco­laire. Le « prin­cipe d’ho­no­rer », c’est-​à-​dire la recon­nais­sance et le res­pect de l’homme comme homme, est la condi­tion fon­da­men­tale de tout pro­ces­sus édu­ca­tif authentique.

Dans le champ de l’é­du­ca­tion, l’Eglise a un rôle spé­ci­fique à rem­plir. A la lumière de la Tradition et du Magistère conci­liaire, on peut bien dire qu’il n’est pas seule­ment ques­tion de confier à l’Eglise l’é­du­ca­tion reli­gieuse et morale de la per­sonne, mais de pro­mou­voir tout le pro­ces­sus édu­ca­tif de la per­sonne « avec » l’Eglise. La famille est appe­lée à rem­plir sa tâche édu­ca­tive dans l’Eglise, pre­nant ain­si part à la vie et à la mis­sion ecclé­siales. L’Eglise désire édu­quer sur­tout par la famille, habi­li­tée à cela par le sacre­ment du mariage, avec la « grâce d’é­tat » qui en découle et le cha­risme spé­ci­fique qui est le propre de toute la com­mu­nau­té familiale.

L’un des domaines dans les­quels la famille est irrem­pla­çable est assu­ré­ment celui de l’é­du­ca­tion reli­gieuse, qui lui per­met de se déve­lop­per comme « Eglise domes­tique ». L’éducation reli­gieuse et la caté­chèse des enfants situent la famille dans l’Eglise comme un véri­table sujet actif d’é­van­gé­li­sa­tion et d’a­pos­to­lat. Il s’a­git d’un droit inti­me­ment lié au prin­cipe de la liber­té reli­gieuse. Les familles, et plus concrè­te­ment les parents, ont la liber­té de choi­sir pour leurs enfants un modèle d’é­du­ca­tion reli­gieuse et morale déter­mi­né, cor­res­pon­dant à leurs convictions.

Mais, même quand ils confient ces tâches à des ins­ti­tu­tions ecclé­siales ou à des écoles diri­gées par un per­son­nel reli­gieux, il est néces­saire que leur pré­sence édu­ca­tive demeure constante et active.

Dans l’é­du­ca­tion, il ne faut pas négli­ger non plus la ques­tion essen­tielle du dis­cer­ne­ment de la voca­tion et, dans ce cadre, par­ti­cu­liè­re­ment de la pré­pa­ra­tion à la vie conju­gale. L’Eglise a déployé des efforts et des ini­tia­tives consi­dé­rables pour la pré­pa­ra­tion au mariage, par exemple sous la forme de ses­sions orga­ni­sées pour les fian­cés. Tout cela est valable et néces­saire. Mais il ne faut pas oublier que la pré­pa­ra­tion à la future vie de couple est sur­tout une tâche de la famille. Certes, seules les familles spi­ri­tuel­le­ment mûres peuvent exer­cer cette res­pon­sa­bi­li­té de manière appro­priée. Il convient donc de sou­li­gner la néces­si­té d’une soli­da­ri­té étroite entre les familles qui peut s’ex­pri­mer en divers types d’or­ga­ni­sa­tions, comme les asso­cia­tions fami­liales pour les familles. L’institution fami­liale se trouve ren­for­cée par cette soli­da­ri­té qui rap­proche non seule­ment les per­sonnes, mais aus­si les com­mu­nau­tés, en les enga­geant à prier ensemble et à recher­cher, avec le concours de tous, les réponses aux ques­tions essen­tielles qui sur­gissent dans la vie. N’est-​ce pas là une forme pré­cieuse d’a­pos­to­lat des familles par les familles ? Il est donc impor­tant que les familles cherchent à nouer entre elles des liens de soli­da­ri­té. En outre, cela leur per­met un échange de ser­vices édu­ca­tifs : les parents sont for­més par d’autres parents, les enfants par des enfants. Une tra­di­tion édu­ca­tive par­ti­cu­lière est ain­si créée, à laquelle le carac­tère d”« Eglise domes­tique » propre à la famille donne toute sa vigueur.

L’Evangile de l’a­mour est la source inépui­sable de tout ce dont se nour­rit la famille humaine en tant que « com­mu­nion de per­sonnes ». Tout le pro­ces­sus édu­ca­tif trouve dans l’a­mour son sou­tien et son sens der­nier, car il est en plé­ni­tude le fruit du don mutuel des époux. En rai­son des efforts, des souf­frances et des décep­tions qui accom­pagnent l’é­du­ca­tion de la per­sonne, l’a­mour ne cesse pas d’être mis à l’é­preuve. Pour sur­mon­ter cela, il faut une source de force spi­ri­tuelle qui ne se trouve qu’en Celui qui « aima jus­qu’à la fin » (Jn 13, 1). L’éducation se situe ain­si plei­ne­ment dans la pers­pec­tive de la « civi­li­sa­tion de l’a­mour » ; elle dépend d’elle et, dans une large mesure, contri­bue à son édification.

La prière confiante et constante de l’Eglise au cours de l’Année de la Famille inter­cède pour l’é­du­ca­tion de l’homme, afin que les familles per­sé­vèrent dans leur tâche édu­ca­tive avec cou­rage, confiance et espé­rance, mal­gré les dif­fi­cul­tés par­fois si sérieuses qu’elles paraissent insur­mon­tables. L’Eglise prie pour que pré­do­minent les éner­gies de la « civi­li­sa­tion de l’a­mour » qui jaillissent de la source de l’a­mour de Dieu ; des éner­gies que l’Eglise dépense sans cesse pour le bien de toute la famille humaine.

La famille et la société

17. La famille est une com­mu­nau­té de per­sonnes, la plus petite cel­lule sociale, et, comme telle, elle est une ins­ti­tu­tion fon­da­men­tale pour la vie de toute société.

Qu’attend de la socié­té la famille comme ins­ti­tu­tion ? Avant tout d’être recon­nue dans son iden­ti­té et admise en qua­li­té de sujet social. Cette nature de sujet est liée à l’i­den­ti­té propre au mariage et à la famille. Le mariage, qui est à la base de l’ins­ti­tu­tion fami­liale, consiste en une alliance par laquelle « un homme et une femme consti­tuent entre eux une com­mu­nau­té de toute la vie, ordon­née par son carac­tère natu­rel au bien des conjoints ain­si qu’à la géné­ra­tion et à l’é­du­ca­tion des enfants » (40). Seule une telle union peut être recon­nue et confir­mée comme « mariage » au sein de la socié­té. A l’in­verse, les autres unions de per­sonnes, qui ne répondent pas aux condi­tions rap­pe­lées ci-​dessus, ne peuvent pas l’être, même si aujourd’­hui se répandent, pré­ci­sé­ment sur ce point, des ten­dances très dan­ge­reuses pour l’a­ve­nir de la famille et de la socié­té elle-même.

Aucune socié­té humaine ne peut cou­rir le risque de la per­mis­si­vi­té dans des ques­tions de fond concer­nant l’es­sence du mariage et de la famille ! Une telle per­mis­si­vi­té morale ne peut que por­ter pré­ju­dice aux exi­gences authen­tiques de la paix et de la com­mu­nion entre les hommes. On com­prend ain­si pour­quoi l’Eglise défend for­te­ment l’i­den­ti­té de la famille et pour­quoi elle incite les ins­ti­tu­tions com­pé­tentes, spé­cia­le­ment les res­pon­sables de la vie poli­tique, de même que les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, à ne pas céder à la ten­ta­tion d’une appa­rente et fausse modernité.

Comme com­mu­nau­té de vie et d’a­mour, la famille est une réa­li­té sociale soli­de­ment enra­ci­née et, d’une manière toute par­ti­cu­lière, une socié­té sou­ve­raine, même si elle est condi­tion­née à divers points de vue. L’affirmation de la sou­ve­rai­ne­té de l’institution-​famille et la consta­ta­tion de ses mul­tiples condi­tion­ne­ments conduisent à par­ler des droits de la famille. A ce sujet, le Saint-​Siège a publié en 1983 la Charte des Droits de la Famille, qui garde encore toute son actualité.

Les droits de la famille sont étroi­te­ment liés aux droits de l’homme. En effet, si la famille est com­mu­nion de per­sonnes, son épa­nouis­se­ment dépend, de manière signi­fi­ca­tive, de la juste appli­ca­tion des droits des per­sonnes qui la com­posent. Quelques-​uns de ces droits concernent immé­dia­te­ment la famille, comme le droit des parents à la pro­créa­tion res­pon­sable et à l’é­du­ca­tion des enfants ; d’autres droits, au contraire, concernent le noyau fami­lial seule­ment de manière indi­recte : par­mi ceux-​là, revêtent une impor­tance par­ti­cu­lière le droit à la pro­prié­té, spé­cia­le­ment à ce qu’on appelle la pro­prié­té fami­liale, et le droit au travail.

Cependant, les droits de la famille ne sont pas sim­ple­ment la somme mathé­ma­tique de ceux de la per­sonne, la famille étant quelque chose de plus que la somme de ses membres pris sépa­ré­ment. Elle est com­mu­nau­té de parents et d’en­fants, par­fois une com­mu­nau­té com­po­sée de plu­sieurs géné­ra­tions. De ce fait, sa qua­li­té de sujet, qui se réa­lise selon le des­sein de Dieu, fonde et exige des droits par­ti­cu­liers et spé­ci­fiques. En par­tant des prin­cipes moraux énon­cés, la Charte des Droits de la Famille conso­lide l’exis­tence de l’ins­ti­tu­tion fami­liale dans l’ordre social et juri­dique de la « grande » socié­té : de la nation, de l’Etat et des com­mu­nau­tés inter­na­tio­nales. Chacune de ces « grandes » socié­tés est au moins indi­rec­te­ment condi­tion­née par l’exis­tence de la famille ; pour cela, la défi­ni­tion des devoirs et des droits de la « grande » socié­té à l’é­gard de la famille est une ques­tion extrê­me­ment impor­tante et essentielle.

En pre­mier lieu, on trouve le lien qua­si orga­nique qui s’ins­taure entre la famille et la nation. Naturellement, on ne peut pas par­ler de nation au sens propre dans tous les cas. Mais il existe des groupes eth­niques qui, tout en ne pou­vant être consi­dé­rés comme de vraies nations, accèdent cepen­dant dans une cer­taine mesure au rang de « grande » socié­té. Dans l’une et dans l’autre hypo­thèse, le lien de la famille avec le groupe eth­nique ou avec la nation s’ap­puie avant tout sur la par­ti­ci­pa­tion à la culture. Dans un sens, c’est aus­si pour la nation que les parents donnent nais­sance à des enfants, afin qu’ils en soient membres et qu’ils par­ti­cipent à son patri­moine his­to­rique et cultu­rel. Dès le début, l’i­den­ti­té d’une famille se déve­loppe dans une cer­taine mesure à l’i­mage de celle de la nation à laquelle elle appartient.

En par­ti­ci­pant au patri­moine cultu­rel de la nation, la famille contri­bue à la sou­ve­rai­ne­té spé­ci­fique qui naît de sa culture et de sa langue. J’ai abor­dé cette ques­tion à l’Assemblée de l’UNESCO à Paris, en 1980, et j’y suis reve­nu maintes fois, à cause de son impor­tance indé­niable. Grâce à la culture et à la langue, non seule­ment la nation, mais chaque famille trouve sasou­ve­rai­ne­té spi­ri­tuelle. Autrement, il serait dif­fi­cile d’ex­pli­quer de nom­breux évé­ne­ments de l’his­toire des peuples, spé­cia­le­ment euro­péens : évé­ne­ments anciens et récents, heu­reux et dou­lou­reux, vic­toires et défaites, qui montrent com­bien la famille est orga­ni­que­ment unie à la nation, et la nation à la famille.

Le lien de la famille avec l’Etat est en par­tie sem­blable et en par­tie dif­fé­rent. En effet, l’Etat se dis­tingue de la nation par sa struc­ture moins « fami­liale », car orga­ni­sé en fonc­tion d’un sys­tème poli­tique et de manière plus « bureau­cra­tique ». Néanmoins, même le sys­tème de l’Etat pos­sède en un sens une « âme », dans la mesure où il répond à sa nature de « com­mu­nau­té poli­tique » juri­di­que­ment ordon­née au bien com­mun (41). La famille est en rela­tion étroite avec cette « âme », elle est liée à l’Etat pré­ci­sé­ment en ver­tu du prin­cipe de sub­si­dia­ri­té. En effet, la famille est une réa­li­té sociale qui ne dis­pose pas de tous les moyens néces­saires pour réa­li­ser ses fins propres, notam­ment dans les domaines de l’ins­truc­tion et de l’é­du­ca­tion. L’Etat est alors appe­lé à inter­ve­nir selon le prin­cipe men­tion­né : là où la famille peut se suf­fire à elle- même, il convient de la lais­ser agir de manière auto­nome ; une inter­ven­tion exces­sive de l’Etat s’a­vé­re­rait non seule­ment irres­pec­tueuse mais dom­ma­geable, car elle consti­tue­rait une vio­la­tion évi­dente des droits de la famille ; c’est seule­ment là où elle ne se suf­fit pas réel­le­ment à elle-​même que l’Etat a la facul­té et le devoir d’intervenir.

Hormis le domaine de l’é­du­ca­tion et de l’ins­truc­tion à tous les niveaux, l’aide de l’Etat, qui en tout cas ne doit pas exclure les ini­tia­tives des per­sonnes pri­vées, s’ex­prime par exemple dans les ins­ti­tu­tions qui visent à sau­ve­gar­der la vie et la san­té des citoyens, et, en par­ti­cu­lier, dans les mesures de pré­voyance qui concernent le monde du tra­vail. Le chô­mage consti­tue de nos jours une des menaces les plus sérieuses pour la vie fami­liale et pré­oc­cupe à juste titre toutes les socié­tés. Il repré­sente un défi pour la poli­tique des Etats et c’est un objet de réflexion atten­tive pour la doc­trine sociale de l’Eglise. Plus que jamais, par consé­quent, il est indis­pen­sable et urgent d’y por­ter remède par des solu­tions cou­ra­geuses, en sachant tour­ner notre regard, même au-​delà des fron­tières natio­nales, vers les nom­breuses familles pour les­quelles l’ab­sence de tra­vail se tra­duit par une situa­tion de misère dra­ma­tique. (42)

Parlant du tra­vail en réfé­rence à la famille, il convient de sou­li­gner l’im­por­tance et le poids du tra­vail des femmes dans leur foyer : (43) il doit être recon­nu et valo­ri­sé au maxi­mum. La « charge » de la femme qui, après avoir don­né le jour à un enfant, le nour­rit, le soigne et sub­vient à son édu­ca­tion, spé­cia­le­ment au cours des pre­mières années, est si grande qu’elle n’a à craindre la com­pa­rai­son avec aucun tra­vail pro­fes­sion­nel. Cela doit être clai­re­ment affir­mé, de même que doit être défen­du tout autre droit lié au tra­vail. La mater­ni­té, avec tout ce qu’elle com­porte de fatigues, doit obte­nir une recon­nais­sance même éco­no­mique au moins égale à celle des autres tra­vaux accom­plis pour faire vivre la famille dans une période aus­si déli­cate de son existence.

Il convient vrai­ment de n’é­par­gner aucun effort pour que la famille soit recon­nue comme socié­té pri­mor­diale et, en un sens, « sou­ve­raine ». Sa « sou­ve­rai­ne­té » est indis­pen­sable pour le bien de la socié­té. Une nation vrai­ment sou­ve­raine et spi­ri­tuel­le­ment forte est tou­jours com­po­sée de familles fortes, conscientes de leur voca­tion et de leur mis­sion dans l’his­toire. La famille se situe au centre de tous ces pro­blèmes et de toutes ces tâches : la relé­guer à un rôle subal­terne et secon­daire, en l’é­car­tant de la place qui lui revient dans la socié­té, signi­fie cau­ser un grave dom­mage à la crois­sance authen­tique du corps social tout entier.

II – L’EPOUX EST AVEC VOUS

A Cana de Galilée

18. Un jour, devant les dis­ciples de Jean, Jésus par­la d’une invi­ta­tion à des noces et de la pré­sence de l’é­poux par­mi les invi­tés : « L’époux est avec eux » (Mt 9, 15). Il signi­fiait par là l’ac­com­plis­se­ment en sa per­sonne de l’i­mage, déjà pré­sente dans l’Ancien Testament, de Dieu-​Epoux, pour révé­ler plei­ne­ment le mys­tère de Dieu comme mys­tère d’Amour.

En se qua­li­fiant comme « époux », Jésus dévoile donc l’es­sence de Dieu et confirme son amour immense pour l’homme. Mais le choix de cette image met aus­si indi­rec­te­ment en lumière la nature véri­table de l’a­mour spon­sal. En effet, en y recou­rant pour par- ler de Dieu, Jésus montre à quel point la pater­ni­té et l’a­mour de Dieu se reflètent dans l’a­mour d’un homme et d’une femme qui s’u­nissent dans le mariage. C’est pour cela que, au début de sa mis­sion, Jésus se trouve àCana de Galilée, afin de par­ti­ci­per à un ban­quet de noces, avec Marie et avec ses pre­miers dis­ciples (cf. Jn 2, 1–11). Il entend ain­si mon­trer que la véri­té sur la famille est ins­crite dans la Révélation de Dieu et dans l’his­toire du salut. Dans l’Ancien Testament, et spé­cia­le­ment chez les Prophètes, on trouve de très belles paroles sur l’a­mour de Dieu : un amour atten­tion­né comme celui d’une mère pour son enfant, tendre comme celui de l’é­poux pour son épouse, mais aus­si pro­fon­dé­ment jaloux ; ce n’est pas avant tout un amour qui punit, mais qui par­donne ; un amour qui se penche sur l’homme comme le père le fait sur son fils pro­digue, qui le relève et le rend par­ti­ci­pant à la vie divine. Un amour qui émer­veille : c’est une nou­veau­té incon­nue jus­qu’a­lors dans l’en­semble du monde païen.

A Cana de Galilée, Jésus est comme le héraut de la véri­té divine sur le mariage, de la véri­té sur laquelle peut s’ap­puyer la famille humaine, y trou­vant la force néces­saire face à toutes les épreuves de la vie. Jésus annonce cette véri­té par sa pré­sence aux noces de Cana et par l’ac­com­plis­se­ment de son pre­mier « signe » : l’eau chan­gée en vin.

Il annonce encore la véri­té sur le mariage en par­lant avec les pha­ri­siens et en expli­quant que l’a­mour qui est de Dieu, amour tendre et spon­sal, est source d’exi­gences pro­fondes et radi­cales. Moïse avait été moins exi­geant ; il avait per­mis de remettre un acte de répu­dia­tion. Dans une vive contro­verse, lorsque les pha­ri­siens font réfé­rence à Moïse, Jésus répond caté­go­ri­que­ment : « A l’o­ri­gine, il n’en fut pas ain­si » (Mt 19, 8). Et il rap­pelle que Celui qui a créé l’homme l’a créé homme et femme, et qu’il a ordon­né : « L’homme quitte son père et sa mère et s’at­tache à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (Gn 2, 24). Avec une cohé­rence logique, le Christ conclut : « Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Eh bien ! ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le sépa­rer » (Mt 19, 6). Devant l’ob­jec­tion des pha­ri­siens qui se réclament de la loi mosaïque, il répond : « C’est en rai­son de votre dure­té de cœur que Moïse vous a per­mis de répu­dier vos femmes ; mais dès l’o­ri­gine il n’en fut pas ain­si » (Mt 19, 8).

Jésus fait réfé­rence « au com­men­ce­ment », retrou- vant aux ori­gines même de la créa­tion le des­sein de Dieu, sur lequel s’en­ra­cine la famille et, par son inter­mé­diaire, l’his­toire entière de l’hu­ma­ni­té. La réa­li­té natu­relle du mariage devient, par la volon­té du Christ, un véri­table sacre­ment de la Nouvelle Alliance, mar­qué du sceau du sang du Christ rédemp­teur. Epoux et familles, rappelez-​vous à quel prix vous avez été « ache­tés » (cf. 1 Co 6, 20) !

Cette mer­veilleuse véri­té est cepen­dant humai­ne­ment dif­fi­cile à accueillir et à vivre. Comment s’é­ton­ner que Moïse ait cédé face aux requêtes de ses com­pa­triotes, quand les Apôtres eux-​mêmes, en écou­tant les paroles du Maître, répliquent : « Si telle est la condi­tion de l’homme envers la femme, il n’est pas expé­dient de se marier » (Mt 19, 10) ! Cependant, pour le bien de l’homme et de la femme, de la famille et de la socié­té tout entière, Jésus confirme l’exi­gence posée par Dieu dès l’o­ri­gine. Mais, en même temps, il pro­fite de l’oc­ca­sion pour affir­mer la valeur du choix de ne pas se marier, en vue du Règne de Dieu : ce choix per­met aus­si d”« engen­drer », même si c’est de manière dif­fé­rente. Ce choix est le point de départ de la vie consa­crée, des Ordres et des Congrégations reli­gieuses en Orient et en Occident, comme aus­si de la dis­ci­pline du céli­bat sacer­do­tal, selon la tra­di­tion de l’Eglise latine. Il n’est donc pas vrai qu”« il n’est pas expé­dient de se marier », mais l’a­mour pour le Royaume des cieux peut aus­si pous­ser à ne pas se marier (cf. Mt 19, 12).

Se marier reste tou­te­fois la voca­tion ordi­naire de l’homme, qui est choi­sie par la plus grande par­tie du peuple de Dieu. C’est dans la famille que se forment les pierres vivantes de l’é­di­fice spi­ri­tuel dont parle l’Apôtre Pierre (cf. 1 P 2, 5). Les corps des époux sont la demeure de l’Esprit Saint (cf. 1 Co 6, 19). Puisque la trans­mis­sion de la vie divine sup­pose celle de la vie humaine, du mariage naissent non seule­ment les fils des hommes, mais aus­si, en ver­tu du bap­tême, les fils adop­tifs de Dieu, qui vivent de la vie nou­velle reçue du Christ par son Esprit.

De cette manière, chers frères et sœurs, époux et parents, l’Epoux est avec vous. Vous savez qu’il est le Bon Pasteur et vous connais­sez sa voix. Vous savez où il vous conduit, vous savez qu’il lutte pour vous ame­ner dans les pâtu­rages où trou­ver la vie et la trou­ver en abon­dance, qu’il affronte les loups voraces, tou­jours prêt à arra­cher ses bre­bis de leurs gueules : tout mari et toute femme, tout fils et toute fille, tout membre de vos familles. Vous savez que, Bon Pasteur, il est prêt à offrir sa vie pour son trou­peau (cf. Jn 10, 11). Il vous conduit par des che­mins qui ne sont pas les che­mins escar­pés et pleins de pièges de nom­breuses idéo­lo­gies contem­po­raines ; il répète la véri­té inté­grale au monde d’au­jourd’­hui, comme lors­qu’il s’a­dres­sait aux pha­ri­siens ou lors­qu’il l’an­non­çait aux Apôtres, qui l’ont ensuite annon­cée dans le monde, la pro­cla­mant aux hommes de leur temps, Juifs et Grecs. Les dis­ciples étaient bien conscients que le Christ avait tout renou­ve­lé ; que l’homme était deve­nu « créa­ture nou­velle » : ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, mais « un » en lui (cf. Ga 3, 28), revê­tu de la digni­té de fils adop­tif de Dieu. Le jour de la Pentecôte, cet homme a reçu l’Esprit conso­la­teur, l’Esprit de véri­té ; ain­si a com­men­cé le nou­veau peuple de Dieu, l’Eglise, anti­ci­pa­tion d’un ciel nou­veau et d’une nou­velle terre (cf. Ap 21, 1).

Les Apôtres, d’a­bord crain­tifs au sujet du mariage et de la famille, sont ensuite deve­nus cou­ra­geux. Ils ont com­pris que le mariage et la famille consti­tuent une vraie voca­tion venant de Dieu lui-​même, un apos­to­lat : l’a­pos­to­lat des laïcs. Ils servent à la trans­for­ma­tion de la terre et au renou­vel­le­ment du monde, de la créa­tion et de toute l’humanité.

Chères familles, vous aus­si vous devez être cou­ra­geuses, tou­jours prêtes à rendre témoi­gnage de cette espé­rance qui est en vous (cf. 1 P 3, 15), parce qu’elle est enra­ci­née dans votre cœur par le Bon Pasteur, au moyen de l’Evangile. Vous devez être prêtes à suivre le Christ vers les pâtu­rages qui donnent la vie et que lui-​même a pré­pa­rés par le mys­tère pas­cal de sa mort et de sa résurrection.

N’ayez pas peur des risques ! Les forces divines sont beau­coup plus puis­santes que vos dif­fi­cul­tés ! L’efficacité du sacre­ment de la Réconciliation, appe­lé à juste titre par les Pères de l’Eglise « second Baptême », est immen­sé­ment plus grande que le mal agis­sant dans le monde. L’énergie divine du sacre­ment de la Confirmation, qui fait s’é­pa­nouir la grâce du Baptême, a beau­coup plus d’im­pact que la cor­rup­tion pré­sente dans le monde. Incomparablement plus grande est sur­tout la puis­sance de l’Eucharistie.

L’Eucharistie est un sacre­ment vrai­ment admi­rable. Dans ce sacre­ment, c’est lui-​même que le Christ nous a lais­sé comme nour­ri­ture et comme bois­son, comme source de puis­sance sal­vi­fique. C’est lui-​même qu’il nous a lais­sé afin que nous ayons la vie, que nous l’ayons en sur­abon­dance (cf. Jn 10, 10) : la vie qui est en lui et qu’il nous a com­mu­ni­quée par le don de son Esprit, en res­sus­ci­tant le troi­sième jour après sa mort. Elle est pour nous, en effet, la vie qui vient de lui. Elle est pour vous, chers époux, parents et familles ! N’a-​t-​il pas ins­ti­tué l’Eucharistie dans un contexte fami­lial, au cours de la der­nière Cène ? Quand vous vous ren­con­trez pour les repas et que vous êtes unis entre vous, le Christ est proche de vous. Et, plus encore, il est l’Emmanuel, Dieu avec nous, lorsque vous vous appro­chez de la Table eucha­ris­tique. Il peut se faire que, comme à Emmaüs, on ne le recon­naisse que dans la « frac­tion du pain » (cf. Lc 24, 35). Il arrive aus­si qu’il se tienne à la porte et qu’il frappe, atten­dant que la porte lui soit ouverte pour pou­voir entrer et prendre son repas avec nous (cf. Ap 3, 20). Sa der­nière Cène et les paroles pro­non­cées alors gardent toute la puis­sance et toute la sagesse du sacri­fice de la Croix. Il n’existe pas d’autre puis­sance ni d’autre sagesse par les­quelles nous puis­sions être sau­vés et par les­quelles nous puis­sions contri­buer à sau­ver les autres. Il n’y a pas d’autre puis­sance ni d’autre sagesse par les­quelles, vous parents, vous puis­siez édu­quer vos enfants et aus­si vous-​mêmes. La puis­sance édu­ca­tive de l’Eucharistie s’est confir­mée à tra­vers les géné­ra­tions et les siècles.

Le Bon Pasteur est par­tout avec nous. De même qu’il était à Cana de Galilée, Epoux par­mi ces époux qui se don­naient l’un à l’autre pour toute leur vie, de même le Bon Pasteur est aujourd’­hui avec vous comme rai­son d’es­pé­rer, force des cœurs, source d’un enthou­siasme tou­jours nou­veau et signe de la vic­toire de la « civi­li­sa­tion de l’a­mour ». Jésus, le Bon Pasteur, nous répète : N’ayez pas peur. Je suis avec vous. « Je suis avec vous pour tou­jours jus­qu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). D’où vient une telle force ? D’où vient la cer­ti­tude que tu es avec nous, même s’ils t’ont tué, ô Fils de Dieu, et que tu es mort comme tout autre être humain ? D’où vient cette cer­ti­tude ? L’évangéliste dit : « Il les aima jus­qu’à la fin » (Jn 13, 1). Toi donc, Tu nous aimes, Toi qui es le Premier et le Dernier, le Vivant ; Toi qui étais mort et qui main­te­nant vis pour tou­jours (cf. Ap 1, 17–18).

Le grand mystère

19. Saint Paul résume la ques­tion de la vie fami­liale dans l’ex­pres­sion « grand mys­tère » (cf. Ep 5, 32). Quand il écrit dans la Lettre aux Ephésiens sur ce « grand mys­tère », même si cela est enra­ci­né dans le Livre de la Genèse et dans toute la tra­di­tion de l’Ancien Testament, il pré­sente une orga­ni­sa­tion nou­velle, qui trou­ve­ra ensuite un déve­lop­pe­ment dans le magis­tère de l’Eglise.

L’Eglise pro­fesse que le mariage, comme sacre­ment de l’al­liance entre époux, est un « grand mys­tère », puis­qu’en lui s’ex­prime l’a­mour spon­sal du Christ pour son Eglise. Saint Paul écrit : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise ; il s’est livré pour elle, afin de la sanc­ti­fier en la puri­fiant par le bain d’eau qu’une parole accom­pagne » (Ep 5, 25–26). L’Apôtre parle ici du Baptême, dont la Lettre aux Romains traite lar­ge­ment, en le pré­sen­tant comme la par­ti­ci­pa­tion à la mort du Christ pour par­ta­ger sa vie (cf. Rm 6, 3–4). Par ce sacre­ment, le croyant naît comme un homme nou­veau, car le Baptême a le pou­voir de com­mu­ni­quer une vie nou­velle, la vie même de Dieu. Le mys­tère théan­drique du Dieu-​homme se résume, d’une cer­taine manière, dans l’é­vé­ne­ment bap­tis­mal. « Le Christ Jésus notre Seigneur, Fils du Dieu Très-​Haut — dira plus tard saint Irénée, et avec lui tant d’autres Pères de l’Eglise d’Orient et d’Occident — devient Fils de l’homme pour qu’à son tour l’homme devienne fils de Dieu » (44).

L’Epoux est donc Dieu même qui s’est fait homme. Dans l’Ancienne Alliance, le Seigneur se pré­sente comme l’Epoux d’Israël, le peuple élu : un Epoux tendre et exi­geant, jaloux et fidèle. Toutes les tra­hi­sons, les déser­tions et les ido­lâ­tries d’Israël, décrites par les Prophètes de manière dra­ma­tique et sug­ges­tive, ne par­viennent pas à éteindre l’a­mour avec lequel le Dieu-​Epoux « aime jus­qu’à la fin » (cf. Jn 13, 1).

La confir­ma­tion et l’ac­com­plis­se­ment de la com­mu­nion spon­sale entre Dieu et son peuple se réa­lisent dans le Christ, dans la Nouvelle Alliance. Le Christ nous assure que l’Epoux est avec nous (cf. Mt 9, 15). Il est avec nous tous, il est avec l’Eglise. L’Eglise devient épouse : épouse du Christ. Cette épouse, dont parle la Lettre aux Ephésiens, est pré­sente en tout bap­ti­sé et elle est comme une per­sonne qui s’offre au regard de son Epoux. Il « a aimé l’Eglise ; il s’est livré pour elle… ; car il vou­lait se la pré­sen­ter à lui-​même toute res­plen­dis­sante, sans tache, ni ride ni rien de tel, mais sainte et imma­cu­lée » (Ep 5, 25.27). L’amour dont l’Epoux « aima jus­qu’à la fin » l’Eglise est tel qu’elle est tou­jours nou­vel­le­ment sainte dans ses saints, même si elle ne cesse pas d’être une Eglise de pécheurs. Les pécheurs, « les publi­cains et les pros­ti­tuées », sont appe­lés, eux aus­si, à la sain­te­té, comme le Christ lui-​même l’at­teste dans l’Evangile (cf. Mt 21, 31). Tous sont appe­lés à deve­nir l’Eglise glo­rieuse, sainte et imma­cu­lée. « Soyez saints, dit le Seigneur, parce que je suis saint » (Lv 11, 44 ; cf. 1 P 1, 16).

Voilà la plus haute dimen­sion du « grand mys­tère », la signi­fi­ca­tion pro­fonde du don sacra­men­tel dans l’Eglise, le sens le plus pro­fond du Baptême et de l’Eucharistie. Ce sont les fruits de l’a­mour dont l’Epoux a aimé jus­qu’à la fin ; amour qui s’é­tend constam­ment, en pro­cu­rant aux hommes une par­ti­ci­pa­tion crois­sante à la vie divine.

Après avoir dit : « Maris, aimez vos femmes » (Ep 5, 25), saint Paul ajoute aus­si­tôt avec une force encore plus grande : « De la même façon les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Aimer sa femme, c’est s’ai­mer soi-​même. Car nul n’a jamais haï sa propre chair ; on la nour­rit au contraire et on en prend bien soin. C’est jus­te­ment ce que le Christ fait pour l’Eglise : ne sommes-​nous pas les membres de son Corps ? » (Ep 5, 28–30). Et il exhorte les époux par ces paroles : « Soyez sou­mis les uns aux autres dans la crainte du Christ » (Ep 5, 21).

C’est là cer­tai­ne­ment une expres­sion nou­velle de la véri­té éter­nelle sur le mariage et sur la famille à la lumière de la Nouvelle Alliance. Le Christ l’a révé­lée dans l’Evangile, par sa pré­sence à Cana de Galilée, par son sacri­fice sur la Croix et par les sacre­ments de son Eglise. Les époux trouvent ain­si dans le Christ une réfé­rence pour leur amour spon­sal. Parlant du Christ Epoux de l’Eglise, saint Paul se réfère de manière ana­lo­gique à l’a­mour spon­sal ; il ren­voie au Livre de la Genèse : « L’homme quitte son père et sa mère et s’at­tache à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (Gn 2, 24). Voici le « grand mys­tère » de l’é­ter­nel amour déjà pré­sent dans la créa­tion, révé­lé dans le Christ et confié à l’Eglise. « Ce mys­tère est de grande por­tée — répète l’Apôtre — ; je veux dire qu’il s’ap­plique au Christ et à l’Eglise » (Ep 5, 32). On ne peut donc com­prendre l’Eglise comme Corps mys­tique du Christ, comme signe de l’Alliance de l’homme avec Dieu dans le Christ, comme sacre­ment uni­ver­sel du salut, sans se réfé­rer au « grand mys­tère », en rap­port avec la créa­tion de l’homme, homme et femme, et avec la voca­tion des deux à l’a­mour conju­gal, à la pater­ni­té et à la mater­ni­té. Le « grand mys­tère », qui est l’Eglise et l’hu­ma­ni­té dans le Christ, n’existe pas sans le « grand mys­tère » qui s’ex­prime dans le fait d’être « une seule chair » (cf. Gn 2, 24 ; Ep 5, 31–32), c’est-​à- dire dans la réa­li­té du mariage et de la famille.

La famille elle-​même est le grand mys­tère de Dieu. Comme « Eglise domes­tique », elle est l’é­pouse du Christ. L’Eglise uni­ver­selle, et en elle chaque Eglise par­ti­cu­lière, se révèle plus immé­dia­te­ment comme épouse du Christ, dans l”« Eglise domes­tique » et dans l’a­mour vécu en elle : amour conju­gal, amour pater­nel et mater­nel, amour fra­ter­nel, amour d’une com­mu­nau­té de per­sonnes et de géné­ra­tions. L’amour humain est-​il envi­sa­geable sans l’Epoux et sans l’a­mour dont, le pre­mier, il a aimé jus­qu’à la fin ? C’est seule­ment s’ils prennent part à cet amour et à ce « grand mys­tère » que les époux peuvent aimer « jus­qu’à la fin » : ou bien ils deviennent par­ti­ci­pants de cet amour, ou alors ils ne savent pas à fond ce qu’est l’a­mour et à quel point ses exi­gences sont radi­cales. Cela consti­tue indu­bi­ta­ble­ment pour eux un grave danger.

L’enseignement de la Lettre aux Ephésiens étonne par sa pro­fon­deur et par son auto­ri­té éthique. En dési­gnant le mariage, et indi­rec­te­ment la famille, comme le « grand mys­tère » en réfé­rence au Christ et à l’Eglise, l’Apôtre Paul peut redire encore une fois ce qu’il avait dit pré­cé­dem­ment aux maris : « Que cha­cun aime sa femme comme soi-​même ». Il ajoute ensuite : « Et que la femme ait du res­pect envers son mari » (Ep 5, 33). Du res­pect parce qu’elle aime et qu’elle sait être aimée. C’est en ver­tu de cet amour que les époux deviennent un don réci­proque. Dans l’a­mour est conte­nue la recon­nais­sance de la digni­té per­son­nelle de l’autre et de son uni­ci­té sans équi­valent : en effet, en tant qu’être humain, cha­cun d’eux a été choi­si par Dieu pour lui-​même (45), par­mi les créa­tures de la terre ; cepen­dant, par un acte conscient et res­pon­sable, cha­cun fait de lui-​même un don libre à l’autre et aux enfants reçus du Seigneur. Saint Paul pour­suit son exhor­ta­tion, la reliant de manière signi­fi­ca­tive au qua­trième com­man­de­ment : « Enfants, obéis­sez à vos parents, dans le Seigneur : cela est juste. » Honore ton père et ta mère « , tel est le pre­mier com­man­de­ment auquel soit atta­ché une pro­messe : » pour que tu t’en trouves bien et jouisses d’une longue vie sur la terre « . Et vous, parents, n’exas­pé­rez pas vos enfants, mais usez, en les édu­quant, de cor­rec­tions et de semonces qui s’ins­pirent du Seigneur » (Ep 6, 1–4). Donc, l’Apôtre voit dans le qua­trième com­man­de­ment l’en­ga­ge­ment impli­cite au res­pect mutuel entre mari et femme, entre parents et enfants, recon­nais­sant ain­si en lui le prin­cipe de la cohé­sion familiale.

L’admirable syn­thèse pau­li­nienne au sujet du « grand mys­tère » se pré­sente, en un sens, comme le résu­mé, la « sum­ma » de l’en­sei­gne­ment sur Dieu et sur l’homme, que le Christ a por­té à son accom­plis­se­ment. Malheureusement, la pen­sée occi­den­tale, avec le déve­lop­pe­ment du ratio­na­lisme moderne, s’est peu à peu éloi­gnée de cet ensei­gne­ment. Le phi­lo­sophe qui a énon­cé le prin­cipe du « cogi­to, ergo sum », « je pense, donc je suis », a aus­si impri­mé à la concep­tion moderne de l’homme le carac­tère dua­liste qui la dis­tingue. C’est le propre du ratio­na­lisme d’op­po­ser chez l’homme, de manière radi­cale, l’es­prit au corps, et le corps à l’es­prit. Au contraire, l’homme est une per­sonne dans l’u­ni­té de son corps et de son esprit (46). Le corps ne peut jamais être réduit à une pure matière : c’est un corps « spi­ri­tua­li­sé », de même que l’es­prit est si pro­fon­dé­ment uni au corps qu’il peut être qua­li­fié d’es­prit « incar­né ». La source la plus riche pour la connais­sance du corps est le Verbe fait chair. Le Christ révèle l’homme à l’homme (47). Cette affir­ma­tion du Concile Vatican II est, en un sens, la réponse, atten­due depuis long­temps, que l’Eglise a don­née au ratio­na­lisme moderne.

Cette réponse revêt une impor­tance fon­da­men­tale pour la com­pré­hen­sion de la famille, spé­cia­le­ment dans le contexte de la civi­li­sa­tion moderne, qui, comme il a été dit, semble avoir renon­cé dans de nom­breuses occa­sions à être une « civi­li­sa­tion de l’a­mour ». A l’é­poque moderne, le pro­grès de la connais­sance du monde maté­riel et aus­si de la psy­cho­lo­gie humaine a été consi­dé­rable ; mais en ce qui concerne sa dimen­sion la plus intime, la dimen­sion méta­phy­sique, l’homme d’au­jourd’­hui reste en grande par­tie un être incon­nu pour lui-​même ; et, par consé­quent, la famille aus­si reste une réa­li­té mécon­nue. Cela se pro­duit en rai­son de la dis­tan­cia­tion de ce « grand mys­tère » dont parle l’Apôtre.

La sépa­ra­tion de l’es­prit et du corps dans l’homme a eu pour consé­quence l’af­fer­mis­se­ment de la ten­dance à trai­ter le corps humain non selon les caté­go­ries de sa res­sem­blance spé­ci­fique avec Dieu, mais selon celles de sa res­sem­blance avec tous les autres corps pré­sents dans la nature, corps que l’homme uti­lise comme maté­riel pour son acti­vi­té en vue de la pro­duc­tion des biens de consom­ma­tion. Mais tous peuvent immé­dia­te­ment com­prendre que l’ap­pli­ca­tion à l’homme de tels cri­tères cache en réa­li­té d’é­normes dan­gers. Lorsque le corps humain, consi­dé­ré indé­pen­dam­ment de l’es­prit et de la pen­sée, est uti­li­sé comme maté­riel au même titre que le corps des ani­maux — c’est ce qui advient, par exemple, dans les mani­pu­la­tions sur les embryons et sur les fœtus —, on va inévi­ta­ble­ment vers une ter­rible dérive éthique.

Devant une pareille pers­pec­tive anthro­po­lo­gique, la famille humaine en arrive à vivre l’ex­pé­rience d’un nou­veau mani­chéisme, dans lequel le corps et l’es­prit sont radi­ca­le­ment mis en oppo­si­tion : le corps ne vit pas de l’es­prit, et l’es­prit ne vivi­fie pas le corps. Ainsi, l’homme cesse de vivre comme per­sonne et comme sujet. Malgré les inten­tions et les décla­ra­tions contraires, il devient exclu­si­ve­ment un objet. Dans ce sens, par exemple, cette civi­li­sa­tion néo-​manichéenne porte à consi­dé­rer la sexua­li­té humaine plus comme un ter­rain de mani­pu­la­tions et d’ex­ploi­ta­tion que comme la réa­li­té de cetéton­ne­ment ori­gi­nel qui, au matin de la créa­tion, pousse Adam à s’é­crier à la vue d’Eve : « C’est l’os de mes os et la chair de ma chair » (Gn 2, 23). C’est l’é­ton­ne­ment dont on per­çoit l’é­cho dans les paroles du Cantique des Cantiques : « Tu me fais perdre le sens, ma sœur, ô fian­cée, tu me fais perdre le sens par un seul de tes regards » (Ct 4, 9). Comme cer­taines concep­tions modernes sont loin de la com­pré­hen­sion pro­fonde de la mas­cu­li­ni­té et de la fémi­ni­té offerte par la Révélation divine ! Cette der­nière nous fait décou­vrir dans la sexua­li­té humaine une richesse de la per­sonne qui trouve sa véri­table mise en valeur dans la famille et qui exprime aus­si sa voca­tion pro­fonde dans la vir­gi­ni­té et dans le céli­bat pour le Règne de Dieu.

Le ratio­na­lisme moderne ne sup­porte pas le mys­tère. Il n’ac­cepte pas le mys­tère de l’homme, homme et femme, ni ne veut recon­naître que la pleine véri­té sur l’homme a été révé­lée en Jésus-​Christ. En par­ti­cu­lier, il ne tolère pas le « grand mys­tère » annon­cé dans la Lettre aux Ephésiens, et il le com­bat de manière radi­cale. S’il recon­naît, dans un contexte de vague déisme, la pos­si­bi­li­té et même le besoin d’un Etre suprême ou divin, il récuse fer­me­ment la notion d’un Dieu qui se fait homme pour sau­ver l’homme. Pour le ratio­na­lisme, il est impen­sable que Dieu soit le Rédempteur, encore moins qu’il soit « l’Epoux », la source ori­gi­nelle et unique de l’a­mour spon­sal humain. Il inter­prète la créa­tion et le sens de l’exis­tence humaine de manière radi­ca­le­ment dif­fé­rente. Mais s’il manque à l’homme la pers­pec­tive d’un Dieu qui l’aime et qui, par le Christ, l’ap­pelle à vivre en Lui et avec Lui, si la pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­per au « grand mys­tère » n’est pas ouverte à la famille, que reste-​t-​il si ce n’est la seule dimen­sion tem­po­relle de la vie ? Il reste la vie tem­po­relle comme ter­rain de lutte pour l’exis­tence, de recherche fébrile du pro­fit, avant tout économique.

Le « grand mys­tère », le sacre­ment de l’a­mour et de la vie, qui a son com­men­ce­ment dans la créa­tion et dans la rédemp­tion et dont est garant le Christ-​Epoux, a per­du dans la men­ta­li­té moderne ses plus pro­fondes racines. Il est mena­cé en nous et autour de nous. Puisse l’Année de la Famille, célé­brée dans l’Eglise, deve­nir pour les époux une occa­sion pro­pice pour le redé­cou­vrir et pour le réaf­fir­mer avec force, avec cou­rage et avec enthousiasme !

La Mère du bel amour

20. L’histoire du « bel amour » com­mence à l’Annonciation, avec les paroles admi­rables que l’Ange a adres­sées à Marie, appe­lée à deve­nir la Mère du Fils de Dieu. Par le « oui » de Marie, Celui qui est « Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière » devient Fils de l’homme ; Marie est sa Mère, sans ces­ser d’être la Vierge qui « ne connaît pas d’homme » (cf. Lc 1, 34). Comme Vierge-​Mère, Marie devient Mère du bel amour. Cette véri­té est déjà révé­lée par les paroles de l’Archange Gabriel, mais sa signi­fi­ca­tion plé­nière sera confir­mée et appro­fon­die au fur et à mesure que Marie sui­vra son Fils dans le pèle­ri­nage de la foi (48).

La « Mère du bel amour » fut accueillie par celui qui, d’a­près la tra­di­tion d’Israël, était déjà son époux sur la terre, Joseph, de la race de David. Il aurait eu le droit de voir en sa fian­cée son épouse et la mère de ses enfants. Mais Dieu inter­vient de sa propre ini­tia­tive dans cette alliance spon­sale : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme : car ce qui a été engen­dré en elle vient de l’Esprit Saint » (Mt 1, 20). Joseph est conscient, il voit de ses yeux qu’en Marie a été conçue une vie nou­velle qui n’est pas issue de lui et, en homme juste, fidèle à la Loi ancienne qui, dans son cas, impo­sait le divorce, il veut dis­soudre son mariage d’une manière cha­ri­table (cf. Mt 1, 19). L’Ange du Seigneur lui fait savoir que cela ne serait pas conforme à sa voca­tion, que ce serait même contraire à l’a­mour spon­sal qui l’u­nit à Marie. Cet amour spon­sal mutuel, pour être plei­ne­ment le « bel amour », exige que Joseph accueille Marie et son Fils sous le toit de sa mai­son à Nazareth. Joseph obéit au mes­sage divin et agit comme il lui a été pres­crit (cf. Mt 1, 24). C’est aus­si grâce à Joseph que le mys­tère de l’Incarnation et, avec lui, le mys­tère de la Sainte Famille, est pro­fon­dé­ment ins­crit dans l’a­mour spon­sal de l’homme et de la femme et, indi­rec­te­ment, dans la généa­lo­gie de toute famille humaine. Ce que Paul appel­le­ra le « grand mys­tère » trouve dans la Sainte Famille son expres­sion la plus haute. La famille se place ain­si véri­ta­ble­ment au centre de la Nouvelle Alliance.

On peut dire aus­si que l’his­toire du « bel amour » a com­men­cé, en un sens, avec le pre­mier couple humain, avec Adam et Eve. La ten­ta­tion à laquelle ils cédèrent et le péché ori­gi­nel qui en fut la consé­quence ne les pri­vèrent pas tota­le­ment de la capa­ci­té du « bel amour ». On le com­prend en lisant, par exemple, dans le Livre de Tobie que les époux Tobie et Sara, pour expri­mer le sens de leur union, se réfèrent à leurs ancêtres Adam et Eve (cf. Tb 8, 6). Dans la Nouvelle Alliance, saint Paul aus­si en est témoin lors­qu’il parle du Christ comme nou­vel Adam (cf. 1 Co 15, 45) : le Christ ne vient pas condam­ner le pre­mier Adam et la pre­mière Eve, mais les rache­ter ; il vient renou­ve­ler ce qui, en l’homme, est don de Dieu, tout ce qui, en lui, est éter­nel­le­ment bon et beau, et qui consti­tue le sub­strat du bel amour. L’histoire du « bel amour » est, en un sens, l’his­toire du salut de l’homme.

Le « bel amour » tire tou­jours son ori­gine de l’auto-​révélation de la per­sonne. Dans la créa­tion, Eve se révèle à Adam, comme Adam se révèle à Eve. Au cours de l’his­toire, les jeunes épouses se révèlent à leurs époux, les nou­veaux couples humains se disent entre eux : « Nous mar­che­rons ensemble sur le che­min de la vie ». Ainsi com­mence la famille comme union de deux per­sonnes et, en ver­tu du sacre­ment, comme nou­velle com­mu­nau­té dans le Christ. L’amour, pour être réel­le­ment beau, doit être un don de Dieu, gref­fé par l’Esprit Saint dans le cœur des hommes et conti­nuel­le­ment nour­ri en eux (cf. Rm 5, 5). L’Eglise, qui en est bien consciente, demande à l’Esprit Saint de des­cendre dans le cœur des hommes lors du sacre­ment du mariage. Pour que le « bel amour » existe véri­ta­ble­ment, c’est-​à-​dire don de la per­sonne à la per­sonne, il doit pro­ve­nir de Celui qui est don lui-​même et source de tout don.

Ainsi en est-​il dans l’Evangile pour Marie et Joseph qui, au seuil de la Nouvelle Alliance, revivent l’ex­pé­rience du « bel amour » décrite dans le Cantique des can­tiques. Joseph pense et dit à Marie : « Ma petite sœur, ma fian­cée » (cf. Ct 4, 9). Marie, Mère de Dieu, conçoit par l’Esprit Saint, de qui pro­vient le « bel amour », déli­ca­te­ment pla­cé par l’Evangile dans le contexte du « grand mystère ».

Quand nous par­lons du « bel amour », nous par­lons par là même de la beau­té : beau­té de l’a­mour et beau­té de l’être humain qui, grâce à l’Esprit Saint, est capable d’un tel amour. Nous par­lons de la beau­té de l’homme et de la femme, de leur beau­té comme frères et sœurs, comme fian­cés, comme époux. L’Evangile éclaire non seule­ment le mys­tère du « bel amour », mais éga­le­ment le mys­tère tout aus­si pro­fond de la beau­té, qui vient de Dieu comme l’a­mour. C’est de Dieu que viennent l’homme et la femme, per­sonnes appe­lées à deve­nir un don réci­proque. Du don ori­gi­nel de l’Esprit « qui donne la vie » jaillit le don réci­proque de la condi­tion de mari ou de femme, ain­si que le don d’être frère ou sœur.

Tout cela trouve une confir­ma­tion dans le mys­tère de l’Incarnation, deve­nu, dans l’his­toire des hommes, source d’une beau­té nou­velle, qui a ins­pi­ré d’in­nom­brables chefs-​d’œuvre artis­tiques. Après la défense expresse de repré­sen­ter par des images le Dieu invi­sible (cf. Dt 4, 15–20), l’ère chré­tienne a, au contraire, sus­ci­té la repré­sen­ta­tion artis­tique du Dieu fait homme, de Marie sa Mère et de Joseph, des saints de l’Ancienne comme de la Nouvelle Alliance et, en géné­ral, de toute la créa­tion, rache­tée par le Christ ; elle inau­gu­rait ain­si un nou­veau rap­port avec le monde de la culture et de l’art. On peut dire que le nou­veau canon de l’art, pre­nant en compte la dimen­sion pro­fonde de l’homme et son ave­nir, com­mence avec le mys­tère de l’Incarnation du Christ en s’ins­pi­rant des mys­tères de sa vie : la nais­sance à Bethléem, la vie cachée à Nazareth, le minis­tère public, le Golgotha, la Résurrection, le retour dans la gloire. L’Eglise a conscience du fait que sa pré­sence au monde contem­po­rain, et en par­ti­cu­lier la contri­bu­tion qu’elle apporte pour mettre en valeur la digni­té du mariage et de la famille, sont étroi­te­ment liées au déve­lop­pe­ment de la culture ; elle y veille à juste titre. C’est bien pour­quoi l’Eglise suit avec une grande atten­tion les orien­ta­tions des moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale, qui ont pour tâche de for­mer le grand public et pas seule­ment de l’in­for­mer (49). Très aver­tie de la grande et pro­fonde influence de ces moyens, elle ne se lasse pas de mettre en garde les spé­cia­listes de la com­mu­ni­ca­tion contre les dan­gers de la mani­pu­la­tion de la véri­té. Quelle véri­té peut-​il y avoir, en effet, dans des films, dans des spec­tacles, dans des pro­grammes de radio et de télé­vi­sion où dominent la por­no­gra­phie et la vio­lence ? Est-​ce là rendre un bon ser­vice à la véri­té sur l’homme ? Voilà quelques inter­ro­ga­tions aux­quelles ne peuvent se sous­traire les spé­cia­listes de ces ins­tru­ments et les dif­fé­rents res­pon­sables de l’é­la­bo­ra­tion et de la com­mer­cia­li­sa­tion de leurs produits.

Grâce à une telle réflexion cri­tique, notre civi­li­sa­tion, qui pré­sente cepen­dant tant d’as­pects posi­tifs sur le plan maté­riel comme sur le plan cultu­rel, devrait se rendre compte qu’elle est, sous divers aspects, une civi­li­sa­tion malade, qui pro­voque de pro­fondes alté­ra­tions chez l’homme. Pourquoi cela se produit-​il ? La rai­son réside dans le fait que notre socié­té s’est déta­chée de la véri­té plé­nière sur l’homme, de la véri­té sur ce que sont l’homme et la femme comme per­sonnes. Par consé­quent, elle est inca­pable de com­prendre de manière exacte ce que sont réel­le­ment le don des per­sonnes dans le mariage, l’a­mour res­pon­sable au ser­vice de la pater­ni­té et de la mater­ni­té, l’au­then­tique gran­deur de la pro­créa­tion et de l’é­du­ca­tion. Est-​il dès lors exa­gé­ré d’af­fir­mer que les médias, s’ils n’o­béissent pas aux sains prin­cipes de l’é­thique, ne servent pas la véri­té dans sa dimen­sion essen­tielle ? Voilà donc le drame : les moyens modernes de com­mu­ni­ca­tion sociale sont sou­mis à la ten­ta­tion de mani­pu­ler le mes­sage, en fal­si­fiant la véri­té sur l’homme. L’être humain n’est pas ce dont la publi­ci­té fait la réclame ni ce qui est pré­sen­té dans les médias modernes. Il est bien davan­tage, comme uni­té psycho-​physique, comme com­po­sé uni­fié d’âme et de corps, comme per­sonne. Il est bien davan­tage par sa voca­tion à l’a­mour, qui l’in­tro­duit comme homme et comme femme dans la dimen­sion du « grand mystère ».

Marie a accé­dé la pre­mière à cette dimen­sion, et elle y a intro­duit aus­si son époux Joseph. Ils sont deve­nus ain­si les pre­miers modèles de ce bel amour dont l’Eglise ne cesse de deman­der la grâce pour la jeu­nesse, pour les époux et pour les familles. Que les jeunes, les époux, les familles ne se lassent pas, eux non plus, de prier à cette inten­tion ! Comment ne pas pen­ser aux mul­ti­tudes de pèle­rins, jeunes ou vieux, qui accourent dans les sanc­tuaires mariaux et fixent leur regard sur le visage de la Mère de Dieu, sur le visage des membres de la Sainte Famille, qui reflètent toute la beau­té de l’a­mour don­né par Dieu à l’homme ?

Dans le Discours sur la mon­tagne, le Christ, se réfé­rant au sixième com­man­de­ment, pro­clame ceci : « Vous avez enten­du qu’il a été dit : Tu ne com­met­tras pas l’a­dul­tère. Eh bien ! moi, je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la dési­rer a déjà com­mis, dans son cœur, l’a­dul­tère avec elle » (Mt 5, 27–28). Par rap­port au Décalogue, qui tend à défendre la soli­di­té tra­di­tion­nelle du mariage et de la famille, ces paroles marquent un grand pas en avant. Jésus remonte à la source du péché d’a­dul­tère : cette source se trouve dans le cœur de l’homme et se mani­feste par une manière de regar­der et de pen­ser qui est domi­née par la concu­pis­cence. Par la concu­pis­cence, l’homme tend à s’ap­pro­prier un autre être humain, qui n’est pas à lui, mais qui appar­tient à Dieu. Tout en s’a­dres­sant à ses contem­po­rains, le Christ parle aux hommes de tous les temps et de toutes les géné­ra­tions ; il parle notam­ment à notre géné­ra­tion, qui vit sous le signe d’une civi­li­sa­tion por­tée à la consom­ma­tion et à l’hédonisme.

Pourquoi le Christ, dans le Discours sur la mon­tagne, se prononce-​t-​il de manière si forte et si exi­geante ? La réponse est on ne peut plus claire : le Christ veut garan­tir la sain­te­té du mariage et de la famille, il veut défendre la véri­té tout entière sur la per­sonne humaine et sur sa dignité.

C’est seule­ment à la lumière de cette véri­té que la famille peut être tota­le­ment la grande « révé­la­tion », la pre­mière décou­verte de l’autre : la décou­verte réci­proque des époux, puis la décou­verte de chaque fils ou fille qui naît de leur union. Tout ce que les époux se pro­mettent mutuel­le­ment — d’être « tou­jours fidèles dans la joie et dans la peine, de s’ai­mer et de se res­pec­ter tous les jours de leur vie » — n’est pos­sible que dans la dimen­sion du « bel amour ». L’homme d’au­jourd’­hui ne peut en faire l’ap­pren­tis­sage à par­tir de ce que contient la culture de masse moderne. Le « bel amour » s’ap­prend sur­tout en priant. La prière, en effet, com­prend tou­jours, pour uti­li­ser une expres­sion de saint Paul, une sorte d’en­fouis­se­ment inté­rieur avec le Christ en Dieu : « Votre vie est désor­mais cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3, 3). C’est seule­ment dans un tel enfouis­se­ment qu’œuvre l’Esprit Saint, source du bel amour. Il répand cet amour non seule­ment dans le cœur de Marie et de Joseph, mais aus­si dans celui des époux dis­po­sés à écou­ter la Parole de Dieu et à la gar­der (cf. Lc 8, 15). L’avenir de tout noyau fami­lial dépend de ce « bel amour » : amour mutuel des époux, des parents et des enfants, amour de toutes les géné­ra­tions. L’amour est la véri­table source de l’u­ni­té et de la force de la famille.

La nais­sance et le péril

21. Le court récit de l’en­fance de Jésus, d’une manière très signi­fi­ca­tive, nous relate presque simul­ta­né­ment sa nais­sance et le péril auquel il dut immé­dia­te­ment faire face. Luc rap­porte les paroles pro­phé­tiques pro­non­cées par le vieillard Syméon lorsque l’Enfant Jésus est pré­sen­té au Seigneur dans le Temple, qua­rante jours après sa nais­sance. Il parle de « lumière » et de « signe de contra­dic­tion » ; puis il fait à Marie cette pré­dic­tion : « Toi-​même, une épée te trans­per­ce­ra l’âme » (cf. Lc 2, 32–35). Matthieu, au contraire, s’at­tarde sur le piège ten­du par Hérode à Jésus : aver­ti par les Mages venus d’Orient pour voir le nou­veau roi qui devait naître (cf. Mt 2, 2), il se sent mena­cé dans son pou­voir et, après leur départ, il ordonne de tuer tous les enfants de Bethléem et des envi­rons âgés de moins de deux ans. Jésus échappe aux mains d’Hérode grâce à une inter­ven­tion divine par­ti­cu­lière et grâce à la sol­li­ci­tude pater­nelle de Joseph, qui l’emmène avec sa Mère en Egypte où ils demeurent jus­qu’à la mort d’Hérode. Ils reviennent ensuite à Nazareth, leur ville natale, où la Sainte Famille com­mence une longue période de vie cachée, ryth­mée par l’ac­com­plis­se­ment fidèle et géné­reux des devoirs quo­ti­diens (cf. Mt 2, 1–23 ; Lc 2, 39–52).

Le fait que Jésus, dès sa nais­sance, ait eu à faire face à des menaces et à des périls semble être d’une élo­quence pro­phé­tique. Comme Enfant déjà, il est « signe de contra­dic­tion ». Il y a aus­si un signe d’é­lo­quence pro­phé­tique dans le drame des enfants inno­cents de Bethléem, tués sur ordre d’Hérode et deve­nus, selon l’an­tique litur­gie de l’Eglise, par­ti­ci­pants de la nais­sance et de la pas­sion rédemp­trice du Christ (50). A tra­vers leur « pas­sion », ils achèvent « ce qui manque aux souf­frances du Christ, pour son corps qui est l’Eglise » (Col 1, 24).

Dans l’Evangile de l’en­fance, l’an­nonce de la vie, qui se réa­lise d’une manière admi­rable dans l’é­vé­ne­ment de la nais­sance du Rédempteur, est donc for­te­ment mise en face de la menace contre la vie, vie qui contient en tota­li­té le mys­tère de l’Incarnation et de la réa­li­té divine et humaine du Christ. Le Verbe s’est fait chair (cf. Jn 1, 14), Dieu s’est fait homme. Les Pères de l’Eglise rap­pe­laient sou­vent ce mys­tère sublime : « Dieu s’est fait homme, afin que nous deve­nions des dieux » (51). Cette véri­té de la foi est en même temps la véri­té sur l’être humain. Elle met en lumière la gra­vi­té de tout atten­tat contre la vie de l’en­fant dans le sein de sa mère. Ici pré­ci­sé­ment, nous nous trou­vons aux anti­podes du « bel amour ». En ne cher­chant que le plai­sir, on peut en venir à tuer l’a­mour, à en tuer le fruit. Pour la culture du plai­sir, le « fruit béni de ton sein » (Lc 1, 42) devient en un sens un « fruit maudit ».

Comment ne pas rap­pe­ler à ce sujet les dévia­tions que connaît, dans de nom­breux pays, ce qu’on appelle l’Etat de droit. La Loi de Dieu à l’é­gard de la vie humaine est sans équi­voque et caté­go­rique. Dieu ordonne : « Tu ne tue­ras pas » (Ex 20, 13). Aucun légis­la­teur humain ne peut donc affir­mer : Il t’est per­mis de tuer, tu as le droit de tuer, tu devrais tuer. Malheureusement, dans l’his­toire de notre siècle, cela s’est pro­duit lors­qu’ont accé­dé au pou­voir, même d’une manière démo­cra­tique, des forces poli­tiques qui ont éta­bli des lois contraires au droit de tout homme à la vie, au nom de pré­ten­dus, autant qu’a­ber­rants, motifs eugé­niques, eth­niques ou autres. Il y a un phé­no­mène non moins grave, notam­ment parce qu’il s’ac­com­pagne d’un large assen­ti­ment ou consen­sus de l’o­pi­nion publique : celui des légis­la­tions qui ne res­pectent pas le droit à la vie dès la concep­tion. Comment pourrait-​on accep­ter mora­le­ment des lois qui per­mettent de tuer l’être humain non encore né mais qui vit déjà dans le sein mater­nel ? Le droit à la vie devient ain­si l’a­pa­nage exclu­sif des adultes, qui se servent des par­le­ments eux-​mêmes pour faire abou­tir leurs pro­jets et pour­suivre leurs inté­rêts personnels.

Nous nous trou­vons en face d’une énorme menace contre la vie, non seule­ment d’in­di­vi­dus, mais de la civi­li­sa­tion tout entière. L’affirmation que cette civi­li­sa­tion est deve­nue, par cer­tains aspects, une « civi­li­sa­tion de la mort » se confirme de manière pré­oc­cu­pante. N’est-​ce donc pas un évé­ne­ment pro­phé­tique que la nais­sance du Christ ait été accom­pa­gnée d’une menace contre son exis­tence ? Oui, même la vie de Celui qui est tout à la fois Fils de l’homme et Fils de Dieu a été mena­cée ; elle a été en dan­ger dès ses débuts et n’a échap­pé à la mort que par miracle.

Dans les der­nières décen­nies, tou­te­fois, on remarque quelques symp­tômes récon­for­tants de réveil des consciences : on le constate tant dans le monde de la pen­sée que dans l’o­pi­nion publique. On voit se déve­lop­per, sur­tout par­mi les jeunes, une nou­velle conscience du res­pect de la vie depuis la concep­tion ; les mou­ve­ments pour la vie (pro life ) se répandent. C’est un levain d’es­pé­rance pour l’a­ve­nir de la famille et de l’hu­ma­ni­té tout entière.

« … vous m’a­vez accueilli »

22. Epoux et familles du monde entier, l’Epoux est avec vous ! C’est la pre­mière chose que veut vous dire le Pape, en l’an­née que les Nations Unies et l’Eglise consacrent à la famille. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a don­né son Fils unique, afin que qui­conque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éter­nelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sau­vé par lui » (Jn 3, 16–17) ; « ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est Esprit… Il vous faut naître d’en haut » (Jn 3, 6–7). Vous devez « naître d’eau et d’Esprit » (Jn 3, 5). C’est pré­ci­sé­ment vous, chers pères et mères, qui êtes les pre­miers témoins et ministres de cette nou­velle nais­sance de l’Esprit Saint. Vous, qui engen­drez vos enfants pour la patrie ter­restre, n’ou­bliez pas qu” en même temps vous les engen­drez pour Dieu. Dieu désire qu’ils naissent de l’Esprit Saint ; il veut qu’ils soient ses fils adop­tifs dans le Fils unique, qui nous donne le « pou­voir de deve­nir enfants de Dieu » (Jn 1, 12). L’œuvre du salut per­dure dans le monde et se réa­lise grâce à l’Eglise. Tout cela est l’œuvre du Fils de Dieu, de l’Epoux divin, qui nous a trans­mis le Règne du Père et qui nous rap­pelle à nous, ses dis­ciples : « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous » (Lc 17, 21).

Notre foi nous dit que Jésus Christ, qui « est assis à la droite du Père », vien­dra juger les vivants et les morts. D’autre part, l’é­van­gé­liste Jean nous assure qu’Il a été envoyé dans le monde « non pour juger le monde, mais pour que le monde soit sau­vé par lui » (Jn 3, 17). En quoi consiste donc le juge­ment ? Le Christ lui-​même donne la réponse : « Tel est le juge­ment : la lumière est venue dans le monde… Celui qui fait la véri­té vient à la lumière, afin que soit mani­fes­té que ses œuvres sont faites en Dieu » (Jn 3, 19.21). C’est ce qu’a récem­ment rap­pe­lé l’Encyclique Veritatis splen­dor (52). Le Christ est-​il donc juge ? Tes actes te juge­ront à la lumière de la véri­té que tu connais. Ce sont leurs œuvres qui juge­ront les pères et les mères, les fils et les filles. Chacun de nous sera jugé à par­tir des com­man­de­ments, y com­pris ceux que nous avons rap­pe­lés dans cette Lettre : le qua­trième, le cin­quième, le sixième et le neu­vième. Mais cha­cun sera jugé sur­tout sur l’a­mour, qui donne leur sens aux com­man­de­ments et qui en est la syn­thèse. « Au soir de la vie, nous serons jugés sur l’a­mour », a écrit saint Jean de la Croix (53). Le Christ, Rédempteur et Epoux de l’hu­ma­ni­té, n”« est né et n’est venu dans le monde que pour rendre témoi­gnage à la véri­té. Quiconque est de la véri­té écoute sa voix » (cf. Jn 18, 37). C’est lui qui sera le juge, mais de la manière qu’il a lui-​même indi­quée en par­lant du juge­ment der­nier (cf. Mt 25, 31–46). Son juge­ment sera un juge­ment sur l’a­mour, un juge­ment qui confir­me­ra défi­ni­ti­ve­ment la véri­té que l’Epoux était avec nous, sans que, peut-​être, nous l’ayons su.

Le juge est l’Epoux de l’Eglise et de l’hu­ma­ni­té. C’est pour­quoi il juge en disant : « Venez, les bénis de mon Père…, car j’ai eu faim et vous m’a­vez don­né à man­ger, j’ai eu soif et vous m’a­vez don­né à boire, j’é­tais un étran­ger et vous m’a­vez accueilli, nu et vous m’a­vez vêtu » (Mt 25, 34–36). Cette liste pour­rait natu­rel­le­ment s’al­lon­ger et en elle appa­raî­trait un nombre infi­ni de pro­blèmes qui concernent aus­si la vie conju­gale et fami­liale. On pour­rait y trou­ver éga­le­ment des expres­sions comme celles-​ci : « J’étais un enfant encore à naître et vous m’a­vez reçu, me per­met­tant de naître ; j’é­tais un enfant aban­don­né et vous avez été pour moi une famille ; j’é­tais un enfant orphe­lin et vous m’a­vez adop­té et éle­vé comme votre enfant ». Et encore : « Les mères qui hési­taient et qui subis­saient des pres­sions indues, vous les avez aidées à accep­ter leur enfant à naître et à le mettre au monde ; vous avez aidé des familles nom­breuses, des familles en dif­fi­cul­té, à gar­der et à éle­ver les enfants que Dieu leur avait don­nés ». Nous pour­rions conti­nuer, avec une liste longue et variée qui com­pren­drait toute sorte de vrai bien moral et humain, où s’ex­prime l’a­mour. Telle est la grande mois­son que le Rédempteur du monde, auquel le Père a remis le juge­ment, vien­dra récol­ter : c’est la mois­son de grâce et d’œuvres bonnes, mûrie au souffle de l’Epoux dans l’Esprit Saint, qui ne cesse d’a­gir dans le monde et dans l’Eglise. Rendons-​en grâce à Celui qui est l’Auteur de tout bien.

Nous savons pour­tant que, dans la sen­tence finale rap­por­tée par l’é­van­gé­liste Matthieu, il y a une autre liste, grave et ter­ri­fiante : « Loin de moi…, car j’ai eu faim et vous ne m’a­vez pas don­né à man­ger, j’ai eu soif et vous ne m’a­vez pas don­né à boire, j’é­tais un étran­ger et vous ne m’a­vez pas accueilli, nu et vous ne m’a­vez pas vêtu » (Mt 25, 41–43). Et, dans cette liste éga­le­ment, il se trou­ve­ra peut-​être d’autres com­por­te­ments, dans les­quels Jésus, là aus­si, se pré­sente tou­jours comme l’homme mépri­sé. Ainsi, il s’i­den­ti­fie avec la femme ou le mari aban­don­né, avec l’en­fant conçu et refu­sé : « Vous ne m’a­vez pas accueilli ! » Ce juge­ment lui aus­si fait son che­min à tra­vers l’his­toire de nos familles ; il fait son che­min à tra­vers l’his­toire des nations et de l’hu­ma­ni­té. Les paroles du Christ « vous ne m’a­vez pas accueilli » concernent aus­si des ins­ti­tu­tions sociales, des gou­ver­ne­ments et des orga­ni­sa­tions internationales.

Pascal a écrit que « Jésus sera en ago­nie jus­qu’à la fin du monde » (54). L’agonie de Gethsémani et l’a­go­nie du Golgotha sont le point culmi­nant de la mani­fes­ta­tion de l’a­mour. Dans l’une et l’autre se mani­feste l’Epoux qui est avec nous, qui aime tou­jours de manière nou­velle, qui « aime jus­qu’à la fin » (cf. Jn 13, 1). L’amour qui est en lui et qui va de lui jus­qu’aux fron­tières des his­toires per­son­nelles ou fami­liales, dépasse les fron­tières de l’his­toire de l’humanité.

Au terme de ces réflexions, chers Frères et Sœurs, en pen­sant à tout ce qui sera pro­cla­mé pen­dant l’Année de la Famille à par­tir de diverses tri­bunes, je vou­drais renou­ve­ler avec vous la confes­sion adres­sée par Pierre au Christ : « Tu as les paroles de la vie éter­nelle » (Jn 6, 68). En même temps nous disons : Tes paroles, Seigneur, ne pas­se­ront pas (cf. Mc 13, 31) ! Quel sou­hait le Pape peut-​il for­mer pour vous au terme de cette longue médi­ta­tion sur l’Année de la Famille ? Il vous sou­haite de vous retrou­ver tous dans ces paroles, qui sont « esprit et vie » (cf. Jn 6, 63).

« Que se for­ti­fie en vous l’homme intérieur »

23. Je flé­chis les genoux en pré­sence du Père de qui toute pater­ni­té et toute mater­ni­té tirent leur nom : « Qu’il daigne… vous armer de puis­sance par son Esprit pour que se for­ti­fie en vous l’homme inté­rieur » (Ep 3, 16). Je reviens volon­tiers à ces paroles de l’Apôtre que j’ai citées dans la pre­mière par­tie de cette Lettre. Ce sont, en un sens, des paroles clés. La famille, la pater­ni­té et la mater­ni­té vont de pair. En même temps, la famille est le pre­mier milieu humain dans lequel se forme l”« homme inté­rieur » dont parle l’Apôtre. L’affermissement de sa force est un don du Père et du Fils dans l’Esprit Saint.

L’Année de la Famille place devant nous et dans l’Eglise une tâche immense, sem­blable à celle qui concerne la famille chaque année et chaque jour, mais qui, dans le contexte de cette Année, revêt une signi­fi­ca­tion et une impor­tance par­ti­cu­lières. Nous avons com­men­cé l’Année de la Famille à Nazareth, en la solen­ni­té de la Sainte Famille ; nous dési­rons, tout au long de cette Année, faire un pèle­ri­nage jus­qu’en ce lieu de grâce qui est deve­nu le sanc­tuaire de la Sainte Famille dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té. Nous dési­rons faire ce pèle­ri­nage en retrou­vant la conscience du patri­moine de véri­té sur la famille qui, depuis l’o­ri­gine, consti­tue un des tré­sors de l’Eglise. C’est le tré­sor qui s’a­masse à par­tir de la riche tra­di­tion de l’Ancienne Alliance, qui s’a­chève dans la Nouvelle et qui trouve son expres­sion plé­nière et emblé­ma­tique dans le mys­tère de la Sainte Famille, par laquelle l’Epoux divin accom­plit la rédemp­tion de toutes les familles. C’est à par­tir de là que Jésus pro­clame l”« évan­gile de la famille ». C’est à ce tré­sor de véri­té que puisent toutes les géné­ra­tions des dis­ciples du Christ, à com­men­cer par les Apôtres, dont nous avons lar­ge­ment uti­li­sé l’en­sei­gne­ment dans cette Lettre.

A notre époque, ce tré­sor est exploi­té à fond dans les docu­ments du Concile Vatican II (55) ; d’in­té­res­santes ana­lyses sont déve­lop­pées éga­le­ment dans de nom­breux dis­cours consa­crés par Pie XII aux époux (56), dans l’Encyclique Humanae vitae de Paul VI, dans les inter­ven­tions au Synode des Evêques consa­cré à la famille (1980) et dans l’Exhortation apos­to­lique Familiaris consor­tio. J’ai déjà men­tion­né ces prises de posi­tion du Magistère. Si j’y reviens main­te­nant, c’est pour sou­li­gner l’am­pleur et la richesse de ce tré­sor de la véri­té chré­tienne sur la famille. Les seuls témoi­gnages écrits, tou­te­fois, ne suf­fisent pas. Bien plus impor­tants sont les témoi­gnages vivants. Paul VI a fait remar­quer que « l’homme contem­po­rain écoute plus volon­tiers les témoins que les maîtres, ou, s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins » (57). C’est sur­tout aux témoins que, dans l’Eglise, se trouve confié le tré­sor de la famille, aux pères et aux mères, aux fils et aux filles qui, par leur famille, ont trou­vé le che­min de leur voca­tion humaine et chré­tienne, la dimen­sion de l”« homme inté­rieur » (Ep 3, 16) dont parle l’Apôtre, et qui ont ain­si atteint la sain­te­té. La Sainte Famille est la pre­mière de tant d’autres familles saintes. Le Concile a rap­pe­lé que la sain­te­té est la voca­tion uni­ver­selle des bap­ti­sés (58). A notre époque, comme dans le pas­sé, il ne manque pas de témoins de « l’é­van­gile de la famille », même s’ils ne sont pas connus ou s’ils n’ont pas été cano­ni­sés par l’Eglise. L’Année de la Famille est une occa­sion oppor­tune de prendre mieux conscience de leur exis­tence et de leur grand nombre.

C’est par la famille que se déploie l’his­toire de l’homme, l’his­toire du salut de l’hu­ma­ni­té. Dans ces pages, j’ai cher­ché à mon­trer que la famille se trouve au centre du grand affron­te­ment entre le bien et le mal, entre la vie et la mort, entre l’a­mour et tout ce qui s’op­pose à l’a­mour. C’est à la famille qu’est confiée la tâche de lut­ter d’a­bord pour libé­rer les forces du bien, dont la source se trouve dans le Christ Rédempteur de l’homme. Il faut faire en sorte que chaque foyer s’ap­pro­prie ces forces, afin que, selon l’ex­pres­sion uti­li­sée lors du mil­lé­naire du chris­tia­nisme en Pologne, la famille soit « forte de Dieu » (59). Telle est la rai­son pour laquelle cette Lettre a vou­lu s’ins­pi­rer des exhor­ta­tions apos­to­liques que nous trou­vons dans les écrits de Paul (cf. 1 Co 7, 1–40 ; Ep 5, 21–6, 9 ; Col 3, 25), et dans les lettres de Pierre et de Jean (cf. 1 P 3, 1–7 ; Jn 2, 12–17). Malgré la dif­fé­rence de contexte his­to­rique et cultu­rel, quelles res­sem­blances entre la situa­tion des chré­tiens et des familles de l’é­poque avec celle d’aujourd’hui !

Je vous lance donc un appel : un appel que j’a­dresse spé­cia­le­ment à vous, chers époux et épouses, pères et mères, fils et filles. C’est un appel à toutes les Eglises par­ti­cu­lières, pour qu’elles demeurent unies dans l’en­sei­gne­ment de la véri­té apos­to­lique ; à mes Frères dans l’é­pis­co­pat, aux prêtres, aux familles reli­gieuses et aux per­sonnes consa­crées, aux mou­ve­ments et aux asso­cia­tions de fidèles laïcs ; aux frères et aux sœurs aux­quels nous unit la foi com­mune en Jésus-​Christ, même si nous ne fai­sons pas encore l’ex­pé­rience de la pleine com­mu­nion vou­lue par le Sauveur (60) ; à tous ceux qui, par­ta­geant la foi d’Abraham, appar­tiennent comme nous à la grande com­mu­nau­té de ceux qui croient en un Dieu unique (61) ; à ceux qui sont les héri­tiers d’autres tra­di­tions spi­ri­tuelles et reli­gieuses ; à tout homme et à toute femme de bonne volonté.

Que le Christ, qui est le même « hier, aujourd’­hui et à jamais » (He 13, 8), soit avec nous tan­dis que nous flé­chis­sons les genoux devant le Père de qui viennent toute pater­ni­té, toute mater­ni­té et toute famille humaine (cf. Ep 3, 14–15) et, avec les paroles mêmes de la prière qu’il adresse au Père et qu’il nous a lui-​même ensei­gnée, qu’il nous donne encore une fois le témoi­gnage de l’a­mour avec lequel il nous « aima jus­qu’à la fin » (Jn 13, 1) !

Avec la puis­sance de sa véri­té, je parle à l’homme de notre temps pour qu’il com­prenne la gran­deur des biens que sont le mariage, la famille et la vie ; le grand péril consti­tué par le refus de res­pec­ter ces réa­li­tés et par le manque de consi­dé­ra­tion pour les valeurs suprêmes qui fondent la famille et la digni­té de l’être humain.

Que le Seigneur Jésus nous redise tout cela avec la puis­sance et la sagesse de la Croix, afin que l’hu­ma­ni­té ne cède pas à la ten­ta­tion du « père du men­songe » (Jn 8, 44) qui la pousse constam­ment à prendre des voies larges et déga­gées, à l’ap­pa­rence facile et agréable, mais qui sont en réa­li­té rem­plies de pièges et de dan­gers ! Qu’il nous soit don­né de suivre tou­jours Celui qui est « le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6) !

Voilà, chers Frères et Sœurs, la tâche des familles chré­tiennes et le sou­ci mis­sion­naire de l’Eglise, au long de cette Année riche de grâces divines sin­gu­lières. Puisse la Sainte Famille, icône et modèle de toute famille humaine, aider cha­cun à che­mi­ner dans l’es­prit de Nazareth ; puisse-​t-​elle aider chaque famille à appro­fon­dir sa mis­sion dans la socié­té et dans l’Eglise par l’é­coute de la Parole de Dieu, par la prière et le par­tage fra­ter­nel de la vie ! Que Marie, Mère du bel amour, et Joseph, Gardien du Rédempteur, nous accom­pagnent tous de leur inces­sante protection !

C’est dans ces sen­ti­ments que je bénis chaque famille au nom de la Très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit.

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 2 février 1994, fête de la Présentation du Seigneur, en la sei­zième année de mon pontificat.

Jean-​Paul II