Du Vatican, le 8 décembre 1993.
DE LA FAMILLE NAÎT LA PAIX DE LA FAMILLE HUMAINE
1. Le monde aspire à la paix, le monde a un extrême besoin de paix. Pourtant des guerres, des conflits, la violence qui se répand, des situations d’instabilité sociale et de pauvreté endémique, continuent à faucher des victimes innocentes et à susciter la division entre les individus et entre les peuples. La paix semble parfois un but impossible à atteindre ! Dans un climat rendu glacial par l’indifférence et parfois empoisonné par la haine, comment espérer l’avènement d’une ère de paix que seuls des sentiments de solidarité et d’amour peuvent favoriser ?
Il ne faut toutefois pas nous résigner. Nous savons que, malgré tout, la paix est possible, parce qu’elle est inscrite dès l’origine dans le plan de Dieu.
Dieu a voulu établir l’humanité dans l’harmonie et la paix, auxquelles il a assigné pour fondement la nature même de l’être humain, créé « à son image ». Cette image divine ne se réalise pas seulement dans l’individu, mais aussi dans la communion unique de personnes constituée par un homme et une femme unis dans l’amour au point de devenir « une seule chair » (Gn 2, 24). Il est écrit, en effet : « … à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27). Le Seigneur a confié précisément à cette communauté de personnes la mission de donner la vie et d’en prendre soin en formant une famille et en contribuant ainsi de manière déterminante à la tâche de gérer la création et de pourvoir à l’avenir même de l’humanité.
L’harmonie première fut brisée par le péché, mais le plan originel de Dieu demeure. La famille reste donc le vrai fondement de la société [1] et, selon l’expression de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, « l’élément naturel et fondamental de la société » [2].
La contribution qu’elle peut apporter également à la sauvegarde et à la promotion de la paix est tellement décisive que je voudrais saisir l’occasion offerte par l’Année internationale de la Famille pour consacrer ce Message pour la Journée mondiale de la Paix à la réflexion sur le lien étroit qui existe entre la famille et la paix. Cette Année constitue en effet, j’en suis sûr, pour tous ceux qui désirent contribuer à la recherche de la paix véritable – Eglises, Organisations religieuses, Associations, Gouvernements ou Instances internationales -, une occasion favorable d’étudier ensemble la manière d’aider la famille à remplir pleinement son rôle irremplaçable dans l’édification de la paix.
La famille, communauté de vie et d’amour
2. La famille, en tant que communauté fondamentale et irremplaçable d’éducation, est l’agent privilégié de la transmission des valeurs religieuses et culturelles qui aident la personne à forger son identité. Fondée sur l’amour et ouverte au don de la vie, la famille porte en elle l’avenir même de la société ; elle a un rôle tout particulier à jouer pour contribuer efficacement à un avenir de paix.
Elle y parviendra avant tout grâce à l’amour mutuel des époux, appelés à une communion de vie pleine et totale par le sens naturel du mariage et plus encore, s’ils sont chrétiens, par sa qualité de sacrement ; elle y parviendra si, d’autre part, les parents remplissent bien leur rôle d’éducateurs, car il leur appartient de former leurs enfants au respect de la dignité de toute personne et aux valeurs de la paix. Plutôt que de les « enseigner », il faut témoigner de ces valeurs dans un milieu familial où l’on vit l’amour oblatif capable d’accueillir l’autre dans sa différence, en assumant ses besoins et ses nécessités, et en le faisant participer à ce que l’on a soi-même. Les vertus familiales, fondées sur le profond respect de la vie et de la dignité de l’être humain, et se traduisant par la compréhension, la patience, les encouragements et le pardon mutuels, donnent à la communauté de la famille la possibilité de vivre l’expérience première et essentielle de la paix. Hors de ce contexte de relations affectueuses et de solidarité active et mutuelle, l’être humain « demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s’il ne reçoit pas la révélation de l’amour, […] s’il n’en fait pas l’expérience et s’il ne le fait pas sien » [3]. Cet amour n’est d’ailleurs pas une émotion fugitive, mais une force morale intense et durable qui fait rechercher le bien d’autrui même au prix du sacrifice de soi. Le véritable amour, en outre, va toujours de pair avec la justice, si nécessaire à la paix. Il se porte vers ceux qui se trouvent en difficulté : ceux qui n’ont pas de famille, les enfants privés d’assistance et d’affection, les personnes seules et marginalisées.
La famille qui vit cet amour, même imparfaitement, en s’ouvrant généreusement au reste de la société, est le premier artisan d’un avenir de paix. Une civilisation de la paix est impossible sans l’amour.
La famille, victime de l’absence de paix
3. Contrairement à sa vocation première de paix, la famille se révèle malheureusement, dans bien des cas, un lieu de tensions et de violences, ou bien la victime désarmée des nombreuses formes de violence qui caractérisent la société actuelle.
Des tensions apparaissent parfois dans les rapports internes de la famille. Elles sont dues fréquemment à la difficulté de maintenir l’harmonie de la vie familiale lorsque l’absence de travail et sa précarité les soumettent à la hantise de la survie et au cauchemar d’un avenir incertain. Des tensions sont souvent provoquées par des modèles de comportement marqués par l’hédonisme et le désir de consommation qui poussent les membres de la famille à chercher des satisfactions individuelles plutôt qu’une vie commune sereine et active. Les conflits fréquents entre les parents, le refus d’une descendance, l’abandon d’enfants mineurs ou les mauvais traitements qu’on leur inflige sont les tristes symptômes d’une paix familiale déjà gravement compromise et qui ne peut certes pas être rétablie par la douloureuse solution de la séparation des conjoints et moins encore par le recours au divorce, véritable « plaie » de la société contemporaine [4].
En de nombreuses régions du monde, des nations entières sont entraînées dans la spirale de conflits sanglants dont souvent les familles sont les premières victimes : elles sont privées du principal de leurs membres, sinon le seul, qui gagne de quoi vivre ; ou bien elles sont contraintes à abandonner leurs maisons, leurs terres et leurs biens pour fuir vers l’inconnu ; ou encore elles sont soumises à de pénibles épreuves qui leur font perdre toute assurance. Comment ne pas évoquer à ce sujet le conflit sanglant entre groupes ethniques qui se prolonge en Bosnie-Herzégovine ? Et ce n’est là qu’un seul cas parmi de nombreuses guerres qui se déroulent à travers le monde !
Face à ces réalités douloureuses, la société se montre souvent incapable d’apporter l’aide qui convient, ou même elle fait preuve d’une indifférence coupable. Les besoins spirituels et psychologiques de ceux qui ont subi les effets d’un conflit armé sont aussi urgents et aussi graves que le besoin de nourriture ou d’un toit. Il conviendrait qu’existent des structures spécifiques organisées pour mener une action de soutien aux familles frappées par de brusques malheurs, afin que, malgré tout, elles ne cèdent pas à la tentation du découragement et de la vengeance, mais qu’elles soient capables de se comporter dans un esprit de pardon et de réconciliation. Bien souvent, il n’y a malheureusement aucune trace de tout cela !
4. Il ne faut pas oublier que la guerre et la violence ne constituent pas seulement des forces de dislocation qui affaiblissent ou détruisent les structures familiales ; elles exercent aussi une influence néfaste sur les esprits, allant jusqu’à proposer, et presque à imposer, des types de comportement diamétralement opposés à la paix. A ce sujet, on se doit de dénoncer une bien triste réalité : aujourd’hui, de plus en plus de jeunes gens et de jeunes filles, et même d’enfants, prennent malheureusement part à ces conflits armés. Ils sont contraints de s’enrôler dans les milices armées et doivent combattre pour des causes qu’ils ne comprennent pas toujours. Dans d’autres cas, ils sont entraînés dans une véritable culture de la violence, suivant laquelle la vie compte peu et tuer ne paraît pas immoral. Il est de l’intérêt de toute la société de faire en sorte que ces jeunes renoncent à la violence et s’engagent sur la voie de la paix ; mais cela suppose une éducation patiente, menée par des personnes qui croient sincèrement à la paix.
A ce point, je ne puis manquer d’évoquer un autre obstacle sérieux au développement de la paix dans notre société : de nombreux enfants, trop d’enfants sont privés de la chaleur d’une famille. Parfois elle est pratiquement absente : poursuivant d’autres intérêts, les parents abandonnent leurs enfants à eux-mêmes. En d’autres cas, la famille n’existe même pas : il y a ainsi des milliers d’enfants qui n’ont d’autre maison que la rue, et qui ne peuvent compter sur aucun autre appui qu’eux-mêmes. Certains de ces enfants de la rue trouvent la mort de manière tragique. D’autres sont entraînés à l’usage et même au trafic de la drogue, à la prostitution ; et bien souvent ils finissent par entrer dans les organisations criminelles. Il est impossible d’ignorer des situations si scandaleuses et cependant si répandues ! L’avenir même de la société est en jeu. Une communauté qui refuse les enfants, qui les marginalise ou qui les plonge dans des situations sans espoir ne pourra jamais connaître la paix
Pour avoir l’assurance d’un avenir de paix, il faut que, dans l’humanité, il soit donné à tous les petits de faire l’expérience de la chaleur d’une affection attentive et constante, et non pas de la trahison ou de l’exploitation. Et si l’Etat peut faire beaucoup pour prévoir les moyens et les structures de soutien, le rôle de la famille reste irremplaçable afin de garantir le climat de sécurité et de confiance qui a tant d’importance pour amener les petits à regarder l’avenir avec sérénité et pour les préparer à prendre leurs responsabilités, une fois devenus grands, dans l’édification d’une société de progrès authentique et de paix. Les enfants sont l’avenir déjà présent au milieu de nous ; il est nécessaire qu’ils puissent savoir ce que veut dire la paix pour être en mesure de créer un avenir de paix.
La famille, protagoniste de la paix
5. Pour que les conditions de la paix soient durables, il est nécessaire qu’existent des institutions qui expriment et qui affermissent les valeurs de la paix. L’institution qui correspond de la manière la plus immédiate à la nature de l’être humain est la famille. Elle seule peut assurer la continuité et l’avenir de la société. La famille est donc appelée à devenir protagoniste actif de la paix, grâce aux valeurs qu’elle exprime et qu’elle transmet à l’intérieur du foyer et grâce à la participation de chacun de ses membres à la vie de la société.
Noyau premier de la société, la famille a droit à tout le soutien de l’Etat pour remplir entièrement sa mission propre. Les lois de l’Etat doivent donc être conçues de manière à promouvoir de bonnes conditions de vie pour la famille, en l’aidant à accomplir les tâches qui lui reviennent. Devant la tendance aujourd’hui toujours plus forte à légitimer, comme substitut de l’union conjugale, des formes d’unions qui, en raison de leur nature propre ou de leur caractère transitoire voulu, ne peuvent en aucune manière exprimer le sens de la famille ni assurer son bien, c’est un des premiers devoirs de l’Etat d’encourager et de protéger l’institution familiale authentique, d’en respecter la physionomie naturelle ainsi que les droits innés et inaliénables [5]. L’un de ceux-ci est fondamental : le droit des parents à décider librement et de manière responsable, en fonction de leurs convictions morales et religieuses et de leur conscience convenablement formée, du moment de donner naissance à un enfant, pour lui dispenser ensuite une éducation conforme à leurs convictions.
En outre, l’Etat joue un rôle considérable pour créer les conditions dans lesquelles les familles auront la possibilité de pourvoir à leurs besoins essentiels de manière conforme à la dignité humaine. La pauvreté, et même la misère – menace permanente pour la stabilité sociale, pour le développement des peuples et pour la paix -, frappe trop de familles aujourd’hui. Il arrive parfois que, manquant de moyens, les jeunes couples tardent à construire une famille ou en soient même empêchés, tandis que les familles, gênées par leur dénuement, ne peuvent participer pleinement à la vie sociale ou sont contraintes à une totale marginalisation.
Toutefois, les devoirs incombant à l’Etat n’exemptent pas les simples citoyens de leurs responsabilités : la vraie réponse aux questions les plus graves de toute société est en effet apportée par la solidarité de tous dans la concorde. De fait, personne ne peut se sentir libéré tant que le problème de la pauvreté, qui frappe les familles et les individus, n’a pas trouvé une solution appropriée. L’indigence est toujours une menace pour la stabilité sociale, pour le développement économique et donc, finalement, pour la paix. La paix restera en péril tant que les personnes et les familles se verront contraintes à lutter pour leur survie.
La famille au service de la paix
6. Je voudrais maintenant m’adresser directement aux familles, en particulier aux familles chrétiennes.
« Famille, deviens ce que tu es ! » – ai-je écrit dans l’exhortation apostolique Familiaris consortio [6]. Deviens « la communauté profonde de vie et d’amour formée par le couple » [7], appelée à donner de l’amour et à transmettre la vie !
Famille, tu as une mission de première importance : celle de contribuer à la construction de la paix, un bien indispensable pour le respect et pour le développement de la vie humaine elle-même [8]. Ayant conscience qu’on n’obtient pas la paix une fois pour toutes [9], tu ne dois jamais te lasser de la rechercher ! Jésus, par sa mort sur la Croix, a donné sa paix à l’humanité, en l’assurant de sa présence jusqu’à la fin du monde [10]. Recherche cette paix, prie pour cette paix, travaille pour cette paix !
A vous, parents, revient la responsabilité de former et d’éduquer vos enfants à être des personnes attachées à la paix : dans ce sens, vous êtes, vous les premiers, des artisans de paix.
Vous, les enfants, avancez vers l’avenir avec l’ardeur de votre jeunesse, riches de projets et de rêves ; appréciez le don qu’est la famille ; préparez-vous à la responsabilité de l’édifier ou de la promouvoir, suivant vos différentes vocations, dans les lendemains que Dieu vous accordera. Aspirez au bien et gardez la pensée de la paix !
Vous, les grands-parents, qui constituez les liens irremplaçables et précieux de tous les autres membres de la parenté d’une génération à l’autre, communiquez généreusement votre expérience et votre témoignage pour relier le passé et l’avenir en un présent de paix !
Famille, vis pleinement ta mission dans la concorde !
Enfin, comment oublier les nombreuses personnes qui, pour différentes raisons, se sentent privées de famille ? Je voudrais leur dire qu’il existe aussi une famille pour eux : l’Eglise est une maison et une famille pour tous [11]. Elle ouvre ses portes pour accueillir ceux qui sont seuls ou abandonnés ; elle voit en eux les enfants préférés de Dieu, quel que soit leur âge, quelles que soient leurs aspirations, leurs difficultés ou leur espérance.
Puisse la famille vivre en paix afin qu’elle soit source de paix pour toute la famille humaine !
Telle est la prière que, par l’intercession de Marie, Mère du Christ et de l’Eglise, j’élève à Celui « de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom » (Ep 3, 15), à l’aube de l’Année internationale de la Famille.
Du Vatican, le 8 décembre 1993.
IOANNES PAULUS PP. II
- Cf. Concile œcuménique Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, n. 52. [↩]
- Article 16, 3. [↩]
- Encyclique Redemptoris hominis, n. 10. [↩]
- Cf. Gaudium et spes, n. 47. [↩]
- Cf. à ce sujet la « Charte des Droits de la Famille, présentée par le Saint-Siège à toutes les personnes, institutions et autorités intéressées à la mission de la famille dans le monde d’aujourd’hui » (22 octobre 1983). [↩]
- N. 17.[↩]
- Gaudium et spes, n. 48. [↩]
- Cf. Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 2304.[↩]
- Cf. Gaudium et spes, n. 78.[↩]
- Cf. Jn 14, 27 ; 20, 19?21 ; Mt 28, 20.[↩]
- Cf. Familiaris consortio, n. 85.[↩]