Autorisant un très large usage du rite traditionnel, le pape appelle toute l’Église à un renouveau liturgique. Et tourne la page de querelles historiques.
Au regard des chiffres, on pourrait considérer cela comme un geste anecdotique : le pape concède à quelques centaines de milliers de fidèles dans le monde, quelques dizaines de milliers en France (voir notre encadré page 28), une plus large liberté de célébrer dans le rite ancien qui a leur préférence. Mais au-delà du geste envers les traditionalistes, la libéralisation du rite traditionnel accordée par le motu proprio (ce terme désignant une décision prise par le pape « de son propre mouvement ») Summorum pontificum, publié le 7 juillet, engage toute la vie de l’Église. Parce que, si pour le fidèle attaché au rite actuel mis en place dans la foulée de Vatican II, rien ne changera, Benoît XVI espère bien – il le dit dans sa lettre aux évêques qui accompagne le motu proprio – que ce rite exercera une contagion de « sacralité » sur toute la vie liturgique de l’Église. Et aussi, parce qu’il s’agit, au-delà de la question liturgique, d’opérer une « réconciliation interne » au sein de l’Église, de mettre fin non seulement à la guerre liturgique ouverte par la réforme de 1970, mais plus largement aux querelles intestines entre catholiques, de tourner une page de quarante ans où les différences de sensibilité se transformaient en batailles rangées idéologiques. De « réconcilier l’Église avec son passé, et en particulier son passé liturgique », comme l’a dit Mgr Ricard, président de la Conférence des évêques de France, mais plus largement avec elle-même (voir aussi notre courrier des lecteurs, page 89).
Dans l’introduction du motu proprio, Benoît XVI rappelle que, depuis la codification liturgique de saint Pie V au XVIe siècle dans la foulée du concile de Trente, le missel dit de « saint Pie V » ou « tridentin » n’a subi que des mises à jour légères au fil des siècles, la dernière opérée en 1962 par Jean XXIII, d’où la référence fréquente au « missel de 1962 » pour désigner le missel employé aujourd’hui par les traditionalistes.
Après Vatican II, Rome opéra une profonde réforme de la liturgie visant à l’adapter « aux nécessités de notre temps », dit Benoît XVI. Le latin n’était pas banni, mais l’emploi des langues vernaculaires encouragé, et le rite considérablement allégé pour le rendre plus accessible. Cela n’alla évidemment pas sans remous, jusqu’au sein de la curie romaine, dont deux éminents prélats, les cardinaux Ottaviani et Bacci, publiaient un Bref Examen critique du nouvel ordo missae (aujourd’hui réédité par Renaissance catholique) qui jugeait que celui-ci « s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe » !
Partageant ces réserves, estimant que le nouveau rite aboutissait à camoufler le sacrifice du Christ renouvelé dans la messe, et que cette simplification la dépouillait de sa dimension sacrée, de nombreux prêtres et fidèles, notamment en France, désiraient conserver l’ancien missel – ce qui n’aurait pas dû poser de problèmes puisque, comme le rappelle Benoît XVI, « ce missel n’a jamais été juridiquement abrogé, et que par conséquent, en principe, il est toujours resté autorisé ».
Pourtant, s’il a fallu pas moins de trois textes pontificaux pour rétablir la légitimité de ce qui, en principe, n’avait jamais été interdit, c’est bien qu’il y eut, de facto, une interdiction imposée, parfois avec une brutalité certaine, aux prêtres et aux fidèles. Avec des réponses souvent très vives des traditionalistes, l’Église s’engageait dans ce que Mgr Ricard qualifie de « guerre des rites », avec ses coups de main (l’occupation de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris, par les traditionalistes, en 1977, ou la récente affaire de Niafles), ses blessures (l’excommunication de Mgr Lefebvre et des quatre évêques qu’il venait de sacrer sans autorisation vaticane, en 1988), ses renversements d’alliance (une partie des traditionalistes se désolidarisant alors de Mgr Lefebvre, dans un climat de vives polémiques), ses trêves (les deux indults édictés par Jean-Paul II, en 1984 et 1988, pour autoriser, sous conditions, le rite de saint Pie V)…
Sans évidemment justifier la rébellion traditionaliste vis-à-vis de Rome, le cardinal Ratzinger s’était toujours montré leur meilleur avocat au Vatican, défendant à de nombreuses reprises la liturgie traditionnelle et déplorant que la réforme liturgique n’ait pas porté les fruits attendus. Dans sa lettre du 7 juillet, il reconnaît que la réforme a été d’autant moins facilement admise qu’« en de nombreux endroits, on ne célébrait pas fidèlement selon les prescriptions du nouveau missel ; au contraire, celui-ci finissait par être interprété comme une autorisation, voire une obligation de créativité ; cette créativité a souvent porté à des déformations de la Liturgie à la limite du supportable ». Pour renforcer encore ces propos qui iront droit au cœur de tous les traditionalistes accusés depuis trente ans de ringardise et d’obscurantisme pour s’opposer à des liturgies qui tenaient parfois plus de la kermesse que du sacré, Benoît XVI ajoute : « Je parle d’expérience, parce que j’ai vécu moi aussi cette période, avec toutes ses attentes et ses confusions. »
Deuxième innovation opérée par le pape par rapport à l’habituel discours romain : la reconnaissance que la préférence pour l’ancien rite n’est pas affaire de nostalgie de vieillards irréductibles, mais qu’il attire spontanément de nombreux jeunes qui apprécient sa profondeur et son sens du Mystère. Enfin, dans la foulée de la relecture de Vatican II opérée par le pape dans son discours du 22 décembre 2005, où Mgr Ricard a vu à juste titre la clef de son pontificat, Benoît XVI refuse de considérer l’histoire de l’Église en termes de rupture, en liturgie comme ailleurs : « L’histoire de la liturgie est faite de croissance et de progrès, jamais de rupture. Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous. » D’où cette innovation conceptuelle avancée par le pape pour mettre fin à la « guerre des rites » : ne pas considérer les deux missels comme deux rites opposés, mais comme deux manifestations, l’une « ordinaire », l’autre « extraordinaire », de la même « lex orandi ».
Pour toutes ces raisons, le pape a décidé que tout prêtre désirant célébrer sa messe privée selon l’ancien missel n’avait à en demander l’autorisation à quiconque. Comme il n’est pas question d’imposer quoi que ce soit aux fidèles attachés au nouveau missel, une messe traditionnelle pourra être dite dans les paroisses, uniquement pour répondre à la demande d’« un groupe stable de fidèles ».
L’autorisation, auparavant donnée par l’évêque, dépend désormais simplement du curé. Si celui-ci, pour des raisons propres à sa paroisse, ne peut ou ne souhaite pas la donner, les fidèles en réfèrent à l’évêque, qui « est instamment prié d’exaucer leur désir ». Dans le cas contraire, un recours à Rome est prévu. Jusqu’alors limitée à la messe, l’autorisation du rite traditionnel est élargie aux obsèques, aux mariages, aux baptêmes et autres sacrements. Comme précédemment, l’évêque peut accorder une paroisse personnelle aux traditionalistes (comme c’est le cas de Saint-Éloi à Bordeaux, pour l’Institut du Bon-Pasteur), où seul le rite traditionnel est utilisé.
Quelles seront les conséquences de ces dispositions, applicables à compter du 14 septembre ? Une multiplication des messes dominicales célébrées suivant le rite traditionnel, venant s’ajouter à celles déjà célébrées dans le rite nouveau, semble prévisible dans les paroisses. Le motu proprio ayant achevé d’ôter à ce rite ce qui pouvait lui rester d’indûment « subversif », nombre de prêtres, notamment parmi les plus jeunes, devraient accepter de lui laisser sa place là où les fidèles sont suffisamment nombreux pour le demander.
D’autres, à cette occasion, devraient apprendre à goûter ce rite qui leur était jusqu’alors inaccessible – et, quoi qu’en dise le pape, cette découverte ne devrait pas se limiter, si l’on en croit la sociologie très diverse des chapelles traditionalistes, à ceux qui ont « un minimum de formation liturgique et un accès à la langue latine ».
Pour ce qui est des rapports avec les traditionalistes, notons la tonalité inhabituellement positive du communiqué de Mgr Fellay, supérieur de la Fraternité Saint-Pie X, qui a exprimé au pape « sa vive gratitude » pour « ce grand bienfait spirituel ». Si, de part et d’autre, on reconnaît que les difficultés théologiques demeurent, ce motu proprio devrait instaurer un climat plus serein dans lequel des discussions, nécessairement longues et difficiles, devraient pouvoir s’établir.
La Fraternité devrait être d’autant plus disposée à se montrer de bonne volonté que le motu proprio, permettant aux instituts traditionalistes reconnus par le Vatican une meilleure insertion dans la vie de l’Église, devrait les rendre plus « tentants » pour ses prêtres attristés d’une trop longue séparation d’avec Rome. Encore faut-il que l’accueil que leur feront les prêtres diocésains et les évêques soit large et généreux. Dans sa lettre aux évêques, Benoît XVI reconnaît implicitement que ça n’a pas toujours été le cas dans le passé – ce que confirme Mgr Ricard : « La générosité demandée par Jean-Paul II ne s’est pas toujours manifestée. » Certains évêques – c’est le sens de la lettre publiée par Mgr Vingt-Trois à la suite du motu proprio – ne seront-ils pas ainsi tentés d’arguer de la multiplication des messes traditionnelles célébrées çà et là pour refuser d’accorder des paroisses personnelles aux prêtres traditionalistes ?
Si, au contraire, la réconciliation souhaitée par le pape prévaut, cette fin des querelles fratricides sera un formidable message envoyé aux non-chrétiens : « C’est à ce signe qu’on vous reconnaîtra », disait Jésus. Et l’occasion d’un nouvel élan, toutes vieilles querelles héritées des années 1960 et 1970 enterrées, pour reprendre d’un pas commun la marche vers la nouvelle Évangélisation à laquelle Jean-Paul II avait appelé l’Église.
Par Laurent Dandrieu,
Valeurs Actuelles du 13/07/07