Jean XXIII

261e pape ; de 1958 à 1963

15 mai 1961

Lettre encyclique Mater et Magistra

A l’occasion de la commémoration de Rerum novarum

Table des matières

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 15 mai 1961

Aux Vénérables Frères, Patriarches, Primats, Archevêques, Evêques et autres ordi­naires, en paix et com­mu­nion avec le Siège Apostolique, à tout le Clergé et aux fidèles du monde entier.

Vénérables frères et chers fils, Salut et béné­dic­tion apostolique

MÈRE ET ÉDUCATRICE de tous les peuples, l’Eglise uni­ver­selle a été ins­ti­tuée par Jésus-​Christ pour que tous les hommes au long des siècles trouvent en son sein et dans son amour la plé­ni­tude d’une vie plus éle­vée et la garan­tie de leur salut.

A cette Eglise, « colonne et fon­de­ment de véri­té » [1], son saint fon­da­teur a confié une double tâche : engen­drer des fils, les édu­quer et les diri­ger, en veillant avec une pro­vi­dence mater­nelle sur la vie des indi­vi­dus et des peuples, dont elle a tou­jours res­pec­té et pro­té­gé avec soin la dignité.

Le chris­tia­nisme, en effet, rejoint la terre au ciel, en tant qu’il prend l’homme dans sa réa­li­té concrète, esprit et matière, intel­li­gence et volon­té, et l’in­vite à éle­ver sa pen­sée des condi­tions chan­geantes de la vie ter­restre vers les cimes de la vie éter­nelle, dans un accom­plis­se­ment sans fin de bon­heur et de paix.

Bien que le rôle de la sainte Eglise soit d’a­bord de sanc­ti­fier les âmes et de les faire par­ti­ci­per au bien de l’ordre sur­na­tu­rel, elle est cepen­dant sou­cieuse des exi­gences de la vie quo­ti­dienne des hommes, en ce qui regarde leur sub­sis­tance et leurs condi­tions de vie, mais aus­si la pros­pé­ri­té et la civi­li­sa­tion dans ses mul­tiples aspects et aux dif­fé­rentes époques.

Réalisant tout cela, la sainte Eglise met en pra­tique le com­man­de­ment de son Fondateur, le Christ, qui fait allu­sion sur­tout au salut éter­nel de l’homme lors­qu’il dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » [2], et : « Je suis la Lumière du monde » [3], mais qui ailleurs, regar­dant la foule affa­mée, s’é­crie gémis­sant : « J’ai com­pas­sion de cette foule » [4] ; don­nant ain­si la preuve qu’il se pré­oc­cupe éga­le­ment des exi­gences ter­restres des peuples. Par ses paroles, mais aus­si par les exemples de sa vie, le divin Rédempteur mani­fes­ta ce sou­ci quand, pour apai­ser la faim de la foule, il mul­ti­plia plu­sieurs fois le pain d’une façon mira­cu­leuse. Et par ce pain don­né en nour­ri­ture du corps, il vou­lut annon­cer cette nour­ri­ture céleste des âmes qu’il allait don­ner aux hommes la veille de sa Passion.

Rien d’é­ton­nant donc à ce que l’Eglise catho­lique, à l’i­mi­ta­tion et au com­man­de­ment du Christ, pen­dant deux mille ans, de l’ins­ti­tu­tion des diacres antiques jus­qu’à nos jours, ait constam­ment tenu très haut le flam­beau de la cha­ri­té, par ses com­man­de­ments, mais aus­si par ses innom­brables exemples ; cette cha­ri­té, en har­mo­ni­sant les pré­ceptes de l’a­mour mutuel et leur pra­tique, réa­lise admi­ra­ble­ment le com­man­de­ment de ce double don, qui résume la doc­trine et l’ac­tion sociale de l’Eglise.

C’est donc comme un témoin remar­quable de la doc­trine et de l’ac­tion exer­cée par l’Eglise au long des siècles que l’on peut, sans aucun doute, consi­dé­rer l’im­mor­telle ency­clique Rerum nova­rum [5], pro­mul­guée il y a soixante-​dix ans par Notre Prédécesseur de véné­rée mémoire Léon XIII, pour énon­cer les prin­cipes grâce aux­quels on pour­rait résoudre d’une manière chré­tienne la ques­tion ouvrière.

Rarement comme alors la parole d’un Pape, eut une réso­nance aus­si uni­ver­selle par la : pro­fon­deur et l’am­pleur des sujets trai­tés non moins que par leur puis­sance de choc. En réa­li­té ces orien­ta­tions et ces rap­pels de doc­trine eurent une telle impor­tance que jamais ils ne pour­ront tom­ber dans l’ou­bli. Une voie nou­velle s’ou­vrit à l’ac­tion de l’Eglise. Le Pasteur suprême, fai­sant siennes les souf­frances, les plaintes et les aspi­ra­tions des humbles et des oppri­més, une fois de plus se dres­sa comme le pro­tec­teur de leurs droits.

Et aujourd’­hui, même après un temps si long, l’ac­tua­li­té de ce mes­sage est encore réelle. Elle l’est dans les docu­ments des Papes qui ont suc­cé­dé à Léon XIII, et qui, dans leur ensei­gne­ment social, se réclament conti­nuel­le­ment de l’en­cy­clique léo­nine, tan­tôt pour y prendre leur ins­pi­ra­tion, tan­tôt pour en éclai­rer la por­tée, tou­jours pour four­nir encou­ra­ge­ment à l’ac­tion des catho­liques ; elle l’est éga­le­ment dans l’or­ga­ni­sa­tion même des peuples. Voilà la preuve que les prin­cipes appro­fon­dis avec soin, les direc­tives his­to­riques et les moni­tions pater­nelles conte­nues dans la magis­trale ency­clique de Notre Prédécesseur conservent encore aujourd’­hui leur valeur et même sug­gèrent des normes nou­velles et actuelles grâce aux­quelles les hommes soient à même de mesu­rer le conte­nu de la ques­tion sociale, comme elle se pré­sente aujourd’­hui, et se décident à prendre leurs responsabilités.

Première partie
Les enseignements de l’encyclique Rerum novarum et ses développements opportuns dans le magistère de Pie XI et de Pie XII

L’époque de l’Encyclique « Rerum Novarum »

Léon XIII par­la à une époque de trans­for­ma­tions radi­cales, de contrastes accu­sés et d’âpres révoltes. Les ombres de ce temps-​là nous font d’au­tant mieux appré­cier la lumière qui émane de son enseignement.

Comme on le sait, la concep­tion du monde éco­no­mique alors la plus répan­due et tra­duite le plus com­mu­né­ment dans les faits était une concep­tion natu­ra­liste, qui nie tout lien entre morale et éco­no­mie. Le motif unique de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique, affirmait-​on, est l’in­té­rêt indi­vi­duel. La loi suprême qui règle les rap­ports entre les fac­teurs éco­no­miques est la libre concur­rence illi­mi­tée. L’intérêt du capi­tal, le prix des biens et ser­vices, le pro­fit et le salaire sont exclu­si­ve­ment et auto­ma­ti­que­ment déter­mi­nés par les lois du mar­ché. L’Etat doit s’abs­te­nir de toute inter­ven­tion dans le domaine éco­no­mique. Les syn­di­cats, sui­vant les pays, sont inter­dits, ou tolé­rés, ou consi­dé­rés comme per­sonnes juri­diques de droit privé.

Dans un monde éco­no­mique ain­si conçu, la loi du plus fort trou­vait sa pleine jus­ti­fi­ca­tion sur le plan théo­rique et l’emportait dans les rap­ports concrets entre les hommes, Il en résul­tait un ordre social radi­ca­le­ment bouleversé.

Tandis que d’im­menses richesses s’ac­cu­mu­laient entre les mains de quelques-​uns, les masses labo­rieuses se trou­vaient dans des condi­tions de gêne crois­sante : salaires insuf­fi­sants, ou de famine, condi­tions de tra­vail épui­santes et sans aucun égard pour la san­té phy­sique, les mœurs et la foi reli­gieuse ; inhu­maines sur­tout les condi­tions de tra­vail aux­quelles étaient sou­mis les enfants et les femmes ; spectre du chô­mage tou­jours mena­çant ; la famille livrée à un pro­ces­sus de désintégration.

En consé­quence, les classes labo­rieuses étaient en proie à une insa­tis­fac­tion pro­fonde ; l’es­prit de pro­tes­ta­tion et de révolte s’in­si­nuait, se déve­lop­pait par­mi elles. Ce qui explique la grande faveur que trou­vaient dans ces classes des théo­ries extré­mistes pro­po­sant des remèdes pires que les maux.

Les voies de la reconstruction

Dans ce chaos, il échut à Léon XIII de publier son mes­sage social, basé sur la nature humaine et péné­tré des prin­cipes et de l’es­prit de l’Evangile ; mes­sage qui, dés son appa­ri­tion, sus­ci­ta, même au milieu d’op­po­si­tions bien com­pré­hen­sibles, l’ad­mi­ra­tion uni­ver­selle et l’enthousiasme.

Ce n’é­tait certes pas la pre­mière fois que le Siège apos­to­lique s’oc­cu­pait des inté­rêts maté­riels pour prendre la défense des humbles. D’autres docu­ments du même Léon XIII avaient déjà apla­ni la route ; mais cette fois étaient for­mu­lées une syn­thèse orga­nique des prin­cipes et une pers­pec­tive his­to­rique tel­le­ment vaste qu’elles firent de l’en­cy­clique Rerum nova­rum une Somme catho­lique en matière éco­no­mique et sociale.

Ce ne fut pas un acte dépour­vu de cou­rage. Tandis que cer­tains osaient accu­ser l’Eglise catho­lique de se bor­ner, devant la ques­tion sociale, à prê­cher la rési­gna­tion aux Pauvres et exhor­ter les riches à la géné­ro­si­té, Léon XIII n’hé­si­ta pas à pro­cla­mer et à défendre les droits légi­times de l’ou­vrier. S’apprêtant à expo­ser les prin­cipes de la doc­trine catho­lique dans le domaine social, il décla­rait solen­nel­le­ment : « c’est avec assu­rance que Nous abor­dons ce sujet, et dans toute la plé­ni­tude de Notre droit ; car la ques­tion qui s’a­gite est d’une nature telle, qu’à moins de faire appel à la reli­gion et à l’Eglise, il est impos­sible de lui trou­ver jamais une solu­tion effi­cace. » [6]

Ils vous sont bien connus, véné­rables Frères, ces prin­cipes de base que l’im­mor­tel Pontife expo­sait avec une clar­té égale à l’au­to­ri­té et selon les­quels doit être réor­ga­ni­sé le sec­teur éco­no­mique et social de la socié­té humaine.

Ceux-​ci concernent d’a­bord le tra­vail, qui doit être trai­té non plus comme une mar­chan­dise, mais comme une expres­sion de la per­sonne humaine. Pour la grande majo­ri­té des hommes, le tra­vail est la source unique d’où ils tirent leurs moyens de sub­sis­tance. En consé­quence, sa rétri­bu­tion ne peut pas être aban­don­née au jeu auto­ma­tique des lois du mar­ché. Elle doit, au contraire, être déter­mi­née selon la jus­tice et l’é­qui­té, qui, autre­ment, res­te­raient pro­fon­dé­ment lésées, même si le contrat de tra­vail avait été arrê­té en toute liber­té entre les par­ties. La pro­prié­té pri­vée même des biens de pro­duc­tion est un droit natu­rel que l’Etat ne peut sup­pri­mer. Elle com­porte une fonc­tion sociale intrin­sèque ; elle est donc un droit exer­cé à l’a­van­tage per­son­nel du pos­sé­dant et dans l’in­té­rêt d’autrui.

L’Etat, dont la rai­son d’être est la réa­li­sa­tion du bien com­mun dans l’ordre tem­po­rel, ne peut res­ter absent du monde éco­no­mique ; il doit être pré­sent pour y pro­mou­voir avec oppor­tu­ni­té la pro­duc­tion d’une quan­ti­té suf­fi­sante de biens maté­riels, « dont l’u­sage est néces­saire à l’exer­cice de la ver­tu » [7], et pour pro­té­ger les droits de tous les citoyens, sur­tout des plus faibles, comme les ouvriers, les femmes et les enfants. C’est éga­le­ment son devoir inflexible de contri­buer acti­ve­ment à l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de vie des ouvriers.

C’est, en outre, le devoir de l’Etat de veiller à ce que les rela­tions de tra­vail se déve­loppent en jus­tice et équi­té, que dans les milieux de tra­vail la digni­té de la per­sonne humaine, corps et esprit, ne soit pas lésée. A cet égard, l’en­cy­clique de Léon XIII marque les traits dont s’est ins­pi­rée la légis­la­tion sociale des Etats contem­po­rains ; traits, comme l’ob­ser­vait déjà Pie XI, dans l’en­cy­clique Quadragesimo anno [8], qui ont contri­bué effi­ca­ce­ment à l’ap­pa­ri­tion et au déve­lop­pe­ment d’une nou­velle branche du droit, « le droit du travail ».

Aux tra­vailleurs, affirme encore l’en­cy­clique, on recon­naît le droit natu­rel de créer des asso­cia­tions pour ouvriers seuls ou pour ouvriers et patrons, comme aus­si le droit de leur don­ner la struc­ture orga­nique qu’ils esti­me­ront la plus apte à la pour­suite de leurs inté­rêts légi­times, éco­no­miques et pro­fes­sion­nels, et le droit d’a­gir d’une manière auto­nome, de leur propre ini­tia­tive, à l’in­té­rieur de ces asso­cia­tions, en vue de la pour­suite de leurs intérêts.

Les ouvriers et les employeurs doivent régler leurs rap­ports en s’ins­pi­rant du prin­cipe de la soli­da­ri­té humaine et de la fra­ter­ni­té chré­tienne, puisque tant la concur­rence au sens du libé­ra­lisme éco­no­mique que la lutte des classes dans le sens mar­xiste, sont contre nature et oppo­sées à la concep­tion chré­tienne de la vie. Voilà, véné­rables Frères, les prin­cipes fon­da­men­taux sur les­quels repose un ordre éco­no­mique et social qui soit sain.

Nous ne devons donc pas nous éton­ner si les catho­liques les plus émi­nents, sen­sibles aux aver­tis­se­ments de l’en­cy­clique, ont créé de mul­tiples ini­tia­tives pour tra­duire ces prin­cipes dans les faits. Dans la même direc­tion et sous l’im­pul­sion des exi­gences objec­tives de la nature, des hommes de bonne volon­té de tous les pays du monde se sont aus­si mis en branle. C’est pour­quoi, à bon droit, l’en­cy­clique a été et conti­nue à être recon­nue comme la « grande charte » [9] de la recons­truc­tion éco­no­mique et sociale de l’é­poque moderne.

L’Encyclique « Quadragesimo Anno »

Pie XI, Notre Prédécesseur de sainte mémoire, à qua­rante ans de dis­tance, com­mé­mo­ra l’en­cy­clique Rerum nova­rum par un nou­veau docu­ment solen­nel : l’en­cy­clique Quadragesimo anno [10].

Dans ce docu­ment, le Souverain Pontife rap­pelle le droit et le devoir pour l’Eglise d’ap­por­ter sa contri­bu­tion irrem­pla­çable à l’heu­reuse solu­tion des pro­blèmes sociaux les plus graves et les plus urgents qui tour­mentent la famille humaine. Il réaf­firme les prin­cipes fon­da­men­taux et les direc­tives his­to­riques de l’en­cy­clique de Léon XIII. Il sai­sit, en outre, l’oc­ca­sion de pré­ci­ser quelques points de doc­trine sur les­quels des doutes s’étaient éle­vés par­mi les catho­liques eux-​mêmes et pour expli­quer la pen­sée sociale chré­tienne eu égard aux condi­tions nou­velles des temps. Les doutes expri­més concer­naient spé­cia­le­ment la pro­prié­té pri­vée, le régime des salaires, le com­por­te­ment des catho­liques en pré­sence d’une forme de socia­lisme modéré.

Quant à la pro­prié­té pri­vée, Notre Prédécesseur affirme à nou­veau son carac­tère de droit natu­rel, accen­tue son aspect et sa fonc­tion sociale.

A pro­pos du régime des salaires, il rejette la thèse qui le déclare injuste par nature ; il réprouve cepen­dant les formes inhu­maines et injustes selon les­quelles il est par­fois pra­ti­qué ; redit et déve­loppe les normes dont il doit s’ins­pi­rer et les condi­tions aux­quelles il doit satis­faire pour ne léser ni la jus­tice ni l’équité.

En cette matière, indique clai­re­ment Notre Prédécesseur, il est oppor­tun, étant don­né les condi­tions actuelles, de tem­pé­rer le contrat de tra­vail par des élé­ments emprun­tés au contrat de socié­té, de manière à ce que « les ouvriers et employés soient appe­lés à par­ti­ci­per à la pro­prié­té de l’en­tre­prise, à sa ges­tion, et, en quelque manière, aux pro­fits qu’elle apporte » [11].

On doit consi­dé­rer de la plus haute impor­tance doc­tri­nale et pra­tique l’af­fir­ma­tion selon laquelle il est impos­sible « d’es­ti­mer le tra­vail à sa juste valeur et de lui attri­buer une exacte rému­né­ra­tion si l’on néglige de prendre en consi­dé­ra­tion son aspect à la fois indi­vi­duel et social » [12].

En consé­quence, pour déter­mi­ner la rému­né­ra­tion du tra­vail, la jus­tice exige, déclare le Pape, que l’on tienne compte non seule­ment des besoins des tra­vailleurs et de leurs res­pon­sa­bi­li­tés fami­liales, mais aus­si de la situa­tion de l’en­tre­prise, où les ouvriers apportent leur tra­vail, et des exi­gences de l’é­co­no­mie géné­rale [13].

Entre le com­mu­nisme et le chris­tia­nisme, le Pape rap­pelle que l’op­po­si­tion est radi­cale. Il ajoute qu’on ne peut admettre en aucune manière que les catho­liques donnent leur adhé­sion au socia­lisme modé­ré, soit parce qu’il est une concep­tion de vie close sur le tem­po­rel, dans laquelle le bien-​être est consi­dé­ré comme objec­tif suprême de la socié­té ; soit parce qu’il pour­suit une orga­ni­sa­tion sociale de la vie com­mune au seul niveau de la pro­duc­tion, au grand pré­ju­dice de la liber­té humaine ; soit parce qu’en lui fait défaut tout prin­cipe de véri­table auto­ri­té sociale.

Mais il n’é­chappe pas à Pie XI que depuis la pro­mul­ga­tion de l’en­cy­clique de Léon XIII, en qua­rante ans, la situa­tion his­to­rique a pro­fon­dé­ment évo­lué. De fait, la libre concur­rence, en ver­tu d’une logique interne, avait fini par se détruire elle-​même ou presque ; elle avait conduit à une grande concen­tra­tion de la richesse et à l’ac­cu­mu­la­tion d’un pou­voir éco­no­mique énorme entre les mains de quelques hommes, « qui d’or­di­naire ne sont pas les pro­prié­taires, mais les simples dépo­si­taires et gérants d’un capi­tal qu’ils admi­nistrent à leur gré » [14].

Entre temps, comme observe avec pers­pi­ca­ci­té le Souverain Pontife, « à la liber­té du mar­ché a suc­cé­dé une dic­ta­ture éco­no­mique. L’appétit du gain a fait place à une ambi­tion effré­née de domi­ner. Toute la vie éco­no­mique est deve­nue hor­ri­ble­ment dure, impla­cable, cruelle » [15], déter­mi­nant l’as­ser­vis­se­ment des pou­voirs publics aux inté­rêts de groupes et abou­tis­sant à l’hé­gé­mo­nie inter­na­tio­nale de l’argent.

Pour por­ter remède à cette situa­tion, le Pasteur suprême indique, comme prin­cipes fon­da­men­taux, une nou­velle inser­tion du monde éco­no­mique dans l’ordre moral et la pour­suite des inté­rêts, indi­vi­duels ou de groupes, dans la sphère du bien com­mun. Ceci com­porte, selon son ensei­gne­ment, le rema­nie­ment de la vie en com­mun moyen­nant la, recons­truc­tion des corps inter­mé­diaires auto­nomes, à but éco­no­mique et pro­fes­sion­nel, non impo­sés par l’Etat, mais créés spon­ta­né­ment par leurs membres ; la reprise de l’au­to­ri­té par les pou­voirs publics pour assu­rer les tâches qui leur reviennent dans la réa­li­sa­tion du bien com­mun ; la col­la­bo­ra­tion éco­no­mique sur le plan mon­dial entre com­mu­nau­tés politiques.

Mais deux thèmes fon­da­men­taux carac­té­risent la magis­trale ency­clique de Pie XI et s’im­posent à notre considération.

Le pre­mier inter­dit abso­lu­ment de prendre comme règle suprême des acti­vi­tés et des ins­ti­tu­tions du monde éco­no­mique, soit l’in­té­rêt indi­vi­duel ou d’un groupe, soit la libre concur­rence, soit l’hé­gé­mo­nie éco­no­mique, soit le pres­tige ou la puis­sance de la nation, soit d’autres normes du même genre.

On doit, au contraire, consi­dé­rer comme règles suprêmes de ces acti­vi­tés et des ins­ti­tu­tions la jus­tice et la cha­ri­té sociales.

Le second thème recom­mande la créa­tion d’un ordre, juri­dique, natio­nal et inter­na­tio­nal, doté d’institutions stables, publiques et pri­vées, qui s’ins­pire de la jus­tice sociale et auquel doit se confor­mer l’é­co­no­mie ; ain­si les fac­teurs éco­no­miques auront moins de dif­fi­cul­tés à s’exer­cer en har­mo­nie avec les exi­gences de la jus­tice dans le cadre du bien commun.

Le radio message de la Pentecôte 1941

Pie XII, Notre Prédécesseur de véné­rée mémoire, a beau­coup contri­bué, lui aus­si, à défi­nir et à déve­lop­per la doc­trine sociale chré­tienne. Le 1er juin 1941, en la fête de Pentecôte, il trans­met­tait un mes­sage radio­pho­nique « pour atti­rer l’at­ten­tion du monde catho­lique sur un anni­ver­saire qui mérite d’être ins­crit en lettres d’or dans les fastes de l’Eglise le cin­quan­te­naire de la publi­ca­tion, le 15 mai 1891, de l’en­cy­clique sociale fon­da­men­tale de Léon XIII, Rerum nova­rum [16] —.., et pour rendre à Dieu tout-​puissant…, d’humbles actions de grâces pour le don accor­dé… à l’Église avec cette ency­clique de son Vicaire ici-​bas, et pour le louer du souffle de l’Esprit régé­né­ra­teur qui, par elle, s’est répan­du depuis lors et n’a ces­sé de croître sur l’hu­ma­ni­té entière » [17].

Dans son mes­sage radio­pho­nique, le grand Pontife reven­dique « l’in­con­tes­table com­pé­tence de l’Eglise…, pour juger si les bases d’une orga­ni­sa­tion sociale don­née sont conformes à l’ordre immuable des choses que Dieu, créa­teur et Rédempteur, a mani­fes­té par le droit natu­rel et la Révélation » [18]. Il réaf­firme l’im­mor­telle vita­li­té des ensei­gne­ments de l’en­cy­clique Rerum nova­rum et leur fécon­di­té inépui­sable ; il sai­sit cette occa­sion « pour rap­pe­ler les prin­cipes direc­tifs de la morale sur trois valeurs fon­da­men­tales de la vie sociale et éco­no­mique…, ces trois élé­ments fon­da­men­taux qui s’en­tre­croisent, s’u­nissent et s’ap­puient mutuel­le­ment sont : l’u­sage des biens maté­riels, le tra­vail, la famille » [19].

En ce qui concerne l’u­sage des biens maté­riels, Notre Prédécesseur affirme que le droit qu’a tout homme d’u­ser de ces biens pour son entre­tien est prio­ri­taire par rap­port à tout autre droit de nature éco­no­mique ; et même par rap­port au droit de pro­prié­té. Certes, ajoute Notre Prédécesseur, le droit de pro­prié­té des biens est aus­si un droit natu­rel ; cepen­dant, selon l’ordre objec­tif éta­bli par Dieu, le droit de pro­prié­té doit être déli­mi­té de manière à ne pas mettre obs­tacle à « l’im­pres­crip­tible exi­gence que les biens, créés par Dieu pour tous les hommes, soient équi­ta­ble­ment à la dis­po­si­tion de tous, selon les prin­cipes de la jus­tice et de la cha­ri­té » [20].

Au sujet du tra­vail, repre­nant un thème que l’on retrouve dans l’en­cy­clique de Léon XIII, Pie XII rap­pelle qu’il est en même temps un devoir et un droit de chaque être humain. C’est, en consé­quence, aux hommes en pre­mier lieu qu’il revient de régler leurs rap­ports mutuels de tra­vail. C’est uni­que­ment dans le cas où les inté­res­sés ne rem­plissent pas ou ne peuvent pas rem­plir leur tâche qu’il « entre dans les attri­bu­tions de l’Etat d’in­ter­ve­nir sur ce ter­rain, dans la divi­sion et la dis­tri­bu­tion du tra­vail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien com­mun jus­te­ment com­pris » [21].

Pour ce qui regarde la famille, le Souverain Pontife affirme que la pro­prié­té pri­vée des biens maté­riels doit être consi­dé­rée comme l” « espace vital de la famille », c’est-​à-​dire comme un moyen apte « à assu­rer au père de famille la saine liber­té dont il a besoin pour pou­voir rem­plir les devoirs que le créa­teur lui a assi­gnés, pour le bien-​être phy­sique, spi­ri­tuel et reli­gieux de la famille » [22].

Cela com­porte aus­si pour la famille le droit à l’é­mi­gra­tion. Sur ce point, Notre Prédécesseur relève que lorsque les Etats, ceux qui per­mettent l’é­mi­gra­tion comme ceux qui accueillent de nou­veaux sujets, mettent tout en œuvre pour éli­mi­ner ce qui « pour­rait empê­cher la nais­sance ou le déve­lop­pe­ment d’une vraie confiance » [23] entre eux, ils obtien­dront un avan­tage mutuel et contri­bue­ront ensemble à l’ac­crois­se­ment du bien-​utile de l’hu­ma­ni­té comme au pro­grès de la culture.

Derniers changements

La situa­tion déjà bien évo­luée au moment de la com­mé­mo­ra­tion faite par Pie XII a encore subi en vingt ans de pro­fondes trans­for­ma­tions, soit à l’in­té­rieur des Etats, soit dans leurs rap­ports mutuels.

Dans le domaine scien­ti­fique, tech­nique et éco­no­mique : la décou­verte de l’éner­gie nucléaire, ses pre­mières appli­ca­tions à des buts de guerre, son uti­li­sa­tion crois­sante pour des fins paci­fiques ; les pos­si­bi­li­tés illi­mi­tées offertes à la chi­mie par les pro­duits syn­thé­tiques ; l’ex­ten­sion de l’au­to­ma­tion dans le sec­teur indus­triel et dans celui des ser­vices ; la moder­ni­sa­tion du sec­teur agri­cole ; l’a­bo­li­tion presque com­plète de la dis­tance dans les com­mu­ni­ca­tions grâce sur­tout à la radio et à la télé­vi­sion ; la rapi­di­té crois­sante des trans­ports ; le début de la conquête des espaces interplanétaires.

Dans le domaine social : le déve­lop­pe­ment des assu­rances sociales et, dans cer­tains pays éco­no­mi­que­ment mieux déve­lop­pés, l’ins­tau­ra­tion de régimes de sécu­ri­té sociale ; la for­ma­tion et l’ex­ten­sion, dans les mou­ve­ments syn­di­caux, d’une atti­tude de res­pon­sa­bi­li­té vis-​à-​vis des prin­ci­paux pro­blèmes éco­no­miques et sociaux ; une élé­va­tion pro­gres­sive de l’ins­truc­tion de base, un bien-​être tou­jours plus répan­du ; une plus grande mobi­li­té dans la vie sociale et la réduc­tion des bar­rières entre les classes ; l’in­té­rêt de l’homme de culture moyenne pour les évé­ne­ments quo­ti­diens de por­tée mon­diale. En outre, l’aug­men­ta­tion de l’ef­fi­ca­ci­té des régimes éco­no­miques dans un nombre crois­sant de pays met mieux en relief le dés­équi­libre éco­no­mique et social entre le sec­teur agri­cole d’une part et le sec­teur de l’in­dus­trie et des ser­vices d’autre part, entre les régions d’é­co­no­mie déve­lop­pée et les régions d’é­co­no­mie moins déve­lop­pée à l’in­té­rieur de chaque pays ; et, sur le plan mon­dial, le dés­équi­libre éco­no­mique et social encore plus fla­grant entre les pays éco­no­mi­que­ment déve­lop­pés et les pays en voie de déve­lop­pe­ment économique.

Dans le domaine poli­tique : la par­ti­ci­pa­tion à la vie publique d’un plus grand nombre de citoyens d’o­ri­gine sociale variée, en de nom­breux pays ; l’ex­ten­sion et la péné­tra­tion de l’ac­tion des pou­voirs publics dans le domaine éco­no­mique et social. A cela s’a­joute sur le plan inter­na­tio­nal le déclin des régimes colo­niaux et la conquête de l’in­dé­pen­dance poli­tique de la part des peuples d’Asie et d’Afrique ; la mul­ti­pli­ca­tion et la com­plexi­té des rap­ports entre peuples ; l’ap­pro­fon­dis­se­ment de leur inter­dé­pen­dance ; la nais­sance et le déve­lop­pe­ment d’un réseau tou­jours plus dense d’or­ga­nismes à la dimen­sion du monde qui tendent à s’ins­pi­rer de cri­tères supra­na­tio­naux : des orga­nismes à buts éco­no­miques, sociaux, cultu­rels et politiques.

Thèmes de la nouvelle Encyclique

C’est pour­quoi Nous aus­si Nous éprou­vons le devoir de main­te­nir vive la flamme allu­mée pas Nos Prédécesseurs et d’ex­hor­ter tous les hommes à en tirer élan et lumière pour résoudre la ques­tion sociale d’une manière plus adap­tée à notre temps. Ainsi donc, en com­mé­mo­rant solen­nel­le­ment l’en­cy­clique de Léon XIII, Nous sommes heu­reux de sai­sir l’oc­ca­sion de rap­pe­ler et de pré­ci­ser des points de doc­trine qui ont déjà été expo­sés par Nos Prédécesseurs et en même temps d’ex­pli­quer la pen­sée de l’Eglise du Christ sur les nou­veaux et les plus impor­tants pro­blèmes du moment.

Deuxième partie
Précisions et développements apportés aux enseignement de Rerum novarum

Initiative personnelle et intervention des pouvoirs publics en matière économique

Qu’il soit enten­du avant toute chose que le monde éco­no­mique résulte de l’i­ni­tia­tive Personnelle des par­ti­cu­liers, qu’ils agissent indi­vi­duel­le­ment ou asso­ciés de manières diverses à la pour­suite d’in­té­rêts communs.

Toutefois, en ver­tu des rai­sons déjà admises par Nos Prédécesseurs, les pou­voirs publics doivent, d’autre part, exer­cer leur pré­sence active en vue de dûment pro­mou­voir le déve­lop­pe­ment de la pro­duc­tion, en fonc­tion du pro­grès social et au béné­fice de tous les citoyens. Leur action a un carac­tère d’o­rien­ta­tion, de sti­mu­lant, de sup­pléance et d’in­té­gra­tion. Elle doit être ins­pi­rée par le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té [24], for­mu­lé par Pie XI dans l’en­cy­clique Quadragesimo anno : « Il n’en reste pas moins indis­cu­table qu’on ne sau­rait ni chan­ger ni ébran­ler ce prin­cipe si grave de phi­lo­so­phie sociale ; de même qu’on ne peut enle­ver aux par­ti­cu­liers, pour les trans­fé­rer à la com­mu­nau­té, les attri­bu­tions dont ils sont capables de s’ac­quit­ter de leur seule ini­tia­tive et par leurs propres moyens. Ainsi ce serait com­mettre une injus­tice, en même temps que trou­bler d’une manière très dom­ma­geable l’ordre social, que de reti­rer aux grou­pe­ments d’ordre infé­rieur, pour les confier à une col­lec­ti­vi­té plus vaste et d’un rang plus éle­vé, les fonc­tions qu’ils sont en mesure de rem­plir eux-​mêmes. L’objet natu­rel de toute inter­ven­tion en matière sociale est d’ai­der les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absor­ber. » [25].

Il est vrai que de nos jours le déve­lop­pe­ment des sciences et des tech­niques de pro­duc­tion offre aux pou­voirs publics de plus amples pos­si­bi­li­tés de réduire les dés­équi­libres entre les divers sec­teurs de pro­duc­tion, entre les dif­fé­rentes zones à l’in­té­rieur des com­mu­nau­tés poli­tiques, entre les divers pays sur le plan mon­dial. Il per­met aus­si de limi­ter les oscil­la­tions dans les alter­nances de la conjonc­ture éco­no­mique, de faire front aux phé­no­mènes de chô­mage mas­sif, avec la pers­pec­tive de résul­tats posi­tifs. En consé­quence, les pou­voirs publics, res­pon­sables du bien com­mun, ne peuvent man­quer de se sen­tir enga­gés à exer­cer dans le domaine éco­no­mique une action aux formes mul­tiples, plus vaste, plus pro­fonde, plus orga­nique ; à s’a­dap­ter aus­si, dans ce but, aux struc­tures, aux com­pé­tences, aux moyens, aux méthodes.

Mais il faut tou­jours rap­pe­ler ce prin­cipe : la pré­sence de l’Etat dans le domaine éco­no­mique, si vaste et péné­trante qu’elle soit, n’a pas pour but de réduire de plus en plus la sphère de liber­té de l’i­ni­tia­tive per­son­nelle des par­ti­cu­liers, tout au contraire elle a pour objet d’as­su­rer à ce champ d’ac­tion la plus vaste ampleur pos­sible, grâce à la pro­tec­tion effec­tive, pour tous et pour cha­cun, des droits essen­tiels de la per­sonne humaine. Et il faut rete­nir par­mi ceux-​ci le droit qui appar­tient à chaque per­sonne humaine d’être et demeu­rer nor­ma­le­ment pre­mière res­pon­sable de son entre­tien et de celui de sa famille, Cela com­porte que, dans tout sys­tème éco­no­mique, soit per­mis et faci­li­té le libre exer­cice des acti­vi­tés productrices.

Au reste, le déve­lop­pe­ment même de l’his­toire fait appa­raître chaque jour plus clai­re­ment qu’une vie com­mune ordon­née et féconde n’est pos­sible qu’a­vec l’ap­port dans le domaine éco­no­mique, tant des par­ti­cu­liers que des pou­voirs publics, apport simul­ta­né, réa­li­sé dans la concorde, en des pro­por­tions qui répondent aux exi­gences du bien com­mun, eu égard aux situa­tions chan­geantes et aux vicis­si­tudes humaines.

Au fait, l’ex­pé­rience enseigne que là où fait défaut l’i­ni­tia­tive per­son­nelle des indi­vi­dus sur­git la tyran­nie poli­tique, mais lan­guissent aus­si les sec­teurs éco­no­miques orien­tés sur­tout à pro­duire la gamme indé­fi­nie des biens de consom­ma­tion et ser­vices satis­fai­sant en plus des besoins maté­riels les exi­gences de l’es­prit : biens et ser­vices qui engagent de façon spé­ciale le génie créa­teur des indi­vi­dus. Tandis que là où vient à man­quer l’ac­tion requise de l’Etat, appa­raît un désordre ingué­ris­sable, l’ex­ploi­ta­tion des faibles par les forts moins scru­pu­leux, qui croissent en toute terre et en tout temps, comme l’i­vraie dans le froment.

La « socialisation »Origine et amplitude du phénomène

La « socia­li­sa­tion » est un des aspects carac­té­ris­tiques de notre époque. Elle est une mul­ti­pli­ca­tion pro­gres­sive des rela­tions dans la vie com­mune ; elle com­porte des formes diverses de vie et d’ac­ti­vi­tés asso­ciées et l’instauration d’ins­ti­tu­tions juri­diques. Ce fait s’a­li­mente à la source de nom­breux fac­teurs his­to­riques, par­mi les­quels il faut comp­ter les pro­grès scien­ti­fiques et tech­niques, une plus grande effi­ca­ci­té pro­duc­tive, un niveau de vie plus éle­vé des habitants.

La « socia­li­sa­tion » est à la fois cause et effet d’une inter­ven­tion crois­sante des pou­voirs publics, même dans les domaines les plus déli­cats : soins médi­caux, ins­truc­tion et édu­ca­tion des géné­ra­tions nou­velles, orien­ta­tion pro­fes­sion­nelle, méthodes de récu­pé­ra­tion et réadap­ta­tion des sujets dimi­nués. Elle est aus­si le fruit et l’ex­pres­sion d’une ten­dance natu­relle, qua­si incoer­cible, des humains : ten­dance à l’as­so­cia­tion en vue d’at­teindre des objec­tifs qui dépassent les capa­ci­tés et les moyens dont peuvent dis­po­ser les indi­vi­dus. Pareille dis­po­si­tion a don­né vie, sur­tout en ces der­nières décen­nies, à toute une gamme de groupes, de mou­ve­ments, d’as­so­cia­tions, d’ins­ti­tu­tions, à buts éco­no­miques, cultu­rels, sociaux, spor­tifs, récréa­tifs, pro­fes­sion­nels, poli­tiques, aus­si bien à l’in­té­rieur des com­mu­nau­tés poli­tiques que sur le plan mondial.

Estimation

Il est clair que la « socia­li­sa­tion », ain­si com­prise, apporte beau­coup d’a­van­tages. En fait, elle per­met d’ob­te­nir la satis­fac­tion de nom­breux droits per­son­nels, en par­ti­cu­lier ceux qu’on appelle éco­no­miques et sociaux. Par exemple, le droit aux moyens indis­pen­sables à un entre­tien vrai­ment humain, aux soins médi­caux, à une ins­truc­tion de base plus éle­vée, à une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle plus adé­quate, au loge­ment, au tra­vail, à un repos conve­nable, à la récréa­tion, En outre, grâce à une orga­ni­sa­tion de plus en plus par­faite des moyens modernes de dif­fu­sion de la pen­sée — presse, ciné­ma, radio, télé­vi­sion — il est loi­sible à toute per­sonne de par­ti­ci­per aux vicis­si­tudes humaines sur un rayon mondial.

Par contre, la « socia­li­sa­tion » mul­ti­plie les méthodes d’or­ga­ni­sa­tion, et rend de plus en plus minu­tieuse la régle­men­ta­tion juri­dique des rap­ports humains, en tous domaines. Elle réduit en consé­quence le rayon d’ac­tion libre des indi­vi­dus. Elle uti­lise des moyens, emploie des méthodes, crée des ambiances qui rendent dif­fi­cile pour cha­cun une pen­sée indé­pen­dante des influences exté­rieures, une action d’i­ni­tia­tive propre, l’exer­cice de sa res­pon­sa­bi­li­té, l’af­fir­ma­tion et l’en­ri­chis­se­ment de sa per­sonne. Faut-​il conclure que la « socia­li­sa­tion », crois­sant en ampli­tude et pro­fon­deur, trans­for­me­ra néces­sai­re­ment les hommes en auto­mates ? A cette ques­tion, il faut répondre négativement.

Il ne faut pas consi­dé­rer la « socia­li­sa­tion » comme le résul­tat de forces natu­relles mues par un déter­mi­nisme. Elle est, au contraire, comme nous l’a­vons noté, œuvre des hommes, êtres conscients, libres, por­tés par nature à agir comme res­pon­sables, même s’ils sont tenus, dans leur action, à recon­naître et res­pec­ter les lois du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et du pro­grès social, s’ils ne Peuvent se sous­traire entiè­re­ment à la pres­sion de l’ambiance.

Aussi bien, concluons-​Nous que la « socia­li­sa­tion » peut et doit être réa­li­sée de manière à en tirer les avan­tages qu’elle com­porte, et conju­rer ou com­pri­mer ses effets négatifs.

Dans ce but, il est requis que les hommes inves­tis d’au­to­ri­té publique soient ani­més par une saine concep­tion du bien com­mun. Celui-​ci com­porte l’en­semble des condi­tions sociales qui per­mettent et favo­risent dans les hommes le déve­lop­pe­ment inté­gral de leur per­son­na­li­té. Nous esti­mons, en outre, néces­saire que les corps inter­mé­diaires et les ini­tia­tives sociales diverses, par les­quelles sur­tout s’ex­prime et se réa­lise la « socia­li­sa­tion », jouissent d’une auto­no­mie effi­cace devant les pou­voirs publics, qu’ils pour­suivent leurs inté­rêts spé­ci­fiques en rap­ports de col­la­bo­ra­tion loyale entre eux et de subor­di­na­tion aux exi­gences du bien commun.

Il n’est pas moins néces­saire que ces corps sociaux se pré­sentent en forme de vraie com­mu­nau­té ; cela signi­fie que leurs membres seront consi­dé­rés et trai­tés comme des per­sonnes, sti­mu­lés à par­ti­ci­per acti­ve­ment à leur vie.

Les orga­ni­sa­tions de la socié­té contem­po­raine se déve­loppent et l’ordre s’y réa­lise de plus en plus, grâce à un équi­libre renou­ve­lé : exi­gence d’une part de col­la­bo­ra­tion auto­nome appor­tée par tous, indi­vi­dus et groupes ; d’autre part, coor­di­na­tion en temps oppor­tun et orien­ta­tion venue des pou­voirs publics.

Si la « socia­li­sa­tion » s’exer­çait dans le domaine moral sui­vant les lignes indi­quées, elle ne com­por­te­rait pas par nature de périls graves d’é­touf­fe­ment aux dépens des par­ti­cu­liers. Elle favo­ri­se­rait, au contraire, le déve­lop­pe­ment en eux des qua­li­tés propres à la per­sonne, Elle réor­ga­ni­se­rait même la vie com­mune, telle que Notre Prédécesseur Pie XI la pré­co­ni­sait dans l’en­cy­clique Quadragesimo anno [26] comme condi­tion indis­pen­sable en vue de satis­faire les exi­gences de la jus­tice sociale.

La rémunération du travailNormes de justice et d’équité

Notre âme est sai­sie de pro­fonde amer­tume devant le spec­tacle infi­ni­ment triste : une foule de tra­vailleurs, en de nom­breux pays et sur des conti­nents entiers, reçoivent un salaire qui les oblige, eux et leurs familles, à des condi­tions de vie sous-​humaines, Cela est dû sans doute aus­si à ce que dans ces pays et conti­nents le pro­ces­sus d’in­dus­tria­li­sa­tion en est encore à ses débuts, ou en période insuf­fi­sam­ment avancée,

Pourtant, en cer­tains de ces pays, criant et outra­geant est le contraste entre l’ex­trême misère des mul­ti­tudes et l’a­bon­dance, le luxe effré­né de quelques pri­vi­lé­giés. En d’autres pays, la géné­ra­tion actuelle est contrainte à subir des pri­va­tions inhu­maines, en vue d’ac­croître l’ef­fi­ca­ci­té de l’é­co­no­mie natio­nale sui­vant un rythme d’ac­cé­lé­ra­tion dis­pro­por­tion­né avec les exi­gences de la jus­tice et de l’hu­ma­ni­té. En d’autres, une part consi­dé­rable du reve­nu est employée à mettre en valeur ou entre­te­nir un pres­tige natio­nal mal com­pris, des sommes immenses sont dépen­sées en armements.

De plus, dans les pays éco­no­mi­que­ment déve­lop­pés, il n’est pas rare que des rétri­bu­tions éle­vées, très éle­vées, soient accor­dées à des pres­ta­tions peu absor­bantes ou de valeur dis­cu­table, tan­dis que des caté­go­ries entières de citoyens hon­nêtes et tra­vailleurs ne reçoivent pour leur acti­vi­té assi­due et féconde que des rému­né­ra­tions trop infimes, insuf­fi­santes ou, en tout état de cause, dis­pro­por­tion­nées à leur apport au bien com­mun, au ren­de­ment de l’en­tre­prise comme au reve­nu glo­bal de l’é­co­no­mie nationale.

Aussi bien, Nous esti­mons être de Notre devoir d’af­fir­mer une fois de plus que la rétri­bu­tion du tra­vail ne peut être ni entiè­re­ment aban­don­née aux lois du mar­ché ni fixée arbi­trai­re­ment : elle est déter­mi­née en jus­tice et équi­té. Cela exige que soit accor­dée aux tra­vailleurs une rému­né­ra­tion qui leur per­mette, avec un niveau de vie vrai­ment humain, de faire face avec digni­té à leurs res­pon­sa­bi­li­tés fami­liales. Cela demande en outre que, pour déter­mi­ner les rétri­bu­tions, on consi­dère leur apport effec­tif à la pro­duc­tion, les situa­tions éco­no­miques des entre­prises, les exi­gences du bien com­mun de la nation. On pren­dra en spé­ciale consi­dé­ra­tion les réper­cus­sions sur l’emploi glo­bal du tra­vail dans l’en­semble du pays, et aus­si les exi­gences du bien com­mun uni­ver­sel, inté­res­sant les com­mu­nau­tés inter­na­tio­nales, diverses en nature et en étendue.

Il est clair que les prin­cipes expri­més ci-​dessus valent par­tout et tou­jours. On ne sau­rait tou­te­fois déter­mi­ner la mesure dans laquelle ils doivent être appli­qués sans tenir compte des richesses dis­po­nibles ; celles-​ci peuvent varier, varient en effet en quan­ti­té et qua­li­té de pays à pays, et, dans le même pays, d’une période à l’autre.

Adaptations entre développement économique et progrès social

Tandis que les éco­no­mies des divers pays se déve­loppent rapi­de­ment, avec un rythme encore plus rapide depuis la der­nière guerre, il Nous paraît oppor­tun d’at­ti­rer l’at­ten­tion sur un prin­cipe fon­da­men­tal. Le pro­grès social doit accom­pa­gner et rejoindre le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, de telle sorte que toutes les caté­go­ries sociales aient leur part des pro­duits accrus, Il faut donc veiller avec atten­tion, et s’employer effi­ca­ce­ment, à ce que les dés­équi­libres éco­no­miques et sociaux n’aug­mentent pas, mais s’at­té­nuent dans la mesure du possible.

« L’économie natio­nale elle aus­si, observe à bon droit Notre Prédécesseur Pie XII, de même qu’elle est le fruit de l’ac­ti­vi­té d’hommes qui tra­vaillent unis dans la com­mu­nau­té poli­tique, ne tend pas non plus à autre chose qu’à assu­rer sans inter­rup­tion les condi­tions maté­rielles dans les­quelles, pour­ra se déve­lop­per plei­ne­ment la vie indi­vi­duelle des citoyens. Là où cela sera obte­nu, et de façon durable, un peuple sera, en véri­té, éco­no­mi­que­ment riche, parce que le bien-​être géné­ral, et par consé­quent le droit per­son­nel de tous à l’u­sage des biens ter­restres, se trouve ain­si réa­li­sé confor­mé­ment au plan vou­lu par le Créateur. » [27]

D’où il suit que la richesse éco­no­mique d’un Peuple ne résulte pas seule­ment de l’a­bon­dance glo­bale des biens, mais aus­si et plus encore de leur dis­tri­bu­tion effec­tive sui­vant la jus­tice, en vue d’as­su­rer l’é­pa­nouis­se­ment Personnel des membres de la com­mu­nau­té : car telle est la véri­table fin de l’é­co­no­mie nationale.

Nous ne sau­rions ici négli­ger le fait que de nos jours les grandes et moyennes entre­prises obtiennent fré­quem­ment, en de nom­breuses éco­no­mies, une capa­ci­té de pro­duc­tion rapi­de­ment et consi­dé­ra­ble­ment accrue, grâce à l’au­to­fi­nan­ce­ment. En ce cas, Nous esti­mons pou­voir affir­mer que l’en­tre­prise doit recon­naître un titre de cré­dit aux tra­vailleurs qu’elle emploie, sur­tout s’ils reçoivent une rému­né­ra­tion qui ne dépasse pas le salaire minimum.

Nous rap­pe­lons à ce sujet le Principe expri­mé par Notre Prédécesseur Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno : « Il serait donc radi­ca­le­ment faux de voir soit dans le seul capi­tal, soit dans le seul tra­vail, la cause unique de tout ce que pro­duit leur effort com­bi­né ; c’est bien injus­te­ment que l’une des par­ties, contes­tant à l’autre toute effi­ca­ci­té, en reven­di­que­rait pour soi tout le fruit. » [28].

Il peut être satis­fait à cette exi­gence de jus­tice en bien des manières que sug­gère l’ex­pé­rience. L’une d’elles, et des plus dési­rables, consiste à faire en sorte que les tra­vailleurs arrivent à par­ti­ci­per à la pro­prié­té des entre­prises, dans les formes et les mesures les plus conve­nables. Aussi bien, de nos jours plus qu’au temps de Notre Prédécesseur, « il faut donc tout mettre en œuvre afin que, dans l’a­ve­nir du moins, la part des biens qui s’ac­cu­mule aux mains des capi­ta­listes soit réduite à une plus équi­table mesure et qu’il s’en répande une suf­fi­sante abon­dance par­mi les ouvriers » [29].

Il Nous faut en outre rap­pe­ler que l’é­qui­libre entre la rému­né­ra­tion du tra­vail et le reve­nu doit être atteint en har­mo­nie avec les exi­gences du bien com­mun, soit de la com­mu­nau­té natio­nale, soit de la famille humaine dans son ensemble.

Il faut consi­dé­rer les exi­gences du bien com­mun sur le plan natio­nal : don­ner un emploi au plus grand nombre pos­sible de tra­vailleurs ; évi­ter la for­ma­tion de caté­go­ries pri­vi­lé­giées, même par­mi ces der­niers ; main­te­nir une pro­por­tion équi­table entre salaires et prix ; don­ner accès aux biens et ser­vices au plus grand nombre pos­sible de citoyens ; éli­mi­ner ou réduire les dés­équi­libres entre sec­teurs : agri­cul­ture, indus­trie, ser­vices ; équi­li­brer expan­sion éco­no­mique et déve­lop­pe­ment des ser­vices publics essen­tiels ; adap­ter, dans la mesure du pos­sible, les struc­tures de pro­duc­tion aux pro­grès des sciences et des tech­niques ; tem­pé­rer le niveau de vie amé­lio­ré des géné­ra­tions pré­sentes par l’in­ten­tion de pré­pa­rer un ave­nir meilleur aux géné­ra­tions futures.

Le bien com­mun a en outre des exi­gences sur le plan mon­dial : évi­ter toute forme de concur­rence déloyale entre les éco­no­mies des divers pays ; favo­ri­ser, par des ententes fécondes, la col­la­bo­ra­tion entre éco­no­mies natio­nales ; col­la­bo­rer au déve­lop­pe­ment éco­no­mique des com­mu­nau­tés poli­tiques moins avancées.

Il va de soi que ces exi­gences du bien com­mun, natio­nal ou mon­dial, entrent aus­si en consi­dé­ra­tion quand il s’a­git de fixer la part de reve­nu à attri­buer sous forme de pro­fits aux res­pon­sables de la direc­tion des entre­prises, et sous forme d’in­té­rêts ou divi­dendes à ceux qui four­nissent les capitaux.

Exigences de la justice au regard des structuresStructures conformes à la dignité de l’homme

La jus­tice doit être obser­vée non seule­ment dans la répar­ti­tion des richesses, mais aus­si au regard des entre­prises ou se déve­loppent les pro­ces­sus de pro­duc­tion. Il est ins­crit, en effet, dans la nature des hommes qu’ils aient la pos­si­bi­li­té d’en­ga­ger leur res­pon­sa­bi­li­té et de se per­fec­tion­ner eux-​mêmes, là où ils exercent leur acti­vi­té productrice.

C’est pour­quoi si les struc­tures, le fonc­tion­ne­ment, les ambiances d’un sys­tème éco­no­mique sont de nature à com­pro­mettre la digni­té humaine de ceux qui s’y emploient, à émous­ser sys­té­ma­ti­que­ment leur sens des res­pon­sa­bi­li­tés, à faire obs­tacle à l’ex­pres­sion de leur ini­tia­tive per­son­nelle, pareil sys­tème éco­no­mique est injuste, même si, par hypo­thèse, les richesses qu’il pro­duit atteignent un niveau éle­vé, et sont répar­ties sui­vant les règles de la jus­tice et de l’équité.

Rappel d’une consigne

Il n’est pas pos­sible de fixer dans leur détail les struc­tures d’un sys­tème éco­no­mique qui répondent le mieux à la digni­té de l’homme et soient le plus aptes à déve­lop­per en lui le sens des res­pon­sa­bi­li­tés. Toutefois, Notre Prédécesseur Pie XII donne oppor­tu­né­ment cette consigne : « La petite et moyenne pro­prié­té agri­cole, arti­sa­nale et pro­fes­sion­nelle, com­mer­ciale, indus­trielle, doit être garan­tie et favo­ri­sée ; les unions coopé­ra­tives devront leur assu­rer les avan­tages de la grande exploi­ta­tion. Et là où la grande exploi­ta­tion conti­nue de se mon­trer plus heu­reu­se­ment pro­duc­tive, elle doit offrir la pos­si­bi­li­té de tem­pé­rer le contrat de tra­vail par un contrat de socié­té. » [30].

Entreprise artisanale et coopératives de production

Il faut conser­ver et pro­mou­voir, en har­mo­nie avec le bien com­mun, et dans le cadre des pos­si­bi­li­tés tech­niques, l’en­tre­prise arti­sa­nale, l’ex­ploi­ta­tion agri­cole à dimen­sions fami­liales et aus­si l’en­tre­prise coopé­ra­tive, comme inté­gra­tion des deux précédentes.

Sur l’ex­ploi­ta­tion agri­cole à dimen­sions fami­liales, Nous revien­drons plus loin. Nous esti­mons oppor­tun de faire ici quelques remarques au sujet de l’en­tre­prise arti­sa­nale et des coopératives.

Il faut noter tout d’a­bord que ces deux formes d’en­tre­prises doivent, pour être viables, s’a­dap­ter constam­ment aux struc­tures, au fonc­tion­ne­ment, aux pro­duc­tions, aux situa­tions tou­jours nou­velles, déter­mi­nées par les pro­grès de la science et des tech­niques, et aus­si par les exi­gences mou­vantes et les pré­fé­rences des consom­ma­teurs. Cette adap­ta­tion doit être réa­li­sée en pre­mier lieu par les arti­sans et les coopé­ra­teurs eux-mêmes.

A cette fin, il est néces­saire que les uns et les autres aient une bonne for­ma­tion tech­nique et humaine et soient orga­ni­sés pro­fes­sion­nel­le­ment. Il est non moins indis­pen­sable que soit appli­quée une poli­tique éco­no­mique idoine, en ce qui regarde sur­tout l’ins­truc­tion, le régime fis­cal, le cré­dit, les assu­rances sociales

Au reste, l’ac­tion des pou­voirs publics en faveur des arti­sans et coopé­ra­teurs trouve sa jus­ti­fi­ca­tion dans ce fait aus­si que leurs caté­go­ries sont por­teuses de valeurs humaines authen­tiques et contri­buent au pro­grès de la civilisation.

Pour ces rai­sons, Nous invi­tons en esprit pater­nel Nos très chers fils, les arti­sans et coopé­ra­teurs dis­per­sés dans le monde entier, à prendre conscience de la noblesse de leur pro­fes­sion, de leur contri­bu­tion impor­tante à l’é­veil du sens des res­pon­sa­bi­li­tés, de l’es­prit de col­la­bo­ra­tion, pour que demeure vif, dans la nation, le goût d’un tra­vail fin et original.

Présence active des travailleurs dans les moyennes et grandes entreprises

De plus, avan­çant sur les traces de Nos Prédécesseurs, Nous esti­mons légi­time l’as­pi­ra­tion des ouvriers à prendre part active à la vie des entre­prises où ils sont enrô­lés et tra­vaillent. On ne peut déter­mi­ner à l’a­vance le genre et le degré de cette par­ti­ci­pa­tion, car ils sont en rap­port avec la situa­tion concrète de chaque entre­prise. Cette situa­tion peut varier d’en­tre­prise à entre­prise ; à l’in­té­rieur de cha­cune d’elles elle est sujette à des chan­ge­ments sou­vent rapides et sub­stan­tiels. Nous esti­mons tou­te­fois oppor­tun d’at­ti­rer l’at­ten­tion sur le fait que le pro­blème de la pré­sence active des tra­vailleurs existe tou­jours dans l’en­tre­prise, soit pri­vée soit publique. Il faut tendre, en tout cas, à ce que l’en­tre­prise devienne une com­mu­nau­té de per­sonnes, dans les rela­tions, les fonc­tions et les situa­tions de tout son personnel.

Cela requiert que les rela­tions entre entre­pre­neurs et diri­geants d’une part, appor­teurs de tra­vail d’autre part, soient impré­gnées de res­pect, d’es­time, de com­pré­hen­sion, de col­la­bo­ra­tion active et loyale, d’in­té­rêt à l’œuvre com­mune ; que le tra­vail soit conçu et vécu par tous les membres de l’en­tre­prise, non seule­ment comme source de reve­nus, mais aus­si comme accom­plis­se­ment d’un devoir et pres­ta­tion d’un ser­vice. Cela com­porte encore que les ouvriers puissent faire entendre leur voix, pré­sen­ter leur apport au fonc­tion­ne­ment effi­cace de l’en­tre­prise et à son déve­lop­pe­ment. Notre Prédécesseur Pie XII fait obser­ver : « La fonc­tion éco­no­mique et sociale que tout homme désire accom­plir exige que l’ac­ti­vi­té de cha­cun ne soit pas tota­le­ment sou­mise à l’au­to­ri­té d’autrui. » [31] Une concep­tion humaine de l’en­tre­prise doit sans doute sau­ve­gar­der l’au­to­ri­té et l’ef­fi­ca­ci­té néces­saire de l’u­ni­té de direc­tion ; mais elle ne sau­rait réduire ses col­la­bo­ra­teurs quo­ti­diens au rang de simples exé­cu­tants silen­cieux, sans aucune pos­si­bi­li­té de faire valoir leur expé­rience, entiè­re­ment pas­sifs au regard des déci­sions qui dirigent leur activité.

Il faut noter enfin que l’exer­cice de la res­pon­sa­bi­li­té, de la part des ouvriers, dans les orga­nismes de pro­duc­tion, en même temps qu’il répond aux exi­gences légi­times ins­crites au cœur de l’homme, est aus­si en har­mo­nie avec le dérou­le­ment de l’his­toire en matière éco­no­mique, sociale et publique.

Malheureusement, comme nous l’avons déjà noté et comme on le ver­ra plus abon­dam­ment par la suite, nom­breux sont, de notre temps, les dés­équi­libres éco­no­miques et sociaux qui blessent la jus­tice et l’hu­ma­ni­té. Des erreurs pro­fondes affectent les acti­vi­tés, les buts, les struc­tures, le fonc­tion­ne­ment du monde éco­no­mique. C’est tou­te­fois un fait incon­tes­table que les régimes éco­no­miques, sous la pous­sée du pro­grès scien­ti­fique et tech­nique, se moder­nisent sous nos yeux, deviennent plus effi­cients avec des rythmes bien plus rapides qu’au­tre­fois. Cela demande aux tra­vailleurs des apti­tudes et des qua­li­fi­ca­tions pro­fes­sion­nelles plus rele­vées. En même temps et par voie de consé­quence, des moyens supé­rieurs, des marges de temps plus éten­dues sont mises à leur dis­po­si­tion pour leur ins­truc­tion et leur tenue à jour, pour leur culture et leur for­ma­tion morale et reli­gieuse. Une pro­lon­ga­tion des années des­ti­nées à l’ins­truc­tion de base et à la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle est aus­si deve­nu réalisable.

De la sorte, une ambiance humaine est créée, qui favo­rise pour les classes labo­rieuses, la prise de plus grandes res­pon­sa­bi­li­tés, même à l’in­té­rieur de l’en­tre­prise. Les com­mu­nau­tés poli­tiques, de leur part, ont de plus en plus inté­rêt à ce que tout citoyen se sente res­pon­sable de la réa­li­sa­tion du bien com­mun dans tous les sec­teurs de la vie sociale.

Présence des travailleurs à tous les échelons

De notre temps, le mou­ve­ment vers l’as­so­cia­tion des tra­vailleurs s’est lar­ge­ment déve­lop­pé ; il a été géné­ra­le­ment recon­nu dans les dis­po­si­tions juri­diques des États et sur le plan inter­na­tio­nal, spé­cia­le­ment en vue de la col­la­bo­ra­tion, sur­tout grâce au contrat col­lec­tif. Nous ne sau­rions tou­te­fois omettre de dire à quel point il est oppor­tun, voire néces­saire, que la voix des tra­vailleurs ait la pos­si­bi­li­té de se faire entendre et écou­ter hors des limites de chaque orga­nisme de pro­duc­tion à tous les échelons.

La rai­son en est que les orga­nismes par­ti­cu­liers de pro­duc­tion, si larges que soient leurs dimen­sions, si éle­vées que soient leur effi­ca­ci­té et leur inci­dence, demeurent tou­te­fois ins­crits vita­le­ment dans le contexte éco­no­mique et social de leur com­mu­nau­té poli­tique, et sont condi­tion­nés par lui.

Néanmoins, les choix qui influent davan­tage sur ce contexte ne sont pas déci­dés à l’in­té­rieur de chaque orga­nisme pro­duc­tif, mais bien par les pou­voirs publics, ou des ins­ti­tu­tions à com­pé­tence mon­diale, régio­nale ou natio­nale, ou bien qui relèvent soit du sec­teur éco­no­mique, soit de la caté­go­rie de pro­duc­tion. D’où l’op­por­tu­ni­té — la néces­si­té — de voir pré­sents dans ces pou­voirs ou ces ins­ti­tu­tions, outre les appor­teurs de capi­taux et ceux qui repré­sentent leurs inté­rêts, aus­si les tra­vailleurs et ceux qui repré­sentent leurs droits, leurs exi­gences, leurs aspirations.

Notre pen­sée affec­tueuse, Notre encou­ra­ge­ment pater­nel se tournent vers les asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles et les mou­ve­ments syn­di­caux d’ins­pi­ra­tion chré­tienne pré­sents et agis­sant sur plu­sieurs conti­nents. Malgré des dif­fi­cul­tés sou­vent graves, ils ont su agir, et agissent, pour la pour­suite effi­cace des inté­rêts des classes labo­rieuses, pour leur relè­ve­ment maté­riel et moral, aus­si bien à l’in­té­rieur de chaque État que sur le plan mondial.

Nous remar­quons avec satis­fac­tion que leur action n’est pas mesu­rée seule­ment par ses résul­tats directs et immé­diats, faciles à consta­ter, mais aus­si par ses réper­cus­sions posi­tives sur l’en­semble du monde du tra­vail, où ils répandent des idées cor­rec­te­ment orien­tées et exercent une impul­sion chré­tien­ne­ment novatrice.

Nous obser­vons aus­si qu’il faut prendre en consi­dé­ra­tion l’ac­tion exer­cée dans un esprit chré­tien par Nos chers fils, dans les autres asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles et syn­di­cales qu’a­niment les prin­cipes natu­rels de la vie com­mune, et qui res­pectent la liber­té de conscience.

Nous sommes heu­reux d’ex­pri­mer Notre cor­diale estime envers l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail (O. I. T.). Depuis plu­sieurs décen­nies elle apporte sa contri­bu­tion valide et pré­cieuse à l’ins­tau­ra­tion dans le monde d’un ordre éco­no­mique et social impré­gné de jus­tice et d’hu­ma­ni­té, où les requêtes légi­times des tra­vailleurs trouvent leur expression.

La propriété privée – Situation nouvelle

Durant ces der­nières décen­nies, on le sait, la brèche entre pro­prié­té des biens de pro­duc­tion et res­pon­sa­bi­li­tés de direc­tion dans les grands orga­nismes éco­no­miques est allée s’é­lar­gis­sant. Nous savons que cela pose des pro­blèmes dif­fi­ciles de contrôle aux pou­voirs publics. Comment s’as­su­rer que les objec­tifs pour­sui­vis par les diri­geants des grandes entre­prises, celles sur­tout qui ont plus grande inci­dence sur l’en­semble de la vie éco­no­mique dans la com­mu­nau­té poli­tique, ne s’op­posent pas aux exi­gences du bien com­mun ? Ces pro­blèmes sur­gissent aus­si bien, l’ex­pé­rience le prou­va, quand les capi­taux qui ali­mentent les grandes entre­prises sont d’o­ri­gine pri­vée, et quand ils pro­viennent d’é­ta­blis­se­ments publics.

Il est vrai que de nos jours, nom­breux sont les citoyens – et leur nombre va crois­sant – qui, du fait qu’ils appar­tiennent à des orga­nismes d’as­su­rances ou de sécu­ri­té sociale, en tirent argu­ment pour consi­dé­rer l’a­ve­nir avec séré­ni­té ; séré­ni­té qui s’ap­puyait autre­fois sur la pos­ses­sion d’un patri­moine, fût-​il modeste.

On note enfin qu’au­jourd’­hui on aspire à conqué­rir une capa­ci­té pro­fes­sion­nelle plus qu’à pos­sé­der des biens ; on a confiance en des res­sources qui prennent leur ori­gine dans le tra­vail ou des droits fon­dés sur le tra­vail, plus qu’en des reve­nus qui auraient leur source dans le capi­tal, ou des droits fon­dés sur le capital.

Cela, du reste, est en har­mo­nie avec le carac­tère propre du tra­vail, qui, pro­cé­dant direc­te­ment de la per­sonne, doit pas­ser avant l’a­bon­dance des biens exté­rieurs, qui, par leur nature, doivent avoir valeur d’ins­tru­ment ; ce qui est assu­ré­ment l’in­dice d’un pro­grès de l’humanité. Ces aspects du monde éco­no­mique ont cer­tai­ne­ment contri­bué à répandre le doute sui­vant : est-​ce que, dans la conjonc­ture pré­sente, un prin­cipe d’ordre éco­no­mique et social fer­me­ment ensei­gné et défen­du par Nos Prédécesseurs, à savoir le prin­cipe de droit natu­rel de la pro­prié­té pri­vée, y com­pris celle des biens de pro­duc­tion, n’au­rait pas per­du sa force, ou ne serait pas de moindre importance ?

Affirmation renouvelée du droit de propriété

Ce doute n’est pas fon­dé. Le droit de pro­prié­té, même des biens de pro­duc­tions a valeur per­ma­nente, pour cette rai­son pré­cise qu’il est un droit natu­rel, fon­dé sur la prio­ri­té, onto­lo­gique et téléo­lo­gique, des indi­vi­dus sur la socié­té. Au reste, il serait vain de reven­di­quer l’i­ni­tia­tive per­son­nelle et auto­nome en matière éco­no­mique, si n’é­tait pas recon­nue à cette ini­tia­tive la libre dis­po­si­tion des moyens indis­pen­sables à son affir­ma­tion. L’histoire et l’ex­pé­rience attestent, de plus, que sous les régimes poli­tiques qui ne recon­naissent pas le droit de pro­prié­té pri­vée des biens de pro­duc­tion, les expres­sions fon­da­men­tales de la liber­té sont com­pri­mées ou étouf­fées. Il est, par suite, légi­time d’en déduire qu’elles trouvent en ce droit garan­tie et stimulant.

Cela explique pour­quoi des mou­ve­ments sociaux et poli­tiques, qui se pro­posent de conci­lier dans la vie com­mune jus­tice et liber­té, hier encore net­te­ment oppo­sés à la pro­prié­té pri­vée des biens de pro­duc­tion, aujourd’­hui mieux ins­truits de la réa­li­té sociale, recon­si­dèrent leur posi­tion et prennent à l’é­gard de ce droit une atti­tude sub­stan­tiel­le­ment positive.

Aussi bien Nous fai­sons Nôtres, en cette matière, les remarques de Notre Prédécesseur Pie XII : « En défen­dant le prin­cipe de la pro­prié­té pri­vée, l’Eglise pour­suit un haut objec­tif tout à la fois moral et social. Ce n’est pas qu’elle pré­tende sou­te­nir pure­ment et sim­ple­ment l’é­tat actuel des choses, comme si elle y voyait l’ex­pres­sion de la volon­té divine, ni pro­té­ger par prin­cipe le riche et le plou­to­crate contre le pauvre et le pro­lé­taire.… L’Eglise vise plu­tôt à faire en sorte que l’ins­ti­tu­tion de la pro­prié­té devienne ce qu’elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature. » [32] C’est dire qu’elle doit être à la fois garan­tie de la liber­té essen­tielle de la per­sonne humaine et élé­ment indis­pen­sable de l’ordre social.

Nous avons noté en outre que les éco­no­mies, de nos jours, accroissent rapi­de­ment leur effi­ca­ci­té pro­duc­tive en de nom­breux pays. Toutefois, tan­dis que s’é­lève le reve­nu, jus­tice et équi­té requièrent, Nous l’a­vons vu, que s’é­lève aus­si la rému­né­ra­tion du tra­vail, dans les limites consen­ties par le bien com­mun. Cela don­ne­rait aux tra­vailleurs plus grande oppor­tu­ni­té d’é­par­gner, et par suite de se consti­tuer un patri­moine. On ne voit pas alors com­ment pour­rait être contes­té le carac­tère natu­rel d’un droit qui trouve sa source prin­ci­pale et son ali­ment per­pé­tuel dans la fécon­di­té du tra­vail ; qui consti­tue un moyen idoine pour l’af­fir­ma­tion de la per­sonne et l’exer­cice de la res­pon­sa­bi­li­té en tous domaines ; qui est élé­ment de sta­bi­li­té sereine pour la famille, d’ex­pan­sion paci­fique et ordon­née dans l’exis­tence commune.

Diffusion effective

Affir­mer que le carac­tère natu­rel du droit de pro­prié­té pri­vée concerne aus­si les biens de pro­duc­tion ne suf­fit pas : il faut insis­ter, en outre, pour qu’elle soit effec­ti­ve­ment dif­fu­sée par­mi toutes les classes sociales. Comme le déclare Notre Prédécesseur Pie XII : « La digni­té de la per­sonne humaine exige nor­ma­le­ment, comme fon­de­ment natu­rel pour vivre, le droit à l’u­sage des biens de la terre ; à ce droit cor­res­pond l’o­bli­ga­tion fon­da­men­tale d’ac­cor­der une pro­prié­té pri­vée autant que pos­sible à tous. » [33]. D’autre part, il faut pla­cer par­mi les exi­gences qui résultent de la noblesse du tra­vail… « la conser­va­tion et le per­fec­tion­ne­ment d’un orare social qui rende pos­sible et assu­rée, si modeste qu’elle sort, une pro­prié­té pri­vée à toutes les classes du peuple » [34].

Il faut d’au­tant plus urger cette dif­fu­sion de la pro­prié­té en notre époque où, Nous l’a­vons remar­qué, les struc­tures éco­no­miques de pays de plus en plus nom­breux se déve­loppent rapi­de­ment. C’est pour­quoi, si on recourt avec pru­dence aux tech­niques qui ont fait preuve d’ef­fi­ca­ci­té, il ne sera pas dif­fi­cile de sus­ci­ter des ini­tia­tives, de mettre en branle une poli­tique éco­no­mique et sociale qui encou­rage et faci­lite une plus ample acces­sion à la pro­prié­té pri­vée des biens durables : une mai­son, une terre, un outillage arti­sa­nal, l’é­qui­pe­ment d’une ferme fami­liale, quelques actions d’en­tre­prises moyennes ou grandes. Certains pays, éco­no­mi­que­ment déve­lop­pés et socia­le­ment avan­cés, en ont fait l’heu­reuse expérience.

Propriété publique

Ce qui vient d’être expo­sé n’ex­clut évi­dem­ment pas Que l’Etat et les éta­blis­se­ments publics détiennent, eux aus­si, en pro­prié­té légi­time, des biens de pro­duc­tion, et spé­cia­le­ment lorsque ceux-​ci « en viennent à confé­rer une puis­sance éco­no­mique telle qu’elle ne peut, sans dan­ger pour le bien public, être lais­sée entre les mains de per­sonnes pri­vées » [35].

Notre temps marque une ten­dance à l’ex­pan­sion de la pro­prié­té publique : Etat et col­lec­ti­vi­tés. Le fait s’ap­plique par les attri­bu­tions plus éten­dues que le bien com­mun confère aux pou­voirs publics. Cependant, il convient, ici encore, de se confor­mer au prin­cipe de sub­si­dia­ri­té sus énon­cé. Aussi bien l’Etat et les éta­blis­se­ments de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évi­dem­ment exi­gées par des rai­sons de bien com­mun, nul­le­ment à seule fin de réduire, pire encore, de sup­pri­mer la pro­prié­té privée.

Il convient de rete­nir que les ini­tia­tives d’ordre éco­no­mique, qui appar­tiennent à l’Etat ou aux éta­blis­se­ments publics, doivent être confiées à des per­sonnes qui unissent à une com­pé­tence éprou­vée un sens aigu de leur res­pon­sa­bi­li­té devant le pays. De plus, leur acti­vi­té doit être objet d’un contrôle atten­tif et constant, ne serait-​ce que pour évi­ter la for­ma­tion, au sein de l’Etat, ne noyaux de puis­sance éco­no­mique au pré­ju­dice du bien de la com­mu­nau­té, qui est pour­tant leur rai­son d’être.

Fonction sociale

Voici un autre point de doc­trine, constam­ment ensei­gné par Nos Prédécesseurs : au droit de pro­prié­té est intrin­sè­que­ment rat­ta­chée une fonc­tion sociale. Dans les plans du Créateur, en effet, les biens de la terre sont avant tout des­ti­nés à la sub­sis­tance décente de tous les hommes, comme l’en­seigne avec sagesse Notre Prédécesseur Léon XIII dans l’en­cy­clique Rerum nova­rum : « Quiconque a reçu de la divine bon­té une plus grande abon­dance, soit des biens externes et du corps soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire ser­vir à son propre per­fec­tion­ne­ment, et tout ensemble, comme ministre de la Providence, au sou­la­ge­ment des autres. » C’est pour­quoi « quel­qu’un a‑t-​il le don de la parole, qu’il prenne garde de se taire ; une sur­abon­dance de biens, qu’il ne laisse pas la misé­ri­corde s’en­gour­dir au fond de son cœur ; l’art de gou­ver­ner, qu’il s’ap­plique avec soin à en par­ta­ger avec son frère et l’exer­cice et les fruits. » [36]

De nos jours, l’Etat et les éta­blis­se­ments publics ne cessent d’é­tendre le domaine de leur ini­tia­tive. La fonc­tion sociale de la pro­prié­té pri­vée n’en est pas pour autant désuète, comme cer­tains auraient ten­dance à le croire par erreur : elle a sa racine dans la nature même du droit de pro­prié­té. Il y a tou­jours une mul­ti­tude de situa­tions dou­lou­reuses, d’in­di­gences lan­ci­nantes et déli­cates, aux­quelles l’as­sis­tance publique ne sau­rait atteindre ni por­ter remède. C’est pour­quoi un vaste champ reste ouvert à la sen­si­bi­li­té humaine, à la cha­ri­té chré­tienne et pri­vée. Notons, enfin, que sou­vent les ini­tia­tives variées des indi­vi­dus et des groupes ont plus d’ef­fi­ca­ci­té que les pou­voirs publics pour sus­ci­ter les valeurs spirituelles.

Il nous est agréable de rap­pe­ler ici com­ment l’Evangile recon­naît fon­dé le droit de pro­prié­té pri­vée. Mais en même temps, le Divin Maître adresse fré­quem­ment aux riches de pres­sants appels, afin qu’ils conver­tissent leurs biens tem­po­rels en biens spi­ri­tuels, que le voleur ne prend pas, que la mite ou la rouille ne rongent pas, qui s’ac­cu­mulent dans les gre­niers du Père céleste : « Ne vous amas­sez point de tré­sors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs per­forent et cam­briolent. » [37] Et le Seigneur tien­dra pour faite ou refu­sée à lui-​même l’au­mône faite ou refu­sée au pauvre : « En véri­té je vous le dis, dans la mesure où vous l’a­vez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’a­vez fait. » [38]

Troisième partie
Nouveaux aspects de la question sociale

Le dérou­le­ment de l’his­toire met en plus grand relief les exi­gences de la jus­tice et de l’é­qui­té. Elles n’in­ter­viennent pas seule­ment dans les rela­tions entre ouvriers et entre­prises ou direc­tion. Elles concernent encore les rap­ports entre les divers sec­teurs éco­no­miques, entre zones déve­lop­pées et zones dépri­mées à l’in­té­rieur de l’é­co­no­mie natio­nale, et, sur le plan mon­dial, elles inté­ressent les rela­tions entre pays diver­se­ment déve­lop­pés en matière éco­no­mique et sociale.

Exigences de la justice par rapport aux secteurs de production

L’agriculture sec­teur sous-développé

A l’é­chelle mon­diale, il ne semble pas, en chiffres abso­lus, que la popu­la­tion rurale ait dimi­nué. On ne sau­rait tou­te­fois contes­ter un exode des popu­la­tions rurales vers les agglo­mé­ra­tions et les centres urbains. Il se constate en presque tous les pays ; il prend par­fois des pro­por­tions mas­sive ; il pose des pro­blèmes com­plexes, dif­fi­ciles à résoudre.

C’est un fait connu : à mesure qu’une éco­no­mie se déve­loppe, se résorbe la main d’œuvre employée en agri­cul­ture, croit le pour­cen­tage de main-​d’œuvre occu­pée par l’in­dus­trie et les ser­vices. Nous esti­mons tou­te­fois que l’exode de popu­la­tions du sec­teur agri­cole vers les autres sec­teurs pro­duc­tifs n’est pas pro­vo­qué seule­ment par le déve­lop­pe­ment éco­no­mique. Souvent aus­si il est dû à de mul­tiples rai­sons, où nous ren­con­trons l’an­goisse d’é­chap­per à un milieu fer­mé et, sans ave­nir ; la soif de nou­veau­té et d’a­ven­ture qui étreint la géné­ra­tion pré­sente ; l’at­trait d’une for­tune rapide ; le mirage d’une vie plus libre, avec la jouis­sance de faci­li­tés qu’offrent les agglo­mé­ra­tions urbaines. Il est à noter cepen­dant – et cela ne fait aucun doute – que cet exode est aus­si pro­vo­qué parce fait que le sec­teur agri­cole, à peu près par­tout, est un sec­teur dépri­mé ; qu’il s’a­gisse de l’in­dice de pro­duc­ti­vi­té, de la main-​d’œuvre, ou du niveau de vie des popu­la­tions rurales.

D’où un pro­blème de fond qui se pose à tous les Etats : Comment faire pour com­pri­mer le dés­équi­libre de la pro­duc­ti­vi­té entre sec­teur agri­cole d’une part, sec­teur indus­triel et des ser­vices d’autre part ; pour que le niveau de vie des popu­la­tions rurales s’é­carte le moins pos­sible du niveau de vie des cita­dins ; pour que les agri­cul­teurs n’aient pas un com­plexe d’in­fé­rio­ri­té ; qu’ils soient convain­cus au contraire que, dans le milieu rural aus­si, ils peuvent déve­lop­per leur per­son­na­li­té par leur tra­vail et consi­dé­rer l’a­ve­nir avec confiance ?

C’est pour­quoi il Nous paraît à pro­pos d’in­di­quer quelques direc­tives qui pour­ront contri­buer à résoudre le pro­blème. Elles valent, pensons-​Nous, quelle que soit la don­née his­to­rique, à cette condi­tion évi­dente d’être appli­quées dans la manière et la mesure que le milieu permet.

Adaptation des ser­vices essentiels

En pre­mier lieu, cha­cun doit s’employer, et d’a­bord les pou­voirs publics, à ce que les milieux ruraux dis­posent, comme il convient, des ser­vices essen­tiels : routes, trans­ports, com­mu­ni­ca­tions, eau potable, loge­ment, soins médi­caux, ins­truc­tion élé­men­taire et for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, ser­vice reli­gieux, loi­sirs ; et tout ce que requiert la mai­son rurale pour son ameu­ble­ment et sa moder­ni­sa­tion. Que de tels ser­vices, qui de nos jours consti­tuent les élé­ments essen­tiels d’un niveau de vie décent, viennent à man­quer dans les milieux ruraux, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et le pro­grès social y deviennent qua­si impos­sibles ou trop lents. Il en résulte que l’exode des popu­la­tions rurales devient à peu près irré­sis­tible et dif­fi­ci­le­ment contrôlable.

Développement gra­duel et har­mo­nieux de l’en­semble économique

Il importe en outre que le déve­lop­pe­ment éco­no­mique de la nation s’exerce gra­duel­le­ment, et avec har­mo­nie, entre tous les sec­teurs de pro­duc­tion. Il convient à cet effet que soient réa­li­sées dans le sec­teur agri­cole les trans­for­ma­tions qui regardent les tech­niques de pro­duc­tion, le choix des cultures, les struc­tures des entre­prises telles que les tolère ou requiert la vie éco­no­mique dans son ensemble ; et de manière à atteindre, dès que pos­sible, un niveau de vie décent par rap­port aux sec­teurs indus­triel et des services.

Ainsi l’a­gri­cul­ture pour­rait consom­mer une plus grande abon­dance de pro­duits indus­triels et deman­der des ser­vices plus qua­li­fiés. Elle offri­rait de son côté aux deux autres sec­teurs et à l’en­semble de la com­mu­nau­té des pro­duits qui répondent mieux, en quan­ti­té et en qua­li­té, aux exi­gences des consom­ma­teurs. Elle contri­bue­rait ain­si à la sta­bi­li­té de la mon­naie : apport posi­tif au déve­lop­pe­ment ordon­né du sys­tème éco­no­mique glo­bal. De la sorte, il devrait, semble-​t-​il, être moins dif­fi­cile de contrô­ler, dans les régions de départ et d’ar­ri­vée, les mou­ve­ments de la main-​d’œuvre libé­rée par la moder­ni­sa­tion pro­gres­sive de l’a­gri­cul­ture ; et on pour­rait la munir de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle vou­lue pour son inser­tion pro­fi­table dans les autres sec­teurs de pro­duc­tion. Elle rece­vrait aus­si l’aide éco­no­mique, la pré­pa­ra­tion, le secours spi­ri­tuel requis pour son inté­gra­tion sociale.

Politique éco­no­mique adaptée

Afin d’ob­te­nir un déve­lop­pe­ment éco­no­mique har­mo­nieux entre tous les sec­teurs de pro­duc­tion, une poli­tique atten­tive, dans le domaine rural, est néces­saire. Elle concerne le régime fis­cal, le cré­dit, les assu­rances sociales, le sou­tien des prix, le déve­lop­pe­ment des indus­tries de trans­for­ma­tion, la moder­ni­sa­tion des établissements.

Régime fis­cal

Le prin­cipe de base d’un régime fis­cal Juste et équi­table consiste en ce que les charges soient pro­por­tion­nelles à la capa­ci­té contri­bu­tive des citoyens.

C’est une autre exi­gence du bien com­mun, qu’il soit tenu compte de ce fait, pour la répar­ti­tion des impôts, que les reve­nus du sec­teur agri­cole se forment plus len­te­ment et avec : plus de risques en cours de for­ma­tion. Il est plus dif­fi­cile de trou­ver les capi­taux néces­saires à leur accroissement.

Capitaux à inté­rêts judicieux

Pour les rai­sons indi­quées, les por­teurs de capi­taux ne sont pas très enclins à inves­tir dans le sec­teur agri­cole ; ils inves­tissent plus volon­tiers dans les autres domaines.

Pour les mêmes rai­sons, l’a­gri­cul­teur ne peut ver­ser de hauts inté­rêts ; pas même, en prin­cipe, les inté­rêts cou­rants qui lui per­met­traient de se pro­cu­rer les capi­taux néces­saires à son déve­lop­pe­ment, à l’exer­cice nor­mal de son entre­prise. Il convient donc, pour des rai­sons de bien com­mun, de suivre une poli­tique de cré­dit par­ti­cu­lière à l’a­gri­cul­ture, et d’ins­ti­tuer des éta­blis­se­ments de cré­dit, qui lui pro­curent des capi­taux à un taux rai­son­nable d’intérêt.

Assurances sociales et sécu­ri­té sociale

Il semble indis­pen­sable en agri­cul­ture d’ins­ti­tuer deux sys­tèmes d’as­su­rances : l’un pour les pro­duits agri­coles, l’autre en faveur des agri­cul­teurs et leurs familles.

Du fait que les reve­nus agraires pro capite sont géné­ra­le­ment infé­rieurs au reve­nu pro capite des sec­teurs indus­triels et des ser­vices, il ne parait entiè­re­ment conforme ni à la jus­tice sociale ni à l’é­qui­té d’é­ta­blir des régimes d’as­su­rances sociales ou de sécu­ri­té sociale, où les agri­cul­teurs et leurs familles seraient trai­tés de façon net­te­ment infé­rieure à ce qui est garan­ti au sec­teur indus­triel ou aux ser­vices. Nous esti­mons en consé­quence que la poli­tique sociale devrait avoir pour objet d’of­frir aux citoyens un régime d’as­su­rances qui ne pré­sente pas de dif­fé­rences trop notables sui­vant le sec­teur éco­no­mique où ils s’emploient, d’où ils tirent leurs revenus.

Les régimes d’as­su­rances ou de sécu­ri­té sociale peuvent contri­buer effi­ca­ce­ment à une dis­tri­bu­tion de reve­nu glo­bal de la com­mu­nau­té natio­nale, en confor­mi­té avec les normes de jus­tice et d’é­qui­té : on peut ain­si voir en eux un moyen de réduire les dés­équi­libres de niveaux de vie entre les diverses caté­go­ries de citoyens.

Tutelle des prix

Vu la nature des pro­duits agri­coles, on doit recou­rir à une dis­ci­pline effi­cace en vue d’en pro­té­ger les prix, uti­li­ser à cet effet les res­sources variées que la tech­nique éco­no­mique moderne est capable de pro­po­ser. Il est hau­te­ment dési­rable que cette dis­ci­pline soit avant tout l’œuvre des inté­res­sés ; on ne sau­rait tou­te­fois négli­ger l’ac­tion régu­la­trice des pou­voirs publics.

On n’ou­blie­ra pas en l’es­pèce Que le prix des pro­duits agri­coles consti­tue sou­vent une rému­né­ra­tion du tra­vail, plu­tôt qu’une rému­né­ra­tion de capitaux.

Le Souverain Pontife Pie XI observe à bon droit, dans l’en­cy­clique Quadragesimo anno : « Au même résul­tat contri­bue­ra encore un rai­son­nable rap­port entre les dif­fé­rentes caté­go­ries de salaires » ; mais il ajoute aus­si­tôt : « Et, ce qui s’y rat­tache étroi­te­ment, un rai­son­nable rap­port entre les prix aux­quels se vendent les pro­duits des diverses branches de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique, telles que l’a­gri­cul­ture, l’in­dus­trie et d’autres encore, » [39]

Il est vrai que les pro­duits agri­coles sont des­ti­nés d’a­bord à satis­faire les besoins pri­maires : aus­si bien leurs prix doivent-​ils être tels qu’ils soient acces­sibles à l’en­semble des consom­ma­teurs. Mais il est clair qu’on ne peut s’ap­puyer sur ce motif pour réduire toute une caté­go­rie de citoyens à un état per­ma­nent d’in­fé­rio­ri­té éco­no­mique et sociale, et la pri­ver d’un pou­voir d’a­chat indis­pen­sable à un niveau de vie décent, cela, au reste, en oppo­si­tion évi­dente avec le bien commun.

Intégration des reve­nus agricoles

Il convient aus­si de pro­mou­voir, dans les régions agri­coles, les indus­tries et ser­vices qui se rap­portent au sto­ckage, à la trans­for­ma­tion et au trans­port des pro­duits agraires. Il est dési­rable aus­si que les ini­tia­tives se mani­festent, concer­nant les autres sec­teurs éco­no­miques et les autres acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles. De la sorte, les familles rurales trou­ve­ront le moyen d’in­cor­po­rer leurs reve­nus dans le milieu même où elles vivent et travaillent.

Adaptation struc­tu­relle de l’en­tre­prise agricole

On ne sau­rait déter­mi­ner a prio­ri la struc­ture la plus conve­nable pour l’en­tre­prise agri­cole, tant les milieux ruraux varient à l’in­té­rieur de chaque pays, plus encore entre pays dans le monde. Toutefois, dans une concep­tion humaine et chré­tienne de l’homme et de la famille, on consi­dère natu­rel­le­ment comme idéale l’en­tre­prise qui se pré­sente comme une com­mu­nau­té de per­sonnes : alors les ela­tions entre ses membres et ses struc­tures répondent aux normes de la jus­tice et à l’es­prit que Nous avons expo­sé, plus spé­cia­le­ment s’il s’a­git d’en­tre­prises à dimen­sions fami­liales. On ne sau­rait trop s’employer à ce que cet idéal devienne réa­li­té, compte tenu du milieu donné.

Il convient donc d’at­ti­rer l’at­ten­tion sur ce fait que l’en­tre­prise à dimen­sions fami­liales est viable à condi­tion tou­te­fois qu’elle puisse don­ner à ces familles un reve­nu suf­fi­sant pour un niveau de vie décent. A cet effet, il est indis­pen­sable que les culti­va­teurs soient ins­truits, constam­ment tenus au cou­rant et reçoivent l’as­sis­tance tech­nique adap­tée à leur profession.

Il est non moins dési­rable qu’ils éta­blissent un réseau d’ins­ti­tu­tions coopé­ra­tives variées, qu’ils s’or­ga­nisent pro­fes­sion­nel­le­ment, qu’ils aient leur place dans la vie publique, aus­si bien dans les admi­nis­tra­tions que dans la politique.

Les agri­cul­teurs, agents de leur promotion

Nous sommes per­sua­dé que les pro­mo­teurs du déve­lop­pe­ment éco­no­mique, du pro­grès social, du relè­ve­ment cultu­rel dans les milieux ruraux doivent être les inté­res­sés eux-​mêmes : les agri­cul­teurs. Il leur est facile de consta­ter la noblesse de leur tra­vail : ils vivent dans le temple majes­tueux de la créa­tion, ils sont en rap­ports fré­quents avec la vie ani­male et végé­tale, inépui­sable en ses mani­fes­ta­tions, inflexible en ses lois, qui sans cesse évoque la Providence du Dieu Créateur. Elle pro­duit les ali­ments variés dont vit la famille humaine ; elle four­nit à l’in­dus­trie une pro­vi­sion tou­jours accrue de matières premières.

Ce tra­vail, en outre, révèle la digni­té de leur pro­fes­sion. Celle-​ci mani­feste la richesse de leurs apti­tudes, la méca­nique, la chi­mie, la bio­lo­gie, apti­tudes inces­sam­ment tenues à jour, par suite des réper­cus­sions du pro­grès scien­ti­fique et tech­nique sur le sec­teur agri­cole. Ce tra­vail est en outre carac­té­ri­sé par les valeurs morales qui lui sont propres. Car il exige sou­plesse pour s’o­rien­ter et s’a­dap­ter, patience pour attendre, res­sort et esprit d’entreprise.

Solidarité et collaboration

Il est rap­pe­lé encore que, dans le sec­teur agri­cole comme au reste dans tous les sec­teurs pro­duc­tifs, l’as­so­cia­tion est aujourd’­hui de néces­si­té vitale, plus encore si le sec­teur est basé sur l’en­tre­prise fami­liale. Les tra­vailleurs de la terre doivent se sen­tir soli­daires les uns des autres et col­la­bo­rer pour don­ner exis­tence à des orga­ni­sa­tions coopé­ra­tives, à des asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles ou syn­di­cales. Les unes et les autres sont indis­pen­sables pour tirer pro­fit du pro­grès tech­nique dans la pro­duc­tion, pour contri­buer effi­ca­ce­ment à la défense des prix, pour s’é­ta­blir à niveau d’é­ga­li­té avec les pro­fes­sions des autres sec­teurs de pro­duc­tion ordi­nai­re­ment orga­ni­sées, pour avoir voix au cha­pitre dans les domaines poli­tique et admi­nis­tra­tif. De nos jours, une voix iso­lée n’a qua­si jamais le moyen de se faire entendre, moins encore de se faire écouter.

Sensibilité aux exi­gences du bien commun

Les agri­cul­teurs, comme au reste tous les autres tra­vailleurs, doivent se main­te­nir dans le domaine moral et juri­dique, quand ils mettent en action leurs diverses orga­ni­sa­tions. C’est dire qu’ils doivent conci­lier leurs droits et leurs inté­rêts avec ceux des autres pro­fes­sions, subor­don­ner au bien com­mun les exi­gences des uns et des autres. Les agri­cul­teurs, alors qu’ils s’ap­pliquent à pro­mou­voir le monde rural, peuvent deman­der à bon droit que leur action soit appuyée par les pou­voirs publics, quand eux-​mêmes se montrent sen­sibles aux exi­gences du bien com­mun, contri­buent à y satisfaire.

Il Nous est agréable à cette occa­sion de féli­ci­ter ceux de Nos fils qui s’emploient de par le monde entier, dans les orga­ni­sa­tions coopé­ra­tives, pro­fes­sion­nelles et syn­di­cales, à la pro­mo­tion éco­no­mique et sociale de qui­conque tra­vaille la terre.

Vocation et mission

La per­sonne humaine trouve, dans le tra­vail de la terre, des sti­mu­lants sans nombre pour s’af­fir­mer, se déve­lop­per, s’en­ri­chir, y com­pris dans le champ des valeurs spi­ri­tuelles. Ce tra­vail doit donc être conçu, vécu, comme une voca­tion, comme une mis­sion ; comme une réponse à l’ap­pel de Dieu nous invi­tant à prendre part à la réa­li­sa­tion de son plan pro­vi­den­tiel dans l’his­toire ; comme un enga­ge­ment à s’é­le­ver soi-​même avec les autres ; comme une contri­bu­tion à la civi­li­sa­tion humaine.

Rééquilibre et pro­mo­tion des régions sous-développées

Il n’est pas rare de ren­con­trer des dés­équi­libres accen­tués, éco­no­miques et sociaux, entre citoyens d’une même com­mu­nau­té poli­tique. Ce qui pro­vient avant tout de ce que les uns tra­vaillent en régions éco­no­mi­que­ment plus déve­lop­pées, les autres en régions éco­no­mi­que­ment arrié­rées. Justice et équi­té demandent que les pou­voirs publics s’ap­pliquent à réduire ou éli­mi­ner ces dés­équi­libres. A cet effet, il faut veiller à ce que les ser­vices publics essen­tiels soient assu­rés dans les régions moins déve­lop­pées, dans la manière et la mesure vou­lues par le milieu, répon­dant en prin­cipe au niveau de vie en vigueur dans la com­mu­nau­té natio­nale. Mais une poli­tique éco­no­mique et sociale n’est pas moins requise, concer­nant sur­tout l’offre de tra­vail, les migra­tions, les salaires, les impôts, le cré­dit, les inves­tis­se­ments, atten­tive en par­ti­cu­lier aux indus­tries à carac­tère sti­mu­lant. Cette poli­tique devrait être capable de pro­mou­voir l’ab­sorp­tion et l’emploi ren­table de la main-​d’œuvre, de sti­mu­ler l’es­prit d’en­tre­prise, de tirer par­ti des res­sources locales.

Toutefois, l’ac­tion des pou­voirs publics doit tou­jours être jus­ti­fiée par des rai­sons de bien com­mun. Elle s’exer­ce­ra par suite sui­vant des normes d’u­ni­té sur le plan natio­nal. Elle se don­ne­ra pour objec­tif constant de contri­buer au déve­lop­pe­ment gra­duel, simul­ta­né, pro­por­tion­nel, des trois sec­teurs de pro­duc­tion : agri­cole, indus­triel et des ser­vices. Elle veille­ra à ce que les habi­tants des régions moins déve­lop­pées se sentent et soient le plus pos­sible res­pon­sables et pro­mo­teurs de leur relè­ve­ment économique.

Rappelons enfin que l’i­ni­tia­tive pri­vée doit contri­buer à éta­blir l’é­qui­libre éco­no­mique et social entre régions d’un même pays. Et c’est Pourquoi, en ver­tu du prin­cipe de sub­si­dia­ri­té, les pou­voirs publics doivent venir en aide à cette ini­tia­tive et lui confier de prendre en main le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, dès que c’est effi­ca­ce­ment possible.

Elimination ou réduc­tion des dés­équi­libres entre terre et peuplement

Il convient de noter ici qu’il existe en plu­sieurs pays des dés­équi­libres mar­qués entre terre et peu­ple­ment. Dans cer­tains pays, les hommes sont rares et les terres culti­vables abondent ; en d’autres régions, à l’in­verse, les hommes abondent et les terres culti­vables sont rares.

En d’autres pays, mal­gré la richesse des res­sources poten­tielles, le carac­tère pri­mi­tif des cultures ne per­met pas de pro­duire des biens en suf­fi­sance pour satis­faire aux besoins élé­men­taires de la popu­la­tion. Ailleurs, la moder­ni­sa­tion très pous­sée des cultures entraîne une sur­pro­duc­tion de biens agraires, avec une inci­dence néga­tive sur l’é­co­no­mie nationale.

Il est évident que soli­da­ri­té humaine et fra­ter­ni­té chré­tienne requièrent entre peuples des rap­ports de col­la­bo­ra­tion active et variée. Celle-​ci doit favo­ri­ser les mou­ve­ments de biens, d’hommes, de capi­taux, en vue d’é­li­mi­ner ou au moins de réduire les dés­équi­libres trop pro­fonds. Nous revien­drons plus loin sur ce sujet.

Mais Nous vou­lons expri­mer ici Notre sin­cère estime envers l’œuvre, hau­te­ment bien­fai­sante, exer­cée par l’Organisation des Nations Unies pour l’a­li­men­ta­tion et l’a­gri­cul­ture (F. A. O.) ; elle s’emploie à favo­ri­ser entre peuples une entente féconde, à pro­mou­voir la moder­ni­sa­tion des cultures, sur­tout dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment, à sou­la­ger la misère des popu­la­tions sous-alimentées.

Exigences de la jus­tice dans les rela­tions entre pays inéga­le­ment développés

Le pro­blème de notre époque

Le pro­blème le plus impor­tant de notre époque est peut-​être celui des rela­tions entre com­mu­nau­tés poli­tiques éco­no­mi­que­ment déve­lop­pées et pays en voie de déve­lop­pe­ment éco­no­miques. Les pre­mières jouissent d’un niveau de vie éle­vé, les autres souffrent de pri­va­tions sou­vent graves. La soli­da­ri­té qui unit tous les hommes en une seule famille impose aux nations qui sur­abondent en moyens de sub­sis­tance le devoir de n’être pas indif­fé­rentes à l’é­gard des pays dont les membres se débattent dans les dif­fi­cul­tés de l’in­di­gence, de la misère, de la faim, ne jouissent même pas des droits élé­men­taires recon­nus à la per­sonne humaine. D’autant plus, vu l’in­ter­dé­pen­dance de plus en plus étroite entre peuples, Qu’une paix durable et féconde n’est pas pos­sible entre eux si sévit un trop grand écart entre leurs condi­tions éco­no­miques et sociales.

Conscient de Notre uni­ver­selle pater­ni­té, Nous éprou­vons le devoir de répé­ter solen­nel­le­ment ce que déjà Nous avons affir­mé : « Nous sommes tous soli­dai­re­ment res­pon­sables des popu­la­tions sous-​alimentées… [40] aus­si bien faut-​il for­mer les consciences au sens de la res­pon­sa­bi­li­té qui incombe à tous et cha­cun et spé­cia­le­ment aux plus favo­ri­sés » [41].

Il est évident que le devoir, que l’Eglise a tou­jours pro­cla­mé, de venir en aide à qui se débat dans l’in­di­gence et la misère doit être spé­cia­le­ment res­sen­ti par les catho­liques. Le fait d’être membres du Corps mys­tique du Christ est pour eux le plus noble motif. « En cela nous avons connu la cha­ri­té divine, pro­clame l’a­pôtre Jean, que Jésus a don­né sa vie pour nous. De même, nous devons don­ner notre vie pour nos frères. Celui qui pos­sé­de­rait les biens du monde et, voyant son frère dans le besoin, lui fer­me­rait son cœur, com­ment la cha­ri­té divine pourrait-​elle demeu­rer en lui ? » [42]

Nous voyons donc avec plai­sir les nations qui dis­posent de régimes éco­no­miques hau­te­ment pro­duc­tifs venir en aide aux peuples en voie de déve­lop­pe­ment éco­no­mique, de sorte qu’ils aient moins de dif­fi­cul­tés à amé­lio­rer leurs condi­tions de vie.

Secours d’ur­gence

En cer­tains pays, les biens de consom­ma­tion, sur­tout les fruits de la terre, sont pro­duits en excé­dent. En d’autres, de larges couches de la popu­la­tion com­battent la misère et la faim. Justice et huma­ni­té requièrent que les pre­miers viennent au secours des seconds. Détruire ou gas­piller des biens qui sont indis­pen­sables à la sur­vie d’êtres humains, c’est bles­ser la jus­tice et l’humanité.

Nous le savons, une pro­duc­tion de biens, sur­tout agri­coles, excé­den­taire par rap­port aux besoins d’une com­mu­nau­té poli­tique, peut avoir des réper­cus­sions éco­no­miques nui­sibles à cer­taines caté­go­ries de citoyens. Ce n’est là une rai­son qui dis­pense de l’o­bli­ga­tion de por­ter un secours d’ur­gence aux indi­gents et aux affa­més. Toutes mesures doivent cepen­dant être prises pour que ces réper­cus­sions soient limi­tées et équi­ta­ble­ment répar­ties entre tous les citoyens.

Coopération scien­ti­fique, tech­nique et financière

Certes, les secours d’ur­gence répondent à un devoir d’hu­ma­ni­té et de jus­tice. Ils ne suf­fisent pas tou­te­fois à éli­mi­ner, pas même à réduire, les causes qui engendrent en beau­coup de pays un état per­ma­nent d’in­di­gence, de misère ou de famine. Ces causes pro­viennent avant tout d’un régime éco­no­mique pri­mi­tif ou arrié­ré. Elles ne peuvent être éli­mi­nées ou com­pri­mées que par diverses orga­ni­sa­tions coopé­ra­tives qui don­ne­ront aux habi­tants apti­tudes et qua­li­fi­ca­tions pro­fes­sion­nelles, com­pé­tence tech­nique et scien­ti­fique. Elles met­tront à leur dis­po­si­tion les capi­taux indis­pen­sables pour mettre en route et accé­lé­rer le déve­lop­pe­ment éco­no­mique sui­vant les normes et les méthodes modernes.

Nous savons fort bien qu’en ces der­nières années une conscience plus uni­ver­selle, plus appro­fon­die, a été prise du devoir de s’employer à favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et le pro­grès social dans les pays qui se débattent dans les plus grandes difficultés.

Des orga­ni­sa­tions mon­diales et régio­nales ; des Etats, des fon­da­tions, des socié­tés pri­vées offrent à ces pays, en mesure crois­sante, leur coopé­ra­tion tech­nique dans tous les domaines de la pro­duc­tion. Les faci­li­tés offertes à des mil­liers de jeunes se mul­ti­plient afin qu’ils puissent étu­dier dans les uni­ver­si­tés des pays plus déve­lop­pés, acqué­rir une for­ma­tion scien­ti­fique, tech­nique et pro­fes­sion­nelle qui réponde à notre époque. Des ins­ti­tuts ban­caires à rayon mon­dial, les Etats, des per­sonnes pri­vées apportent des capi­taux, mettent en œuvre un ensemble crois­sant d’i­ni­tia­tives éco­no­miques dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment. Nous ne pou­vons tou­te­fois ne pas obser­ver que la coopé­ra­tion scien­ti­fique, tech­nique et éco­no­mique entre com­mu­nau­tés poli­tiques éco­no­mi­que­ment déve­lop­pées et pays qui sont encore au début ou aux pre­miers pas de leur déve­lop­pe­ment, veut une autre ampleur que celle que nous connais­sons. Il est à dési­rer que les pro­chaines décen­nies soient témoins de ces rela­tions accrues entre pays déve­lop­pés et pays en voie de développement.

A ce pro­pos, Nous esti­mons oppor­tuns quelques rap­pels et quelques réflexions.

Eviter les erreurs du passé

C’est sagesse que les pays qui sont au début ou aux pre­miers stades de leur déve­lop­pe­ment éco­no­mique tiennent compte des expé­riences vécues par les pays éco­no­mi­que­ment développés.

Produire plus et mieux est rai­son et inévi­table néces­si­té. Il est non moins néces­saire et juste que les richesses pro­duites soient équi­ta­ble­ment répar­ties par­mi tous les membres de la com­mu­nau­té. Il faut donc veiller à ce que déve­lop­pe­ment éco­no­mique et pro­grès social aillent de pair. Cela com­porte que ce déve­lop­pe­ment soit autant que pos­sible gra­duel et har­mo­nieux entre les sec­teurs de pro­duc­tion : agri­cul­ture, indus­trie, services.

Respect dû aux carac­té­ris­tiques de chaque pays

Les com­mu­nau­tés poli­tiques en voie de déve­lop­pe­ment éco­no­mique ont, d’or­di­naire, leur indi­vi­dua­li­té qui ne peut être confon­due ; qu’il s’a­gisse de leurs res­sources, des carac­tères spé­ci­fiques de leur milieu natu­rel, de leurs tra­di­tions sou­vent riches de valeurs humaines, des qua­li­tés typiques de leurs membres. Les pays éco­no­mi­que­ment déve­lop­pés, leur venant en aide, doivent dis­cer­ner, res­pec­ter cette indi­vi­dua­li­té, vaincre la ten­ta­tion qui les porte à pro­je­ter leur propre image sur les pays en voie de développement.

Action dés­in­té­res­sée

Les Etats éco­no­mi­que­ment déve­lop­pés doivent, en outre, veiller avec le plus grand soin, tan­dis qu’ils viennent en aide aux pays en voie de déve­lop­pe­ment, à ne pas cher­cher en cela leur avan­tage poli­tique, en esprit de domination.

Si cela venait à se pro­duire, il fau­drait décla­rer hau­te­ment que c’est là éta­blir une colo­ni­sa­tion d’un genre nou­veau, voi­lée sans doute, mais non moins domi­nante que celles dont de nom­breuses com­mu­nau­tés poli­tiques sont sor­ties récem­ment. Il en résul­te­rait une gêne pour les rela­tions inter­na­tio­nales et un dan­ger pour la paix du monde.

Il est donc indis­pen­sable, et la jus­tice exige, que cette aide tech­nique et finan­cière soit appor­tée dans le dés­in­té­res­se­ment poli­tique le plus sin­cère. Elle doit avoir pour objet de mettre les com­mu­nau­tés en voie de déve­lop­pe­ment éco­no­mique à même de réa­li­ser par leur propre effort leur mon­tée éco­no­mique et sociale.

De la sorte, une contri­bu­tion pré­cieuse aura été appor­tée à la for­ma­tion d’une com­mu­nau­té mon­diale, dont tous les membres seront sujets conscients de leurs devoirs et de leurs droits, tra­vaille­ront en situa­tion d’é­ga­li­té à la réa­li­sa­tion du bien com­mun universel.

Respect de la hié­rar­chie des valeurs

Le pro­grès scien­ti­fique et tech­nique, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, de meilleures condi­tions de vie, voi­là des élé­ments incon­tes­ta­ble­ment posi­tifs d’une civi­li­sa­tion. Il Nous faut tou­te­fois rap­pe­ler que ce ne sont, en aucune manière, des valeurs suprêmes, mais essen­tiel­le­ment des moyens en vue de la valeur absolue.

Avec amer­tume il Nous faut obser­ver que dans les pays éco­no­mi­que­ment déve­lop­pés la conscience de la hié­rar­chie des valeurs s’est affai­blie, éteinte, inver­sée en trop d’êtres humains. Les valeurs de l’es­prit sont négli­gées, oubliées, niées. Le pro­grès des sciences et des tech­niques, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, le bien-​être maté­riel ont les faveurs ; sou­vent on les recherche comme biens supé­rieurs, on en fait l’unique rai­son de vivre. C’est l’embûche la plus dis­sol­vante, la plus délé­tère, insi­nuée dans l’ac­tion qu’exercent les peuples éco­no­mi­que­ment, déve­lop­pés auprès des peuples en voie de déve­lop­pe­ment, alors que par­mi ces der­niers sou­vent les tra­di­tions ances­trales ont conser­vé vif et effi­cace le sens de cer­taines valeurs humaines et des plus importantes.

Blesser cette conscience est immo­ral par essence. Elle doit, au contraire, être res­pec­tée, éclai­rée autant que pos­sible et déve­lop­pée, afin de demeu­rer ce qu’elle est : fon­de­ment de civi­li­sa­tion vraie.

L’ap­port de l’Eglise

L’Eglise, on le sait, est uni­ver­selle de droit divin ; elle l’est éga­le­ment en fait puis­qu’elle est pré­sente à tous les peuples ou tend à le devenir.

L’insertion de l’Eglise dans un peuple com­porte tou­jours d’heu­reuses consé­quences dans le domaine éco­no­mique et social, comme le montrent l’his­toire et l’ex­pé­rience. Nul, en effet, de ceux qui deviennent chré­tiens ne pour­rait ne pas se sen­tir obli­gé d’a­mé­lio­rer les ins­ti­tu­tions tem­po­relles par res­pect pour la digni­té humaine et pour éli­mi­ner les obs­tacles à la dif­fu­sion du bien.

De plus, l’Eglise, entrant dans la vie des peuples, n’est pas une ins­ti­tu­tion impo­sée du dehors et le sait. Sa pré­sence, en effet, coïn­cide avec la nou­velle nais­sance ou la résur­rec­tion des hommes dans le Christ ; celui qui naît à nou­veau ou res­sus­cite dans le Christ, n’é­prouve jamais de contrainte exté­rieure ; il se sent, au contraire, libé­ré au plus pro­fond de lui-​même pour s’ou­vrir à Dieu ; tout ce qui, en lui, a quelque valeur se ren­force et s’ennoblit.

« L’Eglise du Christ, observe avec sagesse Notre Prédécesseur Pie XII, fidèle dépo­si­taire de la divine sagesse édu­ca­trice, ne peut pen­ser ni ne pense à atta­quer ou à més­es­ti­mer les carac­té­ris­tiques par­ti­cu­lières que chaque peuple, avec une pié­té jalouse et une com­pré­hen­sible fier­té, conserve et consi­dère comme un pré­cieux patri­moine. Son but est l’u­ni­té sur­na­tu­relle dans l’a­mour uni­ver­sel sen­ti et pra­ti­qué, et non l’u­ni­for­mi­té exclu­si­ve­ment exté­rieure, super­fi­cielle, et par là débi­li­tante. Toutes les orien­ta­tions, toutes les sol­li­ci­tudes, diri­gées vers un déve­lop­pe­ment sage et ordon­né des forces et ten­dances par­ti­cu­lières, qui ont leurs racines dans les fibres les plus pro­fondes de chaque rameau eth­nique, pour­vu qu’elles ne s’op­posent pas aux devoirs déri­vant pour l’hu­ma­ni­té de son uni­té d’o­ri­gine et de sa com­mune des­ti­née, l’Eglise les salue avec joie et les accom­pagne de ses vœux mater­nels. » [43] Nous consta­tons avec pro­fonde satis­fac­tion qu’au­jourd’­hui les citoyens catho­liques des nations en voie de déve­lop­pe­ment éco­no­mique ne le cèdent, en géné­ral, à per­sonne pour par­ti­ci­per à l’ef­fort de déve­lop­pe­ment et d’é­lé­va­tion de leurs pays dans le domaine éco­no­mique et social.

D’autre part, les catho­liques des nations de niveau éco­no­mique éle­vé mul­ti­plient les ini­tia­tives pour amé­lio­rer l’aide appor­tée aux nations en voie de déve­lop­pe­ment. Nous appré­cions spé­cia­le­ment l’as­sis­tance variée, tou­jours crois­sante, qu’ils apportent aux étu­diants d’Afrique et d’Asie dis­per­sés dans les uni­ver­si­tés d’Europe et d’Amérique ; Nous louons ceux qui se pré­parent à por­ter aux pays sous-​développés leur aide tech­nique et professionnelle.

A tous Nos chers fils qui témoignent sur tous les conti­nents de l’é­ter­nelle vita­li­té de l’Eglise, par leur zèle pour le vrai pro­grès des peuples et la civi­li­sa­tion, Nous vou­lons adres­ser une parole pater­nel­le­ment affec­tueuse de louange et d’encouragement.

Accroissements démo­gra­phiques et déve­lop­pe­ment économique

Déséquilibre entre peu­ple­ment et moyens de subsistance

Un pro­blème sou­vent évo­qué ces der­niers temps est celui des rap­ports entre l’ac­crois­se­ment démo­gra­phique, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et les moyens de sub­sis­tance dis­po­nibles, soit sur le plan mon­dial, soit dans les pays sous-développés.

Sur le plan mon­dial, cer­tains pré­tendent que, sui­vant des sta­tis­tiques assez sérieuses, le genre humain, dans quelques dizaines d’an­nées, aura sen­si­ble­ment aug­men­té en nombre, alors que le déve­lop­pe­ment éco­no­mique ne fera que des pro­grès plus lents. Ils en déduisent que si on ne limite pas les taux d’ac­crois­se­ment démo­gra­phique, en peu de temps le dés­équi­libre s’ac­cen­tue­ra d’une manière aiguë entre popu­la­tion et moyens de subsistance.

Quant aux pays sous-​développés, on observe, tou­jours sur don­nées sta­tis­tiques, que là dif­fu­sion rapide des mesures d’hy­giène et des soins médi­caux réduit de beau­coup le taux de mor­ta­li­té, sur­tout infan­tile, tan­dis que, durant une période encore assez longue, le taux de nata­li­té, assez éle­vé dans ces régions, tend à demeu­rer sen­si­ble­ment constant. De la sorte, l’ex­cé­dent des nais­sances sur les décès s’ac­croît sen­si­ble­ment, et le ren­de­ment des régimes éco­no­miques ne croît pas en pro­por­tion. Il est donc impos­sible que le niveau de vie s’a­mé­liore dans les pays sous-​développés ; le contraire est même inévi­table. C’est pour­quoi, si l’on veut évi­ter les situa­tions extrêmes, il devient indis­pen­sable, à leur avis, de recou­rir à des mesures dras­tiques pour empê­cher ou frei­ner la natalité.

Les termes du problèmes

A dire vrai, sur le plan mon­dial, le rap­port entre l’ac­crois­se­ment démo­gra­phique d’une part, et le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et des moyens de sub­sis­tance dis­po­nibles, d’autre part, ne semble pas créer de dif­fi­cul­tés, au moins actuel­le­ment et dans un proche ave­nir. Du reste, pour tirer des conclu­sions valables, les élé­ments dont on dis­pose sont trop incer­tains et instables.

En outre, Dieu, dans sa bon­té et sa sagesse, a doté la nature de res­sources inépui­sables et a don­né aux hommes intel­li­gence et génie pour inven­ter les ins­tru­ments aptes à leur pro­cu­rer les biens néces­saires à la vie. La solu­tion de base du pro­blème ne doit pas être cher­chée dans des expé­dients qui offensent l’ordre moral éta­bli par Dieu et s’at­taquent aux sources mêmes de la vie humaine, mais dans un nou­vel effort scien­ti­fique de l’homme pour aug­men­ter son emprise sur la nature. Les pro­grès déjà réa­li­sés par les sciences et les tech­niques ouvrent des hori­zons illi­mi­tés. Nous savons cepen­dant que dans cer­taines régions et dans cer­tains pays sous-​développés peuvent sur­gir, sur­gissent, en fait, de graves pro­blèmes dus à une orga­ni­sa­tion éco­no­mique et sociale défi­ciente, qui n’offre pas des moyens de sub­sis­tance pro­por­tion­nés au taux d’ac­crois­se­ment démo­gra­phique, dus aus­si à une soli­da­ri­té insuf­fi­sante entre peuples.

Mais, même dans ce cas, nous devons aus­si­tôt affir­mer net­te­ment que ces pro­blèmes ne doivent pas être affron­tés, que ces dif­fi­cul­tés ne doivent pas être réso­lues par le recours à des moyens indignes de l’homme, déri­vant d’une concep­tion net­te­ment maté­ria­liste de l’homme et de la vie.

La vraie solu­tion se trouve seule­ment dans le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et le pro­grès social, qui res­pectent les vraies valeurs humaines, indi­vi­duelles et sociales. Ce déve­lop­pe­ment éco­no­mique et ce pro­grès social doivent être réa­li­sés mora­le­ment, d’une manière digne de l’homme et de l’im­mense valeur : que repré­sente la vie de tout indi­vi­du. Il requiert aus­si une col­la­bo­ra­tion mon­diale qui per­mette et favo­rise une cir­cu­la­tion ordon­née et féconde des connais­sances, des capi­taux et des hommes.

Respect des lois de la vie

Il Nous faut pro­cla­mer solen­nel­le­ment que la vie humaine doit être trans­mise par la famille fon­dée sur le mariage, un et indis­so­luble, éle­vé pour les chré­tiens à la digni­té de sacre­ment. La trans­mis­sion de la vie humaine est confiée par la nature à un acte per­son­nel et conscient, et comme tel sou­mis aux lois très sages de Dieu, lois invio­lables et immuables, que tous doivent recon­naître et observer.

On ne peut donc pas employer des moyens, suivre des méthodes qui seraient illi­cites dans la trans­mis­sion de la vie des plantes et des ani­maux. La vie humaine est sacrée, puisque, dès son ori­gine, elle requiert l’ac­tion créa­trice de Dieu. Celui qui viole ses lois offense la divine Majesté, se dégrade et avec soi l’hu­ma­ni­té, affai­blit en outre la com­mu­nau­té dont il est membre.

Education au sens de la responsabilité

Il est de la plus haute impor­tance que les nou­velles géné­ra­tions reçoivent non seule­ment une for­ma­tion cultu­relle et reli­gieuse adé­quate – ce qui est le droit et le devoir des parents – mais aus­si une édu­ca­tion solide au sens de la res­pon­sa­bi­li­té dans toutes les mani­fes­ta­tions de la vie ; par­ti­cu­liè­re­ment en ce qui touche la fon­da­tion d’une famille, le devoir de mettre au monde et éle­ver des enfants. Il faut leur incul­quer une foi vive, une confiance pro­fonde en la divine Providence, afin qu’ils aient le cou­rage d’ac­cep­ter peines et sacri­fices dans l’ac­com­plis­se­ment d’une mis­sion aus­si noble, sou­vent aus­si ardue, que celle de col­la­bo­rer avec Dieu dans la trans­mis­sion de la vie et l’é­du­ca­tion des enfants. Pour cette édu­ca­tion, aucune ins­ti­tu­tion ne dis­pose d’au­tant de moyens effi­caces que l’Eglise qui, pour ce motif, a le droit d’exer­cer sa mis­sion en toute liberté.

Au ser­vice de la vie

On se rap­pelle que dans la Genèse, Dieu a adres­sé aux pre­miers hommes deux com­man­de­ments qui se com­plètent : celui de trans­mettre la vie : « Croissez et mul­ti­pliez » [44] ; et celui de sou­mettre la nature : « Remplissez la terre et soumettez-​la » [45].

Le com­man­de­ment de sou­mettre la nature, loin d’a­voir un but des­truc­teur, est orien­té au ser­vice de la vie.

Nous rele­vons avec tris­tesse une des contra­dic­tions les plus décon­cer­tantes qui affligent notre époque : d’une part, on met l’ac­cent sur les pires éven­tua­li­tés et l’on agite le spectre de la misère et de la famine ; d’autre part, on uti­lise lar­ge­ment les inven­tions scien­ti­fiques, les réa­li­sa­tions tech­niques et les res­sources éco­no­miques pour pro­duire de ter­ribles ins­tru­ments de ruine et de mort

La Providence divine a accor­dé au genre humain des moyens suf­fi­sants pour résoudre dans la digni­té les pro­blèmes mul­tiples et déli­cats de la trans­mis­sion de la vie. Ces pro­blèmes peuvent n’ob­te­nir qu’une solu­tion boi­teuse ou même demeu­rer inso­lubles, si l’es­prit faus­sé des hommes ou leur volon­té per­ver­tie uti­lisent ces moyens contre la rai­son, pour des fins qui ne répondent plus à leur nature sociale et au plan de la Providence.

Collaboration à l’é­chelle mondiale

Dimensions mon­diales de tout pro­blème humain important

Les pro­grès des sciences et des tech­niques dans tous les domaines de la vie sociale mul­ti­plient et res­serrent les rap­ports entre les nations, rendent leur inter­dé­pen­dance tou­jours plus pro­fonde et vitale.

Par suite, on peut dire que tout pro­blème humain de quelque impor­tance, quel qu’en soit le conte­nu, scien­ti­fique, tech­nique, éco­no­mique, social, poli­tique, cultu­rel, revêt aujourd’­hui des dimen­sions supra­na­tio­nales et sou­vent mondiales.

C’est pour­quoi, prises iso­lé­ment, les com­mu­nau­tés poli­tiques ne sont plus à même de résoudre conve­na­ble­ment leurs plus grands pro­blèmes par elles-​mêmes et avec leurs seules forces, même si elles se dis­tinguent par une haute culture lar­ge­ment répan­due, par le nombre et l’ac­ti­vi­té de leurs citoyens, par l’ef­fi­cience de leur régime éco­no­mique, par l’étendue et la richesse de leur ter­ri­toire. Les nations se condi­tionnent réci­pro­que­ment, et on peut affir­mer que cha­cune se déve­loppe en contri­buant au déve­lop­pe­ment des autres. Par suite, entente et col­la­bo­ra­tion s’im­posent entre elles.

Méfiance réci­proque

On peut ain­si com­prendre com­ment se pro­page tou­jours plus dans l’es­prit des indi­vi­dus et des peuples la convic­tion d’une néces­si­té urgente d’en­tente et de col­la­bo­ra­tion. Mais en même temps, il semble que les hommes, ceux sur­tout qui portent de plus grandes res­pon­sa­bi­li­tés, se montrent impuis­sants à réa­li­ser l’une et l’autre. Il ne faut pas cher­cher la racine de cette impuis­sance dans des rai­sons scien­ti­fiques, tech­niques, éco­no­miques, mais dans l’ab­sence de confiance réci­proque. Les hommes et par suite les Etats se craignent les uns les autres. Chacun craint que l’autre ne nour­risse des pro­jets de supré­ma­tie et ne cherche le moment favo­rable pour les mettre à exé­cu­tion. Il orga­nise donc sa propre défense, et il déve­loppe ses arme­ments, non pas, déclare-​t-​il, pour atta­quer, mais pour dis­sua­der de toute agres­sion l’hy­po­thé­tique agresseur.

La consé­quence en est que des éner­gies humaines immenses et des res­sources gigan­tesques se consument en des buts non construc­tifs, tan­dis que s’in­si­nue et gran­dit dans l’es­prit des indi­vi­dus et des peuples un sen­ti­ment de malaise et de pesan­teur qui ralen­tit l’es­prit d’i­ni­tia­tive pour des tâches de large envergure.

Méconnaissance de l’ordre moral

L’absence de confiance réci­proque trouve son expli­ca­tion dans le fait que les hommes, les plus res­pon­sables sur­tout, s’ins­pirent dans leurs acti­vi­tés de concep­tions de vie dif­fé­rentes ou radi­ca­le­ment oppo­sées. Malheureusement, cer­taines de ces concep­tions ne recon­naissent pas l’exis­tence d’un ordre moral, d’un ordre trans­cen­dant, uni­ver­sel, abso­lu, d’é­gale valeur pour tous. Il devient ain­si impos­sible de se ren­con­trer et de se mettre plei­ne­ment d’ac­cord, avec sécu­ri­té, à la lumière d’une même loi de jus­tice admise et sui­vie par tous. Il est vrai que le mot « jus­tice » et l’ex­pres­sion « les exi­gences de la jus­tice » conti­nuent à sor­tir des lèvres de tous ; mais ce mot et cette expres­sion prennent chez les uns et chez les autres des conte­nus dif­fé­rents ou opposés.

C’est pour­quoi les appels répé­tés et pas­sion­nés à la jus­tice et aux exi­gences de la jus­tice, loin d’of­frir une pos­si­bi­li­té de ren­contre ou d’en­tente, aug­mentent la confu­sion, avivent les contrastes, échauffent les contro­verses ; en consé­quence, la per­sua­sion se répand que pour faire valoir ses droits et pour­suivre ses inté­rêts, il n’est d’autre moyen que le recours à la vio­lence, source de maux très graves.

Le vrai Dieu, fon­de­ment de l’ordre moral

La confiance réci­proque entre les peuples et les États ne peut naître et se ren­for­cer que dans la recon­nais­sance et le res­pect de l’ordre moral.

Mais l’ordre moral ne peut s’é­di­fier que sur Dieu ; sépa­ré de Dieu, il se dés­in­tègre. Car l’homme n’est pas seule­ment un orga­nisme maté­riel ; il est aus­si un esprit doué de pen­sée et de liber­té. Il exige donc un ordre moral et reli­gieux qui, plus que toute valeur maté­rielle, influe sur les orien­ta­tions et les solu­tions à don­ner aux pro­blèmes de la vie indi­vi­duelle et sociale, à l’in­té­rieur des com­mu­nau­tés natio­nales et dans leurs rap­ports mutuels.

On a affir­mé que, à l’é­poque des triomphes de la science et de la tech­nique, les hommes pou­vaient construire leur civi­li­sa­tion sans avoir besoin de Dieu. La véri­té est au contraire que les pro­grès eux-​mêmes de la science et de la tech­nique posent des pro­blèmes humains de dimen­sions mon­diales qui ne peuvent trou­ver leur solu­tion qu’à la lumière d’une foi sin­cère et vive en Dieu, prin­cipe et fin de l’homme et du monde.

Ces véri­tés sont confir­mées par la consta­ta­tion que les hori­zons sans mesure ouverts par la recherche scien­ti­fique contri­buent eux-​mêmes à faire naître dans les esprits la per­sua­sion que les sciences mathé­ma­tiques peuvent bien mani­fes­ter les phé­no­mènes, mais sont inca­pables de sai­sir et encore moins d’ex­pri­mer entiè­re­ment les aspects les plus pro­fonds de la réa­li­té. La tra­gique expé­rience du pas­sé, que les forces gigan­tesques mises à la dis­po­si­tion de la tech­nique peuvent être uti­li­sées pour des fins aus­si bien construc­tives que des­truc­tives, met en évi­dence l’im­por­tance sou­ve­raine des valeurs spi­ri­tuelles pour que les pro­grès scien­ti­fiques conservent leur carac­tère essen­tiel de moyens pour la civilisation.

Le sen­ti­ment de crois­sante insa­tis­fac­tion qui se pro­page par­mi les membres de com­mu­nau­tés natio­nales à haut niveau de vie détruit l’illu­sion rêvée d’un para­dis sur terre ; mais en même temps se fait tou­jours plus claire la conscience des droits invio­lables et uni­ver­sels de la per­sonne, plus vive l’as­pi­ra­tion à des rela­tions plus justes et plus humaines. Ce sont là des motifs qui tous contri­buent à rendre les hommes plus conscients de leurs propres limites, à faire refleu­rir en eux la recherche des valeurs spi­ri­tuelles. Tout cela ne peut pas ne pas sus­ci­ter un espoir d’en­tentes sin­cères et de col­la­bo­ra­tions fécondes.

QUATRIÈME PARTIE

RENOUER DES LIENS DE VIE EN COMMUN
DANS LA VÉRITÉ, LA JUSTICE ET L’AMOUR

Idéologies tron­quées ou erronées

Après tant de pro­grès scien­ti­fiques, et même à cause d’eux, le pro­blème reste encore de rela­tions sociales plus humai­ne­ment équi­li­brées tant à l’in­té­rieur de chaque com­mu­nau­té poli­tique que sur le plan international.

A cette fin, diverses idéo­lo­gies ont été de nos jours éla­bo­rées et dif­fu­sées ; quelques-​unes se sont déjà dis­soutes, comme brume au soleil ; d’autres ont subi et subissent des retouches sub­stan­tielles ; d’autres enfin ont per­du beau­coup et perdent chaque jour davan­tage leur atti­rance sur les esprits. La rai­son en est que ces idéo­lo­gies ne consi­dèrent de l’homme que cer­tains aspects, et sou­vent, les moins pro­fonds. De plus, elles ne tiennent pas compte des inévi­tables imper­fec­tions de l’homme, comme la mala­die et la souf­france, imper­fec­tions que les sys­tèmes sociaux et éco­no­miques, même les plus pous­sés, ne réus­sissent pas à éli­mi­ner. Il y a enfin l’exi­gence spi­ri­tuelle, pro­fonde et insa­tiable, qui s’ex­prime par­tout et tou­jours, même quand elle est écra­sée avec vio­lence ou habi­le­ment étouffée.

L’erreur la plus radi­cale de l’é­poque moderne est bien celle de juger l’exi­gence reli­gieuse de l’es­prit humain comme une expres­sion du sen­ti­ment ou de l’i­ma­gi­na­tion, ou bien comme un pro­duit de contin­gences his­to­riques, qu’il faut éli­mi­ner comme un élé­ment ana­chro­nique et un obs­tacle au pro­grès humain. Les hommes, au contraire, se révèlent jus­te­ment dans cette exi­gence ce qu’ils sont en réa­li­té : des êtres créés par Dieu pour Dieu, comme écrit saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en toi. » [46]

Quel que soit le pro­grès tech­nique et éco­no­mique, il n’y aura donc dans le monde ni jus­tice ni paix tant que les hommes ne retrou­ve­ront pas le sens de leur digni­té de créa­tures et de fils de Dieu, pre­mière et der­nière rai­son d’être de toute la créa­tion. L’homme sépa­ré de Dieu devient inhu­main envers lui-​même et envers les autres, car des rap­ports bien ordon­nés entre les hommes sup­posent des rap­ports bien ordon­nés de la conscience per­son­nelle avec Dieu, source de véri­té, de jus­tice et d’amour.

Il est vrai que la per­sé­cu­tion, qui depuis des dizaines d’an­nées sévit sur de nom­breux pays, même d’an­tique civi­li­sa­tion chré­tienne, sur tant de Nos frères et de Nos fils, à Nous pour cela spé­cia­le­ment chers, met tou­jours mieux en évi­dence la digne supé­rio­ri­té des per­sé­cu­tés et la bar­ba­rie raf­fi­née des per­sé­cu­teurs ; ce qui ne donne peut-​être pas encore des fruits visibles de repen­tir, mais induit beau­coup d’hommes à réfléchir.

Il n’en reste pas moins que l’as­pect plus sinis­tre­ment typique de l’é­poque moderne se trouve dans la ten­ta­tive absurde de vou­loir bâtir un ordre tem­po­rel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fon­de­ment sur lequel il puisse sub­sis­ter, et de vou­loir pro­cla­mer la gran­deur de l’homme en le cou­pant de la source dont cette gran­deur jaillit et où elle s’a­li­mente ; en répri­mant, et si pos­sible en étei­gnant, ses aspi­ra­tions vers Dieu. Mais l’ex­pé­rience de tous les jours conti­nue à attes­ter, au milieu des dés­illu­sions les plus amères, et sou­vent en lan­gage de sang, ce qu’af­firme le Livre ins­pi­ré : « Si ce n’est pas Dieu qui bâtit la mai­son, c’est en vain que tra­vaillent ceux qui la construisent. » [47]

Eternelle actua­li­té de la doc­trine sociale de l’Eglise

L’Eglise apporte et annonce aux hommes une concep­tion tou­jours actuelle de la vie sociale. Suivant le prin­cipe de base de cette concep­tion – comme il res­sort de tout ce que Nous avons dit jus­qu’i­ci, – les êtres humains sont et doivent être fon­de­ment, but et sujets de toutes les ins­ti­tu­tions où se mani­feste la vie sociale. Chacun d’entre eux, étant ce qu’il est, doit être consi­dé­ré selon sa nature intrin­sè­que­ment sociale et sur le plan pro­vi­den­tiel de son élé­va­tion à l’ordre surnaturel.

Partant de ce prin­cipe de base qui pro­tège la digni­té sacrée de la per­sonne, le Magistère de l’Eglise, avec la col­la­bo­ra­tion de prêtres et de laïcs aver­tis, a mis au point, spé­cia­le­ment en ce der­nier siècle, une doc­trine sociale. Celle-​ci indique clai­re­ment les voies sûres pour réta­blir les rap­ports de la vie sociale selon des normes uni­ver­selles en confor­mi­té avec la nature et les divers milieux d’ordre tem­po­rel, comme aus­si avec les carac­té­ris­tiques de la socié­té contem­po­raine ; normes qui, par suite, peuvent être accep­tées par tous.

Il est cepen­dant indis­pen­sable, aujourd’­hui plus que jamais, que cette doc­trine soit connue, assi­mi­lée, tra­duite dans la réa­li­té sociale sous les formes et dans la mesure que per­mettent ou réclament les situa­tions diverses. Cette tâche est ardue, mais bien noble. C’est à sa réa­li­sa­tion que Nous invi­tons ardem­ment non seule­ment Nos frères et fils répan­dus dans le monde entier, mais aus­si tous les hommes de bonne volonté.

Instruction

Nous réaf­fir­mons avant tout que la doc­trine sociale chré­tienne est par­tie inté­grante de la concep­tion chré­tienne de la vie.

Tout en obser­vant avec satis­fac­tion que dans divers ins­ti­tuts cette doc­trine est déjà ensei­gnée, depuis long­temps, Nous insis­tons pour que l’on en étende l’en­sei­gne­ment dans des cours ordi­naires, et en forme sys­té­ma­tique, dans tous les sémi­naires, dans toutes les écoles catho­liques à tous les degrés. Elle doit de plus être ins­crite au pro­gramme d’ins­truc­tion reli­gieuse des paroisses et des grou­pe­ments d’a­pos­to­lat des laïcs ; elle doit être pro­pa­gée par tous les moyens modernes de dif­fu­sion : presse quo­ti­dienne et pério­dique, ouvrages de vul­ga­ri­sa­tion ou à carac­tère scien­ti­fique, radio­pho­nie, télévision.

A cette dif­fu­sion, Nos fils du laï­cat peuvent contri­buer beau­coup par leur appli­ca­tion à connaître la doc­trine, par leur zèle à la faire com­prendre aux autres et en accom­plis­sant à sa lumière leurs acti­vi­tés d’ordre temporel.

Qu’ils n’ou­blient pas que la véri­té et l’ef­fi­ca­ci­té de la doc­trine sociale catho­lique se prouvent sur­tout par l’o­rien­ta­tion sûre qu’elle offre à la solu­tion des pro­blèmes concrets. De cette manière, on réus­sit même à atti­rer sur elle l’at­ten­tion de ceux qui l’i­gnorent ou qui l’at­taquent parce qu’ils l’i­gnorent ; peut-​être même à faire péné­trer dans leur esprit une étin­celle de sa lumière.

Education

Une doc­trine sociale ne doit pas seule­ment être pro­cla­mée, mais aus­si tra­duite en termes concrets dans la réa­li­té. C’est d’au­tant plus vrai de la doc­trine sociale chré­tienne, dont la lumière est la Vérité, dont l’ob­jec­tif est la Justice et la force dyna­mique l’Amour.

Nous atti­rons donc l’at­ten­tion sur la néces­si­té qu’il y a pour Nos fils à ne pas être seule­ment ins­truits de la doc­trine sociale, mais d’être édu­qués d’une manière sociale.

L’éducation chré­tienne doit être inté­grale. Elle doit s’é­tendre à tous les devoirs. Elle doit donc faire naître et s’af­fir­mer chez les chré­tiens la conscience du devoir qui consiste à accom­plir chré­tien­ne­ment même les acti­vi­tés de nature éco­no­mique et sociale.

Le pas­sage de la théo­rie à la pra­tique est de soi dif­fi­cile. Il l’est d’au­tant plus qu’il s’a­git de tra­duire en termes concrets une doc­trine sociale comme la doc­trine chré­tienne, à cause de l’é­goïsme pro­fon­dé­ment enra­ci­né dans les hommes, du maté­ria­lisme où baigne la socié­té moderne, des dif­fi­cul­tés à décou­vrir avec clar­té et pré­ci­sion les exi­gences objec­tives de la jus­tice dans les cas concrets.

C’est pour­quoi il ne suf­fit pas de faire prendre conscience du devoir d’a­gir chré­tien­ne­ment en matière éco­no­mique et sociale, mais l’é­du­ca­tion doit viser éga­le­ment à ensei­gner la méthode qui rend apte à accom­plir ce devoir.

Une tâche pour les asso­cia­tions d’a­pos­to­lat des laïcs

L’éducation à l’ac­tion chré­tienne, même en matière éco­no­mique et sociale, sera rare­ment effi­cace, si les sujets eux-​mêmes ne prennent pas une part active à leur propre édu­ca­tion et si l’é­du­ca­tion ne se réa­lise dans l’action.

On a rai­son de dire que l’on n’ac­quiert pas l’ap­ti­tude au bon exer­cice de la liber­té, si ce n’est par le bon usage de la liber­té. D’une manière ana­logue l’é­du­ca­tion à l’ac­tion chré­tienne en matière éco­no­mique et sociale ne s’ac­quiert que par l’ac­tion chré­tienne concrète en ce domaine.

C’est pour­quoi, dans l’é­du­ca­tion sociale, une tâche impor­tante est réser­vée aux asso­cia­tions et aux orga­ni­sa­tions d’a­pos­to­lat des laïcs, à celles en par­ti­cu­lier qui se pro­posent comme objec­tif propre l’a­ni­ma­tion chré­tienne de quelque sec­teur d’ordre tem­po­rel. En effet, beau­coup de membres de ces asso­cia­tions peuvent uti­li­ser leurs expé­riences quo­ti­diennes pour s’é­du­quer tou­jours mieux et contri­buer à l’é­du­ca­tion sociale des jeunes.

A ce pro­pos, il est oppor­tun de rap­pe­ler à tous, aux grands et aux humbles, que le sens chré­tien de la vie impose l’es­prit de sobrié­té et de sacri­fice. De nos jours, hélas ! pré­vaut çà et là une ten­dance hédo­niste, qui vou­drait réduire la vie à la recherche du plai­sir et à la com­plète satis­fac­tion de toutes les pas­sions, au grand dam de l’es­prit et même du corps.

Sur le plan natu­rel, une conduite réglée et la modé­ra­tion des bas appé­tits est sagesse et source de bien ; sur le plan sur­na­tu­rel, l’Evangile, l’Eglise et toute sa tra­di­tion ascé­tique exigent le sens de la mor­ti­fi­ca­tion et de la péni­tence, qui assure la vic­toire de l’es­prit sur la chair et offre un moyen effi­cace d’ex­pier les peines dues pour les péchés, aux­quels per­sonne n’é­chappe, sauf Jésus-​Christ et sa Mère immaculée.

Suggestions pra­tiques

Pour tra­duire en termes concrets les prin­cipes et les direc­tives sociales, on passe d’ha­bi­tude par trois étapes : rele­vé de la situa­tion, appré­cia­tion de celle-​ci à la lumière de ces prin­cipes et direc­tives, recherche et déter­mi­na­tion de ce qui doit se faire pour tra­duire en actes ces prin­cipes et ces direc­tives selon le mode et le degré que la situa­tion per­met ou commande.

Ce sont ces trois moments que l’on a l’ha­bi­tude d’ex­pri­mer par les mots : voir, juger, agir. Il est plus que jamais oppor­tun que les jeunes soient invi­tés sou­vent à repen­ser ces trois moments, et, dans la mesure du pos­sible, à les tra­duire en actes ; de cette façon, les connais­sances apprises et assi­mi­lées ne res­tent pas en eux à l’é­tat d’i­dées abs­traites, mais les rendent capables de tra­duire dans la pra­tique les prin­cipes et les direc­tives sociales.

A ce stade de l’ap­pli­ca­tion concrète des prin­cipes, des diver­gences de vue peuvent sur­gir, même entre catho­liques droits et sin­cères. Lorsque cela se pro­duit, que jamais ne fassent défaut la consi­dé­ra­tion réci­proque, le res­pect mutuel et la bonne volon­té qui recherche les points de contact en vue d’une action oppor­tune et effi­cace ; que l’on ne s’é­puise pas en dis­cus­sions inter­mi­nables ; et sous le pré­texte du mieux, que l’on ne néglige pas le bien qui peut et doit être fait.

Les catho­liques qui s’a­donnent à des acti­vi­tés éco­no­miques et sociales se trouvent fré­quem­ment en rap­port avec des hommes qui n’ont pas la même concep­tion de la vie. Que dans ces rap­ports Nos fils soient vigi­lants pour res­ter cohé­rents avec eux-​mêmes, pour n’ad­mettre aucun com­pro­mis en matière de reli­gion et de morale ; mais qu’en même temps ils soient ani­més d’es­prit de com­pré­hen­sion, dés­in­té­res­sés, dis­po­sés à col­la­bo­rer loya­le­ment en des matières qui en soi sont bonnes ou dont on peut tirer le bien. Il est cepen­dant clair que dès que la Hiérarchie ecclé­sias­tique s’est pro­non­cée sur un sujet, les catho­liques sont tenus à se confor­mer à ses direc­tives, puisque appar­tiennent à l’Eglise le droit et le devoir non seule­ment de défendre les prin­cipes d’ordre moral et reli­gieux, mais aus­si d’in­ter­ve­nir d’au­to­ri­té dans l’ordre tem­po­rel, lors­qu’il s’a­git de juger de l’ap­pli­ca­tion de ces prin­cipes à des cas concrets.

Action mul­tiple et responsabilité

De l’ins­truc­tion et de l’é­du­ca­tion il convient de pas­ser à l’ac­tion. C’est une tâche qui concerne sur­tout Nos fils du laï­cat, puisque habi­tuel­le­ment ils s’a­donnent en ver­tu de leur état de vie à des acti­vi­tés et à des ins­ti­tu­tions à conte­nu et fina­li­té temporels.

Pour accom­plir cette noble tâche il est néces­saire que Nos fils ne soient pas seule­ment com­pé­tents dans leur pro­fes­sion et qu’ils exercent leurs acti­vi­tés tem­po­relles selon les lois natu­relles qui conduisent effi­ca­ce­ment au but ; mais il est aus­si indis­pen­sable que ces acti­vi­tés s’exercent dans la mou­vance des prin­cipes et des direc­tives de la doc­trine sociale chré­tienne, dans une atti­tude de confiance sin­cère et d’o­béis­sance filiale envers l’au­to­ri­té ecclé­sias­tique. Que Nos fils veuillent bien noter que lorsque dans l’exer­cice des acti­vi­tés tem­po­relles ils ne suivent pas les prin­cipes et les direc­tives de la doc­trine sociale chré­tienne, non seule­ment ils manquent à un devoir et lèsent sou­vent les droits de leurs propres frères, mais ils peuvent même arri­ver à jeter le dis­cré­dit sur la doc­trine elle-​même, comme si sans doute elle était noble en soi, mais dépour­vue de toute vigueur effi­cace d’orientation.

Un grave danger

Comme Nous l’a­vons déjà fait remar­quer, les hommes ont aujourd’­hui appro­fon­di et gran­de­ment éten­du la connais­sance des lois de la nature ; ils ont créé des ins­tru­ments pour acca­pa­rer ses forces ; ils ont pro­duit et conti­nuent à pro­duire des œuvres gigan­tesques et spec­ta­cu­laires. Cependant, dans leur volon­té de domi­ner et de trans­for­mer le monde exté­rieur, ils risquent de se négli­ger et de s’af­fai­blir eux-​mêmes. Comme le notait avec une pro­fonde amer­tume Notre Prédécesseur Pie XI dans l’Encyclique Quadragesimo anno : « Le tra­vail cor­po­rel que la divine Providence, même après le péché ori­gi­nel, avait des­ti­né au per­fec­tion­ne­ment maté­riel et moral de l’homme, tend, dans ces condi­tions, à deve­nir un ins­tru­ment de dépra­va­tion : la matière inerte sort enno­blie de l’a­te­lier, tan­dis que les hommes s’y cor­rompent et s’y dégradent. » [48]

De même le Souverain Pontife Pie XII affirme avec rai­son que notre époque se dis­tingue par le contraste exis­tant entre l’im­mense pro­grès scien­ti­fique et tech­nique et un recul effrayant de l’hu­ma­ni­té : notre époque achè­ve­ra « son chef-​d’œuvre mons­trueux, en trans­for­mant l’homme en un géant du monde phy­sique aux dépens de son esprit, réduit à l’é­tat de pyg­mée du monde sur­na­tu­rel et éter­nel » [49].

Aujourd’hui encore se véri­fie sur une très vaste échelle ce que le Psalmiste affir­mait des païens : l’ac­ti­vi­té des hommes leur fait oublier leur nature ; ils admirent leurs propres œuvres au point d’en faire des idoles : « Leurs idoles, or et argent ; une œuvre de main d’homme. » [50]

Reconnaissance et res­pect de la hié­rar­chie des valeurs

Dans Notre pater­nelle sol­li­ci­tude de Pasteur uni­ver­sel des âmes, Nous invi­tons avec insis­tance Nos fils à veiller sur eux-​mêmes, pour main­te­nir lucide et vivante la conscience de la hié­rar­chie des valeurs dans l’exer­cice de leurs acti­vi­tés tem­po­relles et dans la pour­suite des fins par­ti­cu­lières à chacune.

Il est vrai qu’en tout temps l’Eglise a ensei­gné et enseigne tou­jours que les pro­grès scien­ti­fiques et tech­niques, le bien-​être maté­riel qui en résulte, sont des biens authen­tiques et qui marquent donc un pas impor­tant dans le pro­grès de la civi­li­sa­tion humaine. Ils doivent cepen­dant être appré­ciés selon leur vraie nature, c’est-​à-​dire comme des ins­tru­ments ou des moyens uti­li­sés pour atteindre plus sûre­ment une fin supé­rieure, qui consiste à faci­li­ter et pro­mou­voir la per­fec­tion spi­ri­tuelle des hommes dans l’ordre natu­rel et dans l’ordre surnaturel.

La parole du divin Maître reten­tit comme un aver­tis­se­ment éter­nel : « Que sert-​il à l’homme de gagner l’u­ni­vers, s’il ruine sa propre vie ? Ou que pour­ra don­ner l’homme en échange de sa propre vie ? » [51]

Sanctification des jours de fête

Pour pro­té­ger la digni­té de l’homme comme créa­ture douée d’une âme faite à l’i­mage et à la res­sem­blance de Dieu, l’Eglise a tou­jours rap­pe­lé l’ob­ser­vance exacte du troi­sième pré­cepte du Décalogue : « Souviens-​toi de sanc­ti­fier le jour du sab­bat. » [52] Dieu a le droit d’exi­ger de l’homme qu’il dédie à son culte un jour de la semaine, pen­dant lequel l’es­prit, déli­vré des occu­pa­tions maté­rielles, puisse s’é­le­ver et s’ou­vrir à la pen­sée et à l’a­mour des choses célestes, en exa­mi­nant dans le secret de sa conscience les devoirs envers son Créateur.

C’est aus­si un droit, et même un besoin pour l’homme, de ces­ser par moments le dur tra­vail quo­ti­dien, pour repo­ser ses membres fati­gués, pour pro­cu­rer à ses sens une hon­nête détente, pour fomen­ter dans la famille une union plus grande, qui ne peut être obte­nue que par un contact fré­quent et une sereine vie en com­mun de tous les membres de la famille.

La reli­gion, la morale et l’hy­giène sont d’ac­cord sur la néces­si­té d’un repos régu­lier, que depuis des siècles l’Eglise tra­duit par la sanc­ti­fi­ca­tion du dimanche, accom­pa­gnée de la par­ti­ci­pa­tion au Saint Sacrifice de la messe, mémo­rial et appli­ca­tion de l’œuvre rédemp­trice du Christ aux âmes.

Avec une vive dou­leur, Nous devons consta­ter et déplo­rer la négli­gence, sinon le mépris, de cette sainte loi, avec les consé­quences néfastes que cela com­porte pour le salut de l’âme et pour la san­té du corps des chers ouvriers.

Au nom de Dieu et dans l’in­té­rêt maté­riel et spi­ri­tuel des hommes, Nous rap­pe­lons à tous, auto­ri­tés, patrons et ouvriers, l’ob­ser­vance du com­man­de­ment de Dieu et de l’Eglise, en met­tant cha­cun d’entre eux devant la grave res­pon­sa­bi­li­té qu’il encourt aux yeux de Dieu et vis-​à-​vis de la société.

Engagement renou­ve­lé

Il serait cepen­dant erro­né de déduire de ce que Nous avons briè­ve­ment expo­sé ci-​dessus que Nos fils, sur­tout les laïcs, doivent cher­cher avec pru­dence à dimi­nuer leur enga­ge­ment chré­tien dans le monde. Ils doivent, au contraire, le renou­ve­ler et l’accentuer.

Le Seigneur, dans sa prière sublime pour l’u­ni­té de l’Eglise ne demande pas au Père de reti­rer les siens du monde, mais de les pré­ser­ver du mal : « Je ne te prie pas de les reti­rer du monde, mais de les gar­der du mal. » [53] Il ne faut pas créer d’op­po­si­tion arti­fi­cielle là où elle n’existe pas, entre la per­fec­tion per­son­nelle et l’ac­ti­vi­té de cha­cun dans le monde, comme si on ne pou­vait se per­fec­tion­ner qu’en ces­sant d’exer­cer une acti­vi­té tem­po­relle, ou comme si le fait d’exer­cer ces acti­vi­tés com­pro­met­tait fata­le­ment notre digni­té d’homme et le croyant.

Il est, au contraire, par­fai­te­ment conforme au plan de la Providence que cha­cun se per­fec­tionne par son tra­vail quo­ti­dien, qui, pour la presque tota­li­té du genre humain, est un tra­vail à matière et fina­li­té tem­po­relles. L’Église affronte aujourd’­hui une tâche immense : don­ner un accent humain et chré­tien à la civi­li­sa­tion moderne, accent que cette civi­li­sa­tion même réclame, implore presque, pour le bien de son déve­lop­pe­ment et de son exis­tence même. Comme Nous y avons fait allu­sion, l’Eglise accom­plit cette tâche sur­tout par le moyen de ses fils, les laïcs, qui, dans ce but, doivent se sen­tir enga­gés à exer­cer leurs acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles comme l’ac­com­plis­se­ment d’un devoir, comme un ser­vice que l’on rend, en union intime avec Dieu, dans le Christ et pour sa gloire, comme l’in­dique l’a­pôtre saint Paul : « Soit donc que vous man­giez, soit que vous buviez et quoi que vous fas­siez, faites tout pour la gloire de Dieu. » [54] « Quoi que volts puis­siez dire ou faire, que ce soit tou­jours au nom du Seigneur Jésus, ren­dant par lui grâces au Dieu Père. » [55]

Une plus grande effi­ca­ci­té dans les acti­vi­tés temporelles

Lorsque dans les acti­vi­tés et les ins­ti­tu­tions tem­po­relles on s’ouvre aux valeurs spi­ri­tuelles et aux fins sur­na­tu­relles, leur effi­ca­ci­té propre et immé­diate se ren­force d’au­tant. La parole du divin Maître reste tou­jours vraie : « Cherchez avant tout le royaume de Dieu et sa jus­tice, et tout cela vous sera don­né par sur­croît. » [56]

Car celui qui est deve­nu « lumière du Seigneur » [57] et qui marche comme « un fils de la lumière » [58] per­çoit plus sûre­ment les exi­gences fon­da­men­tales de la jus­tice, même dans les domaines les plus com­plexes et les plus dif­fi­ciles de l’ordre tem­po­rel, ceux dans les­quels bien sou­vent les égoïsmes des indi­vi­dus, des groupes et des races, s’in­si­nuent et répandent d’é­pais brouillards. Celui qui est ani­mé par la cha­ri­té du Christ se sent uni aux autres et éprouve les besoins, les souf­frances et les joies des autres comme les siennes propres.

En consé­quence, l’ac­tion de cha­cun, quel­qu’en soit l’ob­jet ou quel que soit le milieu où elle s’exerce, ne peut pas ne pas être plus dés­in­té­res­sée, plus vigou­reuse, plus humaine, puisque la cha­ri­té « est patiente, elle est bien­veillante…, elle ne cherche pas son inté­rêt…, elle ne se réjouit pas de l’in­jus­tice, mais met sa joie dans la véri­té…, elle espère tout, elle sup­porte tout » [59].

Membres vivants du Corps mys­tique du Christ

Mais Nous ne pou­vons pas conclure Notre ency­clique sans rap­pe­ler une autre véri­té qui est en même temps une sublime réa­li­té, c’est-​à-​dire que nous sommes les membres vivants du Corps mys­tique du Christ, qui est l’Eglise : « De même, en effet, que le corps est un, tout en ayant plu­sieurs membres, et que tous les membres du corps, en dépit de leur plu­ra­li­té, ne forment qu’un seul corps ; ain­si en est-​il du Christ. » [60]

Nous invi­tons avec une pater­nelle insis­tance tous Nos fils, qui appar­tiennent tant au cler­gé qu’au laï­cat, à prendre pro­fon­dé­ment conscience de la digni­té si haute d’être entés sur le Christ, comme les sar­ments sur la vigne : « Je suis la vigne, vous êtes les sar­ments » [61], et d’être appe­lés par consé­quent à vivre de sa vie. Si bien que lorsque cha­cun exerce ses propres acti­vi­tés, même d’ordre tem­po­rel, en union avec le divin Rédempteur Jésus, tout tra­vail devient comme une conti­nua­tion de son tra­vail et péné­tré de ver­tu rédemp­trice : « Celui qui demeure en moi comme moi en lui, celui-​là porte beau­coup de fruits. » [62] Le tra­vail, grâce auquel on réa­lise sa propre per­fec­tion sur­na­tu­relle, contri­bue à répandre sur les autres les fruits de la Rédemption, et la civi­li­sa­tion dans laquelle on vit et tra­vaille est péné­trée du levain évangélique.

Notre époque est enva­hie et péné­trée d’er­reurs fon­da­men­tales, elle est en proie à de pro­fonds désordres ; cepen­dant, elle est aus­si une époque qui ouvre à l’Eglise des pos­si­bi­li­tés immenses de faire le bien.

Chers frères et fils, le regard que nous avons pu por­ter ensemble sur les divers pro­blèmes de la vie sociale contem­po­raine, depuis les pre­mières lumières de l’en­sei­gne­ment du Pape Léon XIII, Nous a ame­né à déve­lop­per toute une suite de consta­ta­tions et de pro­po­si­tions, sur les­quelles Nous vous invi­tons à vous arrê­ter, pour les médi­ter et pour nous encou­ra­ger à col­la­bo­rer cha­cun pour notre part à la réa­li­sa­tion du règne du christ sur la terre : « Règne de véri­té et de vie ; règne de sain­te­té et de grâce : règne de jus­tice, d’a­mour et de paix » [63], qui nous assure la jouis­sance des biens célestes, pour les­quels nous sommes créés et que nous appe­lons de tous nos vœux.

En effet, il s’a­git de la doc­trine de l’Eglise catho­lique et apos­to­lique, Mère et édu­ca­trice de tous les peuples, dont la lumière illu­mine et enflamme ; dont la voix pleine de céleste sagesse appar­tient à tous les temps ; dont la force apporte tou­jours un remède effi­cace et adap­té aux néces­si­tés crois­santes des hommes, aux dif­fi­cul­tés et aux craintes de la vie pré­sente, A cette voix répond la voix antique du Psalmiste qui ne cesse de récon­for­ter et de sou­le­ver nos âmes ; « J’écoute ! Que dit Yahvé ? Ce que Dieu dit, c’est la paix pour son peuple, ses amis, pour­vu qu’ils ne reviennent à leur folie… La véri­té et la bon­té se ren­contrent ; la jus­tice et la paix s’embrassent, La véri­té ger­me­ra de la terre et des cieux la jus­tice se pen­che­ra. Yahvé lui-​même donne le bon­heur et notre terre donne son fruit ; la jus­tice mar­che­ra devant lui et la paix sur la trace de ses pas. » [64]

Tels sont les vœux, véné­rables frères, que Nous for­mu­lons en conclu­sion de cette lettre, à laquelle Nous avons depuis long­temps appli­qué Notre sol­li­ci­tude pour l’Eglise uni­ver­selle. Nous les for­mu­lons pour que le divin Rédempteur des hommes, « qui de par Dieu est deve­nu pour nous sagesse, jus­tice et sanc­ti­fi­ca­tion, et rédemp­tion » [65], règne et triomphe à tra­vers les siècles en tous et sur toutes choses. Nous les for­mu­lons encore pour qu’a­près le réta­blis­se­ment de la socié­té dans l’ordre, tous les peuples jouissent fina­le­ment de la pros­pé­ri­té, de la joie et de la paix.

Comme pré­sage de ces vœux et en gage de Notre pater­nelle bien­veillance, que des­cende sur vous la Bénédiction apos­to­lique que de grand cœur Nous accor­dons dans le Seigneur à vous, véné­rables frères, et à tous les fidèles confiés à votre minis­tère, spé­cia­le­ment à ceux qui répon­dront avec ardeur à Notre exhortation.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 15 mai 1961, troi­sième de Notre pontificat.

Jean XXIII, Pape

Notes de bas de page
  1. Cf. 1 Tim., III, 15.[]
  2. Jean, XIV, 6[]
  3. Jean, VIII, 12.[]
  4. Marc, VIII, 2.[]
  5. Acta Leonis XIII, XI, I891, p. 97–144.[]
  6. ibid., p. 107[]
  7. S. THOM., De regi­mine prin­ci­pum, p. 185.[]
  8. Cf. A. A. S., XXIII, 1931, p. 185.[]
  9. Cf. ibid., p 189.[]
  10. ibid., p, 177–228.[]
  11. Cf, ibid., p, 199.[]
  12. Cf. ibid., p. 200.[]
  13. Cf. ibid., p. 201.[]
  14. Cf. ibid., p. 210 s.[]
  15. Cf. ibid., p. 211.[]
  16. Cf. ibid., XXXIII, 1941, p. 196.[]
  17. Cf. ibid., p. 197.[]
  18. Cf. ibid., p. 196.[]
  19. Cf. ibid., p. 198 s.[]
  20. Cf. ibid., p. 199.[]
  21. Cf. ibid., p. 201.[]
  22. Cf. ibid., p. 202.[]
  23. Cf. ibid., p. 203[]
  24. A. A. S., XXIII, 1931, p. 203.[]
  25. Cf. ibid., p. 203.[]
  26. Cf. ibid., p. 222 s.[]
  27. Cf. A. A. S., XXXIII, 1941, p. 200.[]
  28. A. A. S., XXIII, 1931, p. 195.[]
  29. Ibid., p. 198.[]
  30. Nuntius radio­pho­ni­cus, d. die 1 sep­tem­bris 1944 ; cf. A. A. S., XXXVI, 1944, p. 254.[]
  31. Allocutio habi­ta die 8 octo­bris anno 1956 ; cf. A. A. S., XLVIII, 1956, p. 799–800.[]
  32. Radiophonicus nun­tius datus die 1 sep­tem­bris anno 1944 ; cf. A. A. S., XXXVI, 1944, p. 253.[]
  33. Radiophonicus nun­tius datus die 24 decem­bris anno 1912 ; cf. A. A S., XXXV, 1943, p. 17.[]
  34. Cf. ibid., p. 20.[]
  35. Lettre ency­cl. Quadragesimo anno ; A A S., XXIII, I931, p. 214.[]
  36. Acta Leonis XIII, XI, 1891 p. 114.[]
  37. Matth., VI, 19–20.[]
  38. Matth., XXV, 40.[]
  39. Cf. A. A. S., XXIII, 1931, p. 202.[]
  40. Allocutio, habi­ta die 3 maii amie 1960 ; cf. A A S LII, 1960, p. 465.[]
  41. Cf. ibid.[]
  42. 1Jean III 16–17.[]
  43. Lettre ency­cl. Summi Pontificius ; A. A. S., XXXI, 1939, p. 428–429.[]
  44. Gen., I 28.[]
  45. Ibid.[]
  46. Conf., I, 1.[]
  47. Ps. CXXVI 1.[]
  48. A. A. S., XXIII, 1931, p. 221 s.[]
  49. Nuntius radio­pho­ni­cus datus in per­vi­gi­glio Nativitatis D. N.i. C., anno 1953 ; cf. A. A. S., XLVI, p. 10.[]
  50. Ps, CXIII, 4.[]
  51. Matth., XVI, 26.[]
  52. Exod., XX, 8.[]
  53. Jean, XVII, 15.[]
  54. I Cor., X, 31.[]
  55. Col. III, 17.[]
  56. Matth., VI, 33.[]
  57. Ephés., V, 8.[]
  58. Cf. ibid.[]
  59. 1 Cor., XIII 4–7.[]
  60. 1 Cor., XII, 12.[]
  61. Jean, XV, 5.[]
  62. Ibid.[]
  63. in Praefatione de Iesu Christo Rege.[]
  64. Ps. LXXXIV, 9 s.[]
  65. Cor., I, 30.[]