France Catholique du 2 fév. 2009 – Rencontre avec Mgr Fellay : G. Leclerc

Sauf avis contraire, les articles ou confé­rences qui n’é­manent pas des
membres de la FSSPX ne peuvent être consi­dé­rés comme reflétant
la posi­tion offi­cielle de la Fraternité Saint-​Pie X

Rencontre avec Mgr Fellay – Gérard Leclerc

[NDLR : les soulignements en gras sont de notre fait]

24 JANVIER

Hier matin, « Matinales » sur Radio Notre-​Dame avec Jean-​François Colosimo, ortho­doxe, et Jean-​Luc Mouton, pro­tes­tant. Je suis le catho­lique de ser­vice du trio, excep­té Louis Daufresne, le qua­trième mous­que­taire, qui anime l’émission œcu­mé­nique du ven­dre­di. J’ai été convo­qué d’urgence. Il y avait avis de tem­pête. Deux jour­naux ita­liens bien infor­més annon­çaient que le Pape allait lever inces­sam­ment les excom­mu­ni­ca­tions des quatre évêques lefeb­vristes, consa­crés illé­gi­ti­me­ment il y a une ving­taine d’années.

L’événement en soi est déjà consis­tant. Il indis­pose énor­mé­ment de monde. Mais il est assor­ti d’une autre infor­ma­tion qui fait, évi­dem­ment, scan­dale. Un des quatre, le Britannique Wiliamson, a fait à la télé­vi­sion sué­doise, une invrai­sem­blable décla­ra­tion néga­tion­niste. Le nombre des vic­times juives de l’extermination par les nazis est consi­dé­ra­ble­ment réduit (deux ou trois cent mille…) mais, de plus, le pauvre homme affirme que pas un seul juif n’est mort dans une chambre à gaz ! C’est tel­le­ment stu­pide, insen­sé, presque sur­réa­liste. Odieux et incroya­ble­ment per­vers. Que se passe-​t-​il dans la tête de ce Britannique, ancien angli­can, dont la répu­ta­tion de « déjan­té » n’est plus à faire ? Il est capable de dire n’importe quoi.

En atten­dant, je com­mence à mesu­rer l’étendue du désastre à venir. L’événement change radi­ca­le­ment de sens. Il ne s’agit plus de la levée des excom­mu­ni­ca­tions, telle qu’elle se des­sine depuis des mois dans une pers­pec­tive de dis­cus­sion doc­tri­nale. C’est le Pape qui réin­tègre dans l’Église un néga­tion­niste ! Scandale uni­ver­sel, émo­tion dans la com­mu­nau­té juive, plu­tôt trau­ma­ti­sée en ce moment, trouble chez les chré­tiens qui vont se deman­der si, à Rome, on a bien les yeux en face des trous et si on peut faire confiance à ce pape obsé­dé par la récon­ci­lia­tion avec les intégristes.

Je suis un trop vieux che­val pour être sur­pris. J’ai vécu déjà pas mal d’histoires de ce style dans ma car­rière jour­na­lis­tique. Tout de même, celle-​là pro­met d’être gra­ti­née. J’ai beau, dès ce matin, argu­men­ter sur la pen­sée pro­fonde du Pape, ten­ter de des­si­ner les enjeux théo­lo­giques, les risques et les chances, je sens que le vent a tour­né et qu’il s’agit de tout autre chose. C’est une crise de vio­lence mimé­tique qui se lève et qui va se déchaî­ner contre un bouc émis­saire. Ce bouc, si j’ose dire, sera très secon­dai­re­ment la fra­ter­ni­té St-​Pie X, ce sera le Pape lui-​même, inves­ti de tous les fan­tasmes ima­gi­nables. Lorsque l’emballement se met en route, les cen­sures de la conscience tombent et tout se sim­pli­fie outra­geu­se­ment. On va bien­tôt pré­tendre que le Pape, ne pou­vant pas ne pas savoir qu’il avait affaire à des anti­sé­mites, a pré­fé­ré igno­rer, voire excu­ser les débor­de­ments néga­tion­nistes plu­tôt que renon­cer à son idée de récon­ci­lia­tion. Qu’importe le carac­tère plus que dou­teux d’une telle spé­cu­la­tion. L’émotion la cau­tionne et elle balaie tout.

25 JANVIER

On com­mence à en savoir un peu plus sur la décla­ra­tion Wiliamson. Elle date en fait du mois de novembre. Pourquoi n’a‑t-elle pas été plus lar­ge­ment dif­fu­sée sur le moment ? Pourquoi a‑t-​on atten­du pour la rendre publique uni­ver­sel­le­ment la levée des excom­mu­ni­ca­tions ? La manip est évi­dente. L’info ne deve­nait inté­res­sante que si on pou­vait – en termes vul­gaires – l’envoyer dans les pattes de Rome. On me dit que c’est le Spiegel, le fameux heb­do­ma­daire alle­mand, si friand de scan­dale, qui a lan­cé la nou­velle, avec la volon­té déli­bé­rée de faire très mal. L’intention est trans­pa­rente. Ah, vous vou­lez réin­té­grer les inté­gristes ? Alors, ce sera la guerre. Et nous uti­li­se­rons tous les moyens pour déchaî­ner contre vous la vin­dicte des médias, la colère du peuple juif offen­sé, etc., etc.

26 JANVIER

Reconvoqué ce matin par Radio-​Notre Dame, pour com­men­ter l’affaire, en com­pa­gnie de Mgr Nicolas Brouwet, le jeune évêque auxi­liaire de Nanterre. Je ne le connais­sais pas per­son­nel­le­ment, même si j’avais sur lui les meilleurs échos pos­sibles. Comme les prêtres de sa géné­ra­tion, il n’a aucun mal à entrer dans les inten­tions du Saint-​Père et paraît peu impres­sion­né par la mani­pu­la­tion. Nous avons donc la pos­si­bi­li­té de réflé­chir tran­quille­ment sur la por­tée de la levée des excom­mu­ni­ca­tions, qui le réjouit pro­fon­dé­ment, et la pos­si­bi­li­té d’une élu­ci­da­tion théo­lo­gique et spi­ri­tuelle du conten­tieux avec les tra­di­tio­na­listes. Au fond, c’est assez simple : ou on ne leur fait pas confiance du tout, et on consi­dère qu’ils sont défi­ni­ti­ve­ment hors com­mu­nion, imper­méables à tout échange un peu oné­reux, et alors il faut tirer le rideau. Ce n’est pas mon sen­ti­ment. Ce serait les fixer dans leurs oppo­si­tions abruptes, les essen­tia­li­ser jusque dans leurs traits les plus cari­ca­tu­raux. Est-​ce juste, humain et chré­tien ? Ne pourrait-​on pas leur concé­der un tout petit peu de droi­ture d’intention, de volon­té sin­cère de ser­vir l’Église et cer­taines valeurs pas for­cé­ment méprisables ?

27 JANVIER

Hier, j’ai écrit mon édi­to de France Catholique en sépa­rant soi­gneu­se­ment ce qui concer­nait la levée des excom­mu­ni­ca­tions et le scan­dale Williamson. Mais je constate avec conster­na­tion que l’amalgame fait des dégâts dans les esprits et qu’une opé­ra­tion d’intoxication est en route dans le monde catho­lique pour saper la confiance envers Benoît XVI. N’y a‑t-​il pas un anti­sé­mi­tisme indé­lé­bile inhé­rent au cou­rant inté­griste, qui explique d’ailleurs l’opposition farouche de ce milieu aux ini­tia­tives de Jean-​Paul II pour récon­ci­lier l’Église avec le judaïsme ? Dans cette logique, on scrute les décla­ra­tions qui viennent de la direc­tion de la Fraternité St-​Pie X. Certes, dit-​on, Mgr Fellay a inti­mé à Williamson l’ordre de se taire, mais il n’a pas vrai­ment pris posi­tion sur le fond de la ques­tion néga­tion­niste. Ce n’est pas tout à fait mon avis, même si j’aimerais en savoir plus. Dire que l’intéressé n’engage en rien la fra­ter­ni­té dans un tel domaine n’est pas ano­din. Je ne suis pas du tout convain­cu non plus par la généa­lo­gie qu’on nous fait de la fra­ter­ni­té, en reve­nant à la crise du sémi­naire fran­çais de Rome en 1926–27. C’est éta­blir une sorte de conti­nui­té géné­tique, sans d’ailleurs tou­jours bien connaître son dos­sier. Si on s’amusait à éta­blir de pareilles généa­lo­gies avec d’autres familles du catho­li­cisme fran­çais, on retrou­ve­rait pas mal de cadavres, dont les héri­tiers n’ont sûre­ment pas envie de s’embarrasser. Si hier, on bénis­sait la vod­ka dans les salons de l’ambassade sovié­tique, le cama­rade Staline régnant au Kremlin, il n’est pas for­cé­ment hon­nête et judi­cieux d’en faire retom­ber l’opprobre sur les catho­liques de gauche d’aujourd’hui. J’ajoute que la conduite héroïque du père de Mgr Lefebvre durant la seconde guerre mon­diale – il est mort dans le camp de concen­tra­tion de Sonnenburg – devrait ins­pi­rer quelque pudeur aux dénonciateurs.

28 JANVIER

Benoît XVI a réagi ce matin lors de l’audience du mer­cre­di, à l’offensive lan­cée contre lui. Mais com­ment a‑t-​on pu pen­ser que le Pape appren­drait sans réagir que Williamson avait ouver­te­ment nié la Shoah, alors que toute la puis­sance média­tique pos­sible ampli­fiait la nouvelle ?

Les igno­mi­nies se donnent libre cours, telle celle du des­si­na­teur Plantu dans Le Monde, lais­sant pen­ser à une com­pli­ci­té de Benoît XVI avec Wiliamson. Le som­met a été atteint par Matthieu Grimpret, dans une tri­bune libre du même quo­ti­dien sous le titre « J’ai honte d’être catho­lique ». Le confu­sion­nisme intel­lec­tuel s’y mêle à un pro­cès d’intention inad­mis­sible. Tout repose dans ce papier sur des sup­pu­ta­tions gra­tuites et un a prio­ri mons­trueux, le fait que le Pape juge­rait véniel le néga­tion­nisme et inté­gre­rait un néga­tion­niste dans l’Église sans aucun scru­pule. C’est mons­trueux mais ça a l’air de pas­ser comme lettre à la poste.

Ce n’est pour­tant pas ce qui me gêne le plus. Ce qui pro­voque en moi une vraie tris­tesse, c’est l’initiative prise par l’hebdomadaire La Vie pour faire signer à une cin­quan­taine d’intellectuels catho­liques une lettre com­mi­na­toire au Pape pour lui inti­mer l’ordre de condam­ner les pro­pos de Mgr Williamson. Comme si Benoît XVI avait besoin de cela pour s’exprimer fran­che­ment sur le sujet ! Faut-​il quand même que le trouble soit pro­fond pour que des amis très chers, que j’admire, et des gens dont je suis soli­daire depuis si long­temps, se soient joints à cette initia­tive ? Je n’ai rien, au contraire, contre La Vie aujourd’hui. J’estime beau­coup son direc­teur Jean-​Pierre Denis, avec qui j’ai des rela­tions très ami­cales, ain­si que Jean Mercier qui dirige avec com­pé­tence les pages reli­gieuses du maga­zine. Mon désac­cord avec leur ligne de conduite dans cette affaire n’en est pas moins total. Ce qui me touche le plus, c’est la défiance entre­te­nue envers le Saint-​Père et qui dépasse lar­ge­ment les cir­cons­tances. On parle d’un Pape et d’un Vatican sourds aux bruits du monde. C’est une énorme blague. Il suf­fit de suivre les inter­ven­tions du Pape qui réagit régu­liè­re­ment et avec pug­na­ci­té à toutes les pro­vo­ca­tions de l’actualité. J’en veux pour preuve le récent dis­cours à la Curie sur la pau­vre­té. Qui s’exprime avec autant de force et de fran­chise sur la crise finan­cière, sur les émeutes de la faim, sur les popu­la­tions aban­don­nées, sur l’enfance bafouée ? Il ne faut pas racon­ter n’importe quoi. J’admets cepen­dant des dys­fonc­tion­ne­ments graves dans la com­mu­ni­ca­tion du Vatican, notam­ment avec les épis­co­pats. Comment les évêques auraient-​ils pu réagir à bon escient alors qu’ils étaient dans l’ignorance de la déci­sion romaine et qu’ils rece­vaient, comme tout un cha­cun, l’incident Wiliamson, sans avoir les élé­ments d’information nécessaires ?

Nicolas Sénèze, de La Croix, me demande de par­ti­ci­per au blog que son jour­nal ouvre sur le sujet. Je réagi­rai demain par un billet sur la péti­tion de La Vie.

29 JANVIER

J’ai donc don­né mon texte à La Croix sous le titre « Pourquoi je n’aurais pas signé la péti­tion de La Vie ». On le retrou­ve­ra, dans la rubrique Ecclésia, en page 15 de ce numé­ro de France Catholique. Suis-​je trop polé­mique dans la forme ? Sans doute ai-​je tapé assez fort avec ma réfé­rence aux pro­cé­dés de la pro­pa­gande sta­li­nienne. Mais je vou­lais bri­ser l’étau qui se refer­mait en aler­tant les lec­teurs sur la per­ver­sion de l’opération en cours.

Les évêques fran­çais, si je peux me per­mettre l’expression, tiennent le coup. En dépit de pres­sions que l’on devine très éprou­vantes. Beaucoup ont réagi, les car­di­naux Vingt-​Trois, Barbarin et Ricard, en opé­rant les dis­tinc­tions néces­saires et en insis­tant sur la nature de la démarche qui sera sans doute encore longue.

J’ai spé­cia­le­ment appré­cié la « lettre ouverte à ceux qui veulent bien réflé­chir » de Mgr Hypolite Simon, arche­vêque de Clermont-​Ferrand. Son hypo­thèse selon laquelle Williamson aurait mon­té sa pro­vo­ca­tion pour faire échouer la conci­lia­tion est à prendre en compte. Sera-​t-​elle véri­fiée ? Je ne sais pas, mais elle peut être élar­gie, car il y a d’autres pro­vo­ca­teurs qui se sont ser­vi de l’écervelé pour mon­ter une opé­ra­tion anti-​ecclésiale. J’ai beau­coup aimé la conclu­sion qui se rap­porte à la para­bole du fils pro­digue : « Si le fils aîné, qui avait d’abord refu­sé d’entrer dans la fête, dit qu’il veut ren­trer, allez-​vous le refu­ser ? Ayez suf­fi­sam­ment confiance en vous-​même et en l’Esprit qui conduit l’Église et qui a aus­si gui­dé le concile de Vatican II, pour pen­ser que la seule pré­sence de ce fils aîné ne suf­fi­ra pas à étouf­fer la fête. Donnez à ce der­nier venu un peu de temps pour s’habituer à la lumière de l’assemblée où vous vous tenez… »

30 JANVIER

Samuel Pruvot a une idée en tête depuis plu­sieurs jours : une esca­pade en Suisse. Il vou­drait m’entraîner. Tout le monde parle, sans dis­cré­tion, de ces étranges tra­di­tio­na­listes, de ces inté­gristes irré­duc­tibles. On les soup­çonne des pires arrière-​pensées. Mais si l’on veut être vrai­ment hon­nête, le mieux ne serait-​il pas d’aller les ren­con­trer, leur poser direc­te­ment les ques­tions que tout le monde se pose et aux­quelles il n’est répon­du qu’approximativement ? Et puisqu’un grand débat doit s’ouvrir entre eux et l’autorité romaine, ne serait-​il pas oppor­tun de s’informer auprès d’eux de la façon dont ils envi­sagent les choses ? Ce serait une opé­ra­tion Famille Chrétienne mais à laquelle France Catholique serait asso­ciée en ma per­sonne. Samuel vou­drait que je sois, en face du supé­rieur de la Fraternité St-​Pie X, un petit peu le témoin de l’Église fidèle sans pro­blème au Pape et à Vatican II. Lourde res­pon­sa­bi­li­té dont je suis indigne. Mais il faut bien aus­si que « la base » s’engage.

Et bien ça y est : le supé­rieur géné­ral est prêt à nous rece­voir. Nous pre­nons le TGV-​Est, ce qui est une pre­mière pour moi. Durant les quatre heures et demie du tra­jet, nous avons tout le temps de tra­vailler notre dos­sier, avec une han­tise. Durant l’heure où Mgr Bernard Fellay nous rece­vra, pourrons-​nous aller au terme d’une si dif­fi­cile confron­ta­tion ? Ce n’est pas en quelque soixante minutes que nous pour­rons épui­ser le conte­nu de plus de qua­rante ans de divi­sions et d’affrontements. À dieu va ! L’enjeu vaut bien cette rela­tive audace.

À Strasbourg, le TGV bifurque vers Mulhouse et fran­chit la fron­tière à Bâle, la ville d’Urs von Balthasar, où j’avais visi­té le grand théo­lo­gien il y a vingt ans. Notre des­ti­na­tion est Zurich, la plus grande ville hel­vé­tique. De là, une cor­res­pon­dance nous conduit à Zug, capi­tale d’un can­ton d’une cen­taine de mil­liers d’âmes, catho­liques de confes­sion. Nous ne sommes plus qu’à quelques kilo­mètres du vil­lage de Menzingen, sur le ter­ri­toire duquel se trouve la rési­dence de Mgr Fellay. Nous y par­ve­nons en taxi, en pre­nant de l’altitude. Malheureusement de nuit, le pay­sage est dans l’ombre et la brume. Samuel a vou­lu que nous fas­sions une recon­nais­sance du ter­rain, avant la ren­contre de demain matin. L’abbé Christian Thouvenot, secré­taire géné­ral de la Maison géné­ra­lice de la Fraternité, nous reçoit très cor­dia­le­ment. Nous allons à la cha­pelle où la com­mu­nau­té des douze reli­gieuses ici pré­sentes achève le cha­pe­let. Tout est calme. Loin des agi­ta­tions et même des rumeurs qui concernent pour­tant toute cette rési­dence. Un frère nous ramène à Menzingen où une auberge typi­que­ment suisse abri­te­ra notre nuit. Nous sommes dans le pays pro­fond, avec ses habi­tants si aimables, la proxi­mi­té de la fra­ter­ni­té y semble bien acceptée.

31 JANVIER

Le rendez-​vous est pour 9 h 30. Le Frère est venu nous cher­cher. C’est lui qui nous ramè­ne­ra à la gare de Zug en fin de mati­née. L’abbé Thouvenot nous fait d’abord faire le tour du pro­prié­taire avec un pho­to­graphe de l’AFP qui nous a rejoints. Malheureusement, le brouillard nous cache les grandes pers­pec­tives, mais c’est un petit para­dis. Nous voi­là bien­tôt dans le châ­teau construit il y a un siècle par un riche bour­geois. Entre-​temps une com­mu­nau­té de reli­gieuses ensei­gnantes, dont la maison-​mère est à Menzingen, l’a habi­té. Mais Mgr Fellay arrive au par­loir, sou­riant, avec notre ques­tion­naire préa­lable à la main.

Ici, il me faut livrer mes impres­sions. Forcément sub­jec­tives. Mais en un mot, avec Samuel, nous avons été très favo­ra­ble­ment impres­sion­nés. Nous ne sommes pas en face d’un fana­tique. Notre inter­lo­cu­teur est pai­sible, il s’exprime de façon très réflé­chie, accep­tant les objec­tions et y répon­dant avec soin. J’avais eu deux fois déjà l’occasion de par­ler avec lui, à Paris. Mon sen­ti­ment est que l’homme a mûri, sans doute sous le poids de ses res­pon­sa­bi­li­tés et avec la conscience de qui se fait comp­table devant Dieu de l’héritage qui lui a échu, aus­si de la gra­vi­té d’une situa­tion d’exclusion pour qui se veut fidèle de l’Église de tou­jours. Quand nous lui deman­dons s’il ne res­sent pas le risque de se trou­ver ain­si éloi­gné de la grande Église, il approuve. Je com­prends alors que Bernard Fellay s’est lan­cé dans l’entreprise de récon­ci­lia­tion avec Rome, peut-​être en avant-​gardiste par rap­port à ses troupes, mais avec la cer­ti­tude qu’une situa­tion de divi­sion ne sau­rait se pro­lon­ger. J’interprète : pour­quoi se récla­mer de l’Église pérenne, si celle-​ci se déro­bait en défi­ni­tive comme une illusion ?

Dans le par­loir, il y a la pho­to de Benoît XVI en face de celle de Mgr Lefebvre. Que l’on ne s’y trompe pas : le suc­ces­seur de l’évêque rebelle entend ne rien aban­don­ner des exi­gences d’une Église qui ne se serait pas ren­due au monde. Il a donc ses ques­tions, ses doutes, qu’il expo­se­ra à Rome, avec toutes leurs exi­gences. Mais ses dubia, pour être enten­dus, devront être soi­gneu­se­ment repen­sés. Avec Benoît XVI, on ne se paie­ra pas de mots, il fau­dra argu­men­ter. Bernard Fellay n’est pas dans l’état d’esprit de cer­tains de ses prêtres, de ses fidèles, qui encourent tou­jours le risque de la bru­ta­li­té, à force de se sen­tir comme des assié­gés ou des pes­ti­fé­rés. On sai­sit qu’en lui s’est creu­sé un espace de recueille­ment où il trouve la réserve néces­saire pour ne pas suc­com­ber à la ten­ta­tion de l’agression.

Notre ambi­tion était vaste : revi­si­ter Vatican II dans ses grandes arti­cu­la­tions. Nous avons été obli­gés de la modé­rer. Tout de même, les prin­ci­paux cha­pitres liti­gieux sont évo­qués. Notre hôte revient à sa for­mule désor­mais célèbre. À l’égard de Vatican II, la Fraternité à des réserves, mais elle ne sau­rait récu­ser le concile en bloc. Considère-​t-​il tou­jours que der­rière l’élaboration des prin­ci­paux textes, il y a une culture uni­for­mé­ment impré­gnée de « moder­nisme », reje­tant ain­si les énormes inves­tis­se­ments de tant d’éminents ser­vi­teurs, en exé­gèse, en patris­tique, en litur­gie ? Non, il se refuse à tout enfer­mer dans une seule caté­go­rie, fût-​ce le moder­nisme. Tout doit être appré­cié avec dis­cer­ne­ment, pour dis­si­per les équivoques.

Le dis­cours de Benoît XVI sur l’herméneutique du Concile qui doit être com­pris selon la Tradition et non dans une logique de rup­ture, il y adhère com­plè­te­ment, tout en remar­quant, dans un sou­rire, qu’on ne parle guère des par­ti­sans de la rup­ture, qui per­sistent pour­tant dans leurs opi­nions tran­chées. Lorsqu’on pré­cise l’objet des dis­cus­sions et que l’on retrouve des cha­pitres où les oppo­si­tions ont été san­glantes, il fait preuve de la même atten­tion. L’œcuménisme ? Bien sûr, il peut y avoir des richesses chez les frères sépa­rés, qui témoignent d’un même héri­tage évan­gé­lique, mais il ne fau­drait pas som­brer dans la ten­ta­tion de la fédé­ra­tion d’Églises jux­ta­po­sées. Nous vou­lons la véri­table uni­té, qui sup­pose l’acceptation de la Tradition une. Je ne dis pas qu’il n’y a pas à dis­cu­ter. Mais la bonne volon­té est là, pour ten­ter de dis­cer­ner les pro­blé­ma­tiques, trou­ver un lan­gage qui n’expose pas aux confu­sions et aux mal­en­ten­dus. Nous avions pré­vu d’aborder la ques­tion du judaïsme, mais nul­le­ment dans le cli­mat de polé­mique qui l’a ren­due dra­ma­tique depuis quelques jours. Il s’agissait de reve­nir à Nostra Aetate et au rap­port des deux Alliances, aux affir­ma­tions de Paul dans l’Épître aux Romains. Bien sûr, il insiste sur la nou­veau­té de Jésus-​Christ qu’on ne sau­rait mettre entre paren­thèses, mais il tient à abor­der direc­te­ment la contro­verse des jours der­niers. Nous le lais­sons s’exprimer sans inter­ve­nir. Là encore, je livre­rai mes impres­sions et mon inter­pré­ta­tion qui n’engagent que moi-​même. Mais j’ai eu brus­que­ment la cer­ti­tude que la polé­mique pré­sente l’avait pro­fon­dé­ment atteint, comme elle avait atteint toute la com­mu­nau­té. Il nous dira, hors entre­tien, son sai­sis­se­ment alors qu’il pen­sait que l’acte du Pape le ferait accé­der à un cli­mat de paix, d’avoir été brus­que­ment pro­pul­sé dans quelque chose d’effrayant. Être asso­cié ain­si au plus grand crime, être dénon­cé par le monde entier comme cou­pable de com­pli­ci­té ou de men­songe, cela dépasse le supportable.

Cela ne pou­vait que faire réflé­chir très sérieu­se­ment Bernard Fellay et les siens. Ils n’ont nul­le­ment eu la ten­ta­tion, comme on les en accuse, de retrou­ver une quel­conque tra­di­tion poli­tique ou idéo­lo­gique. Ils ont revi­si­té les juge­ments que l’Église romaine avait pu émettre avant guerre et pen­dant la guerre à pro­pos de l’antisémitisme et de la per­sé­cu­tion des Juifs. Ils ont retrou­vé la décla­ra­tion du Saint-​Office condam­nant l’antisémitisme de façon pré­cise, ils ont retrou­vé aus­si les pro­pos du pape Pie XI, affir­mant que « Spirituellement, nous sommes des sémites ». En citant, d’ailleurs, Mgr Fellay est inexact sur le moment. Mais sa défor­ma­tion est belle : « Nous sommes sémites de cœur ».

Il nous fera aus­si des confi­dences en apar­té sur la façon dont il peut gérer l’affaire Williamson. Entre paren­thèses, on juge­ra de la psy­cho­lo­gie plu­tôt baroque d’un homme qui écrit au Vatican pour qu’on lui par­donne ses « pro­pos impru­dents » et qui cite le livre de Job, pour conseiller que celui qui a mal agi « on le jette à l’eau ».

Je sais bien que l’énorme sus­pi­cion qui entoure la Fraternité sur cette plaie de l’antisémitisme ne se résor­be­ra pas en quelques jours. Quant à moi, je ne vois pas pour­quoi je dou­te­rais de la parole d’un homme, qui me déclare que le meurtre de l’innocent, à plus forte rai­son d’un peuple, est un crime qui crie contre le Ciel et qu’il s’agit d’une abomination.

D’autres sujets ont été abor­dés, dont l’inévitable liber­té reli­gieuse qui est à l’origine du plus grave désac­cord de Mgr Lefebvre avec le Concile. Nous en avons dis­cu­té quelques minutes. Mgr Fellay ne nie pas que l’Histoire ménage des oppor­tu­ni­tés dif­fé­rentes, qu’il y a divers régimes de rap­ports entre l’Église et l’État. Ce qu’il refuse de toute son éner­gie, c’est une muta­tion qui condui­rait l’Église à adhé­rer à une concep­tion qui lui est étran­gère et qui lui ferait renon­cer à la royau­té du Christ sur les réa­li­tés tem­po­relles. Il a le mérite d’une cer­taine obs­ti­na­tion qui consiste à res­ter fidèle à la doc­trine d’un cer­tain Pie XI. Bien sûr, dans l’application concrète, les choses sont très com­pli­quées et on n’est pas au bout de très longues mises au point qui sont aus­si de nature philosophique.

Voilà, j’ai livré sans apprêt la façon dont j’ai vécu cette heure d’entretien. J’y ai retrou­vé les rai­sons d’une cer­taine étran­ge­té qui sub­siste mais qu’il fau­dra bien élu­ci­der si l’on veut être vrai­ment consé­quent avec un hori­zon de véri­té. Je ne suis pas en mesure d’affirmer que Benoît XVI réus­si­ra l’entreprise qu’il s’est pro­po­sée. Je ne sais pas non plus si Bernard Fellay réus­si­ra la sienne, qui est, je crois, « pro­phé­tique » par rap­port à ceux qu’il conduit. Je fini­rai sur une réflexion qui m’est venue grâce à Balthasar. Dans le car­ré apos­to­lique qu’il des­sine dans son livre Le com­plexe anti­ro­main, le com­pa­triote de Mgr Fellay pro­pose la figure de Jacques vis-​à-​vis de Pierre, Paul et Jean. C’est celle de la tra­di­tion, voire celle d’une tra­di­tion un peu obs­ti­née. Bien sûr, avec Jacques, cou­sin du Seigneur, il s’agit de la tra­di­tion judaïque. Mais il y a tout de même une paren­té dans la fidé­li­té à ce qu’on a reçu. Les réfé­rences dif­fèrent, selon un para­doxe peut-​être fécond.

Pourquoi n’y aurait-​il pas une place pour cette tra­di­tion dans le cadre d’une Église indi­vise. Ce serait recon­naître tous les cha­rismes, ceux de l’Institution avec Pierre, ceux de la mis­sion avec Paul, ceux de la mys­tique avec Jean, ceux d’une cer­taine obs­ti­na­tion avec Jacques. C’est la grâce que je nous souhaite.

Gérard Leclerc in France Catholique