Jean-Paul II

264e pape ; de 1978 à 2005

1er mai 1991

Lettre encyclique Centesimus annus

Sur l'actualisation de la doctrine sociale de l'Église à l'occasion du centenaire de Rerum Novarum

Table des matières

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 1er mai 1991 — mémoire de saint Joseph, tra­vailleur —, en la trei­zième année de mon pontificat.

JEAN-​PAUL II À SES FRÈRES DANS L’ÉPISCOPAT AU CLERGÉ AUX FAMILLES RELIGIEUSES AUX FIDÈLES DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET À TOUS LES HOMMES DE BONNE VOLONTÉ À L’OCCASION DU CENTENAIRE DE L’ENCYCLIQUE RERUM NOVARUM

Frères véné­rés, chers Fils et Filles, salut et Bénédiction apostolique !

INTRODUCTION

1. Le cen­te­naire de la pro­mul­ga­tion de l’en­cy­clique de mon pré­dé­ces­seur Léon XIII, de véné­rée mémoire, qui com­mence par les mots Rerum nova­rum (1) marque une date de grande impor­tance dans la pré­sente période de l’his­toire de l’Eglise et aus­si dans mon pon­ti­fi­cat. En effet, cette ency­clique a eu le pri­vi­lège d’être com­mé­mo­rée, de son qua­ran­tième à son quatre-​vingt-​dixième anni­ver­saire, par des docu­ments solen­nels des Souverains Pontifes : on peut dire que le des­tin his­to­rique de Rerum nova­rum a été ryth­mé par d’autres docu­ments qui atti­raient l’at­ten­tion sur elle et en même temps l’ac­tua­li­saient (2).

En fai­sant de même pour le cen­tième anni­ver­saire, à la demande de nom­breux évêques, d’ins­ti­tu­tions ecclé­siales, de centres uni­ver­si­taires, de diri­geants d’en­tre­prises et de tra­vailleurs, à titre indi­vi­duel ou comme membres d’as­so­cia­tions, je vou­drais avant tout hono­rer la dette de gra­ti­tude qu’a toute l’Eglise à l’é­gard du grand Pape et de son « docu­ment immor­tel » (3). Je vou­drais aus­si mon­trer que la sève géné­reuse qui monte de cette racine n’a pas été épui­sée au fil des ans, mais qu’au contraire elle est deve­nue plus féconde. En témoignent les ini­tia­tives de natures diverses qui ont pré­cé­dé, qui accom­pagnent et qui sui­vront cette célé­bra­tion, ini­tia­tives prises par les Conférences épis­co­pales, par des Organisations inter­na­tio­nales, des Universités et des ins­ti­tu­tions aca­dé­miques, des asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles et d’autres ins­ti­tu­tions ou per­sonnes dans de nom­breuses régions du monde.

2. La pré­sente ency­clique prend place dans ces célé­bra­tions, pour rendre grâce à Dieu de qui vient « tout don excellent, et toute dona­tion par­faite » (Jc 1, 17 ), parce qu’il s’est ser­vi d’un docu­ment venant du Siège de Pierre il y a cent ans pour faire beau­coup de bien et répandre beau­coup de lumière dans l’Eglise et dans le monde. La com­mé­mo­ra­tion que l’on fait ici concerne l’en­cy­clique de Léon XIII, et en même temps les ency­cliques et les autres docu­ments de mes pré­dé­ces­seurs qui ont contri­bué à atti­rer l’at­ten­tion sur elle et à déve­lop­per son influence au long des années en consti­tuant ce qu’on allait appe­ler la « doc­trine sociale », « l’en­sei­gne­ment social » ou encore le « magis­tère social » de l’Eglise.

Deux ency­cliques que j’ai publiées au cours de mon pon­ti­fi­cat se réfèrent déjà à cet ensei­gne­ment qui garde sa valeur : Laborem exer­cens sur le tra­vail humain, et Sollicitudo rei socia­lis sur les pro­blèmes actuels du déve­lop­pe­ment des hommes et des peuples.

3. Je vou­drais pro­po­ser main­te­nant une « relec­ture » de l’en­cy­clique de Léon XIII, et invi­ter à por­ter un regard « rétros­pec­tif » sur son texte lui-​même afin de redé­cou­vrir la richesse des prin­cipes fon­da­men­taux qui y sont for­mu­lés pour la solu­tion de la ques­tion ouvrière. Mais j’in­vite aus­si à por­ter un regard « actuel » sur les « choses nou­velles » qui nous entourent et dans les­quelles nous nous trou­vons immer­gés, pour ain­si dire, bien dif­fé­rentes des « choses nou­velles » qui carac­té­ri­saient l’ul­time décen­nie du siècle der­nier. J’invite enfin à por­ter le regard « vers l’a­ve­nir », alors qu’on entre­voit déjà le troi­sième mil­lé­naire de l’ère chré­tienne, lourd d’in­con­nu mais aus­si de pro­messes. Inconnu et pro­messes qui font appel à notre ima­gi­na­tion et à notre créa­ti­vi­té, qui nous sti­mulent aus­si, en tant que dis­ciples du Christ, le « Maître unique » (cf. Mt 23, 8), dans notre res­pon­sa­bi­li­té de mon­trer la voie, de pro­cla­mer la véri­té et de com­mu­ni­quer la vie qu’il est lui-​même (cf. Jn 14, 6).

En agis­sant ain­si, non seule­ment on réaf­fir­me­ra la valeur per­ma­nente de cet ensei­gne­ment, mais on mani­fes­te­ra aus­si le vrai sens de la Tradition de l’Eglise qui, tou­jours vivante et active, construit sur les fon­da­tions posées par nos pères dans la foi et par­ti­cu­liè­re­ment sur ce que « les Apôtres ont trans­mis à l’Eglise » (5) au nom de Jésus-​Christ : il est le fon­de­ment et « nul n’en peut poser d’autre » (cf. 1 Co 3, 11).

C’est en ver­tu de la conscience qu’il avait de sa mis­sion de suc­ces­seur de Pierre que Léon XIII déci­da de prendre la parole, et c’est la même conscience qui anime aujourd’­hui son suc­ces­seur. Comme lui, et comme les Papes avant et après lui, je m’ins­pire de l’i­mage évan­gé­lique du « scribe deve­nu dis­ciple du Royaume des cieux », dont le Seigneur dit qu’il « est sem­blable à un pro­prié­taire qui tire de son tré­sor du neuf et de l’an­cien » (Mt 13, 52). Le tré­sor est le grand cou­rant de la Tradition de l’Eglise qui contient les « choses anciennes », reçues et trans­mises depuis tou­jours, et qui per­met de lire les « choses nou­velles » au milieu des­quelles se déroule la vie de l’Eglise et du monde.

De ces choses qui, en s’in­cor­po­rant à la Tradition, deviennent anciennes et qui offrent les maté­riaux et l’oc­ca­sion de son enri­chis­se­ment comme de l’en­ri­chis­se­ment de la vie de la foi, fait par­tie aus­si l’ac­ti­vi­té féconde de mil­lions et de mil­lions d’hommes qui, sti­mu­lés par l’en­sei­gne­ment social de l’Eglise, se sont effor­cés de s’en ins­pi­rer pour leur enga­ge­ment dans le monde. Agissant indi­vi­duel­le­ment ou ras­sem­blés de diverses manières en groupes, asso­cia­tions et orga­ni­sa­tions, ils ont consti­tué comme un grand mou­ve­ment pour la défense de la per­sonne humaine et la pro­tec­tion de sa digni­té, ce qui a contri­bué, à tra­vers les vicis­si­tudes diverses de l’his­toire, à construire une socié­té plus juste ou du moins à frei­ner et à limi­ter l’injustice.

La pré­sente ency­clique cherche à mettre en lumière la fécon­di­té des prin­cipes expri­més par Léon XIII, prin­cipes qui appar­tiennent au patri­moine doc­tri­nal de l’Eglise et, à ce titre, engagent l’au­to­ri­té de son magis­tère. Mais la sol­li­ci­tude pas­to­rale m’a conduit, d’autre part, à pro­po­ser l’a­na­lyse de cer­tains évé­ne­ments récents de l’his­toire. Il n’est pas besoin de sou­li­gner que la consi­dé­ra­tion atten­tive du cours des évé­ne­ments, en vue de dis­cer­ner les exi­gences nou­velles de l’é­van­gé­li­sa­tion, relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n’en­tend pas expri­mer des juge­ments défi­ni­tifs en déve­lop­pant ces consi­dé­ra­tions, car, en elles-​mêmes, elles n’entrent pas dans le cadre propre du magistère.

I. TRAITS CARACTÉRISTIQUES DE « RERUM NOVARUM »

4. Vers la fin du siècle der­nier, l’Eglise dut faire face à un pro­ces­sus his­to­rique qui avait déjà com­men­cé depuis quelque temps mais attei­gnait alors un point cri­tique. Parmi les fac­teurs déter­mi­nants de ce pro­ces­sus, il y eut un ensemble de chan­ge­ments radi­caux qui se pro­dui­sirent dans le domaine poli­tique, éco­no­mique et social mais aus­si dans le cadre de la science et de la tech­nique, sans oublier les influences mul­tiples des idéo­lo­gies domi­nantes. Dans le domaine poli­tique, ces chan­ge­ments engen­drèrent une nou­velle concep­tion de la socié­té et de l’Etat et, par consé­quent, de l’au­to­rité. Une socié­té tra­di­tion­nelle dis­pa­rais­sait tan­dis qu’une autre com­men­çait à voir le jour, mar­quée par l’es­poir de nou­velles liber­tés, mais éga­le­ment par le risque de nou­velles formes d’in­jus­tice et d’esclavage.

Dans le domaine éco­no­mique, où conver­geaient les décou­vertes et les appli­ca­tions des sciences, on avait pro­gres­si­ve­ment atteint de nou­velles struc­tures pour la pro­duc­tion des biens de consom­ma­tion. On avait assis­té à l’ap­pa­ri­tion d’une nou­velle forme de pro­priété, le capi­tal, et d’une nou­velle forme de tra­vail, le tra­vail sala­rié, carac­té­ri­sé par de pénibles rythmes de pro­duc­tion, négli­geant toute consi­dé­ra­tion de sexe, d’âge ou de situa­tion fami­liale, uni­que­ment déter­mi­né par l’ef­fi­ca­ci­té en vue d’aug­men­ter le profit.

Ainsi, le tra­vail deve­nait une mar­chan­dise qui pou­vait être libre­ment acquise et ven­due sur le mar­ché et dont le prix n’é­tait éta­bli qu’en fonc­tion de la loi de l’offre et de la demande, sans tenir compte du mini­mum vital néces­saire à la sub­sis­tance de la per­sonne et de sa famille. De plus, le tra­vailleur n’é­tait pas même cer­tain de réus­sir à vendre sa « mar­chan­dise » et il se trou­vait constam­ment sous la menace du chô­mage, ce qui, en l’ab­sence de pro­tec­tion sociale, lui fai­sait cou­rir le risque de mou­rir de faim.

La consé­quence de cette trans­for­ma­tion était « la divi­sion de la socié­té en deux classes sépa­rées par un pro­fond abîme » (6). Cette situa­tion s’a­jou­tait aux trans­for­ma­tions d’ordre poli­tique déjà sou­li­gnées. Ainsi, la théo­rie poli­tique domi­nante de l’é­poque ten­dait à pro­mou­voir la liber­té éco­no­mique totale par des lois adap­tées ou au contraire par une absence vou­lue de toute inter­ven­tion. Simultanément, com­men­çait à se mani­fes­ter, sous une forme orga­ni­sée et d’une manière sou­vent vio­lente, une autre concep­tion de la pro­prié­té et de la vie éco­no­mique qui entraî­nait une nou­velle struc­ture poli­tique et sociale.

Au paroxysme de cette oppo­si­tion, alors qu’ap­pa­rais­saient en pleine lumière la très grave injus­tice de la réa­li­té sociale telle qu’elle exis­tait en plu­sieurs endroits, et le risque d’une révo­lu­tion favo­ri­sée par les idées que l’on appe­lait alors « socia­listes », Léon XIII inter­vint en publiant un docu­ment qui trai­tait de manière sys­té­ma­tique la « ques­tion ouvrière ». Cette ency­clique avait été pré­cé­dée par d’autres, consa­crées davan­tage à des ensei­gne­ments de carac­tère poli­tique, tan­dis que d’autres encore devaient suivre (7). C’est dans ce contexte qu’il convient d’é­vo­quer en par­ti­cu­lier l’en­cy­clique Libertas praes­tan­tis­si­mum dans laquelle était rap­pe­lé le lien consti­tu­tif de la liber­té humaine avec la véri­té, lien si fort qu’une liber­té qui refu­se­rait de se lier à la véri­té tom­be­rait dans l’ar­bi­traire et fini­rait par se sou­mettre elle-​même aux pas­sions les plus dégra­dantes et par s’au­to­dé­truire. D’où viennent, en effet, tous les maux que veut com­battre Rerum nova­rum sinon d’une liber­té qui, dans le domaine de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique et sociale, s’é­loigne de la véri­té de l’homme ?

D’autre part, le Souverain Pontife s’ins­pi­rait de l’en­sei­gne­ment de ses pré­dé­ces­seurs ain­si que de nom­breux docu­ments épis­co­paux, des études scien­ti­fiques dues à des laïcs, de l’ac­tion de mou­ve­ments et d’as­so­cia­tions catho­liques et des réa­li­sa­tions concrètes dans le domaine social qui mar­quèrent la vie de l’Eglise dans la seconde moi­tié du XIXème siècle.

5. Les « choses nou­velles » exa­mi­nées par le Pape étaient rien moins que posi­tives. Le pre­mier para­graphe de l’en­cy­clique décrit en termes vigou­reux les « choses nou­velles » dont elle tire son nom : « A l’heure où gran­dis­sait le désir de choses nou­velles qui, depuis long­temps, agite les Etats, il fal­lait s’at­tendre à voir la soif de chan­ge­ments pas­ser du domaine de la poli­tique dans la sphère voi­sine de l’é­co­no­mie. En effet, l’in­dus­trie s’est déve­lop­pée et ses méthodes se sont com­plè­te­ment renou­ve­lées. Les rap­ports entre patrons et ouvriers se sont modi­fiés, la richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la mul­ti­tude est dans l’in­di­gence. Les ouvriers ont conçu une opi­nion plus haute d’eux-​mêmes et ont contrac­té entre eux une union plus étroite. Tout cela, sans par­ler de la cor­rup­tion des moeurs, a eu pour résul­tat de faire écla­ter un conflit » (8).

Le Pape et l’Eglise, ain­si que la com­mu­nau­té civile, se trou­vaient face à une socié­té divi­sée par un conflit d’au­tant plus dur et inhu­main qu’il ne connais­sait ni règle ni norme, le conflit entre capi­tal et tra­vail ou, comme le dit l’en­cy­clique, la ques­tion ouvrière. Précisément sur ce conflit, dans les condi­tions cri­tiques que l’on obser­vait alors, le Pape n’hé­si­ta pas à don­ner son jugement.

Ici inter­vient la pre­mière réflexion sug­gé­rée par l’en­cy­clique pour notre temps. Face à un conflit qui oppo­sait les hommes entre eux, pour ain­si dire comme des « loups », jusque sur le plan de la sub­sis­tance maté­rielle des uns et de l’o­pu­lence des autres, le Pape ne crai­gnait pas d’in­ter­ve­nir en ver­tu de sa « charge apos­to­lique » (9), c’est-​à-​dire de la mis­sion qu’il a reçue de Jésus-​Christ lui-​même de « paître les agneaux et les bre­bis » (cf. Jn 21, 15–17), de « lier et délier sur la terre » pour le Royaume des cieux (cf. Mt 16, 19). Son inten­tion était cer­tai­ne­ment de réta­blir la paix, et le lec­teur d’au­jourd’­hui ne peut que remar­quer la sévère condam­na­tion de la lutte des classes qu’il pro­non­ça sans appel (10). Mais il était bien conscient du fait que la paix s’é­di­fie sur le fon­de­ment de la jus­tice : l’en­cy­clique avait pré­ci­sé­ment pour conte­nu essen­tiel de pro­cla­mer les condi­tions fon­da­men­tales de la jus­tice dans la conjonc­ture éco­no­mique et sociale de l’époque.

Léon XIII, à la suite de ses pré­dé­ces­seurs, éta­blis­sait de la sorte un modèle per­ma­nent pour l’Eglise. Celle-​ci, en effet, a une parole à dire face à des situa­tions humaines déter­mi­nées, indi­vi­duelles et com­mu­nau­taires, natio­nales et inter­na­tio­nales, pour les­quelles elle énonce une véri­table doc­trine, un cor­pus qui lui per­met d’a­na­ly­ser les réa­li­tés sociales, comme aus­si de se pro­non­cer sur elles et de don­ner des orien­ta­tions pour la juste solu­tion des pro­blèmes qu’elles posent.

Du temps de Léon XIII, une telle concep­tion des droits et des devoirs de l’Eglise était bien loin d’être com­mu­né­ment admise. En effet, deux ten­dances pré­do­mi­naient : l’une, tour­née vers ce monde et vers cette vie, à laquelle la foi devait res­ter étran­gère ; l’autre, vers un salut pure­ment situé dans l’au-​delà, et qui n’ap­por­tait ni lumière ni orien­ta­tions pour la vie sur terre. En publiant Rerum nova­rum, le Pape don­nait pour ain­si dire « droit de cité » à l’Eglise dans les réa­li­tés chan­geantes de la vie publique. Cela devait se pré­ci­ser davan­tage encore par la suite. En effet, l’en­sei­gne­ment et la dif­fu­sion de la doc­trine sociale de l’Eglise appar­tiennent à sa mis­sion d’é­van­gé­li­sa­tion ; c’est une par­tie essen­tielle du mes­sage chré­tien, car cette doc­trine en pro­pose les consé­quences directes dans la vie de la socié­té et elle place le tra­vail quo­ti­dien et la lutte pour la jus­tice dans le cadre du témoi­gnage ren­du au Christ Sauveur. Elle est éga­le­ment une source d’u­ni­té et de paix face aux conflits qui sur­gissent inévi­ta­ble­ment dans le domaine éco­no­mique et social. Ainsi, il devient pos­sible de vivre les nou­velles situa­tions sans amoin­drir la digni­té trans­cen­dante de la per­sonne humaine ni en soi-​même ni chez les adver­saires, et de trou­ver la voie de solu­tions correctes.

A cent ans de dis­tance, la valeur d’une telle orien­ta­tion m’offre l’oc­ca­sion d’ap­por­ter une contri­bu­tion à l’é­la­bo­ra­tion de la « doc­trine sociale chré­tienne ». La « nou­velle évan­gé­li­sa­tion », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insis­té de nom­breuses fois, doit comp­ter par­mi ses élé­ments essen­tiels l’an­nonce de la doc­trine sociale de l’Eglise, apte, aujourd’­hui comme sous Léon XIII, à indi­quer le bon che­min pour répondre aux grands défis du temps pré­sent, dans un contexte de dis­cré­dit crois­sant des idéo­lo­gies. Comme à cette époque, il faut répé­ter qu’il n’existe pas de véri­table solu­tion de la « ques­tion sociale » hors de l’Evangile et que, d’autre part, les « choses nou­velles » peuvent trou­ver en lui leur espace de véri­té et la qua­li­fi­ca­tion morale qui convient.

6. En se pro­po­sant de faire la lumière sur le conflit sur­ve­nu entre le capi­tal et le tra­vail, Léon XIII affir­mait les droits fon­da­men­taux des tra­vailleurs. C’est pour­quoi la clé de lec­ture du texte pon­ti­fi­cal est la digni­té du tra­vailleur en tant que tel et, de ce fait, la digni­té du tra­vail défi­ni comme « l’ac­ti­vi­té humaine ordon­née à la satis­fac­tion des besoins de la vie, notam­ment à sa conser­va­tion » (12). Le Pape qua­li­fiait le tra­vail de « per­son­nel », parce que « la force de tra­vail est inhé­rente à la per­sonne et appar­tient en propre à celui qui l’exerce et dont elle est l’a­pa­nage » (13). Le tra­vail appar­tient ain­si à la voca­tion de toute per­sonne ; l’homme s’ex­prime donc et se réa­lise dans son acti­vi­té labo­rieuse. Le tra­vail pos­sède en même temps une dimen­sion « sociale », par sa rela­tion étroite tant avec la famille qu’a­vec le bien com­mun, « puis­qu’on peut affir­mer sans se trom­per que le tra­vail des ouvriers est à l’o­ri­gine de la richesse des Etats » (14). Tels sont les points que j’ai repris et déve­lop­pés dans l’en­cy­clique Laborem exer­cens (15).

Il existe sans aucun doute un autre prin­cipe impor­tant, celui du droit à la « pro­prié­té pri­vée ». La lon­gueur du déve­lop­pe­ment que lui consacre l’en­cy­clique révèle à elle seule l’im­por­tance qui lui revient. Le Pape est bien conscient du fait que la pro­prié­té pri­vée n’est pas une valeur abso­lue et il ne manque pas de pro­cla­mer les prin­cipes com­plé­men­taires indis­pen­sables, tels que celui de la des­ti­na­tion uni­ver­selle des biens de la terre (17).

Par ailleurs, s’il est vrai que le type de pro­prié­té pri­vée qu’il consi­dère au pre­mier chef est celui de la pro­prié­té de la terre (18), il n’en demeure pas moins qu’au­jourd’­hui conservent leur valeur les rai­sons avan­cées pour pro­té­ger la pro­prié­té pri­vée, c’est-​à-​dire pour affir­mer le droit de pos­sé­der ce qui est néces­saire au déve­lop­pe­ment per­son­nel et à celui de sa famille, quelle que soit la forme effec­tive prise par ce droit. Il faut l’af­fir­mer une nou­velle fois devant les chan­ge­ments, dont nous sommes les témoins, sur­ve­nus dans les sys­tèmes où régnait le prin­cipe de la pro­prié­té col­lec­tive des moyens de pro­duc­tion, mais éga­le­ment devant les situa­tions tou­jours plus nom­breuses de pau­vre­té ou, plus exac­te­ment, devant les néga­tions de la pro­prié­té pri­vée, qui se pré­sentent dans beau­coup de régions du monde, y com­pris celles où pré­do­minent les sys­tèmes qui reposent sur l’af­fir­ma­tion du droit à la pro­prié­té pri­vée. A la suite de ces chan­ge­ments et de la per­sis­tance de la pau­vre­té, une ana­lyse plus pro­fonde du pro­blème s’a­vère néces­saire, ce qui sera fait plus loin.

7. En rela­tion étroite avec le droit de pro­prié­té, l’en­cy­clique de Léon XIII affirme éga­le­ment d’autres droits, en disant qu’ils sont inhé­rents à la per­sonne humaine et inalié­nables. Au rang de ces droits, le « droit natu­rel de l’homme » à for­mer des asso­cia­tions pri­vées occupe une place de pre­mier plan par l’am­pleur du déve­lop­pe­ment que lui consacre le Pape et l’im­por­tance qu’il lui attri­bue ; il s’a­git avant tout du droit à créer des asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles de chefs d’en­tre­prise et d’ou­vriers ou sim­ple­ment d’ou­vriers (19). On sai­sit ici le motif pour lequel l’Eglise défend et approuve la créa­tion de ce qu’on appelle cou­ram­ment des syn­di­cats, non certes par pré­ju­gé idéo­lo­gique ni pour céder à une men­ta­li­té de classe, mais parce que s’as­so­cier est un droit natu­rel de l’être humain et, par consé­quent, un droit anté­rieur à sa recon­nais­sance par la socié­té poli­tique. En effet, « il n’est pas au pou­voir de l’Etat d’in­ter­dire leur exis­tence », car « l’Etat est fait pour pro­té­ger et non pour détruire le droit natu­rel. En inter­di­sant de telles asso­cia­tions, il s’at­ta­que­rait lui-​même » (20).

Avec ce droit que le Pape — il est juste de le sou­li­gner — recon­naît expli­ci­te­ment aux ouvriers, ou, pour reprendre ses termes, aux « pro­lé­taires », sont affir­més de manière tout aus­si claire les droits à la « limi­ta­tion des heures de tra­vail », au repos légi­time et à une dif­fé­rence de trai­te­ment pour les enfants et les femmes (21) en ce qui concerne la forme et la durée du travail.

Si l’on se sou­vient de ce que nous apprend l’his­toire au sujet des pra­tiques admises, ou du moins pas inter­dites par la loi, dans le domaine des contrats, qui étaient pas­sés sans aucune garan­tie d’ho­raires ni de condi­tions d’hy­giène dans le tra­vail, sans res­pect non plus pour l’âge ou le sexe des can­di­dats à l’emploi, on com­prend bien la sévé­ri­té des paroles du Pape. « Il n’est ni juste ni humain, écrivait-​il, d’exi­ger de l’homme un tra­vail tel qu’il s’a­bru­tisse l’es­prit et s’af­fai­blisse le corps par suite d’une fatigue exces­sive ». Et, de manière plus pré­cise, en se réfé­rant au contrat, qui a pour objec­tif de faire entrer en vigueur de telles « rela­tions de tra­vail », il affirme : « Dans toute conven­tion pas­sée entre patrons et ouvriers, figure la condi­tion expresse ou tacite » que l’on ména­ge­ra un temps de repos conve­nable, en pro­por­tion des « forces dépen­sées dans le tra­vail » ; puis il conclut : « Un pacte contraire serait immo­ral » (22).

8. Immédiatement après, le Pape énonce un autre droit du tra­vailleur en tant que per­sonne. Il s’a­git du droit à un « juste salaire », droit qui ne peut être lais­sé « au libre consen­te­ment des par­ties, de telle sorte que l’employeur, après avoir payé le salaire conve­nu, aurait rem­pli ses enga­ge­ments et ne sem­ble­rait rien devoir d’autre » (23). L’Etat — disait-​on à cette époque — n’a pas le pou­voir d’in­ter­ve­nir dans la déter­mi­na­tion de ces contrats, sinon pour veiller à l’ac­com­plis­se­ment de ce qui a été expres­sé­ment conve­nu. Une telle concep­tion des rap­ports entre patrons et ouvriers, pure­ment prag­ma­tique et ins­pi­rée par un indi­vi­dua­lisme strict, est sévè­re­ment cri­ti­quée dans l’en­cy­clique comme contraire à la double nature du tra­vail en tant que fait per­son­nel et néces­saire. En effet, si le tra­vail, en tant que per­son­nel, fait par­tie des capa­ci­tés et des forces dont cha­cun a la libre dis­po­si­tion, il est, en tant que néces­saire, régi par le grave devoir pour cha­cun de « se gar­der en vie » ; « de ce devoir, conclut le Pape, découle néces­sai­re­ment le droit de se pro­cu­rer ce qui sert à la sub­sis­tance, que les pauvres ne se pro­curent que moyen­nant le salaire de leur tra­vail » (24).

Le salaire doit suf­fire à faire vivre l’ou­vrier et sa famille. Si le tra­vailleur, « contraint par la néces­si­té ou pous­sé par la crainte d’un mal plus grand, accepte des condi­tions très dures, que d’ailleurs il ne peut refu­ser parce qu’elles lui sont impo­sées par le patron ou par celui qui fait l’offre du tra­vail, il subit une vio­lence contre laquelle la jus­tice pro­teste » (25).

Dieu veuille que ces phrases, écrites tan­dis que pro­gres­sait ce qu’on a appe­lé le « capi­ta­lisme sau­vage », ne soient pas à reprendre et à répé­ter aujourd’­hui avec la même sévé­ri­té ! Malheureusement, aujourd’­hui encore, on trouve des cas de contrats pas­sés entre patrons et ouvriers qui ignorent la jus­tice la plus élé­men­taire en matière de tra­vail des mineurs ou des femmes, pour les horaires de tra­vail, les condi­tions d’hy­giène dans les locaux et la juste rétri­bu­tion. Cela arrive mal­gré les Déclarations et les Conventions inter­na­tio­nales qui en traitent (26), et même les lois des divers Etats. Le Pape assi­gnait à l”« auto­ri­té publique » le « strict devoir » de prendre grand soin du bien-​être des tra­vailleurs, parce qu’en ne le fai­sant pas, on offen­sait la jus­tice, et il n’hé­si­tait pas à par­ler de « jus­tice dis­tri­bu­tive » (27).

9. A ces droits, Léon XIII en ajoute un autre, tou­jours à pro­pos de la condi­tion ouvrière, que je désire rap­pe­ler, étant don­né son impor­tance : le droit d’ac­com­plir libre­ment ses devoirs reli­gieux. Le Pape le pro­clame clai­re­ment dans le contexte des autres droits et devoirs des ouvriers, mal­gré le cli­mat géné­ral où, déjà de son temps, on consi­dé­rait que cer­taines ques­tions appar­te­naient exclu­si­ve­ment au domaine de la vie pri­vée. Il affirme la néces­si­té du repos domi­ni­cal, afin de rap­pe­ler à l’homme la pen­sée des biens célestes et du culte que l’on doit à la majes­té divine (28). De ce droit, qui s’en­ra­cine dans un com­man­de­ment fon­da­men­tal, per­sonne ne peut pri­ver l’homme : « Il n’est per­mis à per­sonne de vio­ler impu­né­ment cette digni­té de l’homme que Dieu lui-​même traite avec un grand res­pect ». Par consé­quent, l’Etat doit assu­rer à l’ou­vrier l’exer­cice de cette liber­té (29).

On ne se trom­pe­rait pas en voyant en germe, dans cette affir­ma­tion claire, le prin­cipe du droit à la liber­té reli­gieuse, qui est deve­nu depuis lors l’ob­jet de nom­breuses Déclarations et Conventions inter­na­tio­nales solen­nelles (30), sans oublier la célèbre Déclaration conci­liaire et mes ensei­gne­ments fré­quents (31). Sur ce point, nous devons nous deman­der si les dis­po­si­tions légales en vigueur et les pra­tiques des socié­tés indus­tria­li­sées per­mettent aujourd’­hui d’as­su­rer effec­ti­ve­ment l’exer­cice de ce droit élé­men­taire au repos dominical.

10. Une autre don­née impor­tante, riche d’en­sei­gne­ments pour notre époque, est la concep­tion des rap­ports de l’Etat avec les citoyens. Rerum nova­rum cri­tique les deux sys­tèmes sociaux et éco­no­miques, le socia­lisme et le libé­ra­lisme. Elle consacre au pre­mier la par­tie ini­tiale qui réaf­firme le droit à la pro­prié­té pri­vée. Au contraire, il n’y a pas de sec­tion spé­cia­le­ment consa­crée au second sys­tème, mais — et ceci mérite que l’on y porte atten­tion — les cri­tiques à son égard appa­raissent lors­qu’est trai­té le thème des devoirs de l’Etat (32). L’Etat ne peut se bor­ner à « veiller sur une par­tie de ses citoyens », celle qui est riche et pros­père, et il ne peut « négli­ger l’autre », qui repré­sente sans aucun doute la grande majo­ri­té du corps social. Sinon il est por­té atteinte à la jus­tice qui veut que l’on rende à cha­cun ce qui lui appar­tient. « Toutefois, dans la pro­tec­tion des droits pri­vés, il doit se pré­oc­cu­per d’une manière spé­ciale des petits et des pauvres. La classe riche, qui est forte de par ses biens, a moins besoin de la pro­tec­tion publique ; la classe pauvre, sans richesse pour la mettre à l’a­bri, compte sur­tout sur la pro­tec­tion de l’Etat. L’Etat doit donc entou­rer de soins et d’une sol­li­ci­tude toute par­ti­cu­lière les tra­vailleurs qui appar­tiennent à la foule des déshé­ri­tés » (33).

Ces pas­sages gardent leur valeur aujourd’­hui, sur­tout face aux nou­velles formes de pau­vre­té qui existent dans le monde, d’au­tant que des affir­ma­tions si impor­tantes ne dépendent nul­le­ment d’une concep­tion déter­mi­née de l’Etat ni d’une théo­rie poli­tique par­ti­cu­lière. Le Pape reprend un prin­cipe élé­men­taire de toute saine orga­ni­sa­tion poli­tique : dans une socié­té, plus les indi­vi­dus sont vul­né­rables, plus ils ont besoin de l’in­té­rêt et de l’at­ten­tion que leur portent les autres, et, en par­ti­cu­lier, de l’in­ter­ven­tion des pou­voirs publics.

Ainsi, le prin­cipe de soli­da­ri­té, comme on dit aujourd’­hui, dont j’ai rap­pe­lé, dans l’en­cy­clique Sollicitudo rei socia­lis (34), la valeur dans l’ordre interne de chaque nation comme dans l’ordre inter­na­tio­nal, appa­raît comme l’un des prin­cipes fon­da­men­taux de la concep­tion chré­tienne de l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique et sociale. Il a été énon­cé à plu­sieurs reprises par Léon XIII sous le nom d”« ami­tié » que nous trou­vons déjà dans la phi­lo­so­phie grecque. Pie XI le dési­gna par le terme non moins signi­fi­ca­tif de « cha­ri­té sociale », tan­dis que Paul VI, élar­gis­sant le concept en fonc­tion des mul­tiples dimen­sions modernes de la ques­tion sociale, par­lait de « civi­li­sa­tion de l’a­mour » (35).

11. En reli­sant l’en­cy­clique à la lumière de la situa­tion contem­po­raine, on peut se rendre compte de la sol­li­ci­tude et de l’ac­tion inces­santes de l’Eglise en faveur des caté­go­ries de per­sonnes qui sont objet de pré­di­lec­tion de la part du Seigneur Jésus. Le conte­nu du texte est un excellent témoi­gnage de la conti­nui­té, dans l’Eglise, de ce qu’on appelle l”« option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres », option défi­nie comme une « forme spé­ciale de prio­ri­té dans la pra­tique de la cha­ri­té chré­tienne » (36). L’encyclique sur la « ques­tion ouvrière » est donc une ency­clique sur les pauvres et sur la ter­rible condi­tion à laquelle le pro­ces­sus d’in­dus­tria­li­sa­tion nou­veau et sou­vent violent avait réduit de très nom­breuses per­sonnes. Aujourd’hui encore, dans une grande par­tie du monde, de tels pro­ces­sus de trans­for­ma­tion éco­no­mique, sociale et poli­tique pro­duisent les mêmes fléaux.

Si Léon XIII en appelle à l’Etat pour remé­dier selon la jus­tice à la condi­tion des pauvres, il le fait aus­si parce qu’il recon­naît, à juste titre, que l’Etat a le devoir de veiller au bien com­mun et de pour­voir à ce que chaque sec­teur de la vie sociale, sans exclure celui de l’é­co­no­mie, contri­bue à le pro­mou­voir, tout en res­pec­tant la juste auto­no­mie de cha­cun d’entre eux. Toutefois, il ne fau­drait pas en conclure que, pour le Pape Léon XIII, la solu­tion de la ques­tion sociale devrait dans tous les cas venir de l’Etat. Au contraire, il insiste à plu­sieurs reprises sur les néces­saires limites de l’in­ter­ven­tion de l’Etat et sur sa nature de simple ins­tru­ment, puisque l’in­di­vi­du, la famille et la socié­té lui sont anté­rieurs et que l’Etat existe pour pro­té­ger leurs droits res­pec­tifs sans jamais les oppri­mer (37).

L’actualité de ces réflexions n’é­chappe à per­sonne. Il convien­dra de reprendre plus loin ce thème impor­tant des limites inhé­rentes à la nature de l’Etat. Les points sou­li­gnés, qui ne sont pas les seuls abor­dés par l’en­cy­clique, se situent dans la conti­nui­té de l’en­sei­gne­ment social de l’Eglise, et sont éclai­rés par une saine concep­tion de la pro­prié­té pri­vée, du tra­vail, du déve­lop­pe­ment éco­no­mique, de la nature de l’Etat et, avant tout, de l’homme lui-​même. D’autres thèmes seront men­tion­nés par la suite quand on exa­mi­ne­ra cer­tains aspects de la réa­li­té contem­po­raine, mais dès main­te­nant, il convient de gar­der pré­sent à l’es­prit que ce qui sert de trame et, d’une cer­taine manière, de guide à l’en­cy­clique et à toute la doc­trine sociale de l’Eglise, c’est la juste concep­tion de la per­sonne humaine, de sa valeur unique, dans la mesure où « l’homme est sur la terre la seule créa­ture que Dieu ait vou­lue pour elle-​même » (38). Dans l’homme, il a sculp­té son image, à sa res­sem­blance (cf. Gn 1, 26), en lui don­nant une digni­té incom­pa­rable, sur laquelle l’en­cy­clique insiste à plu­sieurs reprises. En effet, au-​delà des droits que l’homme acquiert par son tra­vail, il existe des droits qui ne sont cor­ré­la­tifs à aucune de ses acti­vi­tés mais dérivent de sa digni­té essen­tielle de personne.

II. VERS LES « CHOSES NOUVELLES » D’AUJOURD’HUI

12. L’anniversaire de Rerum nova­rum ne serait pas célé­bré comme il convient si l’on ne regar­dait pas éga­le­ment la situa­tion actuelle. Déjà, par son conte­nu, l’en­cy­clique se prête à une telle réflexion ; en effet, le cadre his­to­rique et les pré­vi­sions qui y sont tra­cées se révèlent d’une exac­ti­tude sur­pre­nante, à la lumière de tous les évé­ne­ments ultérieurs.

Les faits des der­niers mois de l’an­née 1989 et du début de 1990 en ont été une confir­ma­tion sin­gu­lière. Ils ne s’ex­pliquent, de même que les trans­for­ma­tions radi­cales qui s’en sont sui­vies, qu’en fonc­tion des situa­tions anté­rieures qui avaient cris­tal­li­sé ou ins­ti­tu­tion­na­li­sé, dans une cer­taine mesure, les pré­vi­sions de Léon XIII et les signes tou­jours plus inquié­tants per­çus par ses suc­ces­seurs. En effet, le Pape Léon XIII pré­voyait les consé­quences néga­tives — sous tous les aspects : poli­tique, social et éco­no­mique — d’une orga­ni­sa­tion de la socié­té telle que la pro­po­sait le « socia­lisme », qui en était alors au stade d’une phi­lo­so­phie sociale et d’un mou­ve­ment plus ou moins struc­tu­ré. On pour­rait s’é­ton­ner de ce que le Pape parte du « socia­lisme » pour faire la cri­tique des solu­tions qu’on don­nait de la « ques­tion ouvrière », alors que le socia­lisme ne se pré­sen­tait pas encore, comme cela se pro­dui­sit ensuite, sous la forme d’un Etat fort et puis­sant, avec toutes les res­sources à sa dis­po­si­tion. Toutefois, il mesu­ra bien le dan­ger que repré­sen­tait pour les masses la pré­sen­ta­tion sédui­sante d’une solu­tion aus­si simple que radi­cale de la « ques­tion ouvrière » d’a­lors. Cela est plus vrai encore si l’on consi­dère l’ef­froyable condi­tion d’in­jus­tice à laquelle étaient réduites les masses pro­lé­ta­riennes dans les nations récem­ment industrialisées.

Il faut ici sou­li­gner deux choses : d’une part, la grande luci­di­té avec laquelle est per­çue, dans toute sa rigueur, la condi­tion réelle des pro­lé­taires, hommes, femmes et enfants ; d’autre part, la clar­té non moins grande avec laquelle est sai­si ce qu’il y a de mau­vais dans une solu­tion qui, sous l’ap­pa­rence d’un ren­ver­se­ment des situa­tions des pauvres et des riches, por­tait en réa­li­té pré­ju­dice à ceux-​là mêmes qu’on se pro­met­tait d’ai­der. Le remède se serait ain­si révé­lé pire que le mal. En carac­té­ri­sant la nature du socia­lisme de son époque, qui sup­pri­mait la pro­prié­té pri­vée, Léon XIII allait au cœur du problème.

Ses paroles méritent d’être relues avec atten­tion : « Les socia­listes, pour gué­rir ce mal [l’in­juste dis­tri­bu­tion des richesses et la misère des pro­lé­taires], poussent les pauvres à être jaloux de ceux qui pos­sèdent. Ils pré­tendent que toute pro­prié­té de biens pri­vés doit être sup­pri­mée, que les biens de cha­cun doivent être com­muns à tous… Mais pareille théo­rie, loin d’être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à l’ou­vrier si elle était appli­quée. D’ailleurs, elle est sou­ve­rai­ne­ment injuste, parce qu’elle fait vio­lence aux pro­prié­taires légi­times, déna­ture les fonc­tions de l’Etat et bou­le­verse de fond en comble l’é­di­fice social » (39). On ne sau­rait pas mieux indi­quer les maux entraî­nés par l’ins­tau­ra­tion de ce type de socia­lisme comme sys­tème d’Etat, qui pren­drait le nom de « socia­lisme réel ».

13. Approfondissant main­te­nant la réflexion et aus­si en réfé­rence à tout ce qui a été dit dans les ency­cliques Laborem exer­cens et Sollicitudo rei socia­lis, il faut ajou­ter que l’er­reur fon­da­men­tale du « socia­lisme » est de carac­tère anthro­po­lo­gique. En effet, il consi­dère l’in­di­vi­du comme un simple élé­ment, une molé­cule de l’or­ga­nisme social, de sorte que le bien de cha­cun est tout entier subor­don­né au fonc­tion­ne­ment du méca­nisme éco­no­mique et social, tan­dis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’in­di­vi­du peut être atteint hors de tout choix auto­nome de sa part, hors de sa seule et exclu­sive déci­sion res­pon­sable devant le bien ou le mal. L’homme est ain­si réduit à un ensemble de rela­tions sociales, et c’est alors que dis­pa­raît le concept de per­sonne comme sujet auto­nome de déci­sion morale qui construit l’ordre social par cette déci­sion. De cette concep­tion erro­née de la per­sonne découlent la défor­ma­tion du droit qui défi­nit la sphère d’exer­cice de la liber­té, ain­si que le refus de la pro­prié­té pri­vée. En effet, l’homme dépos­sé­dé de ce qu’il pour­rait dire « sien » et de la pos­si­bi­li­té de gagner sa vie par ses ini­tia­tives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la contrôlent ; cela lui rend beau­coup plus dif­fi­cile la recon­nais­sance de sa propre digni­té de per­sonne et entrave la pro­gres­sion vers la consti­tu­tion d’une authen­tique com­mu­nau­té humaine.

Au contraire, de la concep­tion chré­tienne de la per­sonne résulte néces­sai­re­ment une vision juste de la socié­té. Selon Rerum nova­rum et toute la doc­trine sociale de l’Eglise, le carac­tère social de l’homme ne s’é­puise pas dans l’Etat, mais il se réa­lise dans divers groupes inter­mé­diaires, de la famille aux groupes éco­no­miques, sociaux, poli­tiques et cultu­rels qui, décou­lant de la même nature humaine, ont — tou­jours à l’in­té­rieur du bien com­mun — leur auto­no­mie propre. C’est ce que j’ai appe­lé la « per­son­na­li­té » de la socié­té qui, avec la per­son­na­li­té de l’in­di­vi­du, a été éli­mi­née par le « socia­lisme réel » (40).

Si on se demande ensuite d’où naît cette concep­tion erro­née de la nature de la per­sonne humaine et de la per­son­na­li­té de la socié­té, il faut répondre que la pre­mière cause en est l’a­théisme. C’est par sa réponse à l’ap­pel de Dieu conte­nu dans l’être des choses que l’homme prend conscience de sa digni­té trans­cen­dante. Tout homme doit don­ner cette réponse, car en elle il atteint le som­met de son huma­ni­té, et aucun méca­nisme social ou sujet col­lec­tif ne peut se sub­sti­tuer à lui. La néga­tion de Dieu prive la per­sonne de ses racines et, en consé­quence, incite à réor­ga­ni­ser l’ordre social sans tenir compte de la digni­té et de la res­pon­sa­bi­li­té de la personne.

L’athéisme dont on parle est, du reste, étroi­te­ment lié au ratio­na­lisme de la phi­lo­so­phie des lumières, qui conçoit la réa­li­té humaine et sociale d’une manière méca­niste. On nie ain­si l’in­tui­tion ultime de la vraie gran­deur de l’homme, sa trans­cen­dance par rap­port au monde des choses, la contra­dic­tion qu’il res­sent dans son cœur entre le désir d’une plé­ni­tude de bien et son impuis­sance à l’ob­te­nir et, sur­tout, le besoin de salut qui en dérive.

14. C’est de cette même racine de l’a­théisme que découle le choix des moyens d’ac­tion propre au socia­lisme condam­né dans Rerum nova­rum. Il s’a­git de la lutte des classes. Le Pape, bien enten­du, n’en­tend pas condam­ner tout conflit social sous quelque forme que ce soit : l’Eglise sait bien que les conflits d’in­té­rêts entre divers groupes sociaux sur­gissent inévi­ta­ble­ment dans l’his­toire et que le chré­tien doit sou­vent prendre posi­tion à leur sujet avec déci­sion et cohé­rence. L’encyclique Laborem exer­cens, du reste, a recon­nu clai­re­ment le rôle posi­tif du conflit quand il prend l’as­pect d’une « lutte pour la jus­tice sociale » (41) ; et déjà dans Quadragesimo anno on lit : « La lutte des classes, en effet, quand on s’abs­tient d’actes de vio­lence et de haine réci­proque, se trans­forme peu à peu en une hon­nête dis­cus­sion, fon­dée sur la recherche de la jus­tice » (42).

Ce qui est condam­né dans la lutte des classes, c’est plu­tôt l’i­dée d’un conflit dans lequel n’in­ter­viennent pas de consi­dé­ra­tions de carac­tère éthique ou juri­dique, qui se refuse à res­pec­ter la digni­té de la per­sonne chez autrui (et, par voie de consé­quence, en soi- même), qui exclut pour cela un accom­mo­de­ment rai­son­nable et recherche non pas le bien géné­ral de la socié­té, mais plu­tôt un inté­rêt de par­ti qui se sub­sti­tue au bien com­mun et veut détruire ce qui s’op­pose à lui. Il s’a­git, en un mot, de la reprise — dans le domaine du conflit interne entre groupes sociaux — de la doc­trine de la « guerre totale » que le mili­ta­risme et l’im­pé­ria­lisme de l’é­poque fai­saient pré­va­loir dans le domaine des rap­ports inter­na­tio­naux. Cette doc­trine sub­sti­tuait à la recherche du juste équi­libre entre les inté­rêts des diverses nations celle de la pré­do­mi­nance abso­lue de son propre par­ti moyen­nant la des­truc­tion de la capa­ci­té de résis­tance du par­ti adverse, effec­tuée par tous les moyens, y com­pris le men­songe, la ter­reur à l’en­contre des popu­la­tions civiles et les armes d’ex­ter­mi­na­tion (qui étaient en éla­bo­ra­tion pré­ci­sé­ment durant ces années-​là). La lutte des classes au sens mar­xiste et le mili­ta­risme ont donc la même racine : l’a­théisme, et le mépris de la per­sonne humaine qui fait pré­va­loir le prin­cipe de la force sur celui de la rai­son et du droit.

15. Rerum nova­rum s’op­pose — comme on l’a dit — à l’é­ta­ti­sa­tion des ins­tru­ments de pro­duc­tion, qui rédui­rait chaque citoyen à n’être qu’une pièce dans la machine de l’Etat. Elle cri­tique aus­si réso­lu­ment la concep­tion de l’Etat qui laisse le domaine de l’é­co­no­mie tota­le­ment en dehors de son champ d’in­té­rêt et d’ac­tion. Certes, il existe une sphère légi­time d’au­to­no­mie pour les acti­vi­tés éco­no­miques, dans laquelle l’Etat ne doit pas entrer. Cependant, il a le devoir de déter­mi­ner le cadre juri­dique à l’in­té­rieur duquel se déploient les rap­ports éco­no­miques et de sau­ve­gar­der ain­si les condi­tions pre­mières d’une éco­no­mie libre, qui pré­sup­pose une cer­taine éga­li­té entre les par­ties, d’une manière telle que l’une d’elles ne soit pas par rap­port à l’autre puis­sante au point de la réduire pra­ti­que­ment en escla­vage (43).

A ce sujet, Rerum nova­rum montre la voie des justes réformes sus­cep­tibles de redon­ner au tra­vail sa digni­té d’ac­ti­vi­té libre de l’homme. Ces réformes sup­posent que la socié­té et l’Etat prennent leurs res­pon­sa­bi­li­tés sur­tout pour défendre le tra­vailleur contre le cau­che­mar du chô­mage. Cela s’est réa­li­sé his­to­ri­que­ment de deux manières conver­gentes : soit par des poli­tiques éco­no­miques des­ti­nées à assu­rer une crois­sance équi­li­brée et une situa­tion de plein emploi ; soit par les assu­rances contre le chô­mage et par des poli­tiques de recy­clage pro­fes­sion­nel appro­priées pour faci­li­ter le pas­sage des tra­vailleurs de sec­teurs en crise vers d’autres sec­teurs en développement.

En outre, la socié­té et l’Etat doivent assu­rer des niveaux de salaire pro­por­tion­nés à la sub­sis­tance du tra­vailleur et de sa famille, ain­si qu’une cer­taine pos­si­bi­li­té d’é­pargne. Cela requiert des efforts pour don­ner aux tra­vailleurs des connais­sances et des apti­tudes tou­jours meilleures et sus­cep­tibles de rendre leur tra­vail plus qua­li­fié et plus pro­duc­tif ; mais cela requiert aus­si une sur­veillance assi­due et des mesures légis­la­tives appro­priées pour cou­per court aux hon­teux phé­no­mènes d’ex­ploi­ta­tion, sur­tout au détri­ment des tra­vailleurs les plus dému­nis, des immi­grés ou des mar­gi­naux. Dans ce domaine, le rôle des syn­di­cats, qui négo­cient le salaire mini­mum et les condi­tions de tra­vail, est déterminant.

Enfin, il faut garan­tir le res­pect d’ho­raires « humains » pour le tra­vail et le repos, ain­si que le droit d’ex­pri­mer sa per­son­na­li­té sur les lieux de tra­vail, sans être vio­len­té en aucune manière dans sa conscience ou dans sa digni­té. Là encore, il convient de rap­pe­ler le rôle des syn­di­cats, non seule­ment comme ins­tru­ments de négo­cia­tion mais encore comme « lieux » d’ex­pres­sion de la per­son­na­li­té : ils sont utiles au déve­lop­pe­ment d’une authen­tique culture du tra­vail et ils aident les tra­vailleurs à par­ti­ci­per d’une façon plei­ne­ment humaine à la vie de l’en­tre­prise (44).

L’Etat doit contri­buer à la réa­li­sa­tion de ces objec­tifs direc­te­ment et indi­rec­te­ment. Indirectement et sui­vant le prin­cipe de sub­si­dia­rité, en créant les condi­tions favo­rables au libre exer­cice de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique, qui conduit à une offre abon­dante de pos­si­bi­li­tés de tra­vail et de sources de richesse. Directement et sui­vant le prin­cipe de soli­da­rité, en impo­sant, pour la défense des plus faibles, cer­taines limites à l’au­to­no­mie des par­ties qui décident des condi­tions du tra­vail, et en assu­rant dans chaque cas un mini­mum vital au tra­vailleur sans emploi (45).

L’encyclique et l’en­sei­gne­ment social qui la pro­longe ont influen­cé de mul­tiples manières les der­nières années du XIXème siècle et le début du XXème. Cette influence est à l’o­ri­gine de nom­breuses réformes intro­duites dans les sec­teurs de la pré­voyance sociale, des retraites, des assu­rances contre les mala­dies, de la pré­ven­tion des acci­dents, tout cela dans le cadre d’un res­pect plus grand des droits des tra­vailleurs (46).

16. Les réformes furent en par­tie réa­li­sées par les Etats, mais, dans la lutte pour les obte­nir, l’ac­tion du Mouvement ouvrier a joué un rôle impor­tant. Né d’une réac­tion de la conscience morale contre des situa­tions injustes et pré­ju­di­ciables, il déploya une vaste acti­vi­té syn­di­cale et réfor­miste, qui était loin des brumes de l’i­déo­lo­gie et plus proche des besoins quo­ti­diens des tra­vailleurs et, dans ce domaine, ses efforts se joi­gnirent sou­vent à ceux des chré­tiens pour obte­nir l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de vie des travailleurs.

Par la suite, ce mou­ve­ment fut dans une cer­taine mesure domi­né pré­ci­sé­ment par l’i­déo­lo­gie mar­xiste contre laquelle se dres­sait Rerum nova­rum.

Ces mêmes réformes furent aus­si le résul­tat d’un libre pro­ces­sus d’auto-​organisation de la société, avec la mise au point d’ins­tru­ments effi­caces de soli­da­ri­té, aptes à sou­te­nir une crois­sance éco­no­mique plus res­pec­tueuse des valeurs de la per­sonne. Il faut rap­pe­ler ici les mul­tiples acti­vi­tés, avec la contri­bu­tion notable des chré­tiens, d’où ont résul­té la fon­da­tion de coopé­ra­tives de pro­duc­tion, de consom­ma­tion et de cré­dit, la pro­mo­tion de l’ins­truc­tion popu­laire et de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, l’ex­pé­ri­men­ta­tion de diverses formes de par­ti­ci­pa­tion à la vie de l’en­tre­prise et, en géné­ral, de la société.

Si donc, en regar­dant le pas­sé, il y a des rai­sons de remer­cier Dieu parce que la grande ency­clique n’est pas res­tée sans réso­nance dans les cœurs et a pous­sé à une géné­ro­si­té active, néan­moins il faut recon­naître que l’an­nonce pro­phé­tique dont elle était por­teuse n’a pas été com­plè­te­ment accueillie par les hommes de l’é­poque, et qu’à cause de cela de très grandes catas­trophes se sont produites.

17. Quand on lit l’en­cy­clique en la reliant à tout le riche ensei­gne­ment du Pape Léon XIII (47), on voit qu’au fond elle montre les consé­quences d’une erreur de très grande por­tée sur le ter­rain éco­no­mique et social. L’erreur, comme on l’a dit, consiste en une concep­tion de la liber­té humaine qui la sous­trait à l’o­béis­sance à la véri­té et donc aus­si au devoir de res­pec­ter les droits des autres hommes. Le sens de la liber­té se trouve alors dans un amour de soi qui va jus­qu’au mépris de Dieu et du pro­chain, dans un amour qui conduit à l’af­fir­ma­tion illi­mi­tée de l’in­té­rêt par­ti­cu­lier et ne se laisse arrê­ter par aucune obli­ga­tion de jus­tice (48).

Les consé­quences extrêmes de cette erreur sont appa­rues dans le cycle tra­gique des guerres qui ont secoué l’Europe et le monde entre 1914 et 1945. Il s’a­git de guerres pro­vo­quées par un mili­ta­risme et un natio­na­lisme exa­cer­bés et par les formes de tota­li­ta­risme qui y sont liées, il s’a­git de guerres pro­vo­quées par la lutte des classes, de guerres civiles et idéo­lo­giques. Sans le poids impla­cable de haine et de ran­cune, accu­mu­lées à la suite de tant d’in­jus­tices au niveau inter­na­tio­nal et au niveau interne des Etats, on n’au­rait pu connaître des guerres d’une telle féro­ci­té, où de grandes nations enga­gèrent leurs forces vives, où l’on n’hé­si­ta pas devant la vio­la­tion des droits les plus sacrés de l’homme et où fut pla­ni­fiée et exé­cu­tée l’ex­ter­mi­na­tion de peuples et de groupes sociaux entiers. Nous nous sou­ve­nons ici en par­ti­cu­lier du peuple juif dont le ter­rible des­tin est deve­nu un sym­bole de l’a­ber­ra­tion à laquelle l’homme peut arri­ver quand il se tourne contre Dieu.

Toutefois, la haine et l’in­jus­tice ne s’emparent de nations entières et ne les poussent à l’ac­tion que lors­qu’elles sont légi­ti­mées et orga­ni­sées par des idéo­lo­gies qui se fondent plus sur elles que sur la véri­té de l’homme (49). Rerum nova­rum com­bat­tait les idéo­lo­gies de la haine et a mon­tré les manières de mettre un terme à la vio­lence et à la ran­cœur par la jus­tice. Puisse le sou­ve­nir de ces ter­ribles évé­ne­ments gui­der les actions de tous les hommes et, en par­ti­cu­lier, des gou­ver­nants des peuples de notre temps, alors que d’autres injus­tices ali­mentent de nou­velles haines et que se pro­filent à l’ho­ri­zon de nou­velles idéo­lo­gies qui exaltent la violence !

18. Certes, depuis 1945 les armes se taisent sur le conti­nent euro­péen ; tou­te­fois, on se rap­pel­le­ra que la vraie paix n’est jamais le résul­tat de la vic­toire mili­taire, mais sup­pose l’é­li­mi­na­tion des causes de la guerre et l’au­then­tique récon­ci­lia­tion entre les peuples. Pendant de nom­breuses années, par contre, il y a eu en Europe et dans le monde une situa­tion de non- guerre plus que de paix authen­tique. La moi­tié du conti­nent est tom­bée sous le pou­voir de la dic­ta­ture com­mu­niste, tan­dis que l’autre par­tie s’or­ga­ni­sait pour se défendre contre ce type de dan­ger. Bien des peuples perdent le pou­voir de dis­po­ser d’eux-​mêmes, sont enfer­més dans les limites d’un empire oppres­sif tan­dis qu’on s’ef­force de détruire leur mémoire his­to­rique et les racines sécu­laires de leur culture. Des masses énormes d’hommes, à la suite de cette vio­lente par­ti­tion, sont contraintes d’a­ban­don­ner leur terre et dépor­tées de force.

Une course folle aux arme­ments absorbe les res­sources néces­saires au déve­lop­pe­ment des éco­no­mies internes et à l’aide aux nations les plus défa­vo­ri­sées. Le pro­grès scien­ti­fique et tech­nique, qui devrait contri­buer au bien-​être de l’homme, est trans­for­mé en ins­tru­ment de guerre. La science et la tech­nique servent à pro­duire des armes tou­jours plus per­fec­tion­nées et plus des­truc­trices, tan­dis qu’on demande à une idéo­lo­gie, qui est une per­ver­sion de la phi­lo­so­phie authen­tique, de four­nir des jus­ti­fi­ca­tions doc­tri­nales à la nou­velle guerre. Et la guerre est non seule­ment atten­due et pré­pa­rée, mais elle a lieu dans diverses régions du monde et cause d’é­normes effu­sions de sang. De la logique des blocs, ou des empires, dénon­cée par les docu­ments de l’Eglise et récem­ment par l’en­cy­clique Sollicitudo rei socia­lis (50), il résulte que les contro­verses et les dis­cordes qui naissent dans les pays du Tiers-​Monde sont sys­té­ma­ti­que­ment ampli­fiées et exploi­tées pour créer des dif­fi­cul­tés à l’adversaire.

Les groupes extré­mistes, qui cherchent à résoudre ces contro­verses par les armes, béné­fi­cient faci­le­ment d’ap­puis poli­tiques et mili­taires, sont armés et entraî­nés à la guerre, tan­dis que ceux qui s’ef­forcent de trou­ver des solu­tions paci­fiques et humaines, res­pec­tant les inté­rêts légi­times de toutes les par­ties, res­tent iso­lés et sont sou­vent vic­times de leurs adver­saires. La mili­ta­ri­sa­tion de nom­breux pays du Tiers-​Monde et les luttes fra­tri­cides qui les ont tour­men­tés, la dif­fu­sion du ter­ro­risme et de pro­cé­dés tou­jours plus bar­bares de lutte politico-​militaire trouvent aus­si une de leurs prin­ci­pales causes dans la pré­ca­ri­té de la paix qui a sui­vi la deuxième guerre mon­diale. Sur le monde entier, enfin, pèse la menace d’une guerre ato­mique, capable de conduire à l’ex­tinc­tion de l’hu­ma­ni­té. La science, uti­li­sée à des fins mili­taires, met à la dis­po­si­tion de la haine, ampli­fiée par les idéo­lo­gies, l’arme abso­lue. Mais la guerre peut se ter­mi­ner sans vain­queurs ni vain­cus dans un sui­cide de l’hu­ma­ni­té, et alors il faut répu­dier la logique qui y conduit, c’est-​à-​dire l’i­dée que la lutte pour la des­truc­tion de l’ad­ver­saire, la contra­dic­tion et la guerre même sont des fac­teurs de pro­grès et de marche en avant de l’his­toire (51). Si on admet la néces­si­té de ce refus, la logique de la « guerre totale » comme celle de la « lutte des classes » sont néces­sai­re­ment remises en cause.

19. Mais à la fin de la deuxième guerre mon­diale, un tel pro­ces­sus est encore en train de prendre forme dans les esprits, et le fait qui retient l’at­ten­tion est l’ex­ten­sion du tota­li­ta­risme com­mu­niste sur plus de la moi­tié de l’Europe et sur une par­tie du monde. La guerre, qui aurait dû réta­blir la liber­té et res­tau­rer le droit des gens, se conclut sans avoir atteint ces buts, mais au contraire d’une manière qui les contre­dit ouver­te­ment pour beau­coup de peuples, spé­cia­le­ment ceux qui avaient le plus souf­fert. On peut dire que la situa­tion qui s’est créée a pro­vo­qué des réac­tions différentes.

Dans quelques pays et à cer­tains points de vue, on assiste à un effort posi­tif pour recons­truire, après les des­truc­tions de la guerre, une socié­té démo­cra­tique ins­pi­rée par la jus­tice sociale, qui prive le com­mu­nisme du poten­tiel révo­lu­tion­naire repré­sen­té par les masses humaines exploi­tées et oppri­mées. Ces ten­ta­tives cherchent en géné­ral à main­te­nir les méca­nismes du mar­ché libre, en assu­rant par la sta­bi­li­té de la mon­naie et la sécu­ri­té des rap­ports sociaux les condi­tions d’une crois­sance éco­no­mique stable et saine, avec laquelle les hommes pour­ront par leur tra­vail construire un ave­nir meilleur pour eux et pour leurs enfants. En même temps, on cherche à évi­ter que les méca­nismes du mar­ché soient l’u­nique point de réfé­rence de la vie sociale et on veut les assu­jet­tir à un contrôle public qui s’ins­pire du prin­cipe de la des­ti­na­tion com­mune des biens de la terre. Une cer­taine abon­dance des offres d’emploi, un sys­tème solide de sécu­ri­té sociale et de pré­pa­ra­tion pro­fes­sion­nelle, la liber­té d’as­so­cia­tion et l’ac­tion vigou­reuse des syn­di­cats, la pro­tec­tion sociale en cas de chô­mage, les ins­tru­ments de par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tique à la vie sociale, tout cela, dans un tel contexte, devrait sous­traire le tra­vail à la condi­tion de « mar­chan­dise » et garan­tir la pos­si­bi­li­té de l’ac­com­plir dignement.

En second lieu, d’autres forces sociales et d’autres écoles de pen­sée s’op­posent au mar­xisme par la construc­tion de sys­tèmes de « sécu­ri­té natio­nale » qui visent à contrô­ler d’une façon capil­laire toute la socié­té pour rendre impos­sible l’in­fil­tra­tion mar­xiste. En exal­tant et en aug­men­tant le pou­voir de l’Etat, ces sys­tèmes entendent pré­ser­ver leurs peuples du com­mu­nisme ; mais, ce fai­sant, ils courent le risque grave de détruire la liber­té et les valeurs de la per­sonne au nom des­quelles il faut s’y opposer.

Enfin, une autre forme pra­tique de réponse est repré­sen­tée par la socié­té du bien-​être, ou socié­té de consom­ma­tion. Celle-​ci tend à l’emporter sur le mar­xisme sur le ter­rain du pur maté­ria­lisme, mon­trant qu’une socié­té de libre mar­ché peut obte­nir une satis­fac­tion des besoins maté­riels de l’homme plus com­plète que celle qu’as­sure le com­mu­nisme, tout en excluant éga­le­ment les valeurs spi­ri­tuelles. En réa­li­té, s’il est vrai, d’une part, que ce modèle social montre l’in­ca­pa­ci­té du mar­xisme à construire une socié­té nou­velle et meilleure, d’un autre côté, en refu­sant à la morale, au droit, à la culture et à la reli­gion leur réa­li­té propre et leur valeur, il le rejoint en rédui­sant tota­le­ment l’homme à la sphère éco­no­mique et à la satis­fac­tion des besoins matériels.

20. Dans la même période se déroule un impres­sion­nant pro­ces­sus de « déco­lo­ni­sa­tion », dans lequel de nom­breux pays acquièrent ou recon­quièrent leur indé­pen­dance et le droit à dis­po­ser libre­ment d’eux-​mêmes. Cependant, avec la recon­quête for­melle de leur sou­ve­rai­ne­té d’Etat, ces pays se trouvent sou­vent juste au début du che­min dans la construc­tion d’une authen­tique indé­pen­dance. En fait, des sec­teurs déci­sifs de l’é­co­no­mie demeurent encore entre les mains de grandes entre­prises étran­gères, qui n’ac­ceptent pas de se lier dura­ble­ment au déve­lop­pe­ment du pays qui leur donne l’hos­pi­ta­li­té, et la vie poli­tique elle-​même est contrô­lée par des forces étran­gères, tan­dis qu’à l’in­té­rieur des fron­tières de l’Etat coha­bitent des groupes eth­niques, non encore com­plè­te­ment inté­grés dans une authen­tique com­mu­nau­té natio­nale. En outre, il manque un groupe de fonc­tion­naires com­pé­tents, capables d’ad­mi­nis­trer d’une façon hon­nête et juste l’ap­pa­reil de l’Etat, ain­si que des cadres pour une ges­tion effi­cace et res­pon­sable de l’économie.

Etant don­né cette situa­tion, il semble à beau­coup que le mar­xisme peut offrir comme un rac­cour­ci pour l’é­di­fi­ca­tion de la nation et de l’Etat, et c’est pour cette rai­son que voient le jour diverses variantes du socia­lisme avec un carac­tère natio­nal spé­ci­fique. Elles se mêlent ain­si aux nom­breuses idéo­lo­gies qui se consti­tuent dif­fé­rem­ment sui­vant les cas : exi­gences légi­times de salut natio­nal, formes de natio­na­lisme et aus­si de mili­ta­risme, prin­cipes tirés d’an­tiques sagesses popu­laires, par­fois accor­dés avec la doc­trine sociale chré­tienne, et les concepts du marxisme-​léni- nisme.

21. Il faut rap­pe­ler enfin qu’a­près la deuxième guerre mon­diale et aus­si en réac­tion contre ses hor­reurs, s’est répan­du un sen­ti­ment plus vif des droits de l’homme, qui a trou­vé une recon­nais­sance dans divers Documents inter­na­tio­naux (52) et, pourrait-​on dire, dans l’é­la­bo­ra­tion d’un nou­veau « droit des gens » à laquelle le Saint-​Siège a appor­té constam­ment sa contri­bu­tion. Le pivot de cette évo­lu­tion a été l’Organisation des Nations unies. Non seule­ment la conscience du droit des indi­vi­dus s’est déve­lop­pée, mais aus­si celle des droits des nations, tan­dis qu’on sai­sit mieux la néces­si­té d’a­gir pour por­ter remède aux graves dés­équi­libres entre les dif­fé­rentes aires géo­gra­phiques du monde, qui, en un sens, ont dépla­cé le centre de la ques­tion sociale du cadre natio­nal au niveau inter­na­tio­nal (53).

En pre­nant acte de cette évo­lu­tion avec satis­fac­tion, on ne peut cepen­dant pas­ser sous silence le fait que le bilan d’en­semble des diverses poli­tiques d’aide au déve­lop­pe­ment n’est pas tou­jours posi­tif. Aux Nations unies, en outre, on n’a pas réus­si jus­qu’à main­te­nant à éla­bo­rer des pro­cé­dés effi­caces, autres que la guerre, pour la solu­tion des conflits inter­na­tio­naux, et cela semble être le pro­blème le plus urgent que la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ait encore à résoudre.

III. L’ANNÉE 1989

22. C’est à par­tir de la situa­tion mon­diale qui vient d’être décrite, et qui a déjà été lar­ge­ment expo­sée dans l’en­cy­clique Sollicitudo rei socia­lis, que l’on com­prend la por­tée inat­ten­due et pro­met­teuse des évé­ne­ments de ces der­nières années. Leur point culmi­nant, sans aucun doute, ce sont les évé­ne­ments sur­ve­nus en 1989 dans les pays de l’Europe cen­trale et orien­tale, mais ils couvrent une période et un espace géo­gra­phique plus larges. Au cours des années 1980, on voit s’é­crou­ler pro­gres­si­ve­ment dans plu­sieurs pays d’Amérique latine, et aus­si d’Afrique et d’Asie, cer­tains régimes de dic­ta­ture et d’op­pres­sion. Dans d’autres cas com­mence un che­mi­ne­ment, dif­fi­cile mais fécond, de tran­si­tion vers des formes poli­tiques qui laissent plus de place à la par­ti­ci­pa­tion et à la jus­tice. L’Eglise a four­ni une contri­bu­tion impor­tante, et même déci­sive, par son enga­ge­ment en faveur de la défense et de la pro­mo­tion des droits de l’homme : dans des milieux for­te­ment impré­gnés d’i­déo­lo­gie, où les prises de posi­tion radi­cales obs­cur­cis­saient le sens com­mun de la digni­té humaine, l’Eglise a affir­mé avec sim­pli­ci­té et éner­gie que tout homme, quelles que soient ses convic­tions per­son­nelles, porte en lui l’i­mage de Dieu et mérite donc le res­pect. La grande majo­ri­té du peuple s’est bien sou­vent recon­nue dans cette affir­ma­tion, et cela a conduit à recher­cher des formes de lutte et des solu­tions poli­tiques plus res­pec­tueuses de la digni­té de la personne.

De ce pro­ces­sus his­to­rique sont sor­ties de nou­velles formes de démo­cra­tie qui sus­citent l’es­poir d’un chan­ge­ment dans les struc­tures poli­tiques et sociales pré­caires, gre­vées de l’hy­po­thèque d’une dou­lou­reuse série d’in­jus­tices et de ran­cœurs, qui s’a­joutent à une éco­no­mie désas­treuse et à de pénibles conflits sociaux. Tout en ren­dant grâce à Dieu, en union avec toute l’Eglise, pour le témoi­gnage, par­fois héroïque, que beau­coup de Pasteurs, de com­mu­nau­tés chré­tiennes comme de simples fidèles et d’autres hommes de bonne volon­té ont don­né en ces cir­cons­tances dif­fi­ciles, je le prie de sou­te­nir les efforts accom­plis par tous pour bâtir un ave­nir meilleur. C’est là, en effet, une res­pon­sa­bi­li­té qui incombe non seule­ment aux citoyens de ces pays mais à tous les chré­tiens et aux hommes de bonne volon­té. Il s’a­git de mon­trer que les pro­blèmes com­plexes de ces peuples peuvent être réso­lus par la méthode du dia­logue et de la soli­da­ri­té, et non par la lutte pour détruire l’ad­ver­saire ou par la guerre.

23. Parmi les nom­breux fac­teurs de la chute des régimes oppres­sifs, cer­tains méritent d’être rap­pe­lés d’une façon par­ti­cu­lière. Le fac­teur déci­sif qui a mis en route les chan­ge­ments est assu­ré­ment la vio­la­tion des droits du tra­vail. On ne sau­rait oublier que la crise fon­da­men­tale des sys­tèmes qui se pré­tendent l’ex­pres­sion du gou­ver­ne­ment et même de la dic­ta­ture des ouvriers com­mence par les grands mou­ve­ments sur­ve­nus en Pologne au nom de la soli­da­ri­té. Les foules ouvrières elles-​mêmes ôtent sa légi­ti­mi­té à l’i­déo­lo­gie qui pré­tend par­ler en leur nom, et elles retrouvent, elles redé­couvrent presque, à par­tir de l’ex­pé­rience vécue et dif­fi­cile du tra­vail et de l’op­pres­sion, des expres­sions et des prin­cipes de la doc­trine sociale de l’Eglise.

Un autre fait mérite d’être sou­li­gné : à peu près par­tout, on est arri­vé à faire tom­ber un tel « bloc », un tel empire, par une lutte paci­fique, qui a uti­li­sé les seules armes de la véri­té et de la jus­tice. Alors que, selon le mar­xisme, ce n’est qu’en pous­sant à l’ex­trême les contra­dic­tions sociales que l’on pou­vait les résoudre dans un affron­te­ment violent, les luttes qui ont ame­né l’é­crou­le­ment du mar­xisme per­sistent avec téna­ci­té à essayer toutes les voies de la négo­cia­tion, du dia­logue, du témoi­gnage de la véri­té, fai­sant appel à la conscience de l’ad­ver­saire et cher­chant à réveiller en lui le sens com­mun de la digni­té humaine.

Apparemment, l’ordre euro­péen issu de la deuxième guerre mon­diale et consa­cré par les Accords de Yalta ne pou­vait être ébran­lé que par une autre guerre. Et pour­tant, il s’est trou­vé dépas­sé par l’ac­tion non vio­lente d’hommes qui, alors qu’ils avaient tou­jours refu­sé de céder au pou­voir de la force, ont su trou­ver dans chaque cas la manière effi­cace de rendre témoi­gnage à la véri­té. Cela a désar­mé l’ad­ver­saire, car la vio­lence a tou­jours besoin de se légi­ti­mer par le men­songe, de se don­ner l’air, même si c’est faux, de défendre un droit ou de répondre à une menace d’au­trui (54). Encore une fois, nous ren­dons grâce à Dieu qui a sou­te­nu le cœur des hommes au temps de la dif­fi­cile épreuve, et nous prions pour qu’un tel exemple serve en d’autres lieux et en d’autres cir­cons­tances. Puissent les hommes apprendre à lut­ter sans vio­lence pour la jus­tice, en renon­çant à la lutte des classes dans les contro­verses internes et à la guerre dans les contro­verses internationales !

24. Comme deuxième fac­teur de crise, il y a bien cer­tai­ne­ment l’i­nef­fi­ca­ci­té du sys­tème éco­no­mique, qu’il ne faut pas consi­dé­rer seule­ment comme un pro­blème tech­nique mais plu­tôt comme une consé­quence de la vio­la­tion des droits humains à l’i­ni­tia­tive, à la pro­prié­té et à la liber­té dans le domaine éco­no­mique. Il convient d’a­jou­ter à cet aspect la dimen­sion cultu­relle et natio­nale : il n’est pas pos­sible de com­prendre l’homme en par­tant exclu­si­ve­ment du domaine de l’é­co­no­mie, il n’est pas pos­sible de le défi­nir en se fon­dant uni­que­ment sur son appar­te­nance à une classe. On com­prend l’homme d’une manière plus com­plète si on le replace dans son milieu cultu­rel, en consi­dé­rant sa langue, son his­toire, les posi­tions qu’il adopte devant les évé­ne­ments fon­da­men­taux de l’exis­tence comme la nais­sance, l’a­mour, le tra­vail, la mort. Au centre de toute culture se trouve l’at­ti­tude que l’homme prend devant le mys­tère le plus grand, le mys­tère de Dieu. Au fond, les cultures des diverses nations sont autant de manières d’a­bor­der la ques­tion du sens de l’exis­tence per­son­nelle : quand on éli­mine cette ques­tion, la culture et la vie morale des nations se désa­grègent. C’est pour­quoi la lutte pour la défense du tra­vail s’est liée spon­ta­né­ment à la lutte pour la culture et pour les droits nationaux.

Mais la cause véri­table de ces nou­veau­tés est le vide spi­ri­tuel pro­vo­qué par l’a­théisme qui a lais­sé les jeunes géné­ra­tions dému­nies d’o­rien­ta­tions et les a ame­nées bien sou­vent, dans la recherche irré­sis­tible de leur iden­ti­té et du sens de la vie, à redé­cou­vrir les racines reli­gieuses de la culture de leurs nations et la per­sonne même du Christ, comme réponse exis­ten­tiel­le­ment adap­tée à la soif de véri­té et de vie qui est au cœur de tout homme. Cette recherche a été encou­ra­gée par le témoi­gnage de ceux qui, dans des cir­cons­tances dif­fi­ciles et au milieu des per­sé­cu­tions, sont res­tés fidèles à Dieu. Le mar­xisme s’é­tait pro­mis d’ex­tir­per du cœur de l’homme la soif de Dieu, mais les résul­tats ont mon­tré qu’il est impos­sible de le faire sans bou­le­ver­ser le cœur de l’homme.

25. Les évé­ne­ments de 1989 donnent l’exemple du suc­cès rem­por­té par la volon­té de négo­cier et par l’es­prit évan­gé­lique face à un adver­saire déci­dé à ne pas se lais­ser arrê­ter par des prin­cipes moraux ; ils consti­tuent donc un aver­tis­se­ment pour tous ceux qui, au nom du réa­lisme poli­tique, veulent ban­nir de la poli­tique le droit et la morale. Certes, la lutte qui a conduit aux chan­ge­ments de 1989 a exi­gé de la luci­di­té, de la modé­ra­tion, des souf­frances et des sacri­fices ; en un sens, elle est née de la prière et elle aurait été impen­sable sans une confiance illi­mi­tée en Dieu, Seigneur de l’his­toire, qui tient en main le cœur de l’homme. C’est en unis­sant sa souf­france pour la véri­té et la liber­té à celle du Christ en Croix que l’homme peut accom­plir le miracle de la paix et est capable de décou­vrir le sen­tier sou­vent étroit entre la lâche­té qui cède au mal et la vio­lence qui, croyant le com­battre, l’aggrave.

On ne peut cepen­dant igno­rer les innom­brables condi­tion­ne­ments au milieu des­quels la liber­té de l’in­di­vi­du est ame­née à agir ; ils affectent, certes, la liber­té, mais ils ne la déter­minent pas ; ils rendent son exer­cice plus ou moins facile, mais ils ne peuvent la détruire. Non seule­ment on n’a pas le droit de mécon­naître, du point de vue éthique, la nature de l’homme qui est fait pour la liber­té, mais en pra­tique ce n’est même pas pos­sible. Là où la socié­té s’or­ga­nise en rédui­sant arbi­trai­re­ment ou même en sup­pri­mant le champ dans lequel s’exerce légi­ti­me­ment la liber­té, il en résulte que la vie sociale se désa­grège pro­gres­si­ve­ment et entre en décadence.

En outre, l’homme, créé pour la liber­té, porte en lui la bles­sure du péché ori­gi­nel qui l’at­tire conti­nuel­le­ment vers le mal et fait qu’il a besoin de rédemp­tion. Non seule­ment cette doc­trine fait par­tie inté­grante de la Révélation chré­tienne, mais elle a une grande valeur her­mé­neu­tique car elle aide à com­prendre la réa­li­té humaine. L’homme tend vers le bien, mais il est aus­si capable de mal ; il peut trans­cen­der son inté­rêt immé­diat et pour­tant lui res­ter lié. L’ordre social sera d’au­tant plus ferme qu’il tien­dra davan­tage compte de ce fait et qu’il n’op­po­se­ra pas l’in­té­rêt per­son­nel à celui de la socié­té dans son ensemble, mais qu’il cher­che­ra plu­tôt com­ment assu­rer leur fruc­tueuse coor­di­na­tion. En effet, là où l’in­té­rêt indi­vi­duel est sup­pri­mé par la vio­lence, il est rem­pla­cé par un sys­tème écra­sant de contrôle bureau­cra­tique qui tarit les sources de l’i­ni­tia­tive et de la créa­ti­vi­té. Quand les hommes croient pos­sé­der le secret d’une orga­ni­sa­tion sociale par­faite qui rend le mal impos­sible, ils pensent aus­si pou­voir uti­li­ser tous les moyens, même la vio­lence ou le men­songe, pour la réa­li­ser. La poli­tique devient alors une « reli­gion sécu­lière » qui croit bâtir le para­dis en ce monde. Mais aucune socié­té poli­tique, qui pos­sède sa propre auto­no­mie et ses propres lois (55), ne pour­ra jamais être confon­due avec le Royaume de Dieu. La para­bole évan­gé­lique du bon grain et de l’i­vraie (cf. Mt 13, 24–30. 36–43) enseigne qu’il appar­tient à Dieu seul de sépa­rer les sujets du Royaume et les sujets du Malin, et que ce juge­ment arri­ve­ra à la fin des temps. En pré­ten­dant por­ter dès main­te­nant le juge­ment, l’homme se sub­sti­tue à Dieu et s’op­pose à la patience de Dieu.

Par le sacri­fice du Christ sur la Croix, la vic­toire du Royaume de Dieu est acquise une fois pour toutes. Cependant la condi­tion chré­tienne com­porte la lutte contre les ten­ta­tions et les forces du mal. Ce n’est qu’à la fin de l’his­toire que le Seigneur revien­dra en gloire pour le juge­ment final (cf. Mt 25, 31) et l’ins­tau­ra­tion des cieux nou­veaux et de la terre nou­velle (cf. 2 P 3, 13 ; Ap 21, 1). Mais, tant que dure le temps, le com­bat du bien et du mal se pour­suit jusque dans le cœur de l’homme.

Ce que l’Ecriture nous apprend des des­ti­nées du Royaume de Dieu n’est pas sans consé­quences pour la vie des socié­tés tem­po­relles qui, comme l’in­dique l’ex­pres­sion, appar­tiennent aux réa­li­tés du temps, avec ce que cela com­porte d’im­par­fait et de pro­vi­soire. Le Royaume de Dieu, pré­sent dans le monde sans être du monde, illu­mine l’ordre de la socié­té humaine, alors que les éner­gies de la grâce pénètrent et vivi­fient cet ordre. Ainsi sont mieux per­çues les exi­gences d’une socié­té digne de l’homme, les dévia­tions sont redres­sées, le cou­rage d’œu­vrer pour le bien est confor­té. A cette tâche d’a­ni­ma­tion évan­gé­lique des réa­li­tés humaines sont appe­lés, avec tous les hommes de bonne volon­té, les chré­tiens, et tout spé­cia­le­ment les laïcs (56).

26. Les évé­ne­ments de 1989 se sont dérou­lés prin­ci­pa­le­ment dans les pays d’Europe orien­tale et cen­trale. Ils ont tou­te­fois une por­tée uni­ver­selle car il en est résul­té des consé­quences posi­tives et néga­tives qui inté­ressent toute la famille humaine. Ces consé­quences n’ont pas un carac­tère méca­nique ou fati­dique, mais sont comme des occa­sions offertes à la liber­té humaine de col­la­bo­rer avec le des­sein misé­ri­cor­dieux de Dieu qui agit dans l’histoire.

La pre­mière consé­quence a été, dans cer­tains pays, la ren­contre entre l’Eglise et le Mouvement ouvrier né d’une réac­tion d’ordre éthique et expli­ci­te­ment chré­tien, contre une situa­tion géné­rale d’in­jus­tice. Depuis un siècle envi­ron, ce Mouvement était en par­tie tom­bé sous l’hé­gé­mo­nie du mar­xisme, dans la convic­tion que les pro­lé­taires, pour lut­ter effi­ca­ce­ment contre l’op­pres­sion, devaient faire leurs les théo­ries maté­ria­listes et économistes.

Dans la crise du mar­xisme resur­gissent les formes spon­ta­nées de la conscience ouvrière qui exprime une demande de jus­tice et de recon­nais­sance de la digni­té du tra­vail, confor­mé­ment à la doc­trine sociale de l’Eglise (57). Le Mouvement ouvrier devient un mou­ve­ment plus géné­ral des tra­vailleurs et des hommes de bonne volon­té pour la libé­ra­tion de la per­sonne humaine et pour l’af­fir­ma­tion de ses droits ; il est répan­du aujourd’­hui dans de nom­breux pays et, loin de s’op­po­ser à l’Eglise catho­lique, il se tourne vers elle avec intérêt.

La crise du mar­xisme n’é­li­mine pas du monde les situa­tions d’in­jus­tice et d’op­pres­sion, que le mar­xisme lui même exploi­tait et dont il tirait sa force. A ceux qui, aujourd’­hui, sont à la recherche d’une théo­rie et d’une pra­tique nou­velles et authen­tiques de libé­ra­tion, l’Eglise offre non seule­ment sa doc­trine sociale et, d’une façon géné­rale, son ensei­gne­ment sur la per­sonne, rache­tée par le Christ, mais aus­si son enga­ge­ment et sa contri­bu­tion pour com­battre la mar­gi­na­li­sa­tion et la souffrance.

Dans un pas­sé récent, le désir sin­cère d’être du côté des oppri­més et de ne pas se cou­per du cours de l’his­toire a ame­né bien des croyants à recher­cher de diverses manières un impos­sible com­pro­mis entre le mar­xisme et le chris­tia­nisme. Le moment pré­sent dépasse tout ce qu’il y avait de caduc dans ces ten­ta­tives et incite en même temps à réaf­fir­mer le carac­tère posi­tif d’une authen­tique théo­lo­gie de la libé­ra­tion inté­grale de l’homme (58). Considérés sous cet angle, les évé­ne­ments de 1989 s’a­vèrent impor­tants aus­si pour les pays du Tiers-​Monde, qui cherchent la voie de leur déve­lop­pe­ment, comme ils l’ont été pour les pays de l’Europe cen­trale et orientale.

27. La deuxième consé­quence concerne les peuples de l’Europe. Bien des injus­tices, aux niveaux indi­vi­duel, social, régio­nal et natio­nal, ont été com­mises pen­dant les années de domi­na­tion du com­mu­nisme et même avant ; bien des haines et des ran­cœurs ont été accu­mu­lées. Après l’é­crou­le­ment de la dic­ta­ture, celles-​ci risquent fort d’ex­plo­ser avec vio­lence, pro­vo­quant de graves conflits et des deuils, si viennent à man­quer la ten­sion morale et la force de rendre consciem­ment témoi­gnage à la véri­té qui ont ani­mé les efforts du pas­sé. Il faut sou­hai­ter que la haine et la vio­lence ne triomphent pas dans les cœurs, sur­tout en ceux qui luttent pour la jus­tice, et qu’en tous gran­disse l’es­prit de paix et de pardon !

Mais il faut que des démarches concrètes soient effec­tuées afin de créer ou de conso­li­der des struc­tures inter­na­tio­nales capables d’in­ter­ve­nir, pour l’ar­bi­trage conve­nable dans les conflits qui sur­gissent entre les nations, de telle sorte que cha­cune d’entre elles puisse faire valoir ses propres droits et par­ve­nir à un juste accord et à un com­pro­mis paci­fique avec les droits des autres. Tout cela est par­ti­cu­liè­re­ment néces­saire pour les nations euro­péennes, inti­me­ment unies par les liens de leur culture com­mune et de leur his­toire mil­lé­naire. Un effort consi­dé­rable doit être consen­ti pour la recons­truc­tion morale et éco­no­mique des pays qui ont aban­don­né le com­mu­nisme. Pendant très long­temps, les rela­tions éco­no­miques les plus élé­men­taires ont été alté­rées, et même des ver­tus fon­da­men­tales dans le sec­teur éco­no­mique, comme l’hon­nê­te­té, la confiance méri­tée, l’ar­deur au tra­vail, ont été mépri­sées. Une patiente recons­truc­tion maté­rielle et morale est néces­saire, alors que les peuples épui­sés par de longues pri­va­tions demandent à leurs gou­ver­nants des résul­tats tan­gibles et immé­diats pour leur bien-​être, ain­si que la satis­fac­tion de leurs légi­times aspirations.

La chute du mar­xisme a eu natu­rel­le­ment des consé­quences impor­tantes en ce qui concerne la divi­sion de la terre en mondes fer­més l’un à l’autre, oppo­sés dans une concur­rence jalouse. La réa­li­té de l’in­ter­dé­pen­dance des peuples s’en trouve plus clai­re­ment mise en lumière, et aus­si le fait que le tra­vail humain est par nature des­ti­né à unir les peuples et non à les divi­ser. La paix et la pros­pé­ri­té, en effet, sont des biens qui appar­tiennent à tout le genre humain, de sorte qu’il n’est pas pos­sible d’en jouir d’une manière hon­nête et durable si on les a obte­nus et conser­vés au détri­ment d’autres peuples et d’autres nations, en vio­lant leurs droits ou en les excluant des sources du bien-être.

28. Pour cer­tains pays d’Europe, c’est, en un sens, le véri­table après-​guerre qui com­mence. La restruc­tu­ra­tion radi­cale des éco­no­mies jusque-​là col­lec­ti­vi­sées crée des pro­blèmes et sup­pose des sacri­fices qui peuvent être com­pa­rés à ceux que les pays de l’ouest du conti­nent ont dû affron­ter pour leur recons­truc­tion après le deuxième conflit mon­dial. Il est juste que, dans les dif­fi­cul­tés actuelles, les pays ancien­ne­ment com­mu­nistes soient sou­te­nus par l’ef­fort soli­daire des autres nations : ils doivent, bien évi­dem­ment, être les pre­miers arti­sans de leur déve­lop­pe­ment, mais il faut leur don­ner une pos­si­bi­li­té rai­son­nable de le mettre en œuvre, et cela ne peut se faire sans l’aide des autres pays. D’ailleurs, la situa­tion actuelle, mar­quée par les dif­fi­cul­tés et la pénu­rie, est la consé­quence d’un pro­ces­sus his­to­rique dont les pays ancien­ne­ment com­mu­nistes ont sou­vent été les vic­times et non les res­pon­sables ; ils se trouvent donc dans cette situa­tion non pas en rai­son de choix libres ou d’er­reurs com­mises, mais parce que de tra­giques évé­ne­ments his­to­riques, impo­sés par la force, les ont empê­chés de pour­suivre leur déve­lop­pe­ment éco­no­mique et civil.

L’aide des autres pays, d’Europe spé­cia­le­ment, qui ont eu part à la même his­toire et en portent les res­pon­sa­bi­li­tés, répond à une dette de jus­tice. Mais elle répond aus­si à l’in­té­rêt et au bien géné­ral de l’Europe, car celle-​ci ne pour­ra pas vivre en paix si les conflits de diverse nature qui sur­gissent par suite du pas­sé sont ren­dus plus aigus par une situa­tion de désordre éco­no­mique, d’in­sa­tis­fac­tion spi­ri­tuelle et de désespoir.

Toutefois, une telle exi­gence ne doit pas entraî­ner une dimi­nu­tion des efforts pour sou­te­nir et aider les pays du Tiers-​Monde, qui connaissent sou­vent des condi­tions de carence et de pau­vre­té beau­coup plus graves (59). Ce qui est requis, c’est un effort extra­or­di­naire pour mobi­li­ser les res­sources, dont le monde dans son ensemble n’est pas dépour­vu, vers des objec­tifs de crois­sance éco­no­mique et de déve­lop­pe­ment com­mun, en redé­fi­nis­sant les prio­ri­tés et les échelles des valeurs selon les­quelles sont déci­dés les choix éco­no­miques et poli­tiques. D’immenses res­sources peuvent être ren­dues dis­po­nibles par le désar­me­ment des énormes appa­reils mili­taires édi­fiés pour le conflit entre l’Est et l’Ouest. Elles pour­ront s’a­vé­rer encore plus abon­dantes si l’on arrive à mettre en place des pro­cé­dures fiables — autres que la guerre — pour résoudre les conflits, puis à pro­pa­ger le prin­cipe du contrôle et de la réduc­tion des arme­ments, dans les pays du Tiers-​Monde aus­si, en pre­nant les mesures néces­saires contre leur com­merce (60). Mais il fau­dra sur­tout aban­don­ner la men­ta­li­té qui consi­dère les pauvres — per­sonnes et peuples — presque comme un far­deau, comme d’en­nuyeux impor­tuns qui pré­tendent consom­mer ce que d’autres ont pro­duit. Les pauvres reven­diquent le droit d’a­voir leur part des biens maté­riels et de mettre à pro­fit leur capa­ci­té de tra­vail afin de créer un monde plus juste et plus pros­père pour tous. Le pro­grès des pauvres est une grande chance pour la crois­sance morale, cultu­relle et même éco­no­mique de toute l’humanité.

29. Enfin, le déve­lop­pe­ment ne doit pas être com­pris d’une manière exclu­si­ve­ment éco­no­mique, mais dans un sens inté­gra­le­ment humain (61). Il ne s’a­git pas seule­ment d’é­le­ver tous les peuples au niveau dont jouissent aujourd’­hui les pays les plus riches, mais de construire, par un tra­vail soli­daire, une vie plus digne, de faire croître réel­le­ment la digni­té et la créa­ti­vi­té de chaque per­sonne, sa capa­ci­té de répondre à sa voca­tion et donc à l’ap­pel de Dieu. Au faîte du déve­lop­pe­ment, il y a la mise en œuvre du droit et du devoir de cher­cher Dieu, de le connaître et de vivre selon cette connais­sance (62). Dans les régimes tota­li­taires et auto­ri­taires, on a pous­sé à l’ex­trême le prin­cipe de la pré­pon­dé­rance de la force sur la rai­son. L’homme a été contraint d’ac­cep­ter une concep­tion de la réa­li­té impo­sée par la force et non acquise par l’ef­fort de sa rai­son et l’exer­cice de sa liber­té. Il faut inver­ser ce prin­cipe et recon­naître inté­gra­le­ment les droits de la conscience humaine, celle-​ci n’é­tant liée qu’à la véri­té natu­relle et à la véri­té révé­lée. C’est dans la recon­nais­sance de ces droits que se trouve le fon­de­ment pre­mier de tout ordre poli­tique authen­ti­que­ment libre (63). Il est impor­tant de réaf­fir­mer ce prin­cipe, pour divers motifs :

a) parce que les anciennes formes de tota­li­ta­risme et d’au­to­ri­ta­risme ne sont pas encore com­plè­te­ment anéan­ties et qu’il existe même un risque qu’elles reprennent vigueur : cette situa­tion appelle à un effort renou­ve­lé de col­la­bo­ra­tion et de soli­da­ri­té entre tous les pays ;

b) parce que, dans les pays déve­lop­pés, on fait par­fois une pro­pa­gande exces­sive pour les valeurs pure­ment uti­li­taires, en sti­mu­lant les ins­tincts et les ten­dances à la jouis­sance immé­diate, ce qui rend dif­fi­ciles la recon­nais­sance et le res­pect de la hié­rar­chie des vraies valeurs de l’exis­tence humaine ;

c) parce que, dans cer­tains pays, appa­raissent de nou­velles formes de fon­da­men­ta­lisme reli­gieux qui, de façon voi­lée ou même ouver­te­ment, refusent aux citoyens qui ont une foi dif­fé­rente de celle de la majo­ri­té le plein exer­cice de leurs droits civils ou reli­gieux, les empêchent de par­ti­ci­per au débat cultu­rel, restreignent le droit qu’a l’Eglise de prê­cher l’Evangile et le droit qu’ont les hommes d’ac­cueillir la parole qu’ils ont enten­du prê­cher et de se conver­tir au Christ. Aucun pro­grès authen­tique n’est pos­sible sans res­pect du droit natu­rel élé­men­taire de connaître la véri­té et de vivre selon la véri­té. A ce droit se rat­tache, comme son exer­cice et son appro­fon­dis­se­ment, le droit de décou­vrir et d’ac­cueillir libre­ment Jésus-​Christ, qui est le vrai bien de l’homme (64).

IV. LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET LA DESTINATION UNIVERSELLE DES BIENS

30. Dans l’en­cy­clique Rerum nova­rum, Léon XIII affir­mait avec force, contre le socia­lisme de son temps, le carac­tère natu­rel du droit à la pro­prié­té pri­vée, et il s’ap­puyait sur divers argu­ments (65). Ce droit, fon­da­men­tal pour l’au­to­no­mie et le déve­lop­pe­ment de la per­sonne, a tou­jours été défen­du par l’Eglise jus­qu’à nos jours. L’Eglise enseigne de même que la pro­prié­té des biens n’est pas un droit abso­lu mais com­porte, dans sa nature même de droit humain, ses propres limites.

Tandis qu’il pro­cla­mait le droit à la pro­prié­té pri­vée, le Pape affir­mait avec la même clar­té que l”« usage » des biens, lais­sé à la liber­té, est subor­don­né à leur des­ti­na­tion ori­gi­nelle com­mune de biens créés et aus­si à la volon­té de Jésus-​Christ, expri­mée dans l’Evangile. Il écri­vait en effet : « Les for­tu­nés de ce monde sont aver­tis […] qu’ils doivent trem­bler devant les menaces inusi­tées que Jésus pro­fère contre les riches ; qu’en­fin il vien­dra un jour où ils devront rendre à Dieu, leur juge, un compte très rigou­reux de l’u­sage qu’ils auront fait de leur for­tune » ; et, citant saint Thomas d’Aquin, il ajou­tait : « Mais si l’on demande en quoi il faut faire consis­ter l’u­sage des biens, l’Eglise répond sans hési­ta­tion : A ce sujet, l’homme ne doit pas tenir les choses exté­rieures pour pri­vées, mais pour com­munes », car « au-​dessus des juge­ments de l’homme et de ses lois, il y a la loi et le juge­ment de Jésus-​Christ » (66).

Les suc­ces­seurs de Léon XIII ont repris cette double affir­ma­tion : la néces­si­té et donc la licéi­té de la pro­prié­té pri­vée, et aus­si les limites dont elle est gre­vée (67). Le Concile Vatican II a éga­le­ment pro­po­sé la doc­trine tra­di­tion­nelle dans des termes qui méritent d’être cités lit­té­ra­le­ment : « L’homme, dans l’u­sage qu’il fait de ses biens, ne doit jamais tenir les choses qu’il pos­sède légi­ti­me­ment comme n’ap­par­te­nant qu’à lui, mais les regar­der aus­si comme com­munes, en ce sens qu’elles puissent pro­fi­ter non seule­ment à lui, mais aus­si aux autres ». Et un peu plus loin : « La pro­prié­té pri­vée ou un cer­tain pou­voir sur les biens exté­rieurs assurent à cha­cun une zone indis­pen­sable d’au­to­no­mie per­son­nelle et fami­liale ; il faut les regar­der comme un pro­lon­ge­ment de la liber­té humaine. […] De par sa nature même, la pro­prié­té pri­vée a aus­si un carac­tère social, fon­dé dans la loi de com­mune des­ti­na­tion des biens » (68). J’ai repris la même doc­trine d’a­bord dans le dis­cours d’ou­ver­ture de la III Conférence de l’é­pis­co­pat latino-​américain à Puebla, puis dans les ency­cliques Laborem exer­cens et, plus récem­ment, Sollicitudo rei socia­lis (69).

31. Lorsqu’on relit dans le contexte de notre temps cet ensei­gne­ment sur le droit à la pro­prié­té et la des­ti­na­tion com­mune des biens, on peut se poser la ques­tion de l’o­ri­gine des biens qui sou­tiennent la vie de l’homme, qui satis­font à ses besoins et qui sont l’ob­jet de ses droits.

La pre­mière ori­gine de tout bien est l’acte de Dieu lui-​même qui a créé la terre et l’homme, et qui a don­né la terre à l’homme pour qu’il la maî­trise par son tra­vail et jouisse de ses fruits (cf. Gn 1, 28–29). Dieu a don­né la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni pri­vi­lé­gier per­sonne. C’est là l’o­ri­gine de la des­ti­na­tion uni­ver­selle des biens de la terre. En rai­son de sa fécon­di­té même et de ses pos­si­bi­li­tés de satis­faire les besoins de l’homme, la terre est le pre­mier don de Dieu pour la sub­sis­tance humaine. Or, elle ne pro­duit pas ses fruits sans une réponse spé­ci­fique de l’homme au don de Dieu, c’est-​à-​dire sans le tra­vail. Grâce à son tra­vail, l’homme, uti­li­sant son intel­li­gence et sa liber­té, par­vient à la domi­ner et il en fait la demeure qui lui convient. Il s’ap­pro­prie ain­si une par­tie de la terre, celle qu’il s’est acquise par son tra­vail. C’est là l’o­ri­gine de la pro­prié­té indi­vi­duelle. Evidemment, il a aus­si la res­pon­sa­bi­li­té de ne pas empê­cher que d’autres hommes dis­posent de leur part du don de Dieu ; au contraire, il doit col­la­bo­rer avec eux pour domi­ner ensemble toute la terre.

Dans l’his­toire, ces deux fac­teurs, le tra­vail et la terre, se retrouvent tou­jours au prin­cipe de toute socié­té humaine ; cepen­dant ils ne se situent pas tou­jours dans le même rap­port entre eux. Il fut un temps où la fécon­di­té natu­relle de la terre parais­sait être, et était effec­ti­ve­ment, le fac­teur prin­ci­pal de la richesse, tan­dis que le tra­vail était en quelque sorte l’aide et le sou­tien de cette fécon­di­té. En notre temps, le rôle du tra­vail humain devient un fac­teur tou­jours plus impor­tant pour la pro­duc­tion des richesses imma­té­rielles et maté­rielles ; en outre, il paraît évident que le tra­vail d’un homme s’im­brique natu­rel­le­ment dans celui d’autres hommes. Plus que jamais aujourd’­hui, tra­vailler, c’est tra­vailler avec les autres et tra­vailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quel­qu’un. Le tra­vail est d’au­tant plus fécond et pro­duc­tif que l’homme est plus capable de connaître les res­sources pro­duc­tives de la terre et de per­ce­voir quels sont les besoins pro­fonds de l’autre pour qui le tra­vail est fourni.

32. Mais, à notre époque, il existe une autre forme de pro­prié­té et elle a une impor­tance qui n’est pas infé­rieure à celle de la terre : c’est la pro­prié­té de la connais­sance, de la tech­nique et du savoir. La richesse des pays indus­tria­li­sés se fonde bien plus sur ce type de pro­prié­té que sur celui des res­sources naturelles.

On a fait allu­sion au fait que l’homme tra­vaille avec les autres hommes, pre­nant part à un « tra­vail social » qui s’é­tend dans des cercles de plus en plus larges. En règle géné­rale, celui qui pro­duit un objet le fait, non seule­ment pour son usage per­son­nel, mais aus­si pour que d’autres puissent s’en ser­vir après avoir payé le juste prix, conve­nu d’un com­mun accord dans une libre négo­cia­tion. Or, la capa­ci­té de connaître en temps utile les besoins des autres hommes et l’en­semble des fac­teurs de pro­duc­tion les plus aptes à les satis­faire, c’est pré­ci­sé­ment une autre source impor­tante de richesse dans la socié­té moderne. Du reste, beau­coup de biens ne peuvent être pro­duits de la manière qui convient par le tra­vail d’un seul indi­vi­du, mais ils requièrent la col­la­bo­ra­tion de nom­breuses per­sonnes au même objec­tif. Organiser un tel effort de pro­duc­tion, pla­ni­fier sa durée, veiller à ce qu’il cor­res­ponde posi­ti­ve­ment aux besoins à satis­faire en pre­nant les risques néces­saires, tout cela consti­tue aus­si une source de richesses dans la socié­té actuelle. Ainsi devient tou­jours plus évident et déter­mi­nant le rôle du tra­vail humain maî­tri­sé et créa­tif et, comme part essen­tielle de ce tra­vail, celui de la capa­ci­té d’i­ni­tia­tive et d’en­tre­prise (70).

Il faut consi­dé­rer avec une atten­tion favo­rable ce pro­ces­sus qui met en lumière concrè­te­ment un ensei­gne­ment sur la per­sonne que le chris­tia­nisme a constam­ment affir­mé. En effet, avec la terre, la prin­ci­pale res­source de l’homme, c’est l’homme lui-​même. C’est son intel­li­gence qui lui fait décou­vrir les capa­ci­tés pro­duc­tives de la terre et les mul­tiples manières dont les besoins humains peuvent être satis­faits. C’est son tra­vail maî­tri­sé, dans une col­la­bo­ra­tion soli­daire, qui per­met la créa­tion de com­mu­nau­tés de tra­vail tou­jours plus larges et sûres pour accom­plir la trans­for­ma­tion du milieu natu­rel et du milieu humain lui-​même. Entrent dans ce pro­ces­sus d’im­por­tantes ver­tus telles que l’ap­pli­ca­tion, l’ar­deur au tra­vail, la pru­dence face aux risques rai­son­nables à prendre, la confiance méri­tée et la fidé­li­té dans les rap­ports inter­per­son­nels, l’éner­gie dans l’exé­cu­tion de déci­sions dif­fi­ciles et dou­lou­reuses mais néces­saires pour le tra­vail com­mun de l’en­tre­prise et pour faire face aux éven­tuels ren­ver­se­ments de situations.

L’économie moderne de l’en­tre­prise com­porte des aspects posi­tifs dont la source est la liber­té de la per­sonne qui s’ex­prime dans le domaine éco­no­mique comme en beau­coup d’autres. En effet, l’é­co­no­mie est un sec­teur par­mi les mul­tiples formes de l’ac­ti­vi­té humaine, et dans ce sec­teur, comme en tout autre, le droit à la liber­té existe, de même que le devoir d’en faire un usage res­pon­sable. Mais il importe de noter qu’il y a des dif­fé­rences carac­té­ris­tiques entre ces ten­dances de la socié­té moderne et celles du pas­sé même récent. Si, autre­fois, le fac­teur déci­sif de la pro­duc­tion était la terre, et si, plus tard, c’é­tait le capi­tal, com­pris comme l’en­semble des machines et des ins­tru­ments de pro­duc­tion, aujourd’­hui le fac­teur déci­sif est de plus en plus l’homme lui-​même, c’est-​à-​dire sa capa­ci­té de connais­sance qui appa­raît dans le savoir scien­ti­fique, sa capa­ci­té d’or­ga­ni­sa­tion soli­daire et sa capa­ci­té de sai­sir et de satis­faire les besoins des autres.

33. On ne peut tou­te­fois omettre de dénon­cer les risques et les pro­blèmes liés à ce type d’é­vo­lu­tion. En effet, de nom­breux hommes, et sans doute la grande majo­ri­té, ne dis­posent pas aujourd’­hui des moyens d’en­trer, de manière effi­cace et digne de l’homme, à l’in­té­rieur d’un sys­tème d’en­tre­prise dans lequel le tra­vail occupe une place réel­le­ment cen­trale. Ils n’ont la pos­si­bi­li­té ni d’ac­qué­rir les connais­sances de base qui per­mettent d’ex­pri­mer leur créa­ti­vi­té et de déve­lop­per leurs capa­ci­tés, ni d’en­trer dans le réseau de connais­sances et d’in­ter­com­mu­ni­ca­tions qui leur per­met­traient de voir appré­cier et uti­li­ser leurs qua­li­tés. En somme, s’ils ne sont pas exploi­tés, ils sont sérieu­se­ment mar­gi­na­li­sés ; et le déve­lop­pe­ment éco­no­mique se pour­suit, pour ain­si dire, au-​dessus de leur tête, quand il ne va pas jus­qu’à res­treindre le champ déjà étroit de leurs anciennes éco­no­mies de sub­sis­tance. Incapables de résis­ter à la concur­rence de pro­duits obte­nus avec des méthodes nou­velles et répon­dant aux besoins qu’ils satis­fai­saient anté­rieu­re­ment dans le cadre d’or­ga­ni­sa­tions tra­di­tion­nelles, allé­chés par la splen­deur d’une opu­lence inac­ces­sible pour eux, et en même temps pres­sés par la néces­si­té, ces hommes peuplent les villes du Tiers-​Monde où ils sont sou­vent déra­ci­nés cultu­rel­le­ment et où ils se trouvent dans des situa­tions pré­caires qui leur font vio­lence, sans pos­si­bi­li­té d’in­té­gra­tion. On ne recon­naît pas en fait leur digni­té ni leurs capa­ci­tés humaines posi­tives, et, par­fois, on cherche à éli­mi­ner leur pré­sence du cours de l’his­toire en leur impo­sant cer­taines formes de contrôle démo­gra­phique contraires à la digni­té humaine.

Beaucoup d’autres hommes, bien qu’ils ne soient pas tout à fait mar­gi­na­li­sés, vivent dans des condi­tions telles que la lutte pour sur­vivre est de prime néces­si­té, alors que sont encore en vigueur les pra­tiques du capi­ta­lisme des ori­gines, dans une situa­tion dont la « cruau­té » n’a rien à envier à celle des moments les plus noirs de la pre­mière phase de l’in­dus­tria­li­sa­tion. Dans d’autres cas, c’est encore la terre qui est l’élé­ment cen­tral du pro­ces­sus éco­no­mique, et ceux qui la cultivent, empê­chés de la pos­sé­der, sont réduits à des condi­tions de demi-​servitude (71). Dans ces cas, on peut par­ler, aujourd’­hui comme au temps de Rerum nova­rum, d’une exploi­ta­tion inhu­maine. Malgré les chan­ge­ments impor­tants sur­ve­nus dans les socié­tés les plus avan­cées, les défi­ciences humaines du capi­ta­lisme sont loin d’a­voir dis­pa­ru, et la consé­quence en est que les choses maté­rielles l’emportent sur les hommes ; et plus encore, pour les pauvres, s’est ajou­tée à la pénu­rie de biens maté­riels celle du savoir et des connais­sances qui les empêche de sor­tir de leur état d’hu­mi­liante subordination.

Malheureusement, la grande majo­ri­té des habi­tants du Tiers-​Monde vit encore dans de telles condi­tions. Il serait cepen­dant inexact de com­prendre le Tiers- Monde dans un sens uni­que­ment géo­gra­phique. Dans cer­taines régions et dans cer­tains sec­teurs sociaux de ce « Monde », des pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment ont été mis en œuvre, cen­trés moins sur la valo­ri­sa­tion des res­sources maté­rielles que sur celle des « res­sources humaines ».

Il n’y a pas très long­temps, on sou­te­nait que le déve­lop­pe­ment sup­po­sait, pour les pays les plus pauvres, qu’ils res­tent iso­lés du mar­ché mon­dial et ne comptent que sur leurs propres forces. L’expérience de ces der­nières années a mon­tré que les pays qui se sont exclus des échanges géné­raux de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique sur le plan inter­na­tio­nal ont connu la stag­na­tion et la régres­sion, et que le déve­lop­pe­ment a béné­fi­cié aux pays qui ont réus­si à y entrer. Il semble donc que le pro­blème essen­tiel soit d’ob­te­nir un accès équi­table au mar­ché inter­na­tio­nal, fon­dé non sur le prin­cipe uni­la­té­ral de l’ex­ploi­ta­tion des res­sources natu­relles, mais sur la valo­ri­sa­tion des res­sources humaines (72).

Mais cer­tains aspects carac­té­ris­tiques du Tiers- Monde appa­raissent aus­si dans les pays déve­lop­pés où la trans­for­ma­tion inces­sante des modes de pro­duc­tion et des types de consom­ma­tion déva­lo­rise des connais­sances acquises et des com­pé­tences pro­fes­sion­nelles confir­mées, ce qui exige un effort conti­nu de mise à jour et de recy­clage. Ceux qui ne réus­sissent pas à suivre le rythme peuvent faci­le­ment être mar­gi­na­li­sés, comme le sont, en même temps qu’eux, les per­sonnes âgées, les jeunes inca­pables de bien s’in­sé­rer dans la vie sociale, ain­si que, d’une manière géné­rale, les sujets les plus faibles et ce qu’on appelle le Quart- Monde. Dans ces condi­tions, la situa­tion de la femme est loin d’être facile.

34. Il semble que, à l’in­té­rieur de chaque pays comme dans les rap­ports inter­na­tio­naux, le mar­ché libre soit l’ins­tru­ment le plus appro­prié pour répar­tir les res­sources et répondre effi­ca­ce­ment aux besoins. Toutefois, cela ne vaut que pour les besoins « sol­vables », parce que l’on dis­pose d’un pou­voir d’a­chat, et pour les res­sources qui sont « ven­dables », sus­cep­tibles d’être payées à un juste prix. Mais il y a de nom­breux besoins humains qui ne peuvent être satis­faits par le mar­ché. C’est un strict devoir de jus­tice et de véri­té de faire en sorte que les besoins humains fon­da­men­taux ne res­tent pas insa­tis­faits et que ne péris­sent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acqué­rir des connais­sances, à entrer dans les réseaux de rela­tions, à déve­lop­per leurs apti­tudes pour mettre en valeur leurs capa­ci­tés et leurs res­sources per­son­nelles. Avant même la logique des échanges à pari­té et des formes de la jus­tice qui les régissent, il y a un cer­tain dû à l’homme parce qu’il est homme, en rai­son de son émi­nente digni­té. Ce dû com­porte insé­pa­ra­ble­ment la pos­si­bi­li­té de sur­vivre et celle d’ap­por­ter une contri­bu­tion active au bien com­mun de l’humanité.

Les objec­tifs énon­cés par Rerum nova­rum pour évi­ter de rame­ner le tra­vail de l’homme et l’homme lui-​même au rang d’une simple mar­chan­dise gardent toute leur valeur dans le contexte du Tiers-​Monde, et, dans cer­tains cas, ils res­tent encore un but à atteindre : un salaire suf­fi­sant pour faire vivre la famille, des assu­rances sociales pour la vieillesse et le chô­mage, une régle­men­ta­tion conve­nable des condi­tions de travail.

35. Tout cela consti­tue un champ d’ac­tion vaste et fécond pour l’en­ga­ge­ment et les luttes, au nom de la jus­tice, des syn­di­cats et des autres orga­ni­sa­tions de tra­vailleurs qui défendent les droits de ces der­niers et pro­tègent leur digni­té, alors qu’ils rem­plissent en même temps une fonc­tion essen­tielle d’ordre cultu­rel, en vue de les faire par­ti­ci­per de plein droit et hono­ra­ble­ment à la vie de la nation et de les aider à pro­gres­ser sur la voie de leur développement.

Dans ce sens, on peut par­ler à juste titre de lutte contre un sys­tème éco­no­mique enten­du comme méthode pour assu­rer la pri­mau­té abso­lue du capi­tal, de la pro­prié­té des ins­tru­ments de pro­duc­tion et de la terre sur la liber­té et la digni­té du tra­vail de l’homme (73). En lut­tant contre ce sys­tème, on ne peut lui oppo­ser, comme modèle de sub­sti­tu­tion, le sys­tème socia­liste, qui se trouve être en fait un capi­ta­lisme d’Etat, mais on peut oppo­ser une socié­té du tra­vail libre, de l’en­tre­prise et de la par­ti­ci­pa­tion. Elle ne s’op­pose pas au mar­ché, mais demande qu’il soit dûment contrô­lé par les forces sociales et par l’Etat, de manière à garan­tir la satis­fac­tion des besoins fon­da­men­taux de toute la société.

L’Eglise recon­naît le rôle per­ti­nent du pro­fit comme indi­ca­teur du bon fonc­tion­ne­ment de l’en­tre­prise. Quand une entre­prise génère du pro­fit, cela signi­fie que les fac­teurs pro­duc­tifs ont été dûment uti­li­sés et les besoins humains cor­res­pon­dants conve­na­ble­ment satis­faits. Cependant, le pro­fit n’est pas le seul indi­ca­teur de l’é­tat de l’en­tre­prise. Il peut arri­ver que les comptes éco­no­miques soient satis­fai­sants et qu’en même temps les hommes qui consti­tuent le patri­moine le plus pré­cieux de l’en­tre­prise soient humi­liés et offen­sés dans leur digni­té. Non seule­ment cela est mora­le­ment inad­mis­sible, mais cela ne peut pas ne pas entraî­ner par la suite des consé­quences néga­tives même pour l’ef­fi­ca­ci­té éco­no­mique de l’en­tre­prise. En effet, le but de l’en­tre­prise n’est pas uni­que­ment la pro­duc­tion du pro­fit, mais l’exis­tence même de l’en­tre­prise comme com­mu­nau­té de per­sonnes qui, de dif­fé­rentes manières, recherchent la satis­fac­tion de leurs besoins fon­da­men­taux et qui consti­tuent un groupe par­ti­cu­lier au ser­vice de la socié­té tout entière. Le pro­fit est un régu­la­teur dans la vie de l’é­ta­blis­se­ment mais il n’en est pas le seul ; il faut y ajou­ter la prise en compte d’autres fac­teurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aus­si essen­tiels pour la vie de l’entreprise.

On a vu que l’on ne peut accep­ter l’af­fir­ma­tion selon laquelle la défaite du « socia­lisme réel », comme on l’ap­pelle, fait place au seul modèle capi­ta­liste d’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique. Il faut rompre les bar­rières et les mono­poles qui main­tiennent de nom­breux peuples en marge du déve­lop­pe­ment, assu­rer à tous les indi­vi­dus et à toutes les nations les condi­tions élé­men­taires qui per­mettent de par­ti­ci­per au déve­lop­pe­ment. Cet objec­tif requiert des efforts concer­tés et res­pon­sables de la part de toute la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Il convient que les pays les plus puis­sants sachent don­ner aux plus pauvres des pos­si­bi­li­tés d’in­ser­tion dans la vie inter­na­tio­nale et que les pays les plus dému­nis sachent sai­sir ces pos­si­bi­li­tés, en consen­tant les efforts et les sacri­fices néces­saires, en assu­rant la sta­bi­li­té de leur orga­ni­sa­tion poli­tique et de leur éco­no­mie, la sûre­té dans leurs pers­pec­tives d’a­ve­nir, l’aug­men­ta­tion du niveau des com­pé­tences de leurs tra­vailleurs, la for­ma­tion de diri­geants d’en­tre­prises effi­caces et conscients de leurs responsabilités.

Actuellement, sur les efforts construc­tifs qui sont accom­plis dans ce domaine pèse le pro­blème de la dette exté­rieure des pays les plus pauvres, pro­blème encore en grande par­tie non réso­lu. Le prin­cipe que les dettes doivent être payées est assu­ré­ment juste ; mais il n’est pas licite de deman­der et d’exi­ger un paie­ment quand cela revien­drait à impo­ser en fait des choix poli­tiques de nature à pous­ser à la faim et au déses­poir des popu­la­tions entières. On ne sau­rait pré­tendre au paie­ment des dettes contrac­tées si c’est au prix de sacri­fices insup­por­tables. Dans ces cas, il est néces­saire — comme du reste cela est entrain d’être par­tiel­le­ment fait — de trou­ver des moda­li­tés d’al­lé­ge­ment, de report ou même d’ex­tinc­tion de la dette, com­pa­tibles avec le droit fon­da­men­tal des peuples à leur sub­sis­tance et à leur progrès.

36. Il convient main­te­nant d’at­ti­rer l’at­ten­tion sur les pro­blèmes spé­ci­fiques et sur les menaces qui sur­gissent à l’in­té­rieur des éco­no­mies les plus avan­cées et qui sont liés à leurs carac­té­ris­tiques par­ti­cu­lières. Dans les étapes anté­rieures du déve­lop­pe­ment, l’homme a tou­jours vécu sous l’emprise de la néces­si­té. Ses besoins étaient réduits, défi­nis en quelque sorte par les seules struc­tures objec­tives de sa consti­tu­tion phy­sique, et l’ac­ti­vi­té éco­no­mique était conçue pour les satis­faire. Il est clair qu’au­jourd’­hui, le pro­blème n’est pas seule­ment de lui offrir une quan­ti­té suf­fi­sante de biens, mais de répondre à une demande de qua­li­té : qua­li­té des mar­chan­dises à pro­duire et à consom­mer ; qua­li­té des ser­vices dont on doit dis­po­ser ; qua­li­té du milieu et de la vie en général.

La demande d’une exis­tence plus satis­fai­sante qua­li­ta­ti­ve­ment et plus riche est en soi légi­time. Mais on ne peut que mettre l’ac­cent sur les res­pon­sa­bi­li­tés nou­velles et sur les dan­gers liés à cette étape de l’his­toire. Dans la manière dont sur­gissent les besoins nou­veaux et dont ils sont défi­nis, inter­vient tou­jours une concep­tion plus ou moins juste de l’homme et de son véri­table bien. Dans les choix de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion, se mani­feste une culture déter­mi­née qui pré­sente une concep­tion d’en­semble de la vie. C’est là qu’ap­pa­raît le phé­no­mène de la consom­ma­tion. Quand on défi­nit de nou­veaux besoins et de nou­velles méthodes pour les satis­faire, il est néces­saire qu’on s’ins­pire d’une image inté­grale de l’homme qui res­pecte toutes les dimen­sions de son être et subor­donne les dimen­sions phy­siques et ins­tinc­tives aux dimen­sions inté­rieures et spi­ri­tuelles. Au contraire, si l’on se réfère direc­te­ment à ses ins­tincts et si l’on fait abs­trac­tion d’une façon ou de l’autre de sa réa­li­té per­son­nelle, consciente et libre, cela peut entraî­ner des habi­tudes de consom­ma­tion et des styles de vie objec­ti­ve­ment illé­gi­times, et sou­vent pré­ju­di­ciables à sa san­té phy­sique et spi­ri­tuelle. Le sys­tème éco­no­mique ne com­porte pas dans son propre cadre des cri­tères qui per­mettent de dis­tin­guer cor­rec­te­ment les formes nou­velles et les plus éle­vées de satis­fac­tion des besoins humains et les besoins nou­veaux induits qui empêchent la per­son­na­li­té de par­ve­nir à sa matu­ri­té. La néces­si­té et l’ur­gence appa­raissent donc d’un vaste tra­vail édu­ca­tif et cultu­rel qui com­prenne l’é­du­ca­tion des consom­ma­teurs à un usage res­pon­sable de leur pou­voir de choi­sir, la for­ma­tion d’un sens aigu des res­pon­sa­bi­li­tés chez les pro­duc­teurs, et sur­tout chez les pro­fes­sion­nels des moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale, sans comp­ter l’in­ter­ven­tion néces­saire des pou­voirs publics.

La drogue consti­tue un cas évident de consom­ma­tion arti­fi­cielle, pré­ju­di­ciable à la san­té et à la digni­té de l’homme, et, certes, dif­fi­cile à contrô­ler. Sa dif­fu­sion est le signe d’un grave dys­fonc­tion­ne­ment du sys­tème social qui sup­pose une « lec­ture » maté­ria­liste et, en un sens, des­truc­trice des besoins humains. Ainsi, les capa­ci­tés d’in­no­va­tion de l’é­co­no­mie libé­rale finissent par être mises en œuvre de manière uni­la­té­rale et inap­pro­priée. La drogue, et de même la por­no­gra­phie et d’autres formes de consom­ma­tion, exploi­tant la fra­gi­li­té des faibles, cherchent à rem­plir le vide spi­ri­tuel qui s’est produit.

Il n’est pas mau­vais de vou­loir vivre mieux, mais ce qui est mau­vais, c’est le style de vie qui pré­tend être meilleur quand il est orien­té vers l’a­voir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consom­mer l’exis­tence avec une jouis­sance qui est à elle-​même sa fin (75). Il est donc néces­saire de s’employer à mode­ler un style de vie dans lequel les élé­ments qui déter­minent les choix de consom­ma­tion, d’é­pargne et d’in­ves­tis­se­ment soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ain­si que la com­mu­nion avec les autres hommes pour une crois­sance com­mune. A ce pro­pos, je ne puis m’en tenir à un rap­pel du devoir de la cha­ri­té, c’est-​à-​dire du devoir de don­ner de son « super­flu » et aus­si par­fois de son « néces­saire » pour sub­ve­nir à la vie du pauvre. Je pense au fait que même le choix d’in­ves­tir en un lieu plu­tôt que dans un autre, dans un sec­teur de pro­duc­tion plu­tôt qu’en un autre, est tou­jours un choix moral et cultu­rel. Une fois réunies cer­taines condi­tions néces­saires dans les domaines de l’é­co­no­mie et de la sta­bi­li­té poli­tique, la déci­sion d’in­ves­tir, c’est-​à-​dire d’of­frir à un peuple l’oc­ca­sion de mettre en valeur son tra­vail, est condi­tion­née éga­le­ment par une atti­tude de sym­pa­thie et par la confiance en la Providence qui révèlent la qua­li­té humaine de celui qui prend la décision.

37. A côté du pro­blème de la consom­ma­tion, la ques­tion de l’é­co­lo­gie, qui lui est étroi­te­ment connexe, ins­pire autant d’in­quié­tude. L’homme, sai­si par le désir d’a­voir et de jouir plus que par celui d’être et de croître, consomme d’une manière exces­sive et désor­don­née les res­sources de la terre et sa vie même. A l’o­ri­gine de la des­truc­tion insen­sée du milieu natu­rel, il y a une erreur anthro­po­lo­gique, mal­heu­reu­se­ment répan­due à notre époque. L’homme, qui découvre sa capa­ci­té de trans­for­mer et en un sens de créer le monde par son tra­vail, oublie que cela s’ac­com­plit tou­jours à par­tir du pre­mier don ori­gi­nel des choses fait par Dieu. Il croit pou­voir dis­po­ser arbi­trai­re­ment de la terre, en la sou­met­tant sans mesure à sa volon­té, comme si elle n’a­vait pas une forme et une des­ti­na­tion anté­rieures que Dieu lui a don­nées, que l’homme peut déve­lop­per mais qu’il ne doit pas tra­hir. Au lieu de rem­plir son rôle de col­la­bo­ra­teur de Dieu dans l’œuvre de la créa­tion, l’homme se sub­sti­tue à Dieu et, ain­si, finit par pro­vo­quer la révolte de la nature, plus tyran­ni­sée que gou­ver­née par lui (76).

En cela, on remarque avant tout la pau­vre­té ou la mes­qui­ne­rie du regard de l’homme, plus ani­mé par le désir de pos­sé­der les choses que de les consi­dé­rer par rap­port à la véri­té, et qui ne prend pas l’at­ti­tude dés­in­té­res­sée, faite de gra­tui­té et de sens esthé­tique, sus­ci­tée par l’é­mer­veille­ment pour l’être et pour la splen­deur qui per­met de per­ce­voir dans les choses visibles le mes­sage de Dieu invi­sible qui les a créées. Dans ce domaine, l’hu­ma­ni­té d’au­jourd’­hui doit avoir conscience de ses devoirs et de ses res­pon­sa­bi­li­tés envers les géné­ra­tions à venir.

38. En dehors de la des­truc­tion irra­tion­nelle du milieu natu­rel, il faut rap­pe­ler ici la des­truc­tion encore plus grave du milieu humain, à laquelle on est cepen­dant loin d’ac­cor­der l’at­ten­tion vou­lue. Alors que l’on se pré­oc­cupe à juste titre, même si on est bien loin de ce qui serait néces­saire, de sau­ve­gar­der les habi­tats natu­rels des dif­fé­rentes espèces ani­males mena­cées d’ex­tinc­tion, parce qu’on se rend compte que cha­cune d’elles apporte sa contri­bu­tion par­ti­cu­lière à l’é­qui­libre géné­ral de la terre, on s’en­gage trop peu dans la sau­ve­garde des condi­tions morales d’une « éco­lo­gie humaine » authen­tique. Non seule­ment la terre a été don­née par Dieu à l’homme qui doit en faire usage dans le res­pect de l’in­ten­tion pri­mi­tive, bonne, dans laquelle elle a été don­née, mais l’homme, lui aus­si, est don­né par Dieu à lui-​même et il doit donc res­pec­ter la struc­ture natu­relle et morale dont il a été doté. Dans ce contexte, il faut men­tion­ner les pro­blèmes graves posés par l’ur­ba­ni­sa­tion moderne, la néces­si­té d’un urba­nisme sou­cieux de la vie des per­sonnes, de même que l’at­ten­tion qu’il convient de por­ter à une « éco­lo­gie sociale » du travail.

L’homme reçoit de Dieu sa digni­té essen­tielle et, avec elle, la capa­ci­té de trans­cen­der toute orga­ni­sa­tion de la socié­té dans le sens de la véri­té et du bien. Toutefois, il est aus­si condi­tion­né par la struc­ture sociale dans laquelle il vit, par l’é­du­ca­tion reçue et par son milieu. Ces élé­ments peuvent faci­li­ter ou entra­ver sa vie selon la véri­té. Les déci­sions grâce aux­quelles se consti­tue un milieu humain peuvent créer des struc­tures de péché spé­ci­fiques qui entravent le plein épa­nouis­se­ment de ceux qu’elles oppriment de dif­fé­rentes manières. Démanteler de telles struc­tures et les rem­pla­cer par des formes plus authen­tiques de convi­via­li­té consti­tue une tâche qui requiert cou­rage et patience (77).

39. La pre­mière struc­ture fon­da­men­tale pour une « éco­lo­gie humaine » est la famille, au sein de laquelle l’homme reçoit des pre­mières notions déter­mi­nantes concer­nant la véri­té et le bien, dans laquelle il apprend ce que signi­fie aimer et être aimé et, par consé­quent, ce que veut dire concrè­te­ment être une per­sonne. On pense ici à la famille fon­dée sur le mariage, où le don de soi réci­proque de l’homme et de la femme crée un milieu de vie dans lequel l’en­fant peut naître et épa­nouir ses capa­ci­tés, deve­nir conscient de sa digni­té et se pré­pa­rer à affron­ter son des­tin unique et irrem­pla­çable. Il arrive sou­vent, au contraire, que l’homme se décou­rage de réa­li­ser les condi­tions authen­tiques de la repro­duc­tion humaine, et il est ame­né à se consi­dé­rer lui-​même et à consi­dé­rer sa propre vie comme un ensemble de sen­sa­tions à expé­ri­men­ter et non comme une œuvre à accom­plir. Il en résulte un manque de liber­té qui fait renon­cer au devoir de se lier dans la sta­bi­li­té avec une autre per­sonne et d’en­gen­drer des enfants, ou bien qui amène à consi­dé­rer ceux-​ci comme une de ces nom­breuses « choses » que l’on peut avoir ou ne pas avoir, au gré de ses goûts, et qui entrent en concur­rence avec d’autres possibilités.

Il faut en reve­nir à consi­dé­rer la famille comme le sanc­tuaire de la vie. En effet, elle est sacrée, elle est le lieu où la vie, don de Dieu, peut être conve­na­ble­ment accueillie et pro­té­gée contre les nom­breuses attaques aux­quelles elle est expo­sée, le lieu où elle peut se déve­lop­per sui­vant les exi­gences d’une crois­sance humaine authen­tique. Contre ce qu’on appelle la culture de la mort, la famille consti­tue le lieu de la culture de la vie.

Dans ce domaine, le génie de l’homme semble s’employer plus à limi­ter, à sup­pri­mer ou à annu­ler les sources de la vie, en recou­rant même à l’a­vor­te­ment, mal­heu­reu­se­ment très dif­fu­sé dans le monde, qu’à défendre et à élar­gir les pos­si­bi­li­tés de la vie elle-​même. Dans l’en­cy­clique Sollicitudo rei socia­lis, ont été dénon­cées les cam­pagnes sys­té­ma­tiques contre la nata­li­té qui, fon­dées sur une concep­tion faus­sée du pro­blème démo­gra­phique dans un cli­mat de « manque abso­lu de res­pect pour la liber­té de déci­sion des per­sonnes inté­res­sées », les sou­mettent fré­quem­ment « à d’in­to­lé­rables pres­sions […] pour les plier à cette forme nou­velle d’op­pres­sion » (78). Il s’a­git de poli­tiques qui étendent leur champ d’ac­tion avec des tech­niques nou­velles jus­qu’à par­ve­nir, comme dans une « guerre chi­mique », à empoi­son­ner la vie de mil­lions d’êtres humains sans défense.

Ces cri­tiques s’a­dressent moins à un sys­tème éco­no­mique qu’à un sys­tème éthique et cultu­rel. En effet, l’é­co­no­mie n’est qu’un aspect et une dimen­sion dans la com­plexi­té de l’ac­ti­vi­té humaine. Si elle devient un abso­lu, si la pro­duc­tion et la consom­ma­tion des mar­chan­dises finissent par occu­per le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la socié­té, sou­mise à aucune autre, il faut en cher­cher la cause non seule­ment et non tant dans le sys­tème éco­no­mique lui-​même, mais dans le fait que le sys­tème socio-​culturel, igno­rant la dimen­sion éthique et reli­gieuse, s’est affai­bli et se réduit alors à la pro­duc­tion des biens et des ser­vices (79).

On peut résu­mer tout cela en réaf­fir­mant, une fois encore, que la liber­té éco­no­mique n’est qu’un élé­ment de la liber­té humaine. Quand elle se rend auto­nome, quand l’homme est consi­dé­ré plus comme un pro­duc­teur ou un consom­ma­teur de biens que comme un sujet qui pro­duit et consomme pour vivre, alors elle perd sa juste rela­tion avec la per­sonne humaine et finit par l’a­lié­ner et par l’op­pri­mer (80).

40. L’Etat a le devoir d’as­su­rer la défense et la pro­tec­tion des biens col­lec­tifs que sont le milieu natu­rel et le milieu humain dont la sau­ve­garde ne peut être obte­nue par les seuls méca­nismes du mar­ché. Comme, aux temps de l’an­cien capi­ta­lisme, l’Etat avait le devoir de défendre les droits fon­da­men­taux du tra­vail, de même, avec le nou­veau capi­ta­lisme, il doit, ain­si que la socié­té, défendre les biens col­lec­tifs qui, entre autres, consti­tuent le cadre à l’in­té­rieur duquel il est pos­sible à cha­cun d’at­teindre légi­ti­me­ment ses fins personnelles.

On retrouve ici une nou­velle limite du mar­ché : il y a des besoins col­lec­tifs et qua­li­ta­tifs qui ne peuvent être satis­faits par ses méca­nismes ; il y a des néces­si­tés humaines impor­tantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en rai­son de leur nature, ne peuvent ni ne doivent être ven­dus ou ache­tés. Certes, les méca­nismes du mar­ché pré­sentent des avan­tages solides : entre autres, ils aident à mieux uti­li­ser les res­sources ; ils favo­risent les échanges de pro­duits ; et, sur­tout, ils placent au centre la volon­té et les pré­fé­rences de la per­sonne, qui, dans un contrat, ren­contrent celles d’une autre per­sonne. Toutefois, ils com­portent le risque d’une « ido­lâ­trie » du mar­ché qui ignore l’exis­tence des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises.

41. Le mar­xisme a cri­ti­qué les socié­tés capi­ta­listes bour­geoises, leur repro­chant d’a­lié­ner l’exis­tence humaine et d’en faire une mar­chan­dise. Ce reproche se fonde assu­ré­ment sur une concep­tion erro­née et inap­pro­priée de l’a­lié­na­tion, qui la fait dépendre uni­que­ment de la sphère des rap­ports de pro­duc­tion et de pro­prié­té, c’est-​à-​dire qu’il lui attri­bue un fon­de­ment maté­ria­liste et, de plus, nie la légi­ti­mi­té et le carac­tère posi­tif des rela­tions du mar­ché même dans leur propre domaine. On en vient ain­si à affir­mer que l’a­lié­na­tion ne peut être éli­mi­née que dans une socié­té de type col­lec­ti­viste. Or, l’ex­pé­rience his­to­rique des pays socia­listes a tris­te­ment fait la preuve que le col­lec­ti­visme non seule­ment ne sup­prime pas l’a­lié­na­tion, mais l’aug­mente plu­tôt, car il y ajoute la pénu­rie des biens néces­saires et l’i­nef­fi­ca­ci­té économique.

L’expérience his­to­rique de l’Occident, de son côté, montre que, même si l’a­na­lyse mar­xiste de l’a­lié­na­tion et ses fon­de­ments sont faux, l’a­lié­na­tion avec la perte du sens authen­tique de l’exis­tence est éga­le­ment une réa­li­té dans les socié­tés occi­den­tales. On le constate au niveau de la consom­ma­tion lors­qu’elle engage l’homme dans un réseau de satis­fac­tions super­fi­cielles et fausses, au lieu de l’ai­der à faire l’ex­pé­rience authen­tique et concrète de sa per­son­na­li­té. Elle se retrouve aus­si dans le tra­vail, lors­qu’il est orga­ni­sé de manière à ne valo­ri­ser que ses pro­duc­tions et ses reve­nus sans se sou­cier de savoir si le tra­vailleur, par son tra­vail, s’é­pa­nouit plus ou moins en son huma­ni­té, selon qu’aug­mente l’in­ten­si­té de sa par­ti­ci­pa­tion à une véri­table com­mu­nau­té soli­daire, ou bien que s’ag­grave son iso­le­ment au sein d’un ensemble de rela­tions carac­té­ri­sé par une com­pé­ti­ti­vi­té exas­pé­rée et des exclu­sions réci­proques, où il n’est consi­dé­ré que comme un moyen, et non comme une fin.

Il est néces­saire de rap­pro­cher le concept d’a­lié­na­tion de la vision chré­tienne des choses, pour y déce­ler l’in­ver­sion entre les moyens et les fins : quand il ne recon­naît pas la valeur et la gran­deur de la per­sonne en lui-​même et dans l’autre, l’homme se prive de la pos­si­bi­li­té de jouir conve­na­ble­ment de son huma­ni­té et d’en­trer dans les rela­tions de soli­da­ri­té et de com­mu­nion avec les autres hommes pour les­quelles Dieu l’a créé. En effet, c’est par le libre don de soi que l’homme devient authen­ti­que­ment lui-​même (81), et ce don est ren­du pos­sible parce que la per­sonne humaine est essen­tiel­le­ment « capable de trans­cen­dance ». L’homme ne peut se don­ner à un pro­jet seule­ment humain sur la réa­li­té, à un idéal abs­trait ou à de fausses uto­pies. En tant que per­sonne, il peut se don­ner à une autre per­sonne ou à d’autres per­sonnes et, fina­le­ment, à Dieu qui est l’au­teur de son être et qui, seul, peut accueillir plei­ne­ment ce don (82). L’homme est alié­né quand il refuse de se trans­cen­der et de vivre l’ex­pé­rience du don de soi et de la for­ma­tion d’une com­mu­nau­té humaine authen­tique orien­tée vers sa fin der­nière qu’est Dieu. Une socié­té est alié­née quand, dans les formes de son orga­ni­sa­tion sociale, de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion, elle rend plus dif­fi­cile la réa­li­sa­tion de ce don et la consti­tu­tion de cette soli­da­ri­té entre hommes.

Dans la socié­té occi­den­tale, l’ex­ploi­ta­tion a été sur­mon­tée, du moins sous la forme ana­ly­sée et décrite par Karl Marx. Cependant, l’a­lié­na­tion n’a pas été sur­mon­tée dans les diverses formes d’ex­ploi­ta­tion lorsque les hommes tirent pro­fit les uns des autres et que, avec la satis­fac­tion tou­jours plus raf­fi­née de leurs besoins par­ti­cu­liers et secon­daires, ils se rendent sourds à leurs besoins essen­tiels et authen­tiques qui doivent régir aus­si les moda­li­tés de la satis­fac­tion des autres besoins (83). L’homme ne peut pas être libre s’il se pré­oc­cupe seule­ment ou sur­tout de l’a­voir et de la jouis­sance, au point de n’être plus capable de domi­ner ses ins­tincts et ses pas­sions, ni de les uni­fier ou de les maî­tri­ser par l’o­béis­sance à la véri­té. L’obéissance à la véri­té de Dieu et de l’homme est pour lui la condi­tion pre­mière de la liber­té et lui per­met d’or­don­ner ses besoins, ses dési­rs et les manières de les satis­faire sui­vant une juste hié­rar­chie, de telle sorte que la pos­ses­sion des choses soit pour lui un moyen de gran­dir. Cette crois­sance peut être entra­vée du fait de la mani­pu­la­tion par les médias qui imposent, au moyen d’une insis­tance bien orches­trée, des modes et des mou­ve­ments d’o­pi­nion, sans qu’il soit pos­sible de sou­mettre à une cri­tique atten­tive les pré­misses sur les­quelles ils sont fondés.

42. En reve­nant main­te­nant à la ques­tion ini­tiale, peut-​on dire que, après l’é­chec du com­mu­nisme, le capi­ta­lisme est le sys­tème social qui l’emporte et que c’est vers lui que s’o­rientent les efforts des pays qui cherchent à recons­truire leur éco­no­mie et leur socié­té ? Est-​ce ce modèle qu’il faut pro­po­ser aux pays du Tiers-​Monde qui cherchent la voie du vrai pro­grès de leur éco­no­mie et de leur socié­té civile ?

La réponse est évi­dem­ment com­plexe. Si sous le nom de « capi­ta­lisme » on désigne un sys­tème éco­no­mique qui recon­naît le rôle fon­da­men­tal et posi­tif de l’en­tre­prise, du mar­ché, de la pro­prié­té pri­vée et de la res­pon­sa­bi­li­té qu’elle implique dans les moyens de pro­duc­tion, de la libre créa­ti­vi­té humaine dans le sec­teur éco­no­mique, la réponse est sûre­ment posi­tive, même s’il serait peut-​être plus appro­prié de par­ler d”« éco­no­mie d’en­tre­prise », ou d”« éco­no­mie de mar­ché », ou sim­ple­ment d”« éco­no­mie libre ». Mais si par « capi­ta­lisme » on entend un sys­tème où la liber­té dans le domaine éco­no­mique n’est pas enca­drée par un contexte juri­dique ferme qui la met au ser­vice de la liber­té humaine inté­grale et la consi­dère comme une dimen­sion par­ti­cu­lière de cette der­nière, dont l’axe est d’ordre éthique et reli­gieux, alors la réponse est net­te­ment négative.

La solu­tion mar­xiste a échoué, mais des phé­no­mènes de mar­gi­na­li­sa­tion et d’ex­ploi­ta­tion demeurent dans le monde, spé­cia­le­ment dans le Tiers-​Monde, de même que des phé­no­mènes d’a­lié­na­tion humaine, spé­cia­le­ment dans les pays les plus avan­cés, contre les­quels la voix de l’Eglise s’é­lève avec fer­me­té. Des foules impor­tantes vivent encore dans des condi­tions de pro­fonde misère maté­rielle et morale. Certes, la chute du sys­tème com­mu­niste éli­mine dans de nom­breux pays un obs­tacle pour le trai­te­ment appro­prié et réa­liste de ces pro­blèmes, mais cela ne suf­fit pas à les résoudre. Il y a même un risque de voir se répandre une idéo­lo­gie radi­cale de type capi­ta­liste qui refuse jus­qu’à leur prise en consi­dé­ra­tion, admet­tant a prio­ri que toute ten­ta­tive d’y faire face direc­te­ment est vouée à l’in­suc­cès, et qui, par prin­cipe, en attend la solu­tion du libre déve­lop­pe­ment des forces du marché.

43. L’Eglise n’a pas de modèle à pro­po­ser. Les modèles véri­tables et réel­le­ment effi­caces ne peuvent être conçus que dans le cadre des dif­fé­rentes situa­tions his­to­riques, par l’ef­fort de tous les res­pon­sables qui font face aux pro­blèmes concrets sous tous leurs aspects sociaux, éco­no­miques, poli­tiques et cultu­rels imbri­qués les uns avec les autres (84). Face à ces res­pon­sa­bi­li­tés, l’Eglise pré­sente, comme orien­ta­tion intel­lec­tuelle indis­pen­sable, sa doc­trine sociale qui — ain­si qu’il a été dit — recon­naît le carac­tère posi­tif du mar­ché et de l’en­tre­prise, mais qui sou­ligne en même temps la néces­si­té de leur orien­ta­tion vers le bien com­mun. Cette doc­trine recon­naît aus­si la légi­ti­mi­té des efforts des tra­vailleurs pour obte­nir le plein res­pect de leur digni­té et une par­ti­ci­pa­tion plus large à la vie de l’en­tre­prise, de manière que, tout en tra­vaillant avec d’autres et sous la direc­tion d’autres per­sonnes, ils puissent en un sens tra­vailler « à leur compte » (85), en exer­çant leur intel­li­gence et leur liberté.

Le déve­lop­pe­ment inté­gral de la per­sonne humaine dans le tra­vail ne contre­dit pas, mais favo­rise plu­tôt, une meilleure pro­duc­ti­vi­té et une meilleure effi­ca­ci­té du tra­vail lui-​même, même si cela peut affai­blir les centres du pou­voir éta­bli. L’entreprise ne peut être consi­dé­rée seule­ment comme une « socié­té de capi­tal » ; elle est en même temps une « socié­té de per­sonnes » dans laquelle entrent de dif­fé­rentes manières et avec des res­pon­sa­bi­li­tés spé­ci­fiques ceux qui four­nissent le capi­tal néces­saire à son acti­vi­té et ceux qui y col­la­borent par leur tra­vail. Pour atteindre ces objec­tifs, un vaste mou­ve­ment asso­cia­tif des tra­vailleurs est encore néces­saire, dont le but est la libé­ra­tion et la pro­mo­tion inté­grale de la personne.

On a relu, à la lumière des « choses nou­velles » d’au­jourd’­hui, le rap­port entre la pro­prié­té indi­vi­duelle, ou pri­vée, et la des­ti­na­tion uni­ver­selle des biens. L’homme s’é­pa­nouit par son intel­li­gence et sa liber­té, et, ce fai­sant, il prend comme objet et comme ins­tru­ment les élé­ments du monde et il se les appro­prie. Le fon­de­ment du droit d’i­ni­tia­tive et de pro­prié­té indi­vi­duelle réside dans cette nature de son action. Par son tra­vail, l’homme se dépense non seule­ment pour lui-​même, mais aus­si pour les autres et avec les autres : cha­cun col­la­bore au tra­vail et au bien d’au­trui. L’homme tra­vaille pour sub­ve­nir aux besoins de sa famille, de la com­mu­nau­té à laquelle il appar­tient, de la nation et, en défi­ni­tive, de l’hu­ma­ni­té entière (86). En outre, il col­la­bore au tra­vail des autres per­sonnes qui exercent leur acti­vi­té dans la même entre­prise, de même qu’au tra­vail des four­nis­seurs et à la consom­ma­tion des clients, dans une chaîne de soli­da­ri­té qui s’é­tend pro­gres­si­ve­ment. La pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion, tant dans le domaine indus­triel qu’a­gri­cole, est juste et légi­time, si elle per­met un tra­vail utile ; au contraire, elle devient illé­gi­time quand elle n’est pas valo­ri­sée ou quand elle sert à empê­cher le tra­vail des autres pour obte­nir un gain qui ne pro­vient pas du déve­lop­pe­ment d’en­semble du tra­vail et de la richesse sociale, mais plu­tôt de leur limi­ta­tion, de l’ex­ploi­ta­tion illi­cite, de la spé­cu­la­tion et de la rup­ture de la soli­da­ri­té dans le monde du tra­vail (87). Ce type de pro­prié­té n’a aucune jus­ti­fi­ca­tion et consti­tue un abus devant Dieu et devant les hommes.

L’obligation de gagner son pain à la sueur de son front sup­pose en même temps un droit. Une socié­té dans laquelle ce droit serait sys­té­ma­ti­que­ment nié, dans laquelle les mesures de poli­tique éco­no­mique ne per­met­traient pas aux tra­vailleurs d’at­teindre un niveau satis­fai­sant d’emploi, ne peut ni obte­nir sa légi­ti­ma­tion éthique ni assu­rer la paix sociale. De même que la per­sonne se réa­lise plei­ne­ment dans le libre don de soi, de même la pro­prié­té se jus­ti­fie mora­le­ment dans la créa­tion, sui­vant les moda­li­tés et les rythmes appro­priés, de pos­si­bi­li­tés d’emploi et de déve­lop­pe­ment humain pour tous.

V. L’ETAT ET LA CULTURE

44. Léon XIII n’i­gno­rait pas qu’il faut une saine théo­rie de l’Etat pour assu­rer le déve­lop­pe­ment nor­mal des acti­vi­tés humaines, des acti­vi­tés spi­ri­tuelles et maté­rielles, indis­pen­sables les unes et les autres (89). A ce sujet, dans un pas­sage de Rerum nova­rum, il expose l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té en trois pou­voirs — légis­la­tif, exé­cu­tif et judi­ciaire —, et cela repré­sen­tait alors une nou­veau­té dans l’en­sei­gne­ment de l’Eglise (90). Cette struc­ture reflète une concep­tion réa­liste de la nature sociale de l’homme qui requiert une légis­la­tion adap­tée pour pro­té­ger la liber­té de tous. Dans cette pers­pec­tive, il est pré­fé­rable que tout pou­voir soit équi­li­bré par d’autres pou­voirs et par d’autres com­pé­tences qui le main­tiennent dans de justes limites. C’est là le prin­cipe de l”« Etat de droit », dans lequel la sou­ve­rai­ne­té appar­tient à la loi et non pas aux volon­tés arbi­traires des hommes.

A l’é­poque moderne, contre cette concep­tion s’est dres­sé le tota­li­ta­risme qui, dans sa forme marxiste-​léniniste, consi­dère que quelques hommes, en ver­tu d’une connais­sance plus appro­fon­die des lois du déve­lop­pe­ment de la socié­té, ou à cause de leur appar­te­nance par­ti­cu­lière de classe et de leur proxi­mi­té des sources les plus vives de la conscience col­lec­tive, sont exempts d’er­reur et peuvent donc s’ar­ro­ger l’exer­cice d’un pou­voir abso­lu. Il faut ajou­ter que le tota­li­ta­risme naît de la néga­tion de la véri­té au sens objec­tif du terme : s’il n’existe pas de véri­té trans­cen­dante, par l’o­béis­sance à laquelle l’homme acquiert sa pleine iden­ti­té, dans ces condi­tions, il n’existe aucun prin­cipe sûr pour garan­tir des rap­ports justes entre les hommes. Leurs inté­rêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévi­ta­ble­ment les uns aux autres. Si la véri­té trans­cen­dante n’est pas recon­nue, la force du pou­voir triomphe, et cha­cun tend à uti­li­ser jus­qu’au bout les moyens dont il dis­pose pour faire pré­va­loir ses inté­rêts ou ses opi­nions, sans consi­dé­ra­tion pour les droits des autres. Alors l’homme n’est res­pec­té que dans la mesure où il est pos­sible de l’u­ti­li­ser aux fins d’une pré­pon­dé­rance égoïste. Il faut donc situer la racine du tota­li­ta­risme moderne dans la néga­tion de la digni­té trans­cen­dante de la per­sonne humaine, image visible du Dieu invi­sible et, pré­ci­sé­ment pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que per­sonne ne peut vio­ler, ni l’in­di­vi­du, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’Etat. La majo­ri­té d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dres­sant contre la mino­ri­té pour la mar­gi­na­li­ser, l’op­pri­mer, l’ex­ploi­ter, ou pour ten­ter de l’a­néan­tir (91).

45. La culture et la pra­tique du tota­li­ta­risme com­portent aus­si la néga­tion de l’Eglise. L’Etat, ou le par­ti, qui consi­dère qu’il peut réa­li­ser dans l’his­toire le bien abso­lu et qui se met lui-​même au-​dessus de toutes les valeurs, ne peut tolé­rer que l’on défende un cri­tère objec­tif du bien et du mal qui soit dif­fé­rent de la volon­té des gou­ver­nants et qui, dans cer­taines cir­cons­tances, puisse ser­vir à por­ter un juge­ment sur leur com­por­te­ment. Cela explique pour­quoi le tota­li­ta­risme cherche à détruire l’Eglise ou du moins à l’as­su­jet­tir, en en fai­sant un ins­tru­ment de son propre sys­tème idéo­lo­gique (92).

L’Etat tota­li­taire, d’autre part, tend à absor­ber la nation, la socié­té, la famille, les com­mu­nau­tés reli­gieuses et les per­sonnes elles-​mêmes. En défen­dant sa liber­té, l’Eglise défend la per­sonne, qui doit obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes (cf. Ac 5, 29), la famille, les dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions sociales et les nations, réa­li­tés qui jouissent toutes d’un domaine propre d’au­to­no­mie et de souveraineté.

46. L’Eglise appré­cie le sys­tème démo­cra­tique, comme sys­tème qui assure la par­ti­ci­pa­tion des citoyens aux choix poli­tiques et garan­tit aux gou­ver­nés la pos­si­bi­li­té de choi­sir et de contrô­ler leurs gou­ver­nants, ou de les rem­pla­cer de manière paci­fique lorsque cela s’a­vère oppor­tun (93). Cependant, l’Eglise ne peut approu­ver la consti­tu­tion de groupes diri­geants res­treints qui usurpent le pou­voir de l’Etat au pro­fit de leurs inté­rêts par­ti­cu­liers ou à des fins idéologiques.

Une démo­cra­tie authen­tique n’est pos­sible que dans un Etat de droit et sur la base d’une concep­tion cor­recte de la per­sonne humaine. Elle requiert la réa­li­sa­tion des condi­tions néces­saires pour la pro­mo­tion des per­sonnes, par l’é­du­ca­tion et la for­ma­tion à un vrai idéal, et aus­si l’é­pa­nouis­se­ment de la « per­son­na­li­té » de la socié­té, par la créa­tion de struc­tures de par­ti­ci­pa­tion et de cores­pon­sa­bi­li­té. On tend à affir­mer aujourd’­hui que l’ag­nos­ti­cisme et le rela­ti­visme scep­tique repré­sentent la phi­lo­so­phie et l’at­ti­tude fon­da­men­tale accor­dées aux formes démo­cra­tiques de la vie poli­tique, et que ceux qui sont convain­cus de connaître la véri­té et qui lui donnent une ferme adhé­sion ne sont pas dignes de confiance du point de vue démo­cra­tique, parce qu’ils n’ac­ceptent pas que la véri­té soit déter­mi­née par la majo­ri­té, ou bien qu’elle dif­fère selon les divers équi­libres poli­tiques. A ce pro­pos, il faut obser­ver que, s’il n’existe aucune véri­té der­nière qui guide et oriente l’ac­tion poli­tique, les idées et les convic­tions peuvent être faci­le­ment exploi­tées au pro­fit du pou­voir. Une démo­cra­tie sans valeurs se trans­forme faci­le­ment en un tota­li­ta­risme décla­ré ou sour­nois, comme le montre l’histoire.

Et l’Eglise n’i­gnore pas le dan­ger du fana­tisme, ou du fon­da­men­ta­lisme, de ceux qui, au nom d’une idéo­lo­gie qui se pré­tend scien­ti­fique ou reli­gieuse, estiment pou­voir impo­ser aux autres hommes leur concep­tion de la véri­té et du bien. La véri­té chré­tienne n’est pas de cette nature. N’étant pas une idéo­lo­gie, la foi chré­tienne ne cherche nul­le­ment à enfer­mer dans le cadre d’un modèle rigide la chan­geante réa­li­té sociale et poli­tique et elle admet que la vie de l’homme se réa­lise dans l’his­toire de manières diverses et impar­faites. Cependant l’Eglise, en réaf­fir­mant constam­ment la digni­té trans­cen­dante de la per­sonne, adopte comme règle d’ac­tion le res­pect de la liber­té (94).

Mais la liber­té n’est plei­ne­ment mise en valeur que par l’ac­cueil de la véri­té : en un monde sans véri­té, la liber­té perd sa consis­tance et l’homme est sou­mis à la vio­lence des pas­sions et à des condi­tion­ne­ments appa­rents ou occultes. Le chré­tien vit la liber­té (cf. Jn 8, 31–32) et il se met au ser­vice de la liber­té, il pro­pose constam­ment, en fonc­tion de la nature mis­sion­naire de sa voca­tion, la véri­té qu’il a décou­verte. Dans le dia­logue avec les autres, atten­tif à tout élé­ment de la véri­té qu’il découvre dans l’ex­pé­rience de la vie et de la culture des per­sonnes et des nations, il ne renon­ce­ra pas à affir­mer tout ce que sa foi et un sain exer­cice de la rai­son lui ont fait connaître.

47. Après la chute du tota­li­ta­risme com­mu­niste et de nom­breux autres régimes tota­li­taires et de « sécu­ri­té natio­nale », on assiste actuel­le­ment, non sans conflits, au suc­cès de l’i­déal démo­cra­tique dans le monde, allant de pair avec une grande atten­tion et une vive sol­li­ci­tude pour les droits de l’homme. Mais pré­ci­sé­ment pour aller dans ce sens, il est néces­saire que les peuples qui sont en train de réfor­mer leurs ins­ti­tu­tions donnent à la démo­cra­tie un fon­de­ment authen­tique et solide grâce à la recon­nais­sance expli­cite de ces droits (96). Parmi les prin­ci­paux, il faut rap­pe­ler le droit à la vie dont fait par­tie inté­grante le droit de gran­dir dans le sein de sa mère après la concep­tion ; puis le droit de vivre dans une famille unie et dans un cli­mat moral favo­rable au déve­lop­pe­ment de sa per­son­na­li­té ; le droit d’é­pa­nouir son intel­li­gence et sa liber­té par la recherche et la connais­sance de la véri­té ; le droit de par­ti­ci­per au tra­vail de mise en valeur des biens de la terre et d’en tirer sa sub­sis­tance et celle de ses proches ; le droit de fon­der libre­ment une famille, d’ac­cueillir et d’é­le­ver des enfants, en exer­çant de manière res­pon­sable sa sexua­li­té. En un sens, la source et la syn­thèse de ces droits, c’est la liber­té reli­gieuse, enten­due comme le droit de vivre dans la véri­té de sa foi et confor­mé­ment à la digni­té trans­cen­dante de sa per­sonne (97).

Même dans les pays qui connaissent des formes de gou­ver­ne­ment démo­cra­tique, ces droits ne sont pas tou­jours entiè­re­ment res­pec­tés. Et l’on ne pense pas seule­ment au scan­dale de l’a­vor­te­ment, mais aus­si aux divers aspects d’une crise des sys­tèmes démo­cra­tiques qui semblent avoir par­fois alté­ré la capa­ci­té de prendre des déci­sions en fonc­tion du bien com­mun. Les requêtes qui viennent de la socié­té ne sont pas tou­jours exa­mi­nées selon les cri­tères de la jus­tice et de la mora­li­té, mais plu­tôt d’a­près l’in­fluence élec­to­rale ou le poids finan­cier des groupes qui les sou­tiennent. De telles dévia­tions des mœurs poli­tiques finissent par pro­vo­quer la défiance et l’a­pa­thie, et par entraî­ner une baisse de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique et de l’es­prit civique de la popu­la­tion, qui se sent atteinte et déçue. Il en résulte une inca­pa­ci­té crois­sante à situer les inté­rêts pri­vés dans le cadre d’une concep­tion cohé­rente du bien com­mun. Celui-​ci, en effet, n’est pas seule­ment la somme des inté­rêts par­ti­cu­liers, mais il sup­pose qu’on les éva­lue et qu’on les har­mo­nise en fonc­tion d’une hié­rar­chie des valeurs équi­li­brée et, en der­nière ana­lyse, d’une concep­tion cor­recte de la digni­té et des droits de la per­sonne (98).

L’Eglise res­pecte l’au­to­no­mie légi­time de l’ordre démo­cra­tique et elle n’a pas qua­li­té pour expri­mer une pré­fé­rence de l’une ou l’autre solu­tion ins­ti­tu­tion­nelle ou consti­tu­tion­nelle. La contri­bu­tion qu’elle offre à ce titre est jus­te­ment celle de sa concep­tion de la digni­té de la per­sonne qui appa­raît en toute plé­ni­tude dans le mys­tère du Verbe incar­né (99).

48. Ces consi­dé­ra­tions d’ordre géné­ral rejaillissent éga­le­ment sur le rôle de l’Etat dans le sec­teur éco­no­mique. L’activité éco­no­mique, en par­ti­cu­lier celle de l’é­co­no­mie de mar­ché, ne peut se dérou­ler dans un vide ins­ti­tu­tion­nel, juri­dique et poli­tique. Elle sup­pose, au contraire, que soient assu­rées les garan­ties des liber­tés indi­vi­duelles et de la pro­prié­té, sans comp­ter une mon­naie stable et des ser­vices publics effi­caces. Le devoir essen­tiel de l’Etat est cepen­dant d’as­su­rer ces garan­ties, afin que ceux qui tra­vaillent et qui pro­duisent puissent jouir du fruit de leur tra­vail et donc se sen­tir sti­mu­lés à l’ac­com­plir avec effi­ca­ci­té et hon­nê­te­té. L’un des prin­ci­paux obs­tacles au déve­lop­pe­ment et au bon ordre éco­no­miques est le défaut de sécu­ri­té, accom­pa­gné de la cor­rup­tion des pou­voirs publics et de la mul­ti­pli­ca­tion de manières impropres de s’en­ri­chir et de réa­li­ser des pro­fits faciles en recou­rant à des acti­vi­tés illé­gales ou pure­ment spéculatives.

L’Etat a par ailleurs le devoir de sur­veiller et de conduire l’ap­pli­ca­tion des droits humains dans le sec­teur éco­no­mique ; dans ce domaine, tou­te­fois, la pre­mière res­pon­sa­bi­li­té ne revient pas à l’Etat mais aux indi­vi­dus et aux dif­fé­rents groupes ou asso­cia­tions qui com­posent la socié­té. L’Etat ne pour­rait pas assu­rer direc­te­ment l’exer­cice du droit au tra­vail de tous les citoyens sans contrô­ler toute la vie éco­no­mique et entra­ver la liber­té des ini­tia­tives indi­vi­duelles. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’ait aucune com­pé­tence dans ce sec­teur, comme l’ont affir­mé ceux qui prônent l’ab­sence totale de règles dans le domaine éco­no­mique. Au contraire, l’Etat a le devoir de sou­te­nir l’ac­ti­vi­té des entre­prises en créant les condi­tions qui per­mettent d’of­frir des emplois, en la sti­mu­lant dans les cas où elle reste insuf­fi­sante ou en la sou­te­nant dans les périodes de crise.

L’Etat a aus­si le droit d’in­ter­ve­nir lorsque des situa­tions par­ti­cu­lières de mono­pole pour­raient frei­ner ou empê­cher le déve­lop­pe­ment. Mais, à part ces rôles d’har­mo­ni­sa­tion et d’o­rien­ta­tion du déve­lop­pe­ment, il peut rem­plir des fonc­tions de sup­pléance dans des situa­tions excep­tion­nelles, lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’en­tre­prises trop faibles ou en cours de consti­tu­tion ne sont pas à la hau­teur de leurs tâches. Ces inter­ven­tions de sup­pléance, que jus­ti­fie l’ur­gence d’a­gir pour le bien com­mun, doivent être limi­tées dans le temps, autant que pos­sible, pour ne pas enle­ver de manière stable à ces groupes ou à ces entre­prises les com­pé­tences qui leur appar­tiennent et pour ne pas étendre à l’ex­cès le cadre de l’ac­tion de l’Etat, en por­tant atteinte à la liber­té éco­no­mique ou civile.

On a assis­té, récem­ment, à un impor­tant élar­gis­se­ment du cadre de ces inter­ven­tions, ce qui a ame­né à consti­tuer, en quelque sorte, un Etat de type nou­veau, l”« Etat du bien-​être ». Ces déve­lop­pe­ments ont eu lieu dans cer­tains Etats pour mieux répondre à beau­coup de besoins, en remé­diant à des formes de pau­vre­té et de pri­va­tion indignes de la per­sonne humaine. Cependant, au cours de ces der­nières années en par­ti­cu­lier, des excès ou des abus assez nom­breux ont pro­vo­qué des cri­tiques sévères de l’Etat du bien-​être, que l’on a appe­lé l”« Etat de l’as­sis­tance ». Les dys­fonc­tion­ne­ments et les défauts des sou­tiens publics pro­viennent d’une concep­tion inap­pro­priée des devoirs spé­ci­fiques de l’Etat. Dans ce cadre, il convient de res­pec­ter éga­le­ment le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té : une socié­té d’ordre supé­rieur ne doit pas inter­ve­nir dans la vie interne d’une socié­té d’un ordre infé­rieur, en lui enle­vant ses com­pé­tences, mais elle doit plu­tôt la sou­te­nir en cas de néces­si­té et l’ai­der à coor­don­ner son action avec celle des autres élé­ments qui com­posent la socié­té, en vue du bien com­mun (100).

En inter­ve­nant direc­te­ment et en pri­vant la socié­té de ses res­pon­sa­bi­li­tés, l’Etat de l’as­sis­tance pro­voque la déper­di­tion des forces humaines, l’hy­per­tro­phie des appa­reils publics, ani­més par une logique bureau­cra­tique plus que par la pré­oc­cu­pa­tion d’être au ser­vice des usa­gers, avec une crois­sance énorme des dépenses. En effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s’en rap­pro­cher, et que ceux-​ci soient plus à même d’y répondre. On ajou­te­ra que sou­vent cer­tains types de besoins appellent une réponse qui ne soit pas seule­ment d’ordre maté­riel mais qui sache per­ce­voir la requête humaine plus pro­fonde. Que l’on pense aus­si aux condi­tions que connaissent les réfu­giés, les immi­grés, les per­sonnes âgées ou malades, et aux diverses condi­tions qui requièrent une assis­tance, comme dans le cas des toxi­co­manes, toutes per­sonnes qui ne peuvent être effi­ca­ce­ment aidées que par ceux qui leur apportent non seule­ment les soins néces­saires, mais aus­si un sou­tien sin­cè­re­ment fraternel.

49. Dans ce domaine, l’Eglise, fidèle au com­man­de­ment du Christ, son Fondateur, a tou­jours été pré­sente par ses œuvres conçues pour offrir à l’homme dans le besoin un sou­tien maté­riel qui ne l’hu­mi­lie pas et qui ne le réduise pas à l’é­tat de sujet assis­té, mais qui l’aide à sor­tir de ses condi­tions pré­caires en l’af­fer­mis­sant dans sa digni­té de per­sonne. Dans une fer­vente action de grâce, il faut sou­li­gner que la cha­ri­té active ne s’est jamais éteinte dans l’Eglise, et même qu’elle connaît aujourd’­hui une pro­gres­sion récon­for­tante sous de mul­tiples formes. A cet égard, une men­tion par­ti­cu­lière est due au phé­no­mène du volon­ta­riat que l’Eglise encou­rage et pro­meut en deman­dant à tous leur col­la­bo­ra­tion pour le sou­te­nir et l’en­cou­ra­ger dans ses initiatives.

Pour dépas­ser la men­ta­li­té indi­vi­dua­liste répan­due aujourd’­hui, il faut un enga­ge­ment concret de soli­da­ri­té et de cha­rité qui com­mence à l’in­té­rieur de la famille par le sou­tien mutuel des époux, puis s’exerce par la prise en charge des géné­ra­tions les unes par les autres. C’est ain­si que la famille se défi­nit comme une com­mu­nau­té de tra­vail et de soli­da­ri­té. Cependant, il arrive que, lorsque la famille décide de répondre plei­ne­ment à sa voca­tion, elle se trouve pri­vée de l’ap­pui néces­saire de la part de l’Etat, et elle ne dis­pose pas de res­sources suf­fi­santes. Il est urgent de pro­mou­voir non seule­ment des poli­tiques de la famille, mais aus­si des poli­tiques sociales qui aient comme prin­ci­pal objec­tif la famille elle-​même, en l’ai­dant, par l’af­fec­ta­tion de res­sources conve­nables et de moyens effi­caces de sou­tien, tant dans l’é­du­ca­tion des enfants que dans la prise en charge des anciens, afin d’é­vi­ter à ces der­niers l’é­loi­gne­ment de leur noyau fami­lial et de ren­for­cer les liens entre les géné­ra­tions (101).

A part la famille, d’autres groupes sociaux inter­mé­diaires rem­plissent des rôles pri­maires et mettent en œuvre des réseaux de soli­da­ri­té spé­ci­fiques. Ces groupes acquièrent la matu­ri­té de vraies com­mu­nau­tés de per­sonnes et innervent le tis­su social, en l’empêchant de tom­ber dans l’im­per­son­na­li­té et l’a­no­ny­mat de la masse, mal­heu­reu­se­ment trop fré­quents dans la socié­té moderne. C’est dans l’en­tre­croi­se­ment des rela­tions mul­tiples que vit la per­sonne et que pro­gresse la « per­son­na­li­té » de la socié­té. L’individu est sou­vent écra­sé aujourd’­hui entre les deux pôles de l’Etat et du mar­ché. En effet, il semble par­fois n’exis­ter que comme pro­duc­teur et comme consom­ma­teur de mar­chan­dises, ou comme admi­nis­tré de l’Etat, alors qu’on oublie que la convi­via­li­té n’a pour fin ni l’Etat ni le mar­ché, car elle pos­sède en elle-​même une valeur unique que l’Etat et le mar­ché doivent ser­vir. L’homme est avant tout un être qui cherche la véri­té et qui s’ef­force de vivre selon cette véri­té, de l’ap­pro­fon­dir dans un dia­logue constant qui implique les géné­ra­tions pas­sées et à venir (102).

50. La culture de la nation est carac­té­ri­sée par la recherche ouverte de la véri­té qui se renou­velle à chaque géné­ra­tion. En effet, le patri­moine des valeurs trans­mises et acquises est assez sou­vent sou­mis à la contes­ta­tion par les jeunes. Contester, il est vrai, ne signi­fie pas néces­sai­re­ment détruire ou refu­ser a prio­ri, mais cela vent dire sur­tout mettre à l’é­preuve dans sa propre vie et, par une telle véri­fi­ca­tion exis­ten­tielle, rendre ces valeurs plus vivantes, plus actuelles et plus per­son­nelles, en dis­tin­guant dans la tra­di­tion ce qui est valable de ce qui est faux ou erro­né, ou des formes vieillies qui peuvent être rem­pla­cées par d’autres plus appro­priées à l’é­poque présente.

A ce pro­pos, il convient de rap­pe­ler que l’é­van­gé­li­sa­tion s’in­sère dans la culture des nations, en affer­mis­sant sa recherche de la véri­té et en l’ai­dant à accom­plir son tra­vail de puri­fi­ca­tion et d’ap­pro­fon­dis­se­ment (103). Cependant, quand une culture se ferme sur elle-​même et cherche à per­pé­tuer des manières de vivre vieillies, en refu­sant tout échange et toute confron­ta­tion au sujet de la véri­té de l’homme, elle devient sté­rile et va vers la décadence.

51. Toute l’ac­ti­vi­té humaine se situe à l’in­té­rieur d’une culture et réagit par rap­port à celle-​ci. Pour que cette culture soit consti­tuée comme il convient, il faut que tout l’homme soit impli­qué, qu’il y déve­loppe sa créa­ti­vi­té, son intel­li­gence, sa connais­sance du monde et des hommes. En outre, il y inves­tit ses capa­ci­tés de maî­trise de soi, de sacri­fice per­son­nel, de soli­da­ri­té et de dis­po­ni­bi­li­té pour pro­mou­voir le bien com­mun. Pour cela, la pre­mière et la plus impor­tante des tâches s’ac­com­plit dans le cœur de l’homme, et la manière dont l’homme se consacre à la construc­tion de son ave­nir dépend de la concep­tion qu’il a de lui-​même et de son des­tin. C’est à ce niveau que se situe la contri­bu­tion spé­ci­fique et déci­sive de l’Eglise à la véri­table culture. Elle favo­rise la qua­li­té des com­por­te­ments humains qui contri­buent à for­mer une culture de la paix, à l’en­contre des modèles cultu­rels qui absorbent l’homme dans la masse, mécon­naissent le rôle de son ini­tia­tive et de sa liber­té et ne situent sa gran­deur que dans les tech­niques conflic­tuelles et guer­rières. L’Eglise rend ce ser­vice en prê­chant la véri­té sur la créa­tion du monde que Dieu a mise entre les mains des hommes pour la rendre féconde et la par­faire par leur tra­vail, et en prê­chant la véri­té sur la rédemp­tion par laquelle le Fils de Dieu a sau­vé tous les hommes et, en même temps, les a unis les uns aux autres, les ren­dant res­pon­sables les uns des autres. La Sainte Ecriture nous parle constam­ment d’un enga­ge­ment actif en faveur d’au­trui et nous pré­sente l’exi­gence d’une cores­pon­sa­bi­li­té qui doit impli­quer tous les hommes.

Cette exi­gence ne s’ar­rête pas aux limites de la famille, ni même du peuple ou de l’Etat, mais elle concerne pro­gres­si­ve­ment toute l’hu­ma­ni­té, de telle sorte qu’au­cun homme ne doit se consi­dé­rer comme étran­ger ou indif­fé­rent au sort d’un autre membre de la famille humaine. Aucun homme ne peut affir­mer qu’il n’est pas res­pon­sable du sort de son frère (cf. Gn 4, 9 ; Lc 10, 29–37 ; Mt 25, 31–46) ! Une sol­li­ci­tude atten­tive et dévouée à l’é­gard du pro­chain au moment même où il en a besoin — faci­li­tée aujourd’­hui par les nou­veaux moyens de com­mu­ni­ca­tion sociale qui ont ren­du les hommes plus proches les uns des autres — pré­sente une impor­tance par­ti­cu­lière pour la recherche de modes de réso­lu­tion, autres que la guerre, des conflits inter­na­tio­naux. Il n’est pas dif­fi­cile d’af­fir­mer que la puis­sance ter­ri­fiante des moyens de des­truc­tion, acces­sibles même aux petites et moyennes puis­sances, ain­si que les rela­tions tou­jours plus étroites exis­tant entre les peuples de toute la terre, rendent la limi­ta­tion des consé­quences d’un conflit très ardue ou pra­ti­que­ment impossible.

52. Le Pape Benoît XV et ses suc­ces­seurs ont clai­re­ment com­pris ce dan­ger (104), et moi-​même, à l’oc­ca­sion de la récente et dra­ma­tique guerre du Golfe per­sique, j’ai repris le cri : « Jamais plus la guerre ! ». Non, jamais plus la guerre, qui détruit la vie des inno­cents, qui apprend à tuer et qui bou­le­verse éga­le­ment la vie de ceux qui tuent, qui laisse der­rière elle une traî­née de ran­coeurs et de haines, ren­dant plus dif­fi­cile la juste solu­tion des pro­blèmes mêmes qui l’ont pro­vo­quée ! De même qu’à l’in­té­rieur des Etats est fina­le­ment venu le temps où le sys­tème de la ven­geance pri­vée et des repré­sailles a été rem­pla­cé par l’au­to­ri­té de la loi, de même il est main­te­nant urgent qu’un sem­blable pro­grès soit réa­li­sé dans la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. D’autre part, il ne faut pas oublier qu’aux racines de la guerre il y a géné­ra­le­ment des motifs réels et graves : des injus­tices subies, la frus­tra­tion d’as­pi­ra­tions légi­times, la misère et l’ex­ploi­ta­tion de foules humaines déses­pé­rées qui ne voient pas la pos­si­bi­li­té effec­tive d’a­mé­lio­rer leurs condi­tions de vie par des moyens pacifiques.

C’est pour­quoi l’autre nom de la paix est le déve­lop­pe­ment (105). Il y a une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive pour évi­ter la guerre, il y a de même une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive pour pro­mou­voir le déve­lop­pe­ment. Sur le plan inté­rieur, il est pos­sible, et c’est un devoir, de construire une éco­no­mie sociale qui oriente son fonc­tion­ne­ment dans le sens du bien com­mun ; des inter­ven­tions appro­priées sont éga­le­ment néces­saires pour cela sur le plan inter­na­tio­nal. Il faut donc consen­tir un vaste effort de com­pré­hen­sion mutuelle, de connais­sance mutuelle et de sen­si­bi­li­sa­tion des consciences. C’est là la culture dési­rée qui fait pro­gres­ser la confiance dans les capa­ci­tés humaines du pauvre et donc dans ses pos­si­bi­li­tés d’a­mé­lio­rer ses condi­tions de vie par son tra­vail, ou d’ap­por­ter une contri­bu­tion posi­tive à la pros­pé­ri­té éco­no­mique. Mais pour y par­ve­nir, le pauvre — indi­vi­du ou nation — a besoin de se voir offrir des condi­tions de vie favo­rables concrè­te­ment acces­sibles. Créer de telles condi­tions, c’est le but d’une concer­ta­tion mon­diale pour le déve­lop­pe­ment qui sup­pose même le sacri­fice de posi­tions avan­ta­geuses de reve­nu et de puis­sance dont se pré­valent les éco­no­mies les plus déve­lop­pées (106).

Cela peut com­por­ter d’im­por­tants chan­ge­ments dans les styles de vie éta­blis, afin de limi­ter le gas­pillage des res­sources natu­relles et des res­sources humaines, pour per­mettre à tous les peuples et à tous les hommes sur la terre d’en dis­po­ser dans une mesure conve­nable. Il faut ajou­ter à cela la mise en valeur de nou­veaux biens maté­riels et spi­ri­tuels, fruits du tra­vail et de la culture des peuples aujourd’­hui mar­gi­na­li­sés, arri­vant ain­si à l’en­ri­chis­se­ment humain glo­bal de la famille des nations.

VI. L’HOMME EST LA ROUTE DE L’EGLISE

53. Face à la misère du pro­lé­ta­riat, Léon XIII disait : « C’est avec assu­rance que Nous abor­dons ce sujet, et dans toute la plé­ni­tude de notre droit. […] Nous taire serait aux yeux de tous négli­ger notre devoir » (107). Au cours des cent der­nières années, l’Eglise a mani­fes­té sa pen­sée à maintes reprises, sui­vant de près l’é­vo­lu­tion conti­nue de la ques­tion sociale, et elle ne l’a certes pas fait pour retrou­ver des pri­vi­lèges du pas­sé ou pour impo­ser son point de vue. Son but unique a été d’exer­cer sa sol­li­ci­tude et ses res­pon­sa­bi­li­tés à l’é­gard de l’homme qui lui a été confié par le Christ lui-​même, cet homme qui, comme le rap­pelle le deuxième Concile du Vatican, est la seule créa­ture sur terre que Dieu ait vou­lue pour elle-​même et pour lequel Dieu a son pro­jet, à savoir la par­ti­ci­pa­tion au salut éter­nel. Il ne s’a­git pas de l’homme « abs­trait », mais réel, de l’homme « concret », « his­to­rique ». Il s’a­git de chaque homme, parce que cha­cun a été inclus dans le mys­tère de la Rédemption, et Jésus- Christ s’est uni à cha­cun, pour tou­jours, à tra­vers ce mys­tère (108). Il s’en­suit que l’Eglise ne peut aban­don­ner l’homme et que « cet homme est la pre­mière route que l’Eglise doit par­cou­rir en accom­plis­sant sa mis­sion […], route tra­cée par le Christ lui-​même, route qui, de façon immuable, passe par le mys­tère de l’Incarnation et de la Rédemption » (109).

Tel est le prin­cipe, et le prin­cipe unique, qui ins­pire la doc­trine sociale de l’Eglise. Si celle-​ci a pro­gres­si­ve­ment éla­bo­ré cette doc­trine d’une manière sys­té­ma­tique, sur­tout à par­tir de la date que nous com­mé­mo­rons, c’est parce que toute la richesse doc­tri­nale de l’Eglise a pour hori­zon l’homme dans sa réa­li­té concrète de pécheur et de juste.

54. La doc­trine sociale, aujourd’­hui sur­tout, s’oc­cupe de l’homme en tant qu’in­té­gré dans le réseau com­plexe de rela­tions des socié­tés modernes. Les sciences humaines et la phi­lo­so­phie aident à bien sai­sir que l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se com­prendre lui- même en tant qu”«être social ». Mais seule la foi lui révèle plei­ne­ment sa véri­table iden­ti­té, et elle est pré­ci­sé­ment le point de départ de la doc­trine sociale de l’Eglise qui, en s’ap­puyant sur tout ce que lui apportent les sciences et la phi­lo­so­phie, se pro­pose d’as­sis­ter l’homme sur le che­min du salut.

L’encyclique Rerum nova­rum peut être consi­dé­rée comme un apport impor­tant à l’a­na­lyse socio-​économique de la fin du XIXème siècle, mais sa valeur par­ti­cu­lière lui vient de ce qu’elle est un docu­ment du magis­tère qui s’ins­crit bien dans la mis­sion évan­gé­li­sa­trice de l’Eglise en même temps que beau­coup d’autres docu­ments de cette nature. On en déduit que la doc­trine sociale a par elle-​même la valeur d’un ins­tru­ment d’é­van­gé­li­sa­tion : en tant que telle, à tout homme elle annonce Dieu et le mys­tère du salut dans le Christ, et, pour la même rai­son, elle révèle l’homme à lui-​même. Sous cet éclai­rage, et seule­ment sous cet éclai­rage, elle s’oc­cupe du reste : les droits humains de cha­cun et en par­ti­cu­lier du « pro­lé­ta­riat », la famille et l’é­du­ca­tion, les devoirs de l’Etat, l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té natio­nale et inter­na­tio­nale, la vie éco­no­mique, la culture, la guerre et la paix, le res­pect de la vie depuis le moment de la concep­tion jus­qu’à la mort.

55. L’Eglise reçoit de la Révélation divine le « sens de l’homme ». « Pour connaître l’homme, l’homme vrai, l’homme inté­gral, il faut connaître Dieu », disait Paul VI, et aus­si­tôt après il citait sainte Catherine de Sienne qui expri­mait sous forme de prière la même idée : « Dans ta nature, Dieu éter­nel, je connaî­trai ma nature ».

L’anthropologie chré­tienne est donc en réa­li­té un cha­pitre de la théo­lo­gie, et, pour la même rai­son, la doc­trine sociale de l’Eglise, en s’oc­cu­pant de l’homme, en s’in­té­res­sant à lui et à sa manière de se com­por­ter dans le monde, « appar­tient […] au domaine de la théo­lo­gie et spé­cia­le­ment de la théo­lo­gie morale » (111). La dimen­sion théo­lo­gique appa­raît donc néces­saire tant pour inter­pré­ter que pour résoudre les pro­blèmes actuels de la convi­via­li­té humaine. Cela vaut — il convient de le noter — à la fois pour la solu­tion « athée », qui prive l’homme de l’une de ses com­po­santes fon­da­men­tales, la com­po­sante spi­ri­tuelle, et pour les solu­tions ins­pi­rées par la per­mis­si­vi­té et l’es­prit de consom­ma­tion, solu­tions qui, sous divers pré­textes, cherchent à le convaincre de son indé­pen­dance par rap­port à Dieu et à toute loi, l’en­fer­mant dans un égoïsme qui finit par nuire à lui-​même et à autrui.

Quand elle annonce à l’homme le salut de Dieu, quand elle lui offre la vie divine et la lui com­mu­nique par les sacre­ments, quand elle oriente sa vie par les com­man­de­ments de l’a­mour de Dieu et du pro­chain, l’Eglise contri­bue à l’en­ri­chis­se­ment de la digni­té de l’homme. Mais, de même qu’elle ne peut jamais aban­don­ner cette mis­sion reli­gieuse et trans­cen­dante en faveur de l’homme, de même, elle se rend compte que son œuvre affronte aujourd’­hui des dif­fi­cul­tés et des obs­tacles par­ti­cu­liers. Voilà pour­quoi elle se consacre avec des forces et des méthodes tou­jours nou­velles à l’é­van­gé­li­sa­tion qui assure le déve­lop­pe­ment de tout l’homme. A la veille du troi­sième mil­lé­naire, elle reste « le signe et la sau­ve­garde du carac­tère trans­cen­dant de la per­sonne humaine » (112), comme elle a tou­jours essayé de l’être depuis le début de son exis­tence, che­mi­nant avec l’homme tout au long de son his­toire. L’encyclique Rerum nova­rum en est une expres­sion significative.

56. En ce cen­tième anni­ver­saire de l’en­cy­clique, je vou­drais remer­cier tous ceux qui ont fait l’ef­fort d’é­tu­dier, d’ap­pro­fon­dir et de répandre la doc­trine sociale chré­tienne. Pour cela, la col­la­bo­ra­tion des Eglises locales est indis­pen­sable, et je sou­haite que le cen­te­naire soit l’oc­ca­sion d’un nou­vel élan en faveur de l’é­tude, de la dif­fu­sion et de l’ap­pli­ca­tion de cette doc­trine dans les mul­tiples domaines.

Je vou­drais en par­ti­cu­lier qu’on la fasse connaître et qu’on l’ap­plique dans les pays où, après l’é­crou­le­ment du socia­lisme réel, on paraît très déso­rien­té face à la tâche de recons­truc­tion. De leur côté, les pays occi­den­taux eux-​mêmes courent le risque de voir dans cet effon­dre­ment la vic­toire uni­la­té­rale de leur sys­tème éco­no­mique et ils ne se sou­cient donc pas d’y appor­ter main­te­nant les cor­rec­tions qu’il fau­drait. Quant aux pays du Tiers-​Monde, ils se trouvent plus que jamais dans la dra­ma­tique situa­tion du sous-​développement, qui s’ag­grave chaque jour.

Léon XIII, après avoir for­mu­lé les prin­cipes et les orien­ta­tions pour une solu­tion de la ques­tion ouvrière, a écrit ce mot d’ordre : « Que cha­cun se mette sans délai à la part qui lui incombe de peur qu’en dif­fé­rant le remède on ne rende incu­rable un mal déjà si grave ! ». Et il ajou­tait : « Quant à l’Eglise, son action ne fera jamais défaut en aucune manière » (113).

57. Pour l’Eglise, le mes­sage social de l’Evangile ne doit pas être consi­dé­ré comme une théo­rie mais avant tout comme un fon­de­ment et une moti­va­tion de l’ac­tion. Stimulés par ce mes­sage, quelques-​uns des pre­miers chré­tiens dis­tri­buaient leurs biens aux pauvres, mon­trant qu’en dépit des dif­fé­rences de pro­ve­nance sociale, une convi­via­li­té har­mo­nieuse et soli­daire était pos­sible. Par la force de l’Evangile, au cours des siècles, les moines ont culti­vé la terre, les reli­gieux et reli­gieuses ont fon­dé des hôpi­taux et des asiles pour les pauvres, les confré­ries ain­si que des hommes et des femmes de toutes condi­tions se sont enga­gés en faveur des néces­si­teux et des mar­gi­naux, dans la convic­tion que les paroles du Christ « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’a­vez fait » (Mt 25, 40) ne devaient pas res­ter un vœu pieux mais deve­nir un enga­ge­ment concret de leur vie.

Plus que jamais, l’Eglise sait que son mes­sage social sera ren­du cré­dible par le témoi­gnage des œuvres plus encore que par sa cohé­rence et sa logique internes. C’est aus­si de cette convic­tion que découle son option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres, qui n’est jamais exclu­sive ni dis­cri­mi­na­toire à l’é­gard d’autres groupes. Il s’a­git en effet d’une option qui ne vaut pas seule­ment pour la pau­vre­té maté­rielle : on sait bien que, sur­tout dans la socié­té moderne, on trouve de nom­breuses formes de pau­vre­té, éco­no­mique mais aus­si cultu­relle et reli­gieuse. L’amour de l’Eglise pour les pauvres, qui est capi­tal et qui fait par­tie de sa tra­di­tion constante, la pousse à se tour­ner vers le monde dans lequel, mal­gré le pro­grès tech­nique et éco­no­mique, la pau­vre­té menace de prendre des pro­por­tions gigan­tesques. Dans les pays occi­den­taux, il y a la pau­vre­té aux mul­tiples formes des groupes mar­gi­naux, des per­sonnes âgées et des malades, des vic­times de la civi­li­sa­tion de consom­ma­tion et, plus encore, celle d’une mul­ti­tude de réfu­giés et d’é­mi­grés ; dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment, on voit poindre à l’ho­ri­zon des crises qui seront dra­ma­tiques si l’on ne prend pas en temps vou­lu des mesures coor­don­nées au niveau international.

58. L’amour pour l’homme, et en pre­mier lieu pour le pauvre dans lequel l’Eglise voit le Christ, se tra­duit concrè­te­ment par la pro­mo­tion de la jus­tice. Celle-​ci ne pour­ra jamais être plei­ne­ment mise en œuvre si les hommes ne voient pas celui qui est dans le besoin, qui demande un sou­tien pour vivre, non pas comme un gêneur ou un far­deau, mais comme un appel à faire le bien, la pos­si­bi­li­té d’une richesse plus grande. Seule cette prise de conscience don­ne­ra le cou­rage d’af­fron­ter le risque et le chan­ge­ment qu’im­plique toute ten­ta­tive authen­tique de se por­ter au secours d’un autre homme. En effet, il ne s’a­git pas seule­ment de don­ner de son super­flu mais d’ap­por­ter son aide pour faire entrer dans le cycle du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et humain des peuples entiers qui en sont exclus ou mar­gi­na­li­sés. Ce sera pos­sible non seule­ment si l’on puise dans le super­flu, pro­duit en abon­dance par notre monde, mais sur­tout si l’on change les styles de vie, les modèles de pro­duc­tion et de consom­ma­tion, les struc­tures de pou­voir éta­blies qui régissent aujourd’­hui les socié­tés. Il ne s’a­git pas non plus de détruire des ins­tru­ments d’or­ga­ni­sa­tion sociale qui ont fait leurs preuves, mais de les orien­ter en fonc­tion d’une juste concep­tion du bien com­mun de la famille humaine tout entière. Aujourd’hui est en vigueur ce qu’on appelle la « mon­dia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie », phé­no­mène qui ne doit pas être réprou­vé car il peut créer des occa­sions extra­or­di­naires de mieux-​être. Mais on sent tou­jours davan­tage la néces­si­té qu’à cette inter­na­tio­na­li­sa­tion crois­sante de l’é­co­no­mie cor­res­ponde l’exis­tence de bons orga­nismes inter­na­tio­naux de contrôle et d’o­rien­ta­tion, afin de gui­der l’é­co­no­mie elle-​même vers le bien com­mun, ce qu’au­cun Etat, fût-​il le plus puis­sant de la terre, n’est plus en mesure de faire. Pour qu’un tel résul­tat puisse être atteint, il faut que s’ac­croisse la concer­ta­tion entre les grands pays et que, dans les orga­nismes inter­na­tio­naux spé­cia­li­sés, les inté­rêts de la grande famille humaine soient équi­ta­ble­ment repré­sen­tés. Il faut éga­le­ment qu’en éva­luant les consé­quences de leurs déci­sions, ils tiennent tou­jours dûment compte des peuples et des pays qui ont peu de poids sur le mar­ché inter­na­tio­nal mais qui concentrent en eux les besoins les plus vifs et les plus dou­lou­reux, et ont besoin d’un plus grand sou­tien pour leur déve­lop­pe­ment. Il est cer­tain qu’il y a encore beau­coup à faire dans ce domaine.

59. Afin que la jus­tice s’ac­com­plisse et que soient cou­ron­nées de suc­cès les ten­ta­tives des hommes pour la mettre en œuvre, il est donc néces­saire que soit don­née la grâce qui vient de Dieu. Par la grâce, en col­la­bo­ra­tion avec la liber­té des hommes, se réa­lise la mys­té­rieuse pré­sence de Dieu dans l’his­toire, qui est la Providence.

La nou­veau­té dont on fait l’ex­pé­rience à la suite du Christ doit être com­mu­ni­quée aux autres hommes dans la réa­li­té concrète de leurs dif­fi­cul­tés, de leurs luttes, de leurs pro­blèmes et de leurs défis, afin que tout cela soit éclai­ré et ren­du plus humain par la lumière de la foi. Celle-​ci, en effet, n’aide pas seule­ment à trou­ver des solu­tions : elle per­met aus­si de sup­por­ter humai­ne­ment les situa­tions de souf­france, afin qu’en elles l’homme ne se perde pas et qu’il n’ou­blie pas sa digni­té et sa vocation.

En outre, la doc­trine sociale a une impor­tante dimen­sion inter­dis­ci­pli­naire. Pour mieux incar­ner l’u­nique véri­té concer­nant l’homme dans des contextes sociaux, éco­no­miques et poli­tiques dif­fé­rents et en conti­nuel chan­ge­ment, cette doc­trine entre en dia­logue avec les diverses dis­ci­plines qui s’oc­cupent de l’homme, elle en assi­mile les apports et elle les aide à s’o­rien­ter, dans une pers­pec­tive plus vaste, vers le ser­vice de la per­sonne, connue et aimée dans la plé­ni­tude de sa vocation.

A côté de la dimen­sion inter­dis­ci­pli­naire, il faut rap­pe­ler aus­si la dimen­sion pra­tique et, en un sens, expé­ri­men­tale de cette doc­trine. Elle se situe à la ren­contre de la vie et de la conscience chré­tienne avec les situa­tions du monde, et elle se mani­feste dans les efforts accom­plis par les indi­vi­dus, les familles, les agents cultu­rels et sociaux, les poli­ti­ciens et les hommes d’Etat pour lui don­ner sa forme et son appli­ca­tion dans l’histoire.

60. En énon­çant les prin­cipes de solu­tion de la ques­tion ouvrière, Léon XIII écri­vait : « Une ques­tion de cette impor­tance demande encore à d’autres agents leur part d’ac­ti­vi­té et d’ef­forts » (114). Il était convain­cu que les graves pro­blèmes cau­sés par la socié­té indus­trielle ne pou­vaient être réso­lus que par la col­la­bo­ra­tion entre toutes les forces. Cette affir­ma­tion est deve­nue un élé­ment per­ma­nent de la doc­trine sociale de l’Eglise, et cela explique notam­ment pour­quoi Jean XXIII a adres­sé aus­si à « tous les hommes de bonne volon­té » son ency­clique sur la paix.

Toutefois, le Pape Léon XIII consta­tait avec tris­tesse que les idéo­lo­gies de son temps, par­ti­cu­liè­re­ment le libé­ra­lisme et le mar­xisme, refu­saient cette col­la­bo­ra­tion. Depuis lors, bien des choses ont chan­gé, sur­tout ces der­nières années. Le monde prend tou­jours mieux conscience aujourd’­hui de ce que la solu­tion des graves pro­blèmes natio­naux et inter­na­tio­naux n’est pas seule­ment une ques­tion de pro­duc­tion éco­no­mique ou bien d’or­ga­ni­sa­tion juri­dique ou sociale, mais qu’elle requiert des valeurs pré­cises d’ordre éthique et reli­gieux, ain­si qu’un chan­ge­ment de men­ta­li­té, de com­por­te­ment et de struc­tures. L’Eglise se sent en par­ti­cu­lier le devoir d’y appor­ter sa contri­bu­tion et, comme je l’ai écrit dans l’en­cy­clique Sollicitudo rei socia­lis, il y a un espoir fon­dé que même les nom­breuses per­sonnes qui ne pro­fessent pas une reli­gion puissent contri­buer à don­ner à la ques­tion sociale le fon­de­ment éthique qui s’im­pose (115).

Dans le même docu­ment, j’ai aus­si lan­cé un appel aux Eglises chré­tiennes et à toutes les grandes reli­gions du monde, les invi­tant à don­ner un témoi­gnage una­nime des convic­tions com­munes sur la digni­té de l’homme, créé par Dieu (116). Je suis convain­cu, en effet, que les reli­gions auront aujourd’­hui et demain un rôle pré­pon­dé­rant dans la conser­va­tion de la paix et dans la construc­tion d’une socié­té digne de l’homme.

D’autre part, il est deman­dé à tous les hommes de bonne volon­té d’être dis­po­sés au dia­logue et à la col­la­bo­ra­tion, et cela vaut en par­ti­cu­lier pour les per­sonnes et les groupes qui ont une res­pon­sa­bi­li­té propre dans les domaines poli­tique, éco­no­mique et social, que ce soit au niveau natio­nal ou international.

61. Au début de la socié­té indus­trielle, c’est l’exis­tence d’un « joug qua­si ser­vile » qui obli­gea mon pré­dé­ces­seur à prendre la parole pour défendre l’homme. L’Eglise est res­tée fidèle à ce devoir au cours des cent ans qui se sont écou­lés depuis. En effet, elle est inter­ve­nue à l’é­poque tumul­tueuse de la lutte des classes, après la pre­mière guerre mon­diale, pour défendre l’homme contre l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique et la tyran­nie des sys­tèmes tota­li­taires. Après la seconde guerre mon­diale, elle a cen­tré ses mes­sages sociaux sur la digni­té de la per­sonne, insis­tant sur la des­ti­na­tion uni­ver­selle des biens maté­riels, sur un ordre social exempt d’op­pres­sion et fon­dé sur l’es­prit de col­la­bo­ra­tion et de soli­da­ri­té. Elle a sans cesse répé­té que la per­sonne et la socié­té ont besoin non seule­ment de ces biens mais aus­si des valeurs spi­ri­tuelles et reli­gieuses. En outre, comme elle se ren­dait tou­jours mieux compte que trop d’hommes, loin de vivre dans le bien- être du monde occi­den­tal, subissent la misère des pays en voie de déve­lop­pe­ment et sont dans une situa­tion qui est encore celle du « joug qua­si ser­vile », elle s’est sen­tie et elle se sent obli­gée de dénon­cer cette réa­li­té en toute clar­té et en toute fran­chise, bien qu’elle sache que ses appels ne seront pas tou­jours accueillis favo­ra­ble­ment par tous.

Cent années après la publi­ca­tion de Rerum nova­rum, l’Eglise se trouve encore face à des « choses nou­velles » et à des défis nou­veaux. C’est pour­quoi ce cen­te­naire doit confir­mer dans leur effort tous les hommes de bonne volon­té et en par­ti­cu­lier les croyants.

62. La pré­sente ency­clique a vou­lu regar­der le pas­sé mais sur­tout se tour­ner vers l’a­ve­nir. Comme Rerum nova­rum, elle se situe presque au seuil du nou­veau siècle et elle entend, avec l’aide de Dieu, pré­pa­rer sa venue.

La véri­table et per­ma­nente « nou­veau­té des choses » vient en tout temps de la puis­sance infi­nie de Dieu, qui dit : « Voici, je fais toutes choses nou­velles » (Ap 21, 5). Ces paroles se réfèrent à l’ac­com­plis­se­ment de l’his­toire, quand le Christ « remet­tra la royau­té à Dieu le Père… afin que Dieu soit tout en tous » (1 Co 15, 24.28). Mais le chré­tien sait bien que la nou­veau­té que nous atten­dons dans sa plé­ni­tude au retour du Seigneur est pré­sente depuis la créa­tion du monde, et plus exac­te­ment depuis que Dieu s’est fait homme en Jésus-​Christ, et qu’a­vec lui et par lui il a fait une « créa­tion nou­velle » (2 Co 5, 17 ; cf. Ga 6, 15).

Avant de conclure, je rends grâce encore une fois à Dieu tout-​puissant qui a don­né à son Eglise la lumière et la force néces­saires pour accom­pa­gner l’homme dans son che­mi­ne­ment ter­restre vers son des­tin éter­nel. Au troi­sième mil­lé­naire aus­si, l’Eglise conti­nue­ra fidè­le­ment à faire sienne la route de l’homme, sachant qu’elle ne marche pas toute seule mais avec le Christ, son Seigneur. C’est lui qui a fait sienne la route de l’homme et qui le conduit, même s’il ne s’en rend pas compte.

Puisse Marie, Mère du Rédempteur, elle qui reste auprès du Christ dans sa marche vers les hommes et avec les hommes, et qui pré­cède l’Eglise dans son pèle­ri­nage de la foi, accom­pa­gner de sa mater­nelle inter­ces­sion l’hu­ma­ni­té vers le pro­chain mil­lé­naire, dans la fidé­li­té à Celui qui « est le même hier et aujourd’­hui » et qui « le sera à jamais » (cf. He 13, 8), Jésus-​Christ, notre Seigneur, au nom duquel, de grand cœur, j’ac­corde à tous ma Bénédiction.

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 1er mai 1991 — mémoire de saint Joseph, tra­vailleur —, en la trei­zième année de mon pontificat.

JEAN PAUL II

(1) Leo PP. XIII, Litt. Enc. Rerum nova­rum (15 Maii 1891): Leonis XIII P. M. Acta, XI, Romae 1892, 97–144.

(2) Pius PP. XI, Litt. Enc. Quadragesimo anno (15 Maii 1931): AAS 23 (1931), 177–228 ; Pius PP. XII, Nuntius radio­pho­ni­cus die 1 Iunii 1941 datus : AAS 33 (1941), 195–205 ; IOANNES PP. XXIII, Litt. Enc. Mater et Magistra (15 Maii 1961): AAS 53 (1961), 401–464 ; PAULUS PP. VI, Ep. Apost. Octogesima adve­niens (14 Maii 1971): AAS 63 (1971), 401–441.

(3) Cf. Plus PP. XI, Litt. Enc. Quadragesimo anno, III : i. mem., 228.

(4) Litt. Enc. Laborem exer­cens (14 Septembris 1981): AAS 73 (1981), 577–647 ; Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis (30 Decembris 1987): AAS 80 (1988), 513–586.

(5) Cf. S. IRENAEUS, Adversus hae­reses, 1, 10, 1 ; 3, 4, 1 : PG 7, 549 s. ; 855 s. ; S. Ch. 264, 154 s. ; 211, 44–46.

(6) LEO PP. XIII, Litt. Enc. Rerum nova­rum : 1. mem., 132.

(7) Cf. ex. gr., LEO PP. XIII, Ep. Enc. Arcanum divi­nae sapien­tiae (10 Februarii 1880): Leonis XIII P. M. Acta, II, Romae 1882, 10–40 ; Ep. Enc. Diuturnum illud (29 Iunii 1881): Leonis XIII P. M. Acta, II, Romae 1882, 269–287 ; Litt. Enc. Libertas praes­tan­tis­si­mum (20 Iunii 1888): Leonis XIII P. M. Acta, VIII, Romae 1889, 212–246 ; Ep. Enc. Graves de com­mu­ni (18 Ianuarii 1901): Leonis XIII P. M. Acta, XXI, Romae 1902, 3–20.

(8) Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 97.

(9) Ibid.: l. mem., 98.

(10) Cf. Ibid.: l. mem., 109 s.

(11) Cf. Ibid.: des­crip­tio condi­cio­num labo­ris ; opi­fi­cum conso­cia­tiones Christianae reli­gio­ni non consen­ta­neae : l. mem., 110 s. ; 136 s.

(12) Ibid.: l. mem., 130 ; cf. 114 s.

(13) Ibid.: l. mem., 130.

(14) Ibid., 27 : l. mem., 123.

(15) Cf. Litt. Enc. Laborem exer­cens, 1, 2, 6 : l. mem., 578–583 ; 589–592.

(16) Cf. Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 99–107.

(17) Cf. Ibid.: l. mem., 102 s.

(18) Cf. Ibid.: l. mem., 101–104.

(19) Cf. Ibid.: l. mem., 134 s., 137 s.

(20) Ibid.: l. mem., 135.

(21) Cf. Ibid.: l. mem., 128–129.

(22) Ibid.: l. mem., 129.

(23) Ibid.: l. mem., 129.

(24) Ibid.: l. mem., 130 s.

(25) Ibid.: l. mem., 131.

(26) Cf. Declaratio Universalis de Hominis Iuribus, anno 1948 habita.

(27) Cf. Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 121–123.

(28) Cf. Ibid.: l. mem., 127.

(29) Ibid.: l. mem., 126 s.

(30) Declaratio Universalis de Hominis Iuribus, anno 1948 habi­ta ; Declaratio de abo­len­da qua­vis for­ma into­le­ran­tiae et dis­cri­mi­nis, quae inni­tun­tur in reli­gione vel in pro­pria opinione.

(31) Cf. CONC. OEC. VAT. II, Declaratio Dignitatis huma­nae de Libertate reli­gio­sa ; IOANNES PAULUS PP. II, Epistula ad Moderatores Nationum (1 Septembrls 1980): AAS 72 (1980), 1252–1260 ; Nuntius pro Mundiali Die Paci foven­dae dica­to 1988 : AAS 80 (1988), 278–286.

(32) Cf. Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 99–105 ; 130 s.; 135.

(33) Ibid.: l. mem., 125.

(34) Cf. Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 38–40 : l. mem., 564–569 ; cf. quoque IOANNES PP. XXIII, Litt. Enc. Mater et Magistra : l. mem., 407.

(35) Cf. LEO PP. XIII, Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 114–116 ; PIUS PP. XI, Litt. Enc. Quadragesimo anno, III : l. mem., 208 ; PAULUS PP. VI, Homilia exeunte Anno Iubilaei (25 Decembris 1975): AAS 68 (1976), 145 ; Nuntius pro Mundiali Die Paci foven­dae dica­to 1977 : AAS 68 (1976), 709.

(36) Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 42 : l. mem., 572.

(37) Cf. Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 101 s.; 104 s.; 130 s.; 136.

(38) CONC. OEC. VAT. II, Const. past. Gaudium et spes de Ecclesia in tumi­do hulus tem­po­ris, 24.

(39) Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 99.

(40) Cf. LItt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 15, 28 : l. mem., 530 ; 548 s.

(41) Cf. Litt. Enc. Laborem exer­cens, 11–15 : l. mem., 602–618.

(42) PIUS PP. XI, Litt. Enc. Quadragesimo anno, III : l. mem., 213.

(43) Cf. Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 121–125.

(44) Cf. Litt. Enc. Laborem exer­cens, 20 : l. mem., 629–632 ; Allocutio ad Consilium Internationale Laboris (O.I.T.) habi­ta Genavae (15 Iunii 1982): Insegnamenti V/​2 (1982), 2250–2266 ; PAULUS PP. VI, Allocutio ad idem Consilium (10 Iunli 1969): AAS 61 (1969), 491–502.

(45) Cf. Litt. Enc. Laborem exer­cens, 8 : l. mem., 594–598.

(46) PIUS PP. XI, Litt. Enc. Quadragesimo anno : l. mem., 178–181.

(47) Cf. Ep. Apost. Arcanum divi­nae sapien­tiae (10 Februarii 1880): Leonis XIII P. M. Acta, II, Romae 1882, 10–40 ; Ep. Enc. Diuturnum illud (29 Iunii 1881): Leonis XIII P. M. Acta, II, Romae 1882, 269–287 ; Ep. Enc. Immortale Dei (1 Novembris 1885): Leonis XIII P. M. Acta, V, Romae 1886, 118–150 ; Litt. Enc. Sapientiae Christianae (10 Ianuarii 1890): Leonis XIII P. M. Acta, X, Romae 1891, 10–41 ; Ep. Enc. Quod Apostolici mune­ris (28 Decembris 1878): Leonis XIII P. M. Acta, I, Romae 1881, 170–183 ; Litt. Enc. Libertas praes­tan­tis­si­mum (20 Iunii 1888): Leonis XIII P. M. Acta, VIII, Romae 1889, 212–246.

(48) Cf. LEO PP. XIII, Litt. Enc. Libertas praes­tan­tis­si­mum : I. mem., 224–226.

(49) Cf. Nuntius pro Mundiali Die Paci foven­dae dica­to 1980 : AAS 71 (1979), 1572–1580.

(50) Cf. Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 20 : l. mem., 536 s.

(51) Cf. IOANNES PP. XXIII, Litt. Enc. Pacem in ter­ris (11 Aprilis 1963), III : AAS 55 (1963), 286–289.

(52) Cf. Declaratio Universalis de Hominis Iuribus, anno 1948 habi­ta ; IOANNES XXIII Litt. Enc. Pacem in ter­ris, IV : l. mem., 291–296 ; « Actus Finalis » Conferentiae pro Securitate et Cooperatione in Europa (CSCE), Helsinkii, anno 1975.

(53) Cf. PAULUS PP. VI, Litt. Enc. Populorum pro­gres­sio (26 Maii 1967), 61–65 : AAS 59 (1967), 287–289.

(54) Cf. Nuntius pro Mundiali Die Paci foven­dae dica­to 1980 : l. mem., 1572–1580.

(55) Cf. CONC. OEC. VAT. II, Const. past. Gaudium et spes de Ecclesia in mun­do huius tem­po­ris, 36 ; 39.

(56) Cf. Adhort. Apost. post-​synodalis Christifideles lai­ci (30 Decembris 1988), 3244 : AAS 81 (1989), 431–481.

(57) Cf. Litt. Enc. Laborem exer­cens, 20 : l. mem., 629–632.

(58) Cf. CONGREGATIO PRO DOCTRINA FIDEI, Instructio Libertatis conscien­tia de liber­tate Christiana et libe­ra­tione (22 Martii 1986): AAS 79 (1987), 554–599.

(59) Cf. Allocutio in aedi­bus Consilii com­pen­dia­riis lit­te­ris C.E.A.O. nun­cu­pa­ti elap­so anno a Sumrni Pontificis « Adhortatione pro Sahelia » (Uagadugi, in Burkina Fasana Natione, 29 Ianuarii 1990): AAS 82 (1990), 816–821.

(60) Cf. IOANNES PP. XXIII, Litt. Enc. Pacem in ter­ris, III : l. mem., 286–288.

(61) Cf. Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 27–28 : l. mem., 547–550 ; PAULUS PP. VI, Litt. Enc. Populorum pro­gres­sio, 43–44 : l. mem., 278 s.

(62) Cf. Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 29–31 : l. mem., 550–556.

(63) Cf. Documentum Helsinkii et Pactio Vindobonensis ; LEO PP. XIII, Litt. Enc. Libertas praes­tan­tis­si­mum : l. mem., 215–217.

(64) Cf. Litt. Enc. Redemptoris mis­sio (7 Decembris 1990), 7 : diur­na­rium « L’Osservatore Romano », 23 Ianuarii 1991.

(65) Cf. Litt. Enc. Rerum nova­rum : I. mem., 99–107 ; 131–133.

(66) Ibid.: l. mem., 111–113 s.

(67) Cf. Pius PP. XI, Litt. Enc. Quadragesimo anno, II : l. mem., 191 ; PIUS PP. XII, Nuntius radio­pho­ni­cus die 1 Iunii 1941 datus : l. mem., 199 ; IOANNE8 PP. XXIII, Litt. Enc. Mater et Magistra : l. mem., 428–429 ; PAULUS PP. VI, Litt. Enc. Populorum pro­gres­sio, 22–24 : l. mem., 268 s.

(68) Const. past. Gaudium et spes de Ecclesia in mun­do huius tem­po­ris, 69 ; 71.

(69) Cf. Allocutio habi­ta Pueblae ad epi­sco­pos Americae Latinae (28 Ianuarii 1979), III, 4 : AAS 71 (1979), 199–201 ; Litt. Enc. Laborem exer­cens, 14 : l. mem., 612–616 ; Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 42 : l. mem., 572–574.

(70) Cf. Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 15 : l. mem., 528–531.

(71) Cf. Litt. Enc. Laborem exer­cens, 21 : l. mem., 632–634.

(72) Cf. PAULUS PP. VI, Litt. Enc. Populorum pro­gres­sio, 33–42 : l. mem., 273–278.

(73) Cf. Litt. Enc. Laborem exer­cens, 7 : l. mem., 592–594.

(74) Cf. Ibid., 8 : I. mem., 594–598.

(75) Cf. CONC. OEC. VAT. II, Const. past. Gaudium et spes de Ecclesia in mun­do huius tem­po­ris, 35 ; PAULUS PP. VI, Litt. Enc. Populorum prog res­sio, 19 : l. mem., 266 s.

(76) Cf. Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 34 : l. mem., 559 s.; Nuntius pro Mundiali Die Paci foven­dae dica­to 1990 : AAS 82 (1990), 147–156.

(77) Cf. Adhort. Apost. post-​synodalis Reconciliatio et Paenitentia (2 Decembris 1984), 16 : AAS 77 (1985), 213–217 ; PIUS PP. XI, Litt. Enc. Quadragesimo anno, III : l. mem., 219.

(78) Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 25 : l. mem., 544.

(79) Cf. Ibid., 34 : l. mem., 559 s.

(80) Cf. Litt. Enc. Redemptor homi­nis (4 Martii 1979), 15 : AAS 71 (1979), 286–289.

(81) Cf. CONC. OEC. VAT. II, Const. past. Gaudium et spes de Ecclesia in mun­do huius tem­po­ris, 24.

(82) Cf. Ibid., 41.

(83) Cf. Ibid., 26.

(84) Cf. CONC. OEC. VAT. II, Const. past. Gaudium et spes de Ecclesia in mun­do hulus tem­porls, 36 ; PAULUS PP. VI, Ep. Apost. Octogesima adve­niens, 2–5 : l. mem., 402–405.

(85) CL Litt. Enc. Laborem exer­cens, 15 : l. mem., 616–618.

(86) Cf. Ibid., 10 : l. mem., 600–602.

(87) Cf. Ibid., 14 : l. mem., 612–616.

(88) Cf. Ibid., 18 : l. mem., 622–625.

(89) Cf. Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 126–128.

(90) Cf. Ibid.: 1. mem., 121 s.

(91) Cf. LEO PP. XIII, Lltt. Enc. Libertas praes­tan­tis­si­mum : l. mem., 224–226.

(92) Cf. CONC. OEC. VAT. II, Const. past. Gaudium et spes de Ecclesla in mun­do huius tem­po­ris, 76.

(93) Cf. Ibid., 29 ; Pius PP. XII, Nuntius radio­pho­ni­cus nata­li­cius die 24 Decembrls 1944 datus : AAS 37 (1945), 10–20.

(94) Cf. CONC. OEC. VAT. II, Declaratio Dignitatis huma­nae de Libertate religiosa.

(95) Cf. Litt. Enc. Redemptoris mis­sio, 11 : diur­na­rium « L’Osservatore Romano », 23 Ianuarii 1991.

(96) Cf. Litt. Enc. Redemptor homi­nis, 17 : l. mem., 270–272.

(97) Cf. Nuntius pro Mundiali Die Paci foven­dae dica­to 1988 : l. mem., 1572–1580 ; Nuntius pro Mundiali Die Paci foven­dae dica­to 1991 : diur­na­rium « L’Osservatore Romano », 19 Decembris 1990 ; CONC. OEC. VAT. II, Declaratio Dignitatis huma­nae de Libertate reli­gio­sa, 1–2.

(98) CONC. OEC. VAT. II, Const. past. Gaudium et spes de Ecclesia in mun­do huius tem­po­ris, 26.

(99) Cf. Ibid., 22.

(100) Cf. PIUS PP. XI, Litt. Enc. Quadragesimo anno, I : l. mem., 184–186.

(101) Cf. Adhort. Apost. Familiaris consor­tio (22 Novembris 1981), 45 : AAS 74 (1982), 136s.

(102) Cf. Allocutio ad Unitarum Nationum Consilium cui nomen « UNESCO » (2 Iunii 1980): AAS 72 (1980), 735–752.

(103) Cf. Litt. Enc. Redemptoris mis­sio, 39 ; 52 : diur­na­rium « L’Osservatore Romano », 23 lanua­rii 1991.

(104) Cf. BENEDICTUS PP. XV, Adhort. Ubi pri­mum (8 Septembris 1914): AAS 6 (1914), 501 s.; Pius PP. XI, Nuntius radio­pho­ni­cus uni­ver­sis fide­li­bus catho­li­cis totique orbi (29 Septembris 1938): AAS 30 (1938), 309 s.; Pius PP. XII, Nuntius radio­pho­ni­cus toti orbi (24 Augusti 1939): AAS 31 (1939), 333–335 ; IOANNES PP. XXIII, Litt. Enc. Pacem in ter­ris, III : l. mem., 285–289 ; PAULUS PP. VI, Allocutio ad Nationnum Unitarum Coetum (4 Octobris 1965): AAS 57 (1965), 877–885.

(105) Cf. PAULUS PP. VI, Litt. Enc. Populorunt pro­gres­sio, 76–77 : l. mem., 294 s.

(106) Cf. Adhort. Apost. Farniliaris consor­tio, 48 : l. mem., 139 s.

(107) Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 107.

(108) Cf. Litt. Enc. Redemptor homi­nis, 13 : l. mem., 283.

(109) Ibid., 14 : l. mem., 284 s.

(110) PAULUS PP. VI, Homilia habi­ta in ulti­ma publi­ca Sessione Concilii Oecumenici Vaticani II (7 Decembris 1965): AAS 58 (1966), 58.

(111) Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 41 : l. mem., 571.

(112) CONC. OEC. VAT. II, Const. past. Gaudium et spes de Ecclesia in mun­do huius teru­po­ris, 76 ; cf. IOANNES PAULUS PP. II, Lltt. Enc. Redemptor homi­nis, 13 : l. mem., 283.

(113) Litt. Enc. Rerum nova­rum : l. mem., 143.

(114) Ibid.: l. mem., 107.

(115) Cf. Litt. Enc. Sollicitudo rei socia­lis, 38 : l. mem., 564–566.

(116) Cf. Ibid., 47 : l. mem., 582.

21 janvier 2000
Discours pour l'inauguration de l'année judiciaire
  • Jean-Paul II