Benoît XVI

265e pape ; de 2005 à 2013

1er janvier 2013

Discours

Message pour la Journée Mondiale de la Paix

Table des matières

Heureux les artisans de paix – 1er janvier 2013

1. Chaque année nou­velle porte en elle l’attente d’un monde meilleur. Dans cette pers­pec­tive, fon­dée sur la foi, je prie Dieu, Père de l’humanité, de nous don­ner la concorde et la paix afin que puissent se réa­li­ser pour tous les aspi­ra­tions à une vie heu­reuse et prospère.

À 50 ans de l’ouverture du Concile Vatican II qui a per­mis de ren­for­cer la mis­sion de l’Église dans le monde, il est encou­ra­geant de consta­ter que les chré­tiens – peuple de Dieu en com­mu­nion avec lui et en che­min par­mi les hommes – s’engagent dans l’histoire en par­ta­geant ses joies et ses espoirs, ses tris­tesses et ses angoisses [1], annon­çant le salut du Christ et pro­mou­vant la paix pour tous.

Notre temps en effet, mar­qué par la mon­dia­li­sa­tion, avec ses aspects posi­tifs et néga­tifs, mais aus­si par des conflits san­glants tou­jours en cours et par des menaces de guerre, demande un enga­ge­ment renou­ve­lé et col­lec­tif pour la recherche du bien com­mun, du déve­lop­pe­ment de tous les hommes et de tout l’homme.

Les foyers de ten­sion et d’opposition cau­sés par des inéga­li­tés crois­santes entre riches et pauvres, par la pré­va­lence d’une men­ta­li­té égoïste et indi­vi­dua­liste qui s’exprime éga­le­ment au tra­vers d’un capi­ta­lisme finan­cier sans régu­la­tion, nous inquiètent. En plus des dif­fé­rentes formes de ter­ro­risme et de cri­mi­na­li­té inter­na­tio­nales, les fon­da­men­ta­lismes et les fana­tismes qui défi­gurent la vraie nature de la reli­gion, appe­lée qu’elle est à favo­ri­ser la com­mu­nion et la récon­ci­lia­tion entre les hommes sont autant de dan­gers pour la paix.

Et pour­tant les nom­breuses œuvres de paix dont le monde est riche, témoignent de la voca­tion innée de l’humanité à la paix. En chaque per­sonne, le désir de paix est une aspi­ra­tion essen­tielle qui coïn­cide, d’une cer­taine façon, avec le désir d’une vie humaine pleine, heu­reuse et accom­plie. En d’autres termes, le désir de paix cor­res­pond à un prin­cipe moral fon­da­men­tal, c’est-à-dire au déve­lop­pe­ment inté­gral, social, com­mu­nau­taire, enten­du comme un droit et un devoir, et cela fait par­tie du des­sein de Dieu sur l’homme. L’homme est fait pour la paix qui est don de Dieu.

Tout ce qui pré­cède m’a conduit à m’inspirer, pour ce Message, des paroles de Jésus-​Christ : « Heureux les arti­sans de paix, parce qu’ils seront appe­lés fils de Dieu » (Mt 5,9)

La béatitude évangélique

2. Les béa­ti­tudes, pro­cla­mées par Jésus (cf. Mt 5,3–12 et Lc 6,20–23), sont autant de pro­messes. Dans la tra­di­tion biblique en effet, le genre lit­té­raire cor­res­pon­dant à la béa­ti­tude porte tou­jours en lui-​même une bonne nou­velle, c’est-à-dire un évan­gile, qui culmine en une pro­messe. Les béa­ti­tudes ne sont donc pas seule­ment des recom­man­da­tions morales dont l’observance pré­voit, au temps pres­crit – temps géné­ra­le­ment situé dans l’autre vie –, une récom­pense, c’est-à-dire une situa­tion de bon­heur à venir. La béa­ti­tude consiste plu­tôt en l’accomplissement d’une pro­messe adres­sée à tous ceux qui se laissent gui­der par les exi­gences de la véri­té, de la jus­tice et de l’amour. Ceux qui mettent leur foi en Dieu et en ses pro­messes appa­raissent sou­vent aux yeux du monde naïfs et éloi­gnés de la réa­li­té. Eh bien, Jésus leur déclare qu’ils décou­vri­ront être fi ls de Dieu non seule­ment dans l’autre vie mais déjà en celle-​ci et que, depuis tou­jours et pour tou­jours, Dieu est plei­ne­ment soli­daire d’eux. Ils com­pren­dront qu’ils ne sont pas seuls parce qu’Il est du côté de ceux qui s’engagent en faveur de la véri­té, de la jus­tice et de l’amour. Jésus, révé­la­tion de l’amour du Père, n’hésite pas à s’offrir lui-​même en sacri­fice. Quand on accueille Jésus-​Christ, Homme-​Dieu, on vit la joyeuse expé­rience d’un don immense : le par­tage de la vie même de Dieu, ou encore la vie de la grâce, pré­misse d’une exis­tence plei­ne­ment heu­reuse. Jésus-​Christ nous donne en par­ti­cu­lier la paix véri­table qui naît de la ren­contre confi ante de l’homme avec Dieu.

La béa­ti­tude de Jésus dit que la paix est à la fois don mes­sia­nique et œuvre humaine. En effet, la paix pré­sup­pose un huma­nisme ouvert à la trans­cen­dance. Il est fruit du don réci­proque, d’un enri­chis­se­ment mutuel, grâce au don qui jaillit de Dieu et per­met de vivre avec les autres et pour les autres. L’éthique de la paix est une éthique de la com­mu­nion et du par­tage. Il est alors indis­pen­sable que les dif­fé­rentes cultures contem­po­raines dépassent les anthro­po­lo­gies et les éthiques fon­dées sur des pré­sup­po­sés théorico-​pratiques sur­tout sub­jec­tifs et prag­ma­tiques, au nom des­quels les rela­tions de coha­bi­ta­tion sont ins­pi­rés par des cri­tères de pou­voir ou de pro­fit, où les moyens deviennent des fins et vice-​versa, où la culture et l’éducation sont seule­ment cen­trées sur les ins­tru­ments, sur la tech­nique et sur l’efficience. Le déman­tè­le­ment de la dic­ta­ture du rela­ti­visme et de l’adoption d’une morale tota­le­ment auto­nome qui inter­dit la recon­nais­sance de l’incontournable loi morale natu­relle ins­crite par Dieu dans la conscience de chaque homme est une condi­tion néces­saire de la paix. La paix est construc­tion d’un vivre-​ensemble en termes ration­nels et moraux, s’appuyant sur un fon­de­ment dont la mesure n’est pas créée par l’homme mais par Dieu même. « Le Seigneur donne la puis­sance à son peuple, le Seigneur bénit son peuple dans la paix », rap­pelle le Psaume 29 (v.11).

La paix : don de Dieu et œuvre de l’homme

3. La paix concerne l’intégrité de la per­sonne humaine et appelle l’implication de tout l’homme. C’est la paix avec Dieu, en vivant selon sa volon­té. C’est la paix inté­rieure avec soi-​même et la paix exté­rieure avec le pro­chain et avec toute la créa­tion. Elle com­porte prin­ci­pa­le­ment, comme l’a écrit le bien­heu­reux Jean XXIII dans l’encyclique Pacem in Terris dont nous com­mé­mo­re­rons dans quelques mois le cin­quan­tième anni­ver­saire, la construc­tion d’un vivre-​ensemble fon­dé sur la véri­té, sur la liber­té, sur l’amour et sur la jus­tice [2]. La néga­tion de ce qu’est la véri­table nature de l’être humain, en ses dimen­sions essen­tielles, en sa capa­ci­té intrin­sèque de connaître le vrai et le bien et, en défi­ni­tive, Dieu lui-​même, met en dan­ger la construc­tion de la paix. Sans la véri­té sur l’homme, ins­crite en son cœur par le Créateur, la liber­té et l’amour s’avilissent, la jus­tice perd le fon­de­ment de son exercice.

Pour deve­nir d’authentiques arti­sans de paix, l’attention à la dimen­sion trans­cen­dante est fon­da­men­tale comme l’est le dia­logue constant avec Dieu, Père misé­ri­cor­dieux, dia­logue dans lequel on implore la rédemp­tion que nous a obte­nue son Fils Unique. Ainsi l’homme peut vaincre ce germe d’affaiblissement et de néga­tion de la paix qu’est le péché en toutes ses formes : égoïsme et vio­lence, avi­di­té et volon­té de puis­sance et de domi­na­tion, into­lé­rance, haine et struc­tures injustes.

La réa­li­sa­tion de la paix dépend avant tout de la recon­nais­sance d’être, en Dieu, une unique famille humaine. Celle-​ci se struc­ture, comme l’a ensei­gné l’Encyclique Pacem in Terris, à tra­vers des rela­tions inter­per­son­nelles et des ins­ti­tu­tions sou­te­nues et ani­mées par un « nous » com­mu­nau­taire, impli­quant un ordre moral, interne et externe, où sont sin­cè­re­ment recon­nus, selon la véri­té et la jus­tice, les droits réci­proques et les devoirs cor­res­pon­dants. La paix est un ordre vivi­fié et struc­tu­ré par l’amour ; ain­si cha­cun res­sent comme siens les besoins et les exi­gences d’autrui, fait par­ta­ger ses propres biens aux autres et rend la com­mu­nion aux valeurs spi­ri­tuelles tou­jours plus répan­due dans le monde. Cet ordre se réa­lise dans la liber­té, c’est-à-dire de la façon qui convient à la digni­té des per­sonnes qui, par leur nature rai­son­nable elle-​même, assument la res­pon­sa­bi­li­té de leurs actes [3].

La paix n’est pas un rêve, ce n’est pas une uto­pie : elle est pos­sible. Nos yeux doivent regar­der plus pro­fon­dé­ment, sous la sur­face des appa­rences et des phé­no­mènes, pour dis­tin­guer une réa­li­té posi­tive qui existe dans les cœurs parce que tout homme est créé à l’image de Dieu, et appe­lé à gran­dir, contri­buant à l’édification d’un monde nou­veau. Dieu lui-​même en effet, par l’incarnation de son Fils et la rédemp­tion qu’il réa­lise, est entré dans l’histoire, sus­ci­tant une nou­velle créa­tion et une nou­velle alliance entre Dieu et l’homme (cf. Jer 31,31–34), nous don­nant la pos­si­bi­li­té d’avoir « un cœur nou­veau » et « un esprit nou­veau » (cf. Ez 36,26).

C’est jus­te­ment pour­quoi l’Église est convain­cue qu’existe l’urgence d’une nou­velle annonce de Jésus-​Christ, pre­mier et prin­ci­pal fac­teur du déve­lop­pe­ment inté­gral des peuples et aus­si de la paix. En effet, Jésus est notre paix, notre jus­tice, notre récon­ci­lia­tion (cf. Ep 2,14 ; 2 Cor 5,18). L’artisan de paix, selon la béa­ti­tude de Jésus, est celui qui recherche le bien de l’autre, le bien com­plet de l’âme et du corps, aujourd’hui et demain.

De cet ensei­gne­ment, on peut déduire que toute per­sonne, toute com­mu­nau­té – reli­gieuse, civile, édu­ca­tive et cultu­relle –, est appe­lée à être arti­san de paix. La paix est prin­ci­pa­le­ment réa­li­sa­tion du bien com­mun des dif­fé­rentes socié­tés, qu’elles soient pri­maires ou inter­mé­diaires, natio­nales, inter­na­tio­nales ou mon­diale. C’est jus­te­ment pour­quoi on peut dire que les voies de réa­li­sa­tion du bien com­mun sont aus­si celles qu’il importe de par­cou­rir pour obte­nir la paix.

Les artisans de paix sont ceux qui aiment, défendent et promeuvent la vie dans son intégralité

4. Le che­min de réa­li­sa­tion du bien com­mun et de la paix est avant tout le res­pect pour la vie humaine, consi­dé­rée dans la varié­té de ses aspects, à com­men­cer par sa concep­tion, dans son déve­lop­pe­ment, et jusqu’à son terme natu­rel. Les vrais arti­sans de paix sont alors ceux qui aiment, défendent et pro­meuvent la vie humaine en toutes ses dimen­sions : per­son­nelle, com­mu­nau­taire et trans­cen­dante. La vie en plé­ni­tude est le som­met de la paix. Qui veut la paix ne peut tolé­rer des atteintes ou des crimes contre la vie.

Ceux qui n’apprécient pas suf­fi­sam­ment la valeur de la vie humaine et, par consé­quent, sou­tiennent la libé­ra­li­sa­tion de l’avortement par exemple, ne se rendent peut-​être pas compte que de cette façon ils pro­posent la recherche d’une paix illu­soire. La fuite des res­pon­sa­bi­li­tés qui avi­lit la per­sonne humaine et, encore davan­tage, le meurtre d’un être sans défense et inno­cent, ne pour­ront jamais pro­duire ni bon­heur ni paix. Comment peut-​on pen­ser en effet construire la paix, le déve­lop­pe­ment inté­gral des peuples ou la sau­ve­garde même de l’environnement sans que soit défen­du le droit des plus faibles à la vie, à com­men­cer par les enfants à naître ? Toute atteinte à la vie, en par­ti­cu­lier à son ori­gine, pro­voque inévi­ta­ble­ment des dégâts irré­pa­rables pour le déve­lop­pe­ment, pour la paix, pour l’environnement. Il n’est pas juste non plus de codi­fier de manière sour­noise de faux droits ou des abus qui, fon­dés sur une vision réduc­trice et rela­ti­viste de l’être humain et sur l’utilisation habile d’expressions ambi­guës des­ti­nées à favo­ri­ser un pré­ten­du droit à l’avortement et à l’euthanasie, menacent le droit fon­da­men­tal à la vie.

La struc­ture natu­relle du mariage doit être aus­si recon­nue et pro­mue, c’est-à-dire l’union entre un homme et une femme, face aux ten­ta­tives de la rendre juri­di­que­ment équi­va­lente à des formes radi­ca­le­ment dif­fé­rentes d’union qui, en réa­li­té, la déna­turent et contri­buent à la désta­bi­li­ser, éclip­sant son carac­tère par­ti­cu­lier et son rôle social irremplaçable.

Ces prin­cipes ne sont pas des véri­tés de foi ; ils ne sont pas non plus seule­ment une consé­quence du droit à la liber­té reli­gieuse. Ils sont ins­crits dans la nature humaine elle-​même, iden­ti­fiables par la rai­son, et donc com­muns à toute l’humanité. L’action de l’Église en faveur de leur pro­mo­tion ne revêt donc pas un carac­tère confes­sion­nel mais s’adresse à toutes les per­sonnes, quelle que soit leur appar­te­nance reli­gieuse. Cette action est d’autant plus néces­saire que ces prin­cipes sont niés ou mal com­pris, car cela consti­tue une offense faite à la véri­té de la per­sonne humaine, une grave bles­sure infli­gée à la jus­tice et à la paix.

C’est pour­quoi la recon­nais­sance par les ordon­nan­ce­ments juri­diques et par l’administration de la jus­tice du droit à l’usage du prin­cipe d’objection de conscience face à des lois et à des mesures gou­ver­ne­men­tales por­tant atteintes à la digni­té humaine, comme l’avortement et l’euthanasie, est aus­si une impor­tante contri­bu­tion à la paix.

Parmi les droits fon­da­men­taux, concer­nant aus­si la vie paci­fique des peuples, il y a éga­le­ment celui des par­ti­cu­liers et des com­mu­nau­tés à la liber­té reli­gieuse. En ce moment de l’histoire, il devient de plus en plus impor­tant qu’un tel droit soit pro­mu non seule­ment du point de vue néga­tif, comme liber­té face à – par exemple des obli­ga­tions ou des res­tric­tions rela­tives à la liber­té de choi­sir sa propre reli­gion –, mais aus­si du point de vue posi­tif, en ses dif­fé­rentes arti­cu­la­tions, comme liber­té de : par exemple de témoi­gner de sa propre reli­gion, d’annoncer et de com­mu­ni­quer ses ensei­gne­ments ; d’accomplir des acti­vi­tés édu­ca­tives, de bien­fai­sance et d’assistance qui per­mettent d’appliquer les pré­ceptes reli­gieux ; d’exister et d’agir en tant qu’organismes sociaux, struc­tu­rés selon les prin­cipes doc­tri­naux et les fins ins­ti­tu­tion­nelles qui leur sont propres. Malheureusement, même dans les pays de vieille tra­di­tion chré­tienne, se mul­ti­plient les épi­sodes d’intolérance reli­gieuse, en par­ti­cu­lier contre le chris­tia­nisme et contre ceux qui revêtent sim­ple­ment les signes dis­tinc­tifs de leur propre religion.

L’artisan de paix doit aus­si avoir conscience que de plus en plus de sec­teurs de l’opinion publique sont tou­chés par les idéo­lo­gies du libé­ra­lisme radi­cal et de la tech­no­cra­tie qui leur ins­til­lent la convic­tion selon laquelle la crois­sance éco­no­mique est à obte­nir aus­si au prix de l’érosion de la fonc­tion sociale de l’État et des réseaux de soli­da­ri­té de la socié­té civile, ain­si que des droits et des devoirs sociaux. Or, il faut consi­dé­rer que ces droits et devoirs sont fon­da­men­taux pour la pleine réa­li­sa­tion des autres, à com­men­cer par les droits et les devoirs civiques et politiques.

Parmi les droits et les devoirs sociaux aujourd’hui les plus mena­cés, il y a le droit au tra­vail. Cela est dû au fait que le tra­vail et la juste recon­nais­sance du sta­tut juri­dique des tra­vailleurs sont de moins en moins cor­rec­te­ment valo­ri­sés, parce que le déve­lop­pe­ment éco­no­mique dépen­drait sur­tout de la pleine liber­té des mar­chés. Le tra­vail est appré­hen­dé comme une variable dépen­dant des méca­nismes éco­no­miques et finan­ciers. À ce sujet, je répète ici que la digni­té de l’homme, ain­si que la logique éco­no­mique, sociale et poli­tique, exigent que l’on conti­nue à « se don­ner comme objec­tif prio­ri­taire l’accès au tra­vail ou son main­tien, pour tous » [4]. La réa­li­sa­tion de cet objec­tif ambi­tieux a pour condi­tion une appré­hen­sion renou­ve­lée du tra­vail, fon­dée sur des prin­cipes éthiques et des valeurs spi­ri­tuelles de nature à ren­for­cer sa concep­tion en tant que bien fon­da­men­tal pour la per­sonne, la famille, la socié­té. À ce bien cor­res­pondent un devoir et un droit qui exigent des poli­tiques cou­ra­geuses et nova­trices en faveur du tra­vail pour tous.

Construire le bien de la paix par un nouveau modèle de développement et d’économie

5. De plu­sieurs côtés, il est recon­nu qu’aujourd’hui un nou­veau modèle de déve­lop­pe­ment comme aus­si un nou­veau regard sur l’économie s’avèrent néces­saires. Aussi bien le déve­lop­pe­ment inté­gral, soli­daire et durable, que le bien com­mun, exigent une échelle cor­recte de « biens-​valeurs », qu’il est pos­sible de struc­tu­rer en ayant Dieu comme réfé­rence ultime. Il ne suf­fit pas d’avoir à dis­po­si­tion de nom­breux moyens et de nom­breuses oppor­tu­ni­tés de choix, même appré­ciables. Autant les mul­tiples biens effi­caces pour le déve­lop­pe­ment, que les oppor­tu­ni­tés de choix doivent être uti­li­sés dans la pers­pec­tive d’une vie bonne, d’une conduite droite qui recon­naisse le pri­mat de la dimen­sion spi­ri­tuelle et l’appel à la réa­li­sa­tion du bien com­mun. Dans le cas contraire, ils perdent leur juste valeur, finis­sant par s’ériger en nou­velles idoles.

Pour sor­tir de la crise finan­cière et éco­no­mique actuelle – qui a pour effet une crois­sance des inéga­li­tés – il faut des per­sonnes, des groupes, des ins­ti­tu­tions qui pro­meuvent la vie en favo­ri­sant la créa­ti­vi­té humaine pour tirer, même de la crise, l’occasion d’un dis­cer­ne­ment et d’un nou­veau modèle éco­no­mique. Le modèle pré­va­lant des der­nières décen­nies pos­tu­lait la recherche de la maxi­ma­li­sa­tion du pro­fit et de la consom­ma­tion, dans une optique indi­vi­dua­liste et égoïste, ten­dant à éva­luer les per­sonnes seule­ment par leur capa­ci­té à répondre aux exi­gences de la com­pé­ti­ti­vi­té. Au contraire, dans une autre pers­pec­tive, le suc­cès véri­table et durable s’obtient par le don de soi, de ses propres capa­ci­tés intel­lec­tuelles, de son esprit d’initiative, parce que le déve­lop­pe­ment éco­no­mique vivable, c’est-à-dire authen­ti­que­ment humain, a besoin du prin­cipe de gra­tui­té comme expres­sion de fra­ter­ni­té et de la logique du don [5]. Concrètement, dans l’activité éco­no­mique, l’artisan de paix se pré­sente comme celui qui ins­taure avec ses col­la­bo­ra­teurs et ses col­lègues, avec les com­man­di­taires et les usa­gers, des rela­tions de loyau­té et de réci­pro­ci­té. Il exerce l’activité éco­no­mique pour le bien com­mun, vit son enga­ge­ment comme quelque chose qui va au-​delà de son inté­rêt propre, au béné­fice des géné­ra­tions pré­sentes et futures. Et ain­si, il tra­vaille non seule­ment pour lui, mais aus­si pour don­ner aux autres un ave­nir et un tra­vail décent.

Dans le domaine éco­no­mique, il est deman­dé, spé­cia­le­ment de la part des États, des poli­tiques de déve­lop­pe­ment indus­triel et agri­cole qui aient le sou­ci du pro­grès social et de l’universalisation d’un État de droit, démo­cra­tique. Ensuite, la struc­tu­ra­tion éthique des mar­chés moné­taires, finan­ciers et com­mer­ciaux est fon­da­men­tale et incon­tour­nable ; ceux-​ci seront sta­bi­li­sés et le plus pos­sible coor­don­nés et contrô­lés, de façon à ne pas nuire aux plus pauvres. La sol­li­ci­tude des nom­breux arti­sans de paix doit en outre se mettre – avec plus de réso­lu­tion par rap­port à ce qui s’est fait jusqu’à aujourd’hui – à consi­dé­rer la crise ali­men­taire, bien plus grave que la crise finan­cière. Le thème de la sécu­ri­té des appro­vi­sion­ne­ments ali­men­taires en est venu à être cen­tral dans l’agenda poli­tique inter­na­tio­nal, à cause de crises connexes, entre autre, aux fluc­tua­tions sou­daines des prix des matières pre­mières agri­coles, aux com­por­te­ments irres­pon­sables de cer­tains agents éco­no­miques et à un contrôle insuf­fi­sant de la part des gou­ver­ne­ments et de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Pour faire face à cette crise, les arti­sans de paix sont appe­lés à œuvrer ensemble en esprit de soli­da­ri­té, du niveau local au niveau inter­na­tio­nal, avec pour objec­tif de mettre les agri­cul­teurs, en par­ti­cu­lier dans les petites réa­li­tés rurales, en condi­tion de pou­voir exer­cer leur acti­vi­té de façon digne et durable, d’un point de vue social, envi­ron­ne­men­tal et économique.

Éducation pour une culture de paix : le rôle de la famille et des institutions

6. Je désire rap­pe­ler avec force que les nom­breux arti­sans de paix sont appe­lés à culti­ver la pas­sion pour le bien com­mun de la famille et pour la jus­tice sociale, ain­si que l’engagement en faveur d’une édu­ca­tion sociale valable.

Personne ne peut igno­rer ou sous-​évaluer le rôle déci­sif de la famille, cel­lule de base de la socié­té du point de vue démo­gra­phique, éthique, péda­go­gique, éco­no­mique et poli­tique. Elle a une voca­tion natu­relle à pro­mou­voir la vie : elle accom­pagne les per­sonnes dans leur crois­sance et les incite au déve­lop­pe­ment mutuel par l’entraide réci­proque. La famille chré­tienne, tout par­ti­cu­liè­re­ment, porte en elle le pro­jet embryon­naire de l’éducation des per­sonnes à la mesure de l’amour divin. La famille est un des sujets sociaux indis­pen­sables à la réa­li­sa­tion d’une culture de la paix. Il faut pro­té­ger le droit des parents et leur rôle pre­mier dans l’éducation des enfants, tout d’abord dans le domaine moral et reli­gieux. Dans la famille, naissent et gran­dissent les arti­sans de paix, les futurs pro­mo­teurs d’une culture de la vie et de l’amour [6].

Dans cette immense tache de l’éducation à la paix, les com­mu­nau­tés reli­gieuses sont par­ti­cu­liè­re­ment impli­quées. L’Église se sent partie-​prenante d’une si grande res­pon­sa­bi­li­té à tra­vers la nou­velle évan­gé­li­sa­tion, qui a comme pivot la conver­sion à la véri­té et à l’amour du Christ, et, par consé­quent, la renais­sance spi­ri­tuelle et morale des per­sonnes et des socié­tés. La ren­contre avec Jésus Christ façonne les arti­sans de paix en les enga­geant à la com­mu­nion et au dépas­se­ment de l’injustice.

Une mis­sion spé­ciale concer­nant la paix est rem­plie par les ins­ti­tu­tions cultu­relles sco­laires et uni­ver­si­taires. Il leur est deman­dé une contri­bu­tion impor­tante non seule­ment à la for­ma­tion de nou­velles géné­ra­tions de lea­der, mais aus­si au renou­vel­le­ment des ins­ti­tu­tions publiques, natio­nales et inter­na­tio­nales. Elles peuvent aus­si contri­buer à une réflexion scien­ti­fique qui enra­cine les acti­vi­tés éco­no­miques et finan­cières dans un solide fon­de­ment anthro­po­lo­gique et éthique. Le monde actuel, par­ti­cu­liè­re­ment le monde poli­tique, a besoin du sup­port d’une nou­velle pen­sée, d’une nou­velle syn­thèse cultu­relle, pour dépas­ser les approches pure­ment tech­niques et har­mo­ni­ser les mul­tiples ten­dances poli­tiques en vue du bien com­mun. Celui-​ci, consi­dé­ré comme un ensemble de rela­tions inter­per­son­nelles et ins­ti­tu­tion­nelles posi­tives, au ser­vice de la crois­sance inté­grale des indi­vi­dus et des groupes, est à la base de toute édu­ca­tion véri­table à la paix.

Une pédagogie de l’artisan de paix

7. En conclu­sion, res­sort la néces­si­té de pro­po­ser et de pro­mou­voir une péda­go­gie de la paix. Elle demande une vie inté­rieure riche, des réfé­rences morales claires et valables, des atti­tudes et des manières de vivre appro­priées. En effet, les œuvres de paix concourent à réa­li­ser le bien com­mun et créent l’intérêt pour la paix, en édu­quant à la paix. Pensées, paroles et gestes de paix créent une men­ta­li­té et une culture de la paix, une atmo­sphère de res­pect, d’honnêteté et de cor­dia­li­té. Il faut alors ensei­gner aux hommes à s’aimer et à s’éduquer à la paix, et à vivre avec bien­veillance, plus que par simple tolé­rance. L’encouragement fon­da­men­tal est celui de « dire non à la ven­geance, de recon­naître ses torts, d’accepter les excuses sans les recher­cher, et enfin de par­don­ner » [7], de sorte que les erreurs et les offenses puissent être recon­nues en véri­té pour avan­cer ensemble vers la récon­ci­lia­tion. Cela demande qu’une péda­go­gie du par­don se répande. Le mal, en effet, se vainc par le bien, et la jus­tice est recher­chée en imi­tant Dieu, le Père, qui aime tous ses enfants (cf. Mt 5, 21–48). C’est un tra­vail de longue haleine, parce qu’il sup­pose une évo­lu­tion spi­ri­tuelle, une édu­ca­tion aux valeurs les plus éle­vées, une vision neuve de l’histoire humaine. Il convient de renon­cer à la fausse paix que pro­mettent les idoles de ce monde et aux dan­gers qui l’accompagnent, à cette fausse paix qui rend les consciences tou­jours plus insen­sibles, qui porte au replie­ment sur soi, à une exis­tence atro­phiée vécue dans l’indifférence. Au contraire la péda­go­gie de la paix implique action, com­pas­sion, soli­da­ri­té, cou­rage et persévérance.

Jésus incarne l’ensemble de ces atti­tudes dans son exis­tence, jusqu’au don total de lui-​même, jusqu’à « perdre sa vie » (cf. Mt 10,39 ; Lc 17,33 ; Jn 12,25). Il pro­met à ses dis­ciples que, tôt ou tard, ils feront la décou­verte extra­or­di­naire dont nous avons par­lé au début, à savoir que dans le monde, il y a Dieu, le Dieu de Jésus, plei­ne­ment soli­daire des hommes. Dans ce contexte, je vou­drais rap­pe­ler la prière par laquelle nous deman­dons à Dieu de faire de nous des ins­tru­ments de sa paix, pour por­ter son amour là où il y a la haine, son par­don là où il y a l’offense, la vraie foi là où il y a le doute. Pour notre part, avec le bien­heu­reux Jean XXIII, deman­dons à Dieu qu’il éclaire les res­pon­sables des peuples, afin que, tout en se pré­oc­cu­pant du légi­time bien-​être de leurs com­pa­triotes, ils garan­tissent et défendent le pré­cieux don de la paix. Qu’il enflamme la volon­té de tous pour ren­ver­ser les bar­rières qui divisent, ren­for­cer les liens de l’amour mutuel, user de com­pré­hen­sion à l’égard d’autrui et par­don­ner à ceux qui leur ont fait du tort, de sorte que, grâce à son action, tous les peuples de la terre fra­ter­nisent et que par­mi eux ne cesse de fleu­rir et de régner la paix tant dési­rée [8].

Par ce vœu, je sou­haite que tous puissent être de véri­tables arti­sans et bâtis­seurs de paix, de sorte que la cité de l’homme gran­disse dans une concorde fra­ter­nelle, dans la pros­pé­ri­té et dans la paix.

Du Vatican, le 8 décembre 2012.

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 29 juin 2009, fête des saints Apôtres Pierre et Paul, en la cin­quième année de mon pontificat.

BENEDICTUS PP. XVI

Notes de bas de page
  1. Cf. CONC. ŒCUM. VAT. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 1.[]
  2. Cf. Lett. enc. Pacem in ter­ris (11 avril 1963) : AAS 55 (1963), 265–266.[]
  3. Cf. ibid. : AAS 55 (1963), 266.[]
  4. BENOÎT XVI, Lett. enc. Caritas in veri­tate (29 juin 2009), n. 32 : AAS 101 (2009), 666–667.[]
  5. Cf. ibid., n. 34 et 36 : AAS 101 (2009), 668–670 et 671–672.[]
  6. Cf. JEAN-​PAUL II, Message pour la Journée mon­diale de la Paix 1994 (8 décembre 1993): AAS 86 (1994), 156–162.[]
  7. Benoît XVI, Discours aux membres du Gouvernement, aux ins­ti­tu­tions de la République, au corps diplo­ma­tique, aux chefs reli­gieux et aux repré­sen­tants du monde de la culture, Baabda-​Liban (15 sep­tembre 2012) : L’Osservatore roma­no, édi­tion fran­çaise n. 3.253 (20 sep­tembre 2012), p. 7. []
  8. Cf. Lett. enc. Pacem in ter­ris (11 avril 1963) : AAS 55 (1963), 304. []