8 avril 1988

Lettre de Jean-​Paul II au cardinal Ratzinger du 8 avril 1988

Dans la lettre ci-​après adres­sée le 8 avril au car­di­nal Ratzinger, le Pape, après avoir évo­qué les efforts réa­li­sés par l’Église pour que le « novum » consti­tué par Vatican II pénètre les com­mu­nau­tés et les per­sonnes, évoque les deux ten­dances qui se sont fait jour – le « pro­gres­sisme » et le « conser­va­tisme » (« inté­grisme »). D’où, pour le Siège apos­to­lique, la néces­si­té de dis­tin­guer, en ce qui concerne l’une et l’autre ten­dance, ce qui « édi­fie l’Église authen­ti­que­ment ». Dans le cadre de ce minis­tère, la Congrégation pour la Doctrine de la foi a une impor­tance clé, et c’est à ce titre qu’elle a eu à s’oc­cu­per notam­ment des pro­blèmes de la « Fraternité Saint-​Pie‑X », fon­dée et diri­gée par Mgr Lefebvre, et qu’elle conti­nue à connaître de ce cas, en vue d’as­su­rer l’u­ni­té ecclé­siale [1].

A mon frère véné­ré, le car­din­bal Joseph Ratzinger, Préfet de la Congrégation pour la doc­trine de la foi,

En ce temps litur­gique où, dans les célé­bra­tions de la Semaine sainte, nous avons revé­cu les évé­ne­ments de Pâques, les paroles par les­quelles le Christ Seigneur a pro­mis aux apôtres la venue de l’Esprit-​Saint prennent pour nous une par­ti­cu­lière actua­li­té : « Je prie­rai le Père et il vous don­ne­ra un autre Paraclet, pour qu’il soit avec vous à jamais, l’Esprit de véri­té…, que le Père enver­ra en mon nom, lui, vous ensei­gne­ra tout et vous rap­pel­le­ra tout ce que je vous ai dit. » (Jn 14, 1617, 26.)

En tout temps, l’Église a été ani­mée par la foi en ces paroles de son Maître et Seigneur, dans la cer­ti­tude que, grâce à l’aide et à l’as­sis­tance de l’Esprit-​Saint, elle res­te­ra pour tou­jours dans la Vérité divine en gar­dant la suc­ces­sion apos­to­lique par le Collège des évêques en union avec son chef, le suc­ces­seur de saint Pierre.

L’Église a mani­fes­té encore cette convic­tion de foi dans le der­nier Concile qui s’est réuni pour confir­mer et affer­mir la doc­trine de l’Église héri­tée de la Tradition exis­tant déjà depuis près de vingt siècles comme réa­li­té vivante qui pro­gresse, en rap­port avec les pro­blèmes et les besoins de chaque époque, en appro­fon­dis­sant la com­pré­hen­sion de ce que conte­nait déjà la foi trans­mise une fois pour toutes (Jude, 3). Nous gar­dons la convic­tion pro­fonde que « l’Esprit de véri­té qui dit à l’Église » (cf. Ap 2, 7, 11, 17, etc.) a par­lé – d’une manière par­ti­cu­liè­re­ment solen­nelle et avec une par­ti­cu­lière auto­ri­té – par le Concile Vatican II, pré­pa­rant l’Église à entrer dans le troi­sième mil­lé­naire après le Christ. Étant don­né que l’œuvre du Concile dans sa tota­li­té consti­tue une confir­ma­tion de la véri­té même vécue par l’Église dès le com­men­ce­ment, elle est en même temps « renou­veau » de cette même véri­té (« aggior­na­men­to », selon la célèbre expres­sion du Pape Jean XXIII), pour rendre la manière d’en­sei­gner la foi et la morale, et éga­le­ment toute l’ac­ti­vi­té apos­to­lique et pas­to­rale de l’Église, plus proches de la grande famille humaine dans le monde contem­po­rain. Et l’on sait com­bien ce « monde » est diver­si­fié et même divisé.
Par le ser­vice doc­tri­nal et pas­to­ral de tout le Collège des évêques en union avec le Pape, l’Église accom­plit les tâches concer­nant la mise en œuvre de tout ce qui est deve­nu l’hé­ri­tage spé­ci­fique de Vatican II. Cette sol­li­ci­tude col­lé­giale trouve son expres­sion, entre autres, dans les réunions du Synode des évêques. Dans ce contexte, il convient de rap­pe­ler par­ti­cu­liè­re­ment l’Assemblée extra­or­di­naire du Synode tenue en 1985, à l’oc­ca­sion du ving­tième anni­ver­saire de la conclu­sion du Concile, assem­blée qui a mis en relief les plus impor­tantes des tâches liées à la mise en œuvre de Vatican II, consta­tant que l’en­sei­gne­ment de ce Concile reste la voie sur laquelle l’Église doit avan­cer vers l’a­ve­nir en confiant ses efforts à l’Esprit de véri­té. Dans la ligne de ces efforts, prennent éga­le­ment une impor­tance par­ti­cu­lière les obli­ga­tions du Saint-​Siège à l’é­gard de l’Église uni­ver­selle, que ce soit par le minis­te­rium petri­nium de l’é­vêque de Rome, ou par les orga­nismes de la Curie romaine dont il se sert pour accom­plir son minis­tère uni­ver­sel. Parmi ceux-​ci, la Congrégation pour la Doctrine de la foi que vous diri­gez, mon­sieur le Cardinal, a une impor­tance par­ti­cu­liè­re­ment grande.

Deux tendances se sont manifestées

Dans la période post­con­ci­liaire, nous sommes témoins d’un vaste tra­vail de l’Église pour faire en sorte que ce novum, consti­tué par Vatican II, pénètre de manière juste dans la conscience et dans la vie de cha­cune des com­mu­nau­tés du Peuple de Dieu. Cependant, à côté de cet effort, se sont mani­fes­tées des ten­dances qui, sur la voie de la réa­li­sa­tion du Concile, créent une cer­taine dif­fi­cul­té. L’une de ces ten­dances se carac­té­rise par le désir de chan­ge­ments qui ne sont pas tou­jours en har­mo­nie avec l’en­sei­gne­ment et avec l’es­prit de Vatican II, même s’ils cherchent à se réfé­rer au Concile. Ces chan­ge­ments vou­draient expri­mer un pro­grès, c’est pour­quoi on désigne cette ten­dance par le nom de « pro­gres­sisme ». Le pro­grès, dans ce cas, est une orien­ta­tion vers l’a­ve­nir qui rompt avec le pas­sé, sans tenir compte de la fonc­tion de la Tradition qui est fon­da­men­tale pour la mis­sion de l’Église, afin que celle-​ci puisse conti­nuer à vivre dans la Vérité qui lui a été trans­mise par le Christ Seigneur et les apôtres, et qui a été gar­dée avec dili­gence par le Magistère.

La ten­dance oppo­sée, que l’on défi­nit habi­tuel­le­ment comme « conser­va­tisme » ou « inté­grisme », s’ar­rête au pas­sé lui-​même, sans tenir compte de la juste orien­ta­tion vers l’a­ve­nir qui s’est pré­ci­sé­ment mani­fes­tée dans l’œuvre de Vatican II. Tandis que la pre­mière ten­dance semble recon­naître comme juste ce qui est nou­veau, l’autre, au contraire, ne tient pour juste que ce qui est « ancien », le consi­dé­rant comme syno­nyme de la Tradition. Cependant, ce ne sont pas l”« ancien » en tant que tel ni le « nou­veau » en soi qui cor­res­pondent au concept exact de la Tradition dans la vie de l’Église. Ce concept désigne, en effet, la fidé­li­té durable de l’Église à la véri­té reçue de Dieu, à tra­vers les évé­ne­ments chan­geants de l’his­toire. L’Église, comme le maître de mai­son de l’Évangile, tire avec sagesse « de son tré­sor, du neuf et du vieux » (cf. Mt 13, 52), demeu­rant dans une obéis­sance abso­lue à l’Esprit de véri­té que le Christ a don­né à l’Église comme guide divin. Et cette œuvre déli­cate de dis­cer­ne­ment, l’Église l’ac­com­plit par son Magistère authen­tique (cf. Lumen gen­tium, n. 25).

Les posi­tions que prennent les per­sonnes, les groupes ou les milieux atta­chés à l’une ou l’autre ten­dance peuvent être com­pré­hen­sibles dans une cer­taine mesure, par­ti­cu­liè­re­ment après un évé­ne­ment aus­si impor­tant dans l’his­toire de l’Église que le der­nier Concile. Si, d’une part, il a libé­ré une aspi­ra­tion au renou­veau (et cela com­prend aus­si un élé­ment de « nou­veau­té »), d’autre part, cer­tains abus dans la ligne de cette aspi­ra­tion, pour autant qu’ils oublient les valeurs essen­tielles de la doc­trine catho­lique de la foi et de la morale et, en d’autres domaines, de la vie ecclé­siale – par exemple dans le domaine litur­gique – peuvent et même doivent sus­ci­ter des objec­tions jus­ti­fiées. Cependant, si, en rai­son de ces excès, on refuse tout sain « renou­veau » conforme à l’en­sei­gne­ment et à l’es­prit du Concile, une telle atti­tude peut conduire à une autre dévia­tion qui est éga­le­ment contraire au prin­cipe de la Tradition vivante de l’Église obéis­sant à l’Esprit de vérité.

Les problèmes liés à la Fraternité Saint-​Pie‑X

Les obli­ga­tions qui s’im­posent au Siège apos­to­lique, dans cette situa­tion concrète, requièrent une pers­pi­ca­ci­té, une pru­dence et une lar­geur de vues par­ti­cu­lières. La néces­si­té de dis­tin­guer ce qui « édi­fie » l’Église authen­ti­que­ment de ce qui la détruit devient, actuel­le­ment, une par­ti­cu­lière exi­gence de notre ser­vice à l’é­gard de toute la com­mu­nau­té de croyants.

La Congrégation pour la Doctrine de la Foi a, dans le cadre de ce minis­tère, une impor­tante clé, comme le montrent les docu­ments qu’a publiés votre dicas­tère ces der­nières années dans les domaines de la foi et de la morale. Parmi les ques­tions dont la Congrégation pour la Doctrine de la foi a dû s’oc­cu­per ces der­niers temps, figurent éga­le­ment les pro­blèmes liés à la « Fraternité Saint-​Pie‑X », fon­dée et diri­gée par Mgr M. Lefebvre.

Votre Éminence connaît bien tous les efforts accom­plis par le Siège apos­to­lique dès les débuts de l’exis­tence de la « Fraternité » pour assu­rer, par rap­port à son acti­vi­té, l’u­ni­té ecclé­siale. Le der­nier de ces efforts a été la visite cano­nique effec­tuée par le car­di­nal E. Gagnon. Vous vous occu­pez par­ti­cu­liè­re­ment de ce cas, mon­sieur le Cardinal, comme s’en est pré­oc­cu­pé votre pré­dé­ces­seur de véné­rée mémoire, le car­di­nal F. Seper. Tout ce que fait le Siège apos­to­lique, qui est en contact per­ma­nent avec les évêques et les Conférences épis­co­pales concer­nées, tend vers le même objec­tif : que s’ac­com­plissent aus­si les paroles pro­non­cées par le Seigneur dans la prière sacer­do­tale pour l’u­ni­té de tous les dis­ciples. Tous les évêques de l’Église catho­lique, parce qu’ils doivent, par man­dat divin, avoir le sou­ci de l’u­ni­té de l’Église uni­ver­selle, sont tenus à col­la­bo­rer avec le Siège apos­to­lique au bien de tout le Corps mys­tique qui est aus­si le Corps des Églises (cf. Lumen gen­tium, n. 23).

Pour tous ces motifs, je vou­drais vous confir­mer, mon­sieur le Cardinal, ma volon­té que de tels efforts soient pour­sui­vis : ne ces­sons pas d’es­pé­rer que – sous la pro­tec­tion de la Mère de l’Église – ils portent leurs fruits pour la gloire de Dieu et le salut des hommes.

In cari­tate fraterna.

Du Vatican, le 8 avril 1988, en la dixième année de mon pontificat,

IOANNES PAULUS PP. II 

Notes de bas de page
  1. Texte ita­lien dans l’Osservatore Romano du 9 avril. Traduction fran­çaise dif­fu­sée par la Salle de presse du Saint-​Siège.[]