Comment s’opposer concrètement à la pression sociale en faveur du mal, dans les circonstances réelles de notre époque, et avec nos moyens souvent limités ? A la lumière du Magistère et des enseignements de Mgr Lefebvre, Jean Belem nous parle, à propos d’une mobilisation récente, de la question délicate d’une alliance tactique avec des non-catholiques.
Il y a quelques mois, un Collectif contre l’homofolie s’est constitué pour essayer de faire barrage aux projets de loi réprimant la prétendue « homophobie ». Plusieurs associations proches de la Fraternité Saint-Pie X se sont fortement impliquées dans ce combat aux côtés d’autres associations se déclarant non confessionnelles quoique dirigées par des catholiques. Et ce Collectif a mené une campagne publique en direction de « toutes les associations et fédérations d’associations soucieuses de protéger les nouvelles générations de jeunes contre la destruction du tissu familial et social, base de notre civilisation, et contre la dégradation provoquée de l’amour humain dans sa vérité et sa splendeur uniques » et, d’une manière générale, en direction de « tous les hommes et femmes du pays nantis d’une santé morale indiscutable et d’un solide bon sens ».
Face à cette initiative, diverses objections à caractère doctrinal ont été formulées, touchant notamment la question de la collaboration avec des non-catholiques. Nous nous proposons ici de faire le point sur cette question.
On peut résumer les objections faites à ce sujet au Collectif contre l’homofolie en utilisant une lettre de Mgr Lefebvre qui traite préci- sément de cette question de la collaboration avec les non-catholiques. Cette lettre fut envoyée en 1990 à Monsieur Hervé Bigeard, alors président du MJCF, à propos d’un projet d’opérations anti-avortement qui auraient été réalisées en partenariat avec la « Ligue pour la Vie », une organisation non confessionnelle.
Une lettre de Mgr Lefebvre
Voici le texte du prélat :
« Quant au problème délicat et complexe de la col- laboration avec des organisations non-catholiques, les quelques textes des papes sur ce sujet montrent combien le problème est épineux et demande une grande prudence et un sérieux examen avant de s’engager.
« Le danger de ces collaborations réside dans la nécessité de devoir taire les motifs catholiques qui nous font agir et ainsi de donner l’impression que nos motifs sont purement naturels et humains. C’est déjà pratiquement aligner nos motifs d’agir sur ceux des non-catholiques.
« Dans la collaboration, il faut que nos motifs puissent être clairement affirmés, et en conséquence que l’objectif à atteindre soit précis et en général bref, ne nécessitant pas des contacts prolongés qui gênent l’affirmation de la foi.
« II faut éviter les réunions ou congrès qui cherchent un dénominateur commun pour agir, obligeant les catholiques à agir selon d’autres critères que les leurs.
« La collaboration ne peut donc qu’être exceptionnelle et faire l’objet d’un examen très sérieux auparavant.
« Aujourd’hui plus que jamais, nous devons éviter que notre nom se trouve mélangé à des groupes religieux non-catholiques. C’est un œcuménisme pratique inadmissible pour des catholiques et scandaleux.
« Or les non-catholiques excellent dans ce genre de publicité et sont très heureux d’aligner les catholiques à leur niveau. Cette publicité est intolérable pour un vrai catholique.
« Vous pouvez trouver des références aux textes pontificaux dans les livres ( Solesmes Le laïcat et Consignes aux militants.
« Oui, c’est en demeurant dans les perspectives de la foi que l’on a le secours de Dieu dans notre action. C’est éliminer le secours de la grâce que d’agir pour des motifs purement naturels. Notre monde est désormais un monde dominé par la croix et la foi, ou dominé par l’esprit du monde et de Satan. Il faut choisir. »
Mgr Lefebvre opposé aux papes ?
A première vue cette lettre de Mgr Lefebvre peut sembler condamner l’initiative du Collectif contre l’homofolie. En effet, ce Collectif a cherché à rassembler, dans une lutte commune, des catholiques et des non-catholiques.
Cependant, en allant consulter les ouvrages dont Mgr Lefebvre lui-même recommande la lecture à son correspondant, on trouve des textes très explicites où les papes autorisent, voire encouragent dans certains cas, la collaboration avec les non-catholiques.
Or, il n’est pas vraisemblable que Mgr Lefebvre ait voulu s’opposer aux enseignements mêmes des souverains pontifes. Il convient donc d’analyser de plus près cette question importante de la collaboration avec les non-catholiques.
Texte du pape Léon XIII
Citons trois textes pontificaux à ce sujet et, pour commencer, une lettre de Léon XIII à Mgr Fava, évêque de Grenoble, le 22 juin 1892.
« II est de la prudence chrétienne de ne pas repousser, disons mieux, de savoir se concilier dans la poursuite du bien, soit individuel, soit surtout social, le concours de tous les hommes honnêtes. La grande majorité des Français est catholique. Mais, parmi ceux-là mêmes qui n’ont pas ce bonheur, beaucoup conservent malgré tout un fonds de bon sens, une certaine rectitude que l’on peut appeler le sentiment d’une âme naturellement chrétienne ; or, ce sentiment élevé leur donne, avec l’attrait du bien, l’aptitude à le réaliser, et plus d’une fois, ces dispositions intimes, ce concours généreux leur sert de préparation pour apprécier et professer la vérité chrétienne.
Aussi n’avons-Nous pas négligé dans Nos derniers actes de demander à ces hommes leur coopération pour triompher de la persécution sectaire, désormais démasquée, et sans frein, qui a conjuré la ruine religieuse et morale de la France. »
Texte du pape saint Pie X
Continuons sur le même sujet avec l’encyclique de saint Pie X Singulari quadam cantate du 24 septembre 1912, « Sur les associations ouvrières catholiques et mixtes ».
« Nous ne nions pas qu’il soit permis aux catholiques, toute précaution prise, de travailler au bien commun avec les non-catholiques, pour ménager à l’ouvrier un meilleur sort, arriver à une plus juste organisation du salaire et du travail, ou pour toute autre cause utile et honnête. Mais, en pareil cas, Nous préférons la collaboration de Sociétés catholiques et non-catholiques unies entre elles au moyen de ce pacte heureusement imaginé appelé Cartel. (…) Il ne serait permis à personne d’accuser de foi suspecte et de combattre à ce titre ceux qui, fermes dans la défense des doctrines et des droits de l’Église, veulent cependant, avec des intentions droites, appartenir aux Syndicats mixtes [catholico-protestants] et en font partie, là où les circonstances locales ont conduit l’autorité religieuse à permettre l’existence de ces Syndicats sous certaines conditions. »
Texte du pape Pie XI
Achevons notre examen avec l’encyclique Quadragesimo anno du 15 mai 1931.
« Cette seconde méthode a prévalu là surtout où, soit la législation, soit certaines pratiques de la vie économiques, soit la déplorable division des esprits et des cœurs, si profonde dans la société moderne, soit encore l’urgente nécessité d’opposer un front unique à la pous- sée des ennemis de l’ordre empêchaient de fonder des syndicats nettement catholiques. Dans de telles conjonctures, les ouvriers catholiques se voient pratiquement contraints de donner leur nom à des syndicats neutres, où cependant l’on respecte la justice et l’équité et où pleine liberté est laissée aux fidèles d’obéir à leur conscience et à la voix de l’Église. Il appartient aux évêques, s’ils reconnaissent que ces associations sont imposées par les circonstances et ne présentent pas de danger pour la religion, d’approuver que les ouvriers catholiques y donnent leur adhésion. »
Les règles pour une collaboration licite
II n’est donc pas interdit, en soi, de collaborer avec des non-catholiques : sinon, les papes ne pourraient l’autoriser ou le tolérer. La lettre de Mgr Lefebvre, selon l’esprit même de son auteur, doit être interprétée à la lumière de ces enseignements pontificaux, auxquels d’ailleurs elle renvoie explicitement.
Cette lettre ne signifie donc pas une interdiction absolue de la collaboration avec les non-catholiques. Les mots employés par le prélat le montrent d’ailleurs clairement. Le problème est dit « délicat », « complexe », « épineux », nécessitant un « examen sérieux », ce qui manifeste que, pour Mgr Lefebvre, il n’est nullement tranché ipso facto.
En fait, nous explique cette lettre, nous sommes dans l’ordre prudentiel, et non dogmatique. La collaboration n’est pas en soi interdite. Elle peut être un moyen naturel efficace pour une action d’esprit catholique si elle est réalisée selon les principes. Mais elle peut aussi devenir une occasion de péché si les principes ne sont pas respectés. Il faut donc opérer un discernement pour chaque action.
C’est un tel discernement que nous proposons concernant l’action du Collectif contre l’homofolie, en utilisant précisément les critères rappelés par Mgr Lefebvre, dans leur ordre croissant d’importance.
Un objectif précis et bref L’objectif de l’action, nous dit Mgr Lefebvre, doit d’abord être « précis et bref ». Or le Collectif a pour objectif de rassembler toute association (catholique ou non) pour défendre la loi naturelle contre un projet de loi inique et immoral. Il s’agit donc de créer un mouvement d’opinion pour faire barrage à ce qui est contraire à la nature. L’objectif est donc simple, bien défini et bref, puique le vote de la loi est imminent.
Éviter l’oecuménisme pratique
II faut ensuite, dit Mgr Lefebvre, éviter « l’oecuménisme pratique ».
Or, dans le cadre de cette campagne, aucun document ne pouvait être publié sous le label du Collectif, sans qu’il n’ait été élaboré par son comité de direction ou au moins avalisé par celui-ci (ce dernier cas ne s’étant pas produit jusqu’à présent). En revanche, toute association participant à cette campagne avait loisir de réaliser en sus, sous sa propre identité, d’autres documents ou démarches ne liant pas le Collectif (ce qui s’est effectivement produit).
Notons, en outre, que le Comité de direction du Collectif est exclusivement composé de catholiques bien déterminés à ne pas céder à la tentation d’un nivellement par le bas qui exclurait de façon systématique toute motivation ou référence religieuse. Il n’est qu’à lire, à cet effet, certains articles publiés sur le site web du Collectif (www.non-a-homofolie.com) pour s’en convaincre, notamment l’article : « Attention, chrétiens embusqués » et le dossier consacré à la position de l’Église catholique en maitière d’homosexualité.
Mais, aux yeux de Mgr Lefebvre, la condition essentielle pour que l’union avec les non-catholiques soit moralement valable réside dans le fait de ne pas cacher sa foi catholique.
Ne pas cacher sa foi catholique
Or, le texte de la pétition proposée par le Collectif ne semble pas faire état de motifs proprement surnaturels et catholiques, mais avancer uniquement des arguments tirés de la morale naturelle.
Dans un passage ma- jeur de l’article en question (« Attention, chrétiens embusqués ») le Collectif déclare faire « entièrement siennes » les lignes ci-après de Thomas Montfort, auteur de l’ouvrage Sida, le vaccin de la vérité :
« Les valeurs morales défendues dans cet ouvrage appartiennent au fonds commun de la plupart des civilisations et tout particulièrement de notre culture occidentale. Elles peuvent donc être reconnues par tout homme de bonne volonté comme siennes. Pour l’auteur elles trouvent leur pleine expression de vérité dans la tradition catholique. Ici encore, d’amicales pressions ont été exercées sur lui pour le dissuader de laisser paraître ses convictions : « Si vous voulez que le message passe, qu’il soit accepté par les non-croyants, gardez- vous d’afficher votre étiquette. Ce combat concerne tout le monde et il serait dommage que la vérité qu’il sert soit rejetée à cause de sa référence ».
« Mais pourquoi faudrait-il que les chrétiens soient les seuls, dans ce pays, à devoir taire leur identité ? Il est temps, au contraire, qu’ils portent ouvertement témoignage et fassent entendre publiquement leur voix, même s’ils ne sont pas certains de pouvoir récolter là où ils ont semé. »
Et l’article se concluait ainsi :
« Nous ajouterons que si des chrétiens n’avaient pas pris la décision – et le risque – de se lancer dans cette campagne, on se demande qui donc, aujourd’hui en France, aurait eu la volonté de le faire… Ils ne vont donc pas se cacher derrière leur petit doigt : ce temps-là est révolu. »
S’appuyer uniquement sur la morale naturelle ?
La morale naturelle est la lumière de l’intelligence mise en nous par Dieu pour faire le bien et éviter le mal. Elle est l’expression de l’ordre naturel voulu par Dieu pour que l’homme atteigne sa fin. Exprimée par le Décalogue, elle est donc implicitement catholique.
Le texte de la pétition parle clairement de « l’ordre naturel de la Création de l’espèce humaine », ce qui suppose une intelligence créatrice et ordonnatrice, donc Dieu. Du reste, sa deuxième version mentionne explicite- ment le « Créateur ».
Il faut reconnaître, toutefois, que les motifs proprement surnaturels et catholiques ne sont pas cités dans cette pétition. Le Collectif a pris le parti d’omettre ces arguments à ce moment, pour s’adapter au public visé (le « grand public » d’un pays profondément déchristianisé), parce que ce public ne comprend plus une pensée et un vocabulaire proprement chrétiens, et que ce même public, s’il n’est pas lui-même catholique, pourrait difficilement signer un texte qui s’afficherait explicitement catholique.
Les membres du comité de direction du Collectif ne s’en cachent d’ailleurs pas, le même article précité se concluant par les lignes ci-après :
« Mais ils comptent sur le bon sens des destinataires de leurs messages et de la pétition nationale pour réveiller une opinion publique anesthésiée par un matraquage médiatique incessant. Bien évidemment, nul n’est requis de produire un certificat de baptême pour signer un document dont la finalité est de rappeler des vérités naturelles qui crèvent les yeux et d’exiger le respect de l’équilibre psychique, social et moral qu’elles induisent. La pétition nationale n’est pas un acte de foi, c’est un acte de santé morale. »
Cette manière de faire a été explicitement autorisée par saint Pie X lui-même dans l’encyclique Jucunda sane du 12 mars 1904.
« Sans doute, écrit le pape, quand il s’agira d’éclairer des hommes hostiles à nos institutions et complètement éloignés de Dieu, la prudence pourra autoriser à ne proposer la vérité que par degrés. »
Cette possibilité d’adaptation au public n’est toutefois pas totale, comme en témoigne la suite du texte :
« Mais ce serait transformer une habileté légitime en une sorte de prudence charnelle que de l’ériger en règle de conduite constante et commune. »
Précisions et précautions du Collectif
En conformité avec ces directives pontificales, le Collectif n’a pas caché, comme il vient d’être vu, la référence religieuse de ses animateurs. Il a également indiqué largement les textes bibliques et doctrinaux sur lesquels l’Église catholique a édifié sa pastorale en matière d’homosexualité. Nous renvoyons au site web déjà cité.
D’autre part, c’est essentiellement à travers le tissu catholique du pays institutionnel, médiatique ou associatif, que le Collectif a fait diffuser sa pétition et circuler ses mots d’ordre.
Il faut enfin prendre en considération qu’une tribune est largement ouverte, au sein du site web du Collectif, aux associations catholiques désireuses de faire entendre leur voix. Un article de cette nature y a déjà été publié. Ce site est appelé à jouer un rôle important dans l’avenir.
A la lumière des principes édictés par différents papes et résumés par Mgr Lefebvre dans sa lettre de 1990, nous croyons donc pouvoir dire que l’action du Collectif contre l’homofolie a été sage, prudente et licite.
Des actions beaucoup plus audacieuses
Pour achever d’en convaincre nos lecteurs, nous leur proposons deux exemples d’actions communes avec les non-catholiques, où E l’on est allé beaucoup plus loin que le Collectif.
Lorsque Joseph Sarto, futur Pie X, était patriarche de Venise, des élections municipales eurent lieu dans la ville. Mgr Sarto arriva à convaincre le parti libéral, opposé aux francs-maçons, d’adopter un programme acceptable pour les catholiques.
De cette manière, la mairie fut ravie aux radicaux sans que les fidèles dussent donner leur voix à un candidat présentant un programme libéral. Ce genre d’alliance à long terme est cependant si délicat et présente de tels dangers que cet épisode fut évoqué et discuté lors du procès de béatification de PieX.
Un congrès laïc de la natalité autorisé par le Saint-Office
En 1921, il fut envisagé que des catholiques participent à un congrès sur la natalité, organisé dans un esprit neutre et laïc. Dans une réponse à l’archevêque de Bordeaux, le Saint-Office refusa en affirmant :
« II n’est pas permis aux catholiques de faire partie de ces œuvres qui pourraient leur être une occasion de tomber dans l’indifférentisme religieux. » ”
Toutefois, eu égard aux : circonstances, il modifia son attitude et, le 29 juillet 1921, autorisa la participation des catholiques à de tels Congrès en imposant certaines précautions, par exemple :
« Traiter séparément des remèdes d’ordre moral ou religieux dans des Commissions distinctes des Commissions non catholiques ;(…) que les matières morales et religieuses ne soient pas soumises à un vote général des diverses Commissions ; (…) que les propositions de la Commission catholique soient publiées intégralement. »
On voit par ces deux derniers exemples (qui pourraient être multipliés) que les papes n’hésitent pas à appliquer les principes relatifs à la collaboration avec les non- catholiques de façon beaucoup plus large que le Collectif contre l’homofolie. L’action de ce dernier a donc été elle-même conforme aux principes.
Jean BELEM, in Fideliter n° 166 de juillet-août 2005