Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

1er avril 1942

Allocution à un groupe d’aveugles de guerre de l’institut d’assistance de Rome

Table des matières

A ce groupe d’aveugles pré­sen­tés par l’Institut d’assistance des aveugles de guerre et son aumô­nier, Mgr Antonio Giordani, le Saint-​Père avec une extrême bon­té a don­né ses encou­ra­ge­ments les plus pater­nels en compa­rant leur céci­té à l’obscurité et à la lumière de la foi :

Votre pré­sence, Vénérable Frère et chers fils, est aujourd’hui par­ti­cu­liè­re­ment agréable à Notre cœur pater­nel. Vous êtes pour Nous des fils d’autant plus chers que la douce lumière qui Nous console et Nous réjouit Nous-​même et tous ceux qui vous entou­rent de leur affec­tion et de leurs soins bien­veillants et atten­tifs ne peut arri­ver au fond de votre pru­nelle que vous avez sacri­fiée à vos devoirs de com­man­dants, d’officiers, de sol­dats. Nous remer­cions ceux qui ont accom­pa­gné et gui­dé vos pas pour vous per­mettre cet hom­mage de pié­té filiale que vous avez dési­ré Nous offrir — comme déjà aupa­ra­vant vous l’aviez fait à Notre immor­tel prédé­cesseur Pie XI — avec la grande fer­veur qui vient de votre foi intense. Ils Nous ont pro­cu­ré l’agréable occa­sion de vous voir ain­si réunis dans la mai­son du Père com­mun et de vous adres­ser une parole qui récon­forte votre cœur comme un jour la lumière a été le récon­fort de votre œil.

La nuit des yeux et l’obscurité de la foi.

Chers fils, le cœur a aus­si ses yeux et il voit plus loin et plus haut que les yeux du front. Sa lumière n’est pas le soleil qui se couche et laisse der­rière lui la nuit ; mais c’est le soleil de la véri­té et du bien qui des­cend de l’intelligence pour faire du cœur lui-​même une volon­té éclai­rée et puis­sante qui ne s’affaisse pas sous le poids du mal­heur, mais qui, du mal­heur même, se fait une échelle pour mon­ter à des hau­teurs plus grandes, jusqu’aux hau­teurs de la foi, jusqu’aux som­mets des nuits divines du Christ priant, ago­ni­sant, mou­rant sur la croix au milieu des ténèbres qui enve­loppent la terre. Les heures de la nuit sont des heures de prière ; dans cette soli­tude et dans ce silence du temps et de la nature, com­bien d’âmes se pros­ternent devant Dieu et lui chantent des hymnes ! Dans la nuit de vos yeux, vous, éga­le­ment, avez cher­ché et ren­con­tré la foi ; parce que la foi aus­si che­mine dans l’obscurité, mais avec un pied solide et un pas assu­ré, comme celle qui est « le fon­de­ment de ce qu’on espère et la preuve de ce qu’on ne voit pas » (Par., xxiv, 64–65 ; Hébr., xi, 1). Vous aus­si — oh ! com­bien de fois — vous avez éle­vé des profon­deurs la voix vers Dieu (Ps., cxxix, 1) et dans votre longue nuit, en vous tou­chant les yeux, vous avez dit : « Le Seigneur a don­né, le Seigneur a ôté ; que le nom du Seigneur soit béni ! » (Job, i, 21). Votre prière n’a pas été une plainte, votre foi vive Nous le cer­ti­fie, mais rési­gna­tion, sou­pir de paix, confor­mi­té et adhé­sion à la très haute et très aimable volon­té de Dieu, qui dis­pose et tourne toute chose pour notre bien. Comme il a plu au Seigneur, vous êtes-​vous écrié, ain­si cela est arri­vé ! De cette façon, n’avez-vous pas appris que dans l’obscurité de votre jour­née l’âme se concentre mieux, ren­tre mieux en elle-​même, en sort plus faci­le­ment pour s’adresser au ciel, pour contem­pler du seuil de votre nuit l’aube qui des­cend d’au­tres fir­ma­ments plus sublimes, plus voi­sins de Dieu ?

La lumière du Christ.

Oh ! oui ; vous avez cer­tai­ne­ment com­pris que votre nuit est sem­blable à l’obscurité de la foi ; mais sachez aus­si que dans l’obscurité de la foi brille une Lumière plus écla­tante que le soleil et que c’est par cette Lumière que le soleil et l’univers ont été faits ; cette vraie Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, c’est le Verbe de Dieu incar­né qui a habi­té par­mi nous et a dit de lui-​même : « Je suis la lumière du monde ; qui me suit ne mar­che­ra pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie » (Jean, viii, 12). Quand les rayons du soleil cou­chant déclinent, une obs­cu­ri­té sin­gu­lière enve­loppe la terre. Mais en croyant au Christ, en le sui­vant, Lui qui est le soleil du monde sur­na­tu­rel des âmes, nous ne mar­chons pas dans les ténèbres ; nous avons la Voie, la Vérité et la Vie pour notre marche ; nous sommes au nombre de ces for­tu­nés dont le Christ lui-​même a dit : « Heureux ceux qui auront cru sans voir » (Jean, xx, 29). « Tous, nous sommes aveugles », voyants et non-​voyants, devant Dieu et devant ses mys­tères de la vie et de la grâce qui éclatent par la joie non moins que par la dou­leur. Ouvrez le cœur à l’espérance ! Vous savez que votre Rédempteur est vivant et que, au der­nier jour, dans votre chair res­sus­ci­tée, vous ver­rez votre Dieu ; vous le ver­rez vous-​mêmes ; vos yeux le contem­ple­ront ; des yeux refaits intacts et incor­rup­tibles : conser­vez le baume de cette espé­rance conso­latrice cachée dans votre sein (cf. Job, xix, 25–27).

La cécité atteste l’amour vrai de la patrie.

L’espérance ne « fuit pas les tom­beaux », comme elle ne fuit pas la dou­leur et le mal­heur ; vous avez prou­vé que la dou­leur est, aux cœurs géné­reux et valeu­reux, une école et un ter­rain d’amour, et que, par les cica­trices de vos yeux et de votre corps, regarde et parle l’amour du devoir et de la patrie qui a déco­ré votre poi­trine des déco­ra­tions aus­si en or de sa recon­nais­sance. Destinés à une patrie qui se trouve au-​delà des étoiles, mais encore voya­geurs sur la terre, vous avez éga­le­ment ici-​bas une patrie qui vous est chère comme un nid où vous fûtes dou­ce­ment nour­ris, où l’affection vous unit aux aïeux et aux fils, où les monts et les val­lées, les plaines et les eaux, l’histoire et les monu­ments, la reli­gion et la vie, les luttes et les vic­toires, les dou­leurs et les joies, vous ont ren­dus tous frères sur les ter­rains de la fatigue, de l’étude, de l’action, du sacri­fice. Et le signe de votre plus haut et plus lumi­neux sacri­fice, très noble comme la lumière qui s’est déro­bée, signe que vous por­tez sur votre visage, est le sceau de votre amour pour la patrie qui, en vous enno­blis­sant devant les hommes, vous pousse à vous pros­ter­ner plus respectueuse­ment devant Dieu dans cette cha­ri­té plus éle­vée qui vous unit à lui et, en vous exal­tant en lui, souffre tout, croit tout, espère tout, sup­porte tout.

Le travail est encore un service.

Vous avez don­né et sacri­fié à la patrie les beaux jours de clar­té de votre vie ; aujourd’hui, vous la ser­vez dans l’ombre et l’obscurité, dans un tra­vail qui, pour vous, est une seconde vie et en même temps une seconde lumière. Mais si la lumière des yeux ne vous aide pas dans votre tra­vail, il y a celle des autres sens aux­quels, dans la façon de par­ler, nous attri­buons par exten­sion la digni­té et l’assurance de la vision des yeux [1]. C’est pour­quoi, spé­cia­le­ment dans la langue latine, le mot videre (voir) est employé éga­le­ment dans le sens géné­rique de per­ce­voir à l’aide des sens. C’est pour­quoi, le grand poète Virgile peut écrire : Mugire vide­bis sub pedi­bus ter­ram, « tu ver­ras la terre mugir sous tes pieds »[2]. Visaeque canes ulu­lare per umbram, « on vit les chiens hur­ler dans l’ombre » [3].

Ce qui reste aux aveugles.

Mais nous éle­vons et appli­quons par­ti­cu­liè­re­ment à l’esprit la splen­deur de la lumière et de la vision. Dans l’obscurité de votre jour­née res­plen­dit encore dans votre intel­li­gence et votre mémoire le soleil qui, à votre vif regard, éclai­rait les aurores, les midis, les cré­pus­cules des plus lim­pides jour­nées de votre ado­les­cence et de votre enfance. Les images et les sou­ve­nirs de la lumière ne sont pas en vous les illu­sions tac­tiles d’un aveugle-​né, mais bien une invi­ta­tion à retour­ner, pour les revoir, aux beau­tés de la nature et de l’art, aux dures joutes, aux ter­rains arro­sés de vos sueurs ou théâtre de votre bra­voure, que vous avez contem­plés un jour dans la lumière écla­tante du soleil et qui éclairent encore votre esprit, en for­ti­fient et en pro­tègent la science et le savoir qui vous font tra­vailleurs, maîtres et artistes. Vos mains sont des yeux, pour vous, pour votre tra­vail ; avec elles, pal­pant les objets, vous connais­sez ce que vous ne voyez pas ; gui­dés par l’ouïe qui s’affine davan­tage dans la céci­té, vous pou­vez de vos doigts éveiller de cordes har­mo­niques un flot de sons qui vous enivrent l’esprit. L’ouïe n’est-elle pas pour vous plus que la lumière ? Si votre regard est pri­vé de toute clar­té, votre oreille reste vigi­lante, plus atten­tive et plus apte à per­ce­voir les sons. Si votre vision ne va pas loin, la voix pro­di­gieuse du génie de Mar­coni vous par­vient, vous parle d’au-delà des mon­tagnes et des mers. Ainsi, par l’ouïe, comme déjà par la foi, vous acqué­rez et vous aug­mentez le savoir et la science ; lumière pour vous est celui qui vous dirige dans la pié­té et dans les devoirs reli­gieux ; lumière pour vous sont ces âmes déli­cates qui vous visitent, qui se font vos lec­trices, à cause de la véné­ra­tion et de cette fra­ter­nelle affec­tion dont la plus pro­fonde racine est la cha­ri­té du Christ, qui met aus­si des fleurs dans l’amour de la patrie.

Si le soleil est lumière et cha­leur, la foi est encore plus fer­tile en lumière et en cha­leur, la foi qui, devant Dieu et le divin Rédemp­teur, rend les âmes sœurs. Cette clar­té et cette cha­leur de foi, qui sont véri­té et vie, Nous savons com­bien inten­sé­ment elles vivent en vous et en ceux qui vous donnent leurs soins assi­dus et empres­sés ; comme dans la foi, votre tra­vail s’éclaire et s’élève jusqu’à méri­ter une vie meilleure ! Vous, chères filles, qui visi­tez et assis­tez, comme des anges conso­la­teurs, tous ces grands muti­lés de guerre et qui, en étant leurs lec­trices, êtes l’œil pour leur pru­nelle éteinte, en leurs per­sonnes, vous sou­la­gez le Christ qui vous dira un jour : « J’étais malade et vous m’avez visi­té » (Matth., xxv, 36).

Exhortation.

Fils aimés, votre mai­son de tra­vail veut donc être une mai­son de la bien­veillance et de la recon­nais­sance, une mai­son de Nazareth pour vous, si une pen­sée pieuse et d’affection rap­pelle à votre esprit ce Dieu que l’on croyait « fils du char­pen­tier » (Matth., xiii, 55) et qui, dans l’ombre et le tra­vail de sa très sage ado­les­cence, cachait le mys­tère de cet Evangile qui devait être lumière pour le monde. Cependant, ce Dieu caché n’a pas ces­sé d’agir et de tra­vailler en vous et avec vous, parce qu’il vous sou­tient par sa parole puis­sante ; parce que lui qui a créé toutes choses agit et gou­verne dans le monde de la nature comme dans le monde sur­na­tu­rel ; arti­san invi­sible et tout-​puissant tant des énigmes des fir­ma­ments explo­rés par l’œil des astro­nomes que des mys­tères de sa bon­té atten­tive, tou­jours pater­nelle et bien­veillante, soit quand elle nous ouvre les yeux à la lumière, soit quand elle les ferme par la cécité.

Au cours de votre tra­vail, que le regard et la main de Dieu vous soient pré­sents ; recon­nais­sez l’affabilité des amis de Dieu qui sont aus­si les vôtres dans la voix qui sort des lèvres de ceux qui vous font la lec­ture, qui vous parlent et qui vous répondent ; en celui qui guide vos pas, recon­nais­sez un petit frère de l’archange Raphaël, envoyé par le Seigneur à Tobie aveugle pour être le com­pa­gnon de voyage de son fils encore jeune ; ayez à l’égard de tous, de celui qui vous dirige et qui est à la tête de votre mai­son de tra­vail, de la recon­nais­sance ; la sen­tir pro­fon­dé­ment est un hon­neur et une gloire pour vous, la mani­fes­ter est un besoin du cœur. Chers fils, Nous aus­si Nous devons être recon­nais­sants à vous et à tous ceux qui vous ont accom­pa­gnés ici, direc­teurs, com­pa­gnons, amis, membres de votre famille. Si Notre regard ne s’est pas ren­con­tré avec le vôtre, votre cœur a ren­con­tré le Nôtre. Notre parole de Père com­mun plein d’affection a répon­du à vos sen­ti­ments de filial res­pect et de pié­té chré­tienne. De sorte que, main­te­nant, Notre conso­la­tion ne désire pas autre chose que de s’épancher en implo­rant pour vous, chers fils, pour tous ceux que vous avez dans le cœur — et aus­si pour tous les aveugles de guerre qui, dans le monde entier, par­tagent votre sort — les faveurs célestes ; elles déve­loppent dans vos âmes leur sage acti­vi­té, la tran­quilli­té de l’esprit, l’intensité de la foi, de l’espérance et de la cha­ri­té, trois lumières qui éclairent le fir­ma­ment de la grâce de Dieu ; elles seront aus­si le baume dans le mal­heur, non moins que les arrhes de la joie éternelle.

Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-​Augustin Saint Maurice – D’après le texte ita­lien de Discorsi e Radiomessaggi, t. IV, p. 21 ; cf. la tra­duc­tion fran­çaise des Actes de S. S. Pie XII, t. IV, p. 69.

Notes de bas de page
  1. Cf. Summa Theol., Ia, q. 67, a. I.[]
  2. Enéide, lib. IV, v. 490–491.[]
  3. Ibid., lib. VI, v. 257.[]
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