A ce groupe d’aveugles présentés par l’Institut d’assistance des aveugles de guerre et son aumônier, Mgr Antonio Giordani, le Saint-Père avec une extrême bonté a donné ses encouragements les plus paternels en comparant leur cécité à l’obscurité et à la lumière de la foi :
Votre présence, Vénérable Frère et chers fils, est aujourd’hui particulièrement agréable à Notre cœur paternel. Vous êtes pour Nous des fils d’autant plus chers que la douce lumière qui Nous console et Nous réjouit Nous-même et tous ceux qui vous entourent de leur affection et de leurs soins bienveillants et attentifs ne peut arriver au fond de votre prunelle que vous avez sacrifiée à vos devoirs de commandants, d’officiers, de soldats. Nous remercions ceux qui ont accompagné et guidé vos pas pour vous permettre cet hommage de piété filiale que vous avez désiré Nous offrir — comme déjà auparavant vous l’aviez fait à Notre immortel prédécesseur Pie XI — avec la grande ferveur qui vient de votre foi intense. Ils Nous ont procuré l’agréable occasion de vous voir ainsi réunis dans la maison du Père commun et de vous adresser une parole qui réconforte votre cœur comme un jour la lumière a été le réconfort de votre œil.
La nuit des yeux et l’obscurité de la foi.
Chers fils, le cœur a aussi ses yeux et il voit plus loin et plus haut que les yeux du front. Sa lumière n’est pas le soleil qui se couche et laisse derrière lui la nuit ; mais c’est le soleil de la vérité et du bien qui descend de l’intelligence pour faire du cœur lui-même une volonté éclairée et puissante qui ne s’affaisse pas sous le poids du malheur, mais qui, du malheur même, se fait une échelle pour monter à des hauteurs plus grandes, jusqu’aux hauteurs de la foi, jusqu’aux sommets des nuits divines du Christ priant, agonisant, mourant sur la croix au milieu des ténèbres qui enveloppent la terre. Les heures de la nuit sont des heures de prière ; dans cette solitude et dans ce silence du temps et de la nature, combien d’âmes se prosternent devant Dieu et lui chantent des hymnes ! Dans la nuit de vos yeux, vous, également, avez cherché et rencontré la foi ; parce que la foi aussi chemine dans l’obscurité, mais avec un pied solide et un pas assuré, comme celle qui est « le fondement de ce qu’on espère et la preuve de ce qu’on ne voit pas » (Par., xxiv, 64–65 ; Hébr., xi, 1). Vous aussi — oh ! combien de fois — vous avez élevé des profondeurs la voix vers Dieu (Ps., cxxix, 1) et dans votre longue nuit, en vous touchant les yeux, vous avez dit : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté ; que le nom du Seigneur soit béni ! » (Job, i, 21). Votre prière n’a pas été une plainte, votre foi vive Nous le certifie, mais résignation, soupir de paix, conformité et adhésion à la très haute et très aimable volonté de Dieu, qui dispose et tourne toute chose pour notre bien. Comme il a plu au Seigneur, vous êtes-vous écrié, ainsi cela est arrivé ! De cette façon, n’avez-vous pas appris que dans l’obscurité de votre journée l’âme se concentre mieux, rentre mieux en elle-même, en sort plus facilement pour s’adresser au ciel, pour contempler du seuil de votre nuit l’aube qui descend d’autres firmaments plus sublimes, plus voisins de Dieu ?
La lumière du Christ.
Oh ! oui ; vous avez certainement compris que votre nuit est semblable à l’obscurité de la foi ; mais sachez aussi que dans l’obscurité de la foi brille une Lumière plus éclatante que le soleil et que c’est par cette Lumière que le soleil et l’univers ont été faits ; cette vraie Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, c’est le Verbe de Dieu incarné qui a habité parmi nous et a dit de lui-même : « Je suis la lumière du monde ; qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie » (Jean, viii, 12). Quand les rayons du soleil couchant déclinent, une obscurité singulière enveloppe la terre. Mais en croyant au Christ, en le suivant, Lui qui est le soleil du monde surnaturel des âmes, nous ne marchons pas dans les ténèbres ; nous avons la Voie, la Vérité et la Vie pour notre marche ; nous sommes au nombre de ces fortunés dont le Christ lui-même a dit : « Heureux ceux qui auront cru sans voir » (Jean, xx, 29). « Tous, nous sommes aveugles », voyants et non-voyants, devant Dieu et devant ses mystères de la vie et de la grâce qui éclatent par la joie non moins que par la douleur. Ouvrez le cœur à l’espérance ! Vous savez que votre Rédempteur est vivant et que, au dernier jour, dans votre chair ressuscitée, vous verrez votre Dieu ; vous le verrez vous-mêmes ; vos yeux le contempleront ; des yeux refaits intacts et incorruptibles : conservez le baume de cette espérance consolatrice cachée dans votre sein (cf. Job, xix, 25–27).
La cécité atteste l’amour vrai de la patrie.
L’espérance ne « fuit pas les tombeaux », comme elle ne fuit pas la douleur et le malheur ; vous avez prouvé que la douleur est, aux cœurs généreux et valeureux, une école et un terrain d’amour, et que, par les cicatrices de vos yeux et de votre corps, regarde et parle l’amour du devoir et de la patrie qui a décoré votre poitrine des décorations aussi en or de sa reconnaissance. Destinés à une patrie qui se trouve au-delà des étoiles, mais encore voyageurs sur la terre, vous avez également ici-bas une patrie qui vous est chère comme un nid où vous fûtes doucement nourris, où l’affection vous unit aux aïeux et aux fils, où les monts et les vallées, les plaines et les eaux, l’histoire et les monuments, la religion et la vie, les luttes et les victoires, les douleurs et les joies, vous ont rendus tous frères sur les terrains de la fatigue, de l’étude, de l’action, du sacrifice. Et le signe de votre plus haut et plus lumineux sacrifice, très noble comme la lumière qui s’est dérobée, signe que vous portez sur votre visage, est le sceau de votre amour pour la patrie qui, en vous ennoblissant devant les hommes, vous pousse à vous prosterner plus respectueusement devant Dieu dans cette charité plus élevée qui vous unit à lui et, en vous exaltant en lui, souffre tout, croit tout, espère tout, supporte tout.
Le travail est encore un service.
Vous avez donné et sacrifié à la patrie les beaux jours de clarté de votre vie ; aujourd’hui, vous la servez dans l’ombre et l’obscurité, dans un travail qui, pour vous, est une seconde vie et en même temps une seconde lumière. Mais si la lumière des yeux ne vous aide pas dans votre travail, il y a celle des autres sens auxquels, dans la façon de parler, nous attribuons par extension la dignité et l’assurance de la vision des yeux [1]. C’est pourquoi, spécialement dans la langue latine, le mot videre (voir) est employé également dans le sens générique de percevoir à l’aide des sens. C’est pourquoi, le grand poète Virgile peut écrire : Mugire videbis sub pedibus terram, « tu verras la terre mugir sous tes pieds »[2]. Visaeque canes ululare per umbram, « on vit les chiens hurler dans l’ombre » [3].
Ce qui reste aux aveugles.
Mais nous élevons et appliquons particulièrement à l’esprit la splendeur de la lumière et de la vision. Dans l’obscurité de votre journée resplendit encore dans votre intelligence et votre mémoire le soleil qui, à votre vif regard, éclairait les aurores, les midis, les crépuscules des plus limpides journées de votre adolescence et de votre enfance. Les images et les souvenirs de la lumière ne sont pas en vous les illusions tactiles d’un aveugle-né, mais bien une invitation à retourner, pour les revoir, aux beautés de la nature et de l’art, aux dures joutes, aux terrains arrosés de vos sueurs ou théâtre de votre bravoure, que vous avez contemplés un jour dans la lumière éclatante du soleil et qui éclairent encore votre esprit, en fortifient et en protègent la science et le savoir qui vous font travailleurs, maîtres et artistes. Vos mains sont des yeux, pour vous, pour votre travail ; avec elles, palpant les objets, vous connaissez ce que vous ne voyez pas ; guidés par l’ouïe qui s’affine davantage dans la cécité, vous pouvez de vos doigts éveiller de cordes harmoniques un flot de sons qui vous enivrent l’esprit. L’ouïe n’est-elle pas pour vous plus que la lumière ? Si votre regard est privé de toute clarté, votre oreille reste vigilante, plus attentive et plus apte à percevoir les sons. Si votre vision ne va pas loin, la voix prodigieuse du génie de Marconi vous parvient, vous parle d’au-delà des montagnes et des mers. Ainsi, par l’ouïe, comme déjà par la foi, vous acquérez et vous augmentez le savoir et la science ; lumière pour vous est celui qui vous dirige dans la piété et dans les devoirs religieux ; lumière pour vous sont ces âmes délicates qui vous visitent, qui se font vos lectrices, à cause de la vénération et de cette fraternelle affection dont la plus profonde racine est la charité du Christ, qui met aussi des fleurs dans l’amour de la patrie.
Si le soleil est lumière et chaleur, la foi est encore plus fertile en lumière et en chaleur, la foi qui, devant Dieu et le divin Rédempteur, rend les âmes sœurs. Cette clarté et cette chaleur de foi, qui sont vérité et vie, Nous savons combien intensément elles vivent en vous et en ceux qui vous donnent leurs soins assidus et empressés ; comme dans la foi, votre travail s’éclaire et s’élève jusqu’à mériter une vie meilleure ! Vous, chères filles, qui visitez et assistez, comme des anges consolateurs, tous ces grands mutilés de guerre et qui, en étant leurs lectrices, êtes l’œil pour leur prunelle éteinte, en leurs personnes, vous soulagez le Christ qui vous dira un jour : « J’étais malade et vous m’avez visité » (Matth., xxv, 36).
Exhortation.
Fils aimés, votre maison de travail veut donc être une maison de la bienveillance et de la reconnaissance, une maison de Nazareth pour vous, si une pensée pieuse et d’affection rappelle à votre esprit ce Dieu que l’on croyait « fils du charpentier » (Matth., xiii, 55) et qui, dans l’ombre et le travail de sa très sage adolescence, cachait le mystère de cet Evangile qui devait être lumière pour le monde. Cependant, ce Dieu caché n’a pas cessé d’agir et de travailler en vous et avec vous, parce qu’il vous soutient par sa parole puissante ; parce que lui qui a créé toutes choses agit et gouverne dans le monde de la nature comme dans le monde surnaturel ; artisan invisible et tout-puissant tant des énigmes des firmaments explorés par l’œil des astronomes que des mystères de sa bonté attentive, toujours paternelle et bienveillante, soit quand elle nous ouvre les yeux à la lumière, soit quand elle les ferme par la cécité.
Au cours de votre travail, que le regard et la main de Dieu vous soient présents ; reconnaissez l’affabilité des amis de Dieu qui sont aussi les vôtres dans la voix qui sort des lèvres de ceux qui vous font la lecture, qui vous parlent et qui vous répondent ; en celui qui guide vos pas, reconnaissez un petit frère de l’archange Raphaël, envoyé par le Seigneur à Tobie aveugle pour être le compagnon de voyage de son fils encore jeune ; ayez à l’égard de tous, de celui qui vous dirige et qui est à la tête de votre maison de travail, de la reconnaissance ; la sentir profondément est un honneur et une gloire pour vous, la manifester est un besoin du cœur. Chers fils, Nous aussi Nous devons être reconnaissants à vous et à tous ceux qui vous ont accompagnés ici, directeurs, compagnons, amis, membres de votre famille. Si Notre regard ne s’est pas rencontré avec le vôtre, votre cœur a rencontré le Nôtre. Notre parole de Père commun plein d’affection a répondu à vos sentiments de filial respect et de piété chrétienne. De sorte que, maintenant, Notre consolation ne désire pas autre chose que de s’épancher en implorant pour vous, chers fils, pour tous ceux que vous avez dans le cœur — et aussi pour tous les aveugles de guerre qui, dans le monde entier, partagent votre sort — les faveurs célestes ; elles développent dans vos âmes leur sage activité, la tranquillité de l’esprit, l’intensité de la foi, de l’espérance et de la charité, trois lumières qui éclairent le firmament de la grâce de Dieu ; elles seront aussi le baume dans le malheur, non moins que les arrhes de la joie éternelle.
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. IV, p. 21 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. IV, p. 69.