Dans cette lettre encyclique, le Saint-Père retrace l’histoire de l’union de l’Eglise ruthène avec le Saint-Siège (l’union de Brest-Litovsk en 1596), dont le centre fut la ville de Kiev. La Ruthénie correspond en partie à l’ouest de l’actuelle Ukraine. Il énumère les bienfaits qui lui ont été procurés par cette union. On ne peut que constater combien l’attitude de Pie XII est à l’opposé de la déplorable déclaration de Balamand (1993) qui rejetait explicitement l’uniatisme.
Aux vénérables frères les Patriarches, Primats, Archevêques, Évêques, et autres ordinaires des lieux en paix et communion avec le Siège Apostolique
Toutes les Églises orientales – ainsi que l’enseigne l’histoire – ont toujours été l’objet d’un bon vouloir très aimant de la part des Pontifes romains ; et c’est pourquoi, supportant avec peine leur éloignement de la bergerie de l’unique troupeau et « poussés non certes par des intérêts humains, mais seulement par la divine charité et par le désir du salut commun » [1], ils les ont invitées instamment, à maintes reprises, à revenir le plus tôt possible à cette unité dont elles se sont malheureusement écartées. Ils savent bien, et par expérience, l’abondance des fruits qui résulteront de cette réunion heureusement effectuée, pour toute la chrétienté, et en particulier pour les Orientaux eux-mêmes. En effet, de la pleine et parfaite unité de tous les chrétiens ne peut dériver qu’un grand accroissement du Corps mystique de Jésus-Christ et de chacun de ses membres.
A ce sujet, il faut noter que les Orientaux n’ont nullement à craindre d’être contraints, par suite de leur retour à l’unité de foi et de gouvernement, d’abandonner leurs rites et leurs coutumes légitimes ; c’est ce que Nos prédécesseurs ont plus d’une fois ouvertement et nettement déclaré. « Il n’y a donc pas de raison pour vous de craindre que, ou Nous ou Nos successeurs, Nous supprimions quelque chose de votre droit, de vos privilèges patriarcaux et des rites en usage dans chaque Église. » [2]
Bien que ce jour heureux ne soit pas encore arrivé où il Nous sera donné d’embrasser avec une paternelle affection tous les peuples de l’Orient, revenus à l’unique bercail, Nous voyons cependant avec joie que de nombreux fils de ces régions ayant reconnu la Chaire du bienheureux Pierre comme la citadelle de l’unité catholique, continuent avec une très grande ténacité à défendre et à renforcer cette même unité.
A ce propos, Nous Nous plaisons à mentionner aujourd’hui d’une façon particulière l’Eglise ruthène, non seulement parce qu’elle se distingue par le nombre de ses fidèles et par son zèle à conserver la foi, mais encore parce que trois cent cinquante années sont maintenant écoulées depuis son heureux retour à la communion avec le Siège apostolique. S’il convient que cet événement béni soit célébré avec un cœur reconnaissant très particulièrement par ceux qui font partie de cette Église, Nous estimons aussi qu’il est opportun de le rappeler à la mémoire de tous les catholiques, soit afin qu’ils rendent à Dieu d’éternelles actions de grâce pour ce bienfait singulier, soit afin qu’ils le supplient avec Nous de vouloir, dans sa bonté, soulager et adoucir les angoisses et les anxiétés présentes de ce peuple qui Nous est très cher, de protéger la sainte religion qu’il professe, de maintenir sa constance et de conserver sa foi intacte.
I. Histoire de l’union de l’Église Ruthène avec le Saint-Siège
Les relations avant l’union.
Nous croyons, Vénérables Frères, qu’il n’est pas inutile de rappeler succinctement par la présente encyclique, selon les témoignages de l’histoire, les événements dont il s’agit. Et tout d’abord, il faut remarquer qu’avant même que ne fût réalisée à Rome, sous de favorables auspices, l’union des Ruthènes avec le Siège apostolique, dans les années 1595 et 1596, et qu’elle ne fût ratifiée dans la ville de Brest-Litowsk plusieurs fois, ces populations ont tourné les yeux vers l’Eglise romaine comme vers l’unique Mère de toute la chrétienté et qu’elles lui ont manifesté l’obéissance et la vénération que leur inspirait la conscience de leur propre devoir. Ainsi, par exemple, saint Vladimir – ce prince remarquable que les populations presque innombrables de la Russie vénèrent comme l’auteur et le réalisateur de leur conversion à la foi chrétienne – bien qu’il eût emprunté à l’Eglise orientale les rites liturgiques et les cérémonies sacrées, non seulement persévéra dans l’unité de l’Eglise catholique, conscient de ses propres obligations, mais veilla avec soin pour qu’entre le Siège apostolique et sa nation se maintiennent des relations amicales.
Dans la suite, nombre de ses nobles descendants, même après que l’Eglise de Constantinople se fut séparée de Rome par un schisme funeste, reçurent avec les honneurs dus à leur rang les légats des Pontifes romains et furent unis par des liens d’une fraternelle amitié avec les autres communautés catholiques.
C’est pourquoi Isidore, métropolitain de Kiev et de toutes les Russies, n’agit pas contrairement aux très anciennes traditions historiques de l’Eglise ruthène, lorsqu’en l’an 1439, au concile œcuménique de Florence, il signa de son nom le décret en vertu duquel l’Eglise grecque fut solennellement réunie à l’Eglise latine. Cependant, à peine de retour du concile, bien qu’il eût été reçu à Kiev, siège de sa dignité, avec une grande joie, il fut, peu après, emprisonné à Moscou et contraint de fuir et de quitter son territoire.
Toutefois, au cours des années, le souvenir de cette heureuse réunion des Ruthènes avec le Siège apostolique ne s’éteignit pas complètement, quoique les tristes conditions des temps eussent amené plus d’une raison pour la faire totalement disparaître. C’est ainsi qu’en l’année 1458, Grégoire Mammas, patriarche de Constantinople, consacra dans cette grande ville un certain Grégoire comme métropolite des Ruthènes, qui alors étaient soumis au grand-duc de Lituanie ; et Nous savons aussi que l’un et l’autre des successeurs dudit métropolitain s’efforcèrent de rétablir le lien de l’unité avec l’Eglise romaine, bien que les circonstances défavorables ne permissent pas de faire une promulgation explicite et solennelle de cette unité.
Par la suite, à la fin du XVIe siècle, il apparut chaque jour plus manifestement que l’on ne pouvait espérer la rénovation et la réforme désirée de l’Eglise ruthène, minée par de graves maux, sinon par le rétablissement de l’union avec le Siège apostolique. Les historiens dissidents eux-mêmes racontent et proclament ouvertement la situation très malheureuse de cette Église. Aussi les nobles ruthènes, réunis à Varsovie en 1585, en exposant au métropolite leurs doléances en termes acerbes et violents, affirmèrent que leur Église était en proie à des maux tels que jamais elle n’en avait enduré de pareils dans le passé ni qu’elle ne pourrait, dans l’avenir, en souffrir de plus grands.
Et ils n’hésitaient pas à en rejeter la faute sur le métropolite lui-même, les évêques et les supérieurs de monastères, en alléguant contre eux de graves accusations. Comme, en cette affaire, des laïques s’insurgèrent contre la hiérarchie, il semble que les liens de la discipline ecclésiastique fussent singulièrement relâchés.
Les négociations (1594–1596).
En conséquence, rien d’étonnant si, finalement, les évêques eux-mêmes, après avoir recouru inutilement à divers remèdes, furent d’avis que l’unique espoir de l’Eglise ruthène se trouvait dans la négociation d’un retour à l’unité catholique. A cette époque, le prince Constantin Ostrogskiyj – le plus puissant prince des Ruthènes – favorisait le projet de ce retour à condition cependant que toute l’Eglise orientale se réunît à l’Occident ; mais par la suite, voyant qu’un tel projet ne pouvait s’accomplir comme il le désirait, il s’opposa énergiquement à cette réunion de l’Eglise ruthène avec Rome. Néanmoins, le 2 décembre 1594, le métropolite et six évêques, après s’être concertés, firent une déclaration commune dans laquelle ils se disaient prêts à promouvoir l’accord et l’unité désirés. « Nous en sommes venus à cette décision, écrivaient-ils, en considérant avec une immense douleur combien d’obstacles rencontrent les hommes pour leur salut sans cette union des Églises de Dieu dans laquelle, en commençant par le Christ notre Sauveur et par ses saints apôtres, nos prédécesseurs ont persévéré en professant qu’il n’y avait qu’un seul Souverain Pasteur et premier Evêque dans l’Eglise de Dieu ici sur terre – ainsi que Nous en avons un témoignage public dans les conciles et dans les canons – que ce Pasteur et Evêque n’était autre que le Très Saint Pape de Rome et ils lui obéissaient en tout et aussi longtemps que cela fut uniformément en vigueur, l’ordre et la prospérité du culte divin ne cessèrent de régner au sein de l’Eglise de Dieu. » [3]
Mais avant qu’un si louable dessein pût se réaliser, il fallut engager de longues et très difficiles négociations. Enfin, après une nouvelle déclaration du même genre, faite au nom de tous les évêques ruthènes le 22 juin 1595, vers la fin de septembre, la chose avait progressé à tel point que Cyrille Terletskyj, évêque de Loutsk et exarque du patriarche de Constantinople, ainsi qu’Adam Hypace Potiej, évêque de Vladimir, en qualité de procureurs de tous les autres évêques, purent entreprendre leur voyage à Rome, porteurs d’un document qui contenait les conditions auxquelles tous les évêques ruthènes étaient prêts à revenir à l’unité de l’Eglise. Les légats furent reçus avec une grande bienveillance, et Notre prédécesseur d’heureuse mémoire Clément VIII confia le document apporté par eux à une commission de cardinaux pour qu’il fût examiné et étudié avec soin. Les négociations engagées tout de suite sur l’ensemble de l’affaire finirent par aboutir heureusement au résultat désiré : le 23 décembre 1595, les légats, admis en la présence du Souverain Pontife, lui présentèrent dans une imposante assemblée la déclaration de tous les évêques et firent, en leurs noms et en leur propre nom, une solennelle profession de foi catholique, et promirent l’obéissance et le respect dus au Souverain Pontife.
Le jour même, Notre prédécesseur, Clément VIII, par la constitution apostolique Magnus Dominus et laudabilis nimis [4], communiqua, en s’en félicitant, au monde entier, la nouvelle de ce joyeux événement. La vive allégresse et la bienveillance avec lesquelles l’Eglise romaine reçut les Ruthènes qui revenaient à l’unité du bercail apparaissent, par ailleurs, dans la lettre apostolique Benedictus sit Pastor, du 7 février 1596, dans laquelle le Souverain Pontife informe le métropolite et les autres évêques ruthènes de l’union heureusement conclue de toute leur Église avec le Siège apostolique.
Dans la même lettre, le Pontife romain, après avoir brièvement raconté tout ce qui avait été fait et traité à Rome concernant cette affaire, et après avoir relevé, d’un cœur reconnaissant, le succès obtenu en final de la divine miséricorde, déclara que les usages et les rites légitimes de l’Eglise ruthène pouvaient être conservés intacts. « Quant à vos rites et à vos cérémonies, qui ne nuisent en rien à l’intégrité de la foi catholique et à Notre mutuelle union, pour le même motif et de la même manière que l’a permis le concile de Florence, Nous aussi Nous vous permettons de les conserver. » [5] Il assure, en outre, qu’il a demandé à l’auguste roi de Pologne non seulement de bien vouloir prendre sous son patronage les évêques avec tout ce qui leur appartient, mais aussi de leur accorder de très grands honneurs et de les admettre, suivant leur désir, au Sénat du royaume. En terminant, il exhorte fraternellement les évêques de tout le pays à se réunir le plus tôt possible en un concile général, pour y ratifier et confirmer l’union réalisée entre les Ruthènes et l’Eglise catholique.
L’union et ses lendemains.
A ce concile, tenu à Brest-Litowsk, prirent part non seulement tous les évêques ruthènes et beaucoup d’autres ecclésiastiques, ainsi que des légats royaux, mais encore les évêques latins de Lwów [6], Luck, Chelmno qui représentaient la personne du Pontife romain ; et bien que les évêques de Lwów et de Przemysl eussent misérablement manqué à la parole donnée, le 8 octobre 1596, l’union de l’Eglise ruthène avec l’Eglise catholique fut heureusement confirmée et proclamée. De cet accord et de cette union, qui répondaient si pleinement aux besoins du peuple ruthène, on pouvait vraiment attendre, si l’entente devenait unanime, des fruits abondants.
Mais « l’ennemi » vint et « sema de l’ivraie au beau milieu du blé » (Matth., xiii, 25). En effet, soit cupidité de quelques puissants, soit inimitiés politiques, soit enfin négligence à instruire au préalable le clergé et le peuple et à le préparer à ce rapprochement, de très violentes contestations et de continuelles misères suivirent qui faisaient parfois redouter que les efforts faits en vue de cette œuvre commencée sous d’excellents auspices ne finissent par être annihilés lamentablement.
Si, dès le début, ni les persécutions ni les embûches tendues non seulement par les frères dissidents mais encore par quelques catholiques, ne parvinrent pas à ce triste résultat, on le doit surtout à l’activité des deux métropolites Hypace Potiej et Joseph Velamine Rutskyj, qui, avec un zèle inlassable, s’appliquèrent à défendre et à faire progresser cette cause ; ils veillèrent d’un façon spéciale à ce que les prêtres et les moines fussent formés suivant la discipline sacrée et les bonnes mœurs, et à ce que tous les fidèles fussent instruits selon les bons principes de la vraie foi.
Peu d’années après, l’œuvre de conciliation à peine entreprise fut consacrée par le sang d’un martyr : le 12 novembre 1623, Josaphat Kuncevicz, archevêque de Polotsk et de Vitebsk, renommé pour la sainteté de sa vie et son ardeur apostolique et champion invincible de l’unité catholique, menacé de mort par des schismatiques qui avaient déchaîné contre lui une très violente campagne, fut atteint d’une balle et achevé d’un coup de hache. Mais le sang sacré de ce martyr devint aussi en un certain sens une semence de chrétiens, car tous les assassins eux-mêmes, à l’exception d’un seul, regrettèrent le crime commis, et abjurant le schisme, firent amende honorable avant de subir la peine capitale. De la même manière, Mélèce Smotrytskyj, compétiteur acharné de Josaphat pour le siège de Polotsk, revint en 1627 à la foi catholique et, bien qu’il eût hésité quelque temps entre les deux partis, il ne tarda pas à défendre jusqu’à sa mort, avec un très grand courage, le pacte concernant le retour des Ruthènes dans le giron de l’Eglise catholique ; conversion qui, semble-t-il, doit être attribuée elle aussi au patronage de ce saint martyr.
Cependant les difficultés de toute nature augmentaient avec les années et faisaient obstacle à la réconciliation heureusement commencée. Parmi les plus graves, il y avait le fait que les rois de Pologne qui, au début, paraissaient favoriser le rapprochement, contraints ensuite, soit sous la pression de leurs ennemis extérieurs, soit par suite des dissensions des factions internes, firent des concessions toujours plus grandes aux adversaires de l’unité catholique qui, certes, ne manquaient pas. C’est pourquoi en peu de temps, cette sainte cause en vint, ainsi que le confessèrent les évêques ruthènes eux-mêmes, à n’avoir d’autre soutien que l’aide des Pontifes romains qui, par des lettres pleines d’affection et les secours qu’il leur était possible d’envoyer, spécialement par l’intermédiaire du nonce apostolique en Pologne, défendirent l’Eglise ruthène avec autant d’énergie que de bonté paternelle.
Plus les temps étaient tristes, plus éclatant se montra le zèle des évêques ruthènes qui, non seulement s’efforcèrent d’instruire le peuple peu au courant de la doctrine chrétienne, mais encore d’élever les prêtres insuffisamment cultivés à un degré plus haut de science sacrée, et enfin de remplir les moines dont la conduite s’était relâchée d’une ardeur renouvelée pour la discipline et du désir de sanctification. Ils ne perdirent pas non plus courage, lorsqu’en 1632, les biens ecclésiastiques furent en grande partie attribués à la hiérarchie des frères dissidents, constituée peu de temps auparavant, et que, dans les accords signés entre les Cosaques et le roi de Pologne, fut insérée la dissolution de l’union rétablie entre les Ruthènes et le Siège apostolique ; les prélats ruthènes n’en continuèrent que mieux à défendre avec constance et ténacité les troupeaux confiés à leur garde.
Dieu, cependant, qui ne permet pas que son peuple soit victime de trop lourdes épreuves, lorsque fut enfin conclue la paix d’Androussov en 1667, fit luire à nouveau, après tant d’amertumes et de malheurs, des temps plus calmes pour l’Eglise ruthène, dont la tranquillité retrouvée fut, pour la religion, une source de jour en jour plus abondante de prospérité. En effet, les mœurs et la foi chrétiennes fleurirent à tel point que, même dans les deux éparchies qui, en 1596, étaient restées, hélas ! détachées de l’unité, on enregistra chaque jour des adhésions de plus en plus nombreuses pour le retour au bercail catholique. C’est ainsi qu’il advint heureusement qu’en 1691, l’éparchie de Przemysl, et en 1700, celle de Lwów, furent réunies au Siège apostolique, et cela de telle manière que presque tous les Ruthènes qui habitaient à cette époque en Pologne bénéficièrent enfin de l’unité catholique.
Voyant donc la religion prospérer chaque jour davantage, au grand profit de la chrétienté, en 1720, le métropolite et les autres évêques de l’Eglise ruthène se rassemblèrent en concile à Zamoscj, afin de pourvoir, d’un commun accord, suivant leurs possibilités, aux besoins croissants des fidèles du Christ. Les décrets de ce concile, confirmés par Notre prédécesseur de vénérée mémoire, Benoît XIII, par la constitution apostolique Apostolatus officium, du 19 juillet 1724, furent d’une grande utilité pour la communauté des Ruthènes.
La persécution des Ruthènes de Russie.
Cependant, par un impénétrable dessein de Dieu, il arriva que, vers la fin du XVIIIe siècle, cette même communauté fut victime de nombreuses persécutions et mesures vexatoires qui furent parfois plus vives et plus aiguës dans les régions réunies à l’Empire russe après le démembrement de la Pologne. Et à la mort de l’empereur Alexandre Ier, on osa, de propos délibéré et avec une audace téméraire, briser complètement l’union des Ruthènes avec l’Eglise romaine. Déjà, auparavant, les éparchies de cette nation avaient été presque mises hors d’état de communiquer avec le Siège apostolique. Mais bientôt on élit des évêques qui, gagnés à la cause du schisme, se mirent servilement à la disposition de l’autorité civile ; au séminaire de Vilna, érigé par l’empereur Alexandre Ier, on enseignait aux clercs des deux rites des doctrines hostiles aux Pontifes romains ; l’Ordre basilien, dont les membres avaient toujours été d’une très grande aide à l’Eglise catholique de rite oriental, fut privé de son propre gouvernement et de sa propre administration, et ses moines furent complètement soumis aux consistoires éparchiaux ; enfin, les prêtres de rite latin se virent interdire, sous des peines très graves, d’administrer les sacrements et les autres secours religieux aux Ruthènes. Et, pour finir, malheureusement, en 1839, fut solennellement déclarée l’union de l’Eglise ruthène avec l’Eglise russe dissidente.
Qui pourrait raconter, Vénérables Frères, les douleurs, les dommages, les privations qu’endura alors le très noble peuple ruthène, uniquement parce qu’il était accusé du crime d’avoir protesté contre le tort qui lui avait été fait de l’entraîner de force et par ruse au schisme, et d’avoir cherché par les moyens en son pouvoir de garder sa foi ?
C’est donc à bon droit que Notre prédécesseur de pieuse mémoire, Grégoire XVI, dénonça au monde entier, dans son allocution du 22 novembre 1839, en exprimant ses plaintes et sa douleur, l’indignité de cette façon de procéder ; mais ses solennelles réclamations et protestations ne furent même pas écoutées, et ainsi l’Eglise catholique dut pleurer ses enfants arrachés par une inique violence de son giron maternel.
Bien plus, peu d’années après, l’éparchie de Chelmno, soumise au royaume de Pologne uni à l’Empire russe, endura, elle aussi, le même malheureux sort, et les fidèles qui, par devoir de conscience, ne voulurent pas se détacher de la vraie foi et résistèrent avec un courage invincible à l’union avec l’Eglise dissidente qui leur fut imposée en 1875, furent indignement condamnés à des amendes, à des peines corporelles, à l’exil.
L’Eglise ruthène en Galicie.
Par contre, au même moment, les choses se passaient autrement dans les éparchies de Lwów et de Przemysl qui, après le démembrement de la Pologne, avaient été annexées à l’Empire d’Autriche. La cause des Ruthènes y fut, en effet, réglée dans le calme et la paix. En 1807, on y rétablit le titre métropolitain de Galitz (Halicz), réuni à perpétuité à l’archidiocèse de Lwów. Dans cette province, les choses prospérèrent au point que deux de ses métropolites, Michel Levitskij (1816–1858) et Sylvestre Sembratovyc (1882–1898), qui avaient gouverné avec une rare prudence et un zèle ardent la partie respective du troupeau confié à leurs soins, se virent élevés, à cause de leurs remarquables qualités d’âme et de leurs mérites insignes, à la pourpre romaine et accueillis dans le suprême Sénat de l’Eglise. Le nombre des catholiques croissant de jour en jour, Notre prédécesseur d’heureuse mémoire, Léon XIII, en 1885, établit régulièrement une nouvelle éparchie, celle de Stanislavov ; six ans après, la prospérité de l’Eglise de Galicie fut manifestée d’une façon spéciale, lorsque tous les évêques, ainsi que le légat du Souverain Pontife et beaucoup d’autres membres du clergé se rassemblèrent pour tenir à Lwów le concile provincial, afin d’édicter des lois opportunes concernant la liturgie et la discipline sacrée.
Lorsque ensuite, vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe, un grand nombre de Ruthènes, à cause des difficultés économiques, émigrèrent aux États-Unis, au Canada ou dans les pays de l’Amérique du Sud, Notre prédécesseur d’heureuse mémoire, Pie X, craignant dans sa sollicitude que ses fils très chers, par suite de leur ignorance de la langue du pays et du non-usage du rite latin, ne fussent trompés par les schismatiques et les hérétiques, ou victimes du doute et de l’erreur, ne perdissent malheureusement toute religion, nomma, en 1907, un évêque muni de pouvoirs spéciaux pour eux. Par la suite, le nombre et les besoins de ces catholiques augmentant toujours, deux évêques spéciaux ordinaires furent nommés : l’un pour les Ruthènes originaires de Galicie et résidant aux États-Unis d’Amérique, et un autre pour le Canada, sans compter l’évêque ordinaire destiné aux fidèles de ce rite, émigrés de la Subcarpathie russe, de la Hongrie ou de la Yougoslavie. Enfin la Sacrée Congrégation de la Propagande et la Sacrée Congrégation pour l’Eglise orientale continuèrent, par d’opportuns règlements et décrets, à régler les questions ecclésiastiques aussi bien dans les régions mentionnées plus haut que dans celles de l’Amérique du Sud. Rien d’étonnant donc, Vénérables Frères, si la communauté des catholiques ruthènes, reconnaissante pour de si grands bienfaits, ait voulu manifester ouvertement à plusieurs reprises, lorsque l’occasion s’en présentait, sa gratitude et son profond attachement envers les Pontifes romains. Cela advint tout particulièrement en 1895, lors du IIIe centenaire de l’heureuse union de ses ancêtres avec le Siège apostolique scellée à Rome et confirmée à Brest-Litowsk. A cette occasion, outre les cérémonies par lesquelles fut célébré comme il convenait cet heureux événement dans chacune des localités de la province de Galicie, on envoya à Rome une importante légation qui comprenait le métropolite et les évêques, pour porter au Souverain Pontife, successeur de saint Pierre, l’amour de l’Eglise ruthène, ses hommages, son respect et sa soumission. Notre prédécesseur de pieuse mémoire, Léon XIII, après avoir admis en sa présence, avec les honneurs qui lui étaient dus, l’insigne légation, lui adressa une allocution dans laquelle, avec une joie et une bienveillance paternelles, il loua hautement l’union des Ruthènes avec le Siège apostolique, comme étant pour tous ceux qui la conservaient sincèrement en leur âme une source très salutaire de vraie lumière, de paix inébranlable et de biens surnaturels.
A notre époque, les bienfaits que les Pontifes romains octroyèrent à ce très cher peuple ne furent pas moindres. Particulièrement lorsque la première guerre à laquelle prirent part les peuples d’Europe et presque toutes les nations, dévasta ces régions, comme aussi au cours des années qui suivirent, ils n’omirent rien de ce qui pouvait aider et soulager la communauté ruthène. Après qu’elle eut, avec le secours divin, surmonté les graves difficultés dont elle était douloureusement accablée, on put voir cette communauté de catholiques répondre au zèle infatigable de ses évêques et de son clergé par une active coopération et avec un cœur généreux. Mais, hélas ! la seconde guerre survint et, comme tout le monde le sait, elle fut encore plus dure et plus néfaste pour la hiérarchie ruthène et pour son fidèle clergé.
Mais avant de vous exposer brièvement, Vénérables Frères, les maux et les angoisses que souffre à présent cette Église, menacée gravement de perdre son existence elle-même, Nous tenons à ajouter quelques détails qui feront apparaître plus complètement et plus clairement combien grands, combien magnifiques ont été les bienfaits qu’a procurés au peuple ruthène et à son Église la réunion avec Rome commencée il y a trois cent cinquante ans.
II. Bienfaits procurés à l’Église Ruthène par son union avec Rome
Après avoir sommairement et succinctement rappelé l’histoire de cette union tant désirée et considéré ses vicissitudes, tantôt joyeuses, tantôt tristes, il Nous faut répondre à la question suivante : En quoi cette union a‑t-elle été profitable au peuple ruthène et à son Église ? De quels avantages, de quel secours cette Église et ce peuple ont-ils bénéficié de la part du Siège apostolique et des Pontifes romains ? En répondant, comme il est juste, à cette question, Nous croyons faire chose très opportune et très utile, étant donné surtout que la réconciliation de Brest-Litowsk ne manque pas d’adversaires qui la critiquent passionnément.
La protection des rites ruthènes.
En premier lieu, on doit observer que Nos prédécesseurs se sont toujours montrés très désireux de protéger et de garder intacts les rites légitimes des Ruthènes. En effet, quand leurs prélats, par l’intermédiaire des évêques de Vladimir et de Luck, envoyés à Rome à ce sujet, demandèrent au Pontife romain « que Sa Sainteté daignât conserver intègres, inviolables et dans des formes en usage chez eux, au moment de l’union, l’administration des sacrements, les rites et les cérémonies de l’Eglise orientale, sans que lui ou l’un de ses successeurs apportassent jamais d’innovation en ces matières » [7], Clément VIII, acquiesçant avec bienveillance à leur requête, prescrivit qu’on ne changeât absolument rien en cette matière. Par la suite, l’usage du nouveau calendrier grégorien, lequel tout d’abord semblait devoir être adopté par les Ruthènes, qui conserveraient aussi le calendrier liturgique du rite oriental, ne leur fut même pas imposé ; de fait, jusqu’à nos jours, le calendrier Julien peut être en usage chez eux.
En outre, ce même prédécesseur, dans sa lettre du 23 février 1596, accorda aussi que l’élection des évêques suffragants ruthènes régulièrement nommés fût confirmée par le métropolite suivant l’antique discipline de l’Eglise orientale et comme il avait été proposé dans l’accord conclu lors de la réconciliation avec le Saint-Siège. D’autres, parmi Nos prédécesseurs, permirent au métropolite d’ériger des institutions d’instruction élémentaire et d’autres écoles dans n’importe quelle partie de la Russie, en les confiant librement à des directeurs et à des maîtres de leur choix ; ils décrétèrent également que les Ruthènes, en ce qui concerne la concession des faveurs spirituelles, ne seraient pas moins considérés que les autres catholiques, et ils voulurent, en outre, que, ni plus ni moins que les autres fidèles, ils participassent dès lors et dans l’avenir aux bienfaits des indulgences, pourvu qu’ils satisfissent eux aussi aux conditions nécessaires prescrites. Paul V établit ensuite que tous ceux qui fréquentaient les écoles et les collèges érigés par les métropolites participeraient aux faveurs particulières que les Pontifes romains avaient accordées aux membres des Congrégations mariales érigées dans les églises de la Compagnie de Jésus. Puis, à ceux qui feraient les exercices spirituels chez les moines de saint Basile, Urbain VIII accorda les mêmes indulgences qui avaient été concédées aux clercs réguliers de la Compagnie de Jésus.
On voit par là clairement que Nos prédécesseurs ont constamment usé à l’égard des Ruthènes de la même bonté paternelle qu’ils manifestaient envers les autres catholiques de rite latin. Bien plus, ils eurent grandement à cœur de défendre les droits et les privilèges de leur hiérarchie. En effet, lorsqu’un assez grand nombre de Latins prétendirent que le rite des Ruthènes était inférieur en rang et en dignité, et lorsque parmi les évêques latins quelques-uns soutinrent que les prélats ruthènes ne jouissaient pas de tous les droits épiscopaux et ne pouvaient accomplir toutes les fonctions épiscopales, mais qu’ils leur étaient soumis, le Siège apostolique, repoussant cette injuste façon de penser, publia le décret du 28 septembre 1643, dans lequel il est édicté ce qui suit :
« L’éminentissime cardinal Pamphili, ayant fait un rapport sur divers décrets de la Congrégation particulière des Ruthènes unis, le Saint-Père a approuvé le décret de ladite Congrégation particulière, du 14 août dernier (1643), dans lequel il est établi que les évêques ruthènes unis sont de véritables évêques et doivent être appelés et considérés comme tels. Il a approuvé également le décret de cette même Congrégation, en vertu duquel les évêques ruthènes peuvent, dans leurs évêchés, ériger des écoles pour l’instruction de leur jeunesse, dans les lettres et dans les sciences, et en vertu duquel les ecclésiastiques ruthènes jouissent des privilèges du canon, du for, de l’immunité et de la liberté dont jouissent les prêtres de l’Eglise latine. ».[8]
Ce zèle inlassable et attentif des Pontifes romains à conserver et à protéger les rites ruthènes a été spécialement mis en évidence dans l’évolution de la toujours actuelle question concernant le changement de ce rite. En effet, bien que, pour des raisons particulières tout à fait étrangères à leur volonté, ils n’aient pu pendant très longtemps imposer aux laïques ruthènes la défense rigoureuse de passer à un autre rite, il apparaît cependant clairement, à en juger par leurs tentatives répétées d’établir cette défense et par les exhortations adressées aux évêques et aux prêtres latins, combien Nos prédécesseurs prirent à cœur cette affaire. Dans le décret même par lequel fut heureusement consacrée, en 1595, l’union des Ruthènes avec le Siège apostolique, on n’a pas inséré, il est vrai, la défense explicite et formelle de passer du rite oriental au rite latin ; néanmoins, on voit nettement, d’après une lettre du Supérieur général de la Compagnie de Jésus, adressée en 1608 à ses religieux résidant en Pologne, quelle était déjà alors la pensée du Siège apostolique ; il y est dit que ceux qui n’ont jamais suivi le rite latin ne pouvaient, après l’union avec Rome, adopter ce rite, « attendu que c’est un commandement de l’Eglise et une règle spécialement établie d’après les lettres de l’union conclue sous Clément VIII, que chacun doit rester dans le rite de son Église » [9].
Mais, par suite des plaintes fréquentes concernant les jeunes nobles ruthènes qui suivaient le rite latin, la Congrégation de la Propagande, par décret du 7 février 1624, édicta « que dans l’avenir il n’était pas permis aux Ruthènes unis, soit laïques, soit ecclésiastiques, tant séculiers que réguliers, et spécialement aux moines de saint Basile le Grand, de passer, pour quelque raison que ce fût, même très urgente, au rite latin » [10].
Toutefois, le roi de Pologne, Sigismond III, étant intervenu pour que ce décret ne fût pas appliqué intégralement – le roi désirait, en effet, que la défense ne concernât que les ecclésiastiques – Notre prédécesseur d’heureuse mémoire, Urbain VIII, ne put pas ne pas contenter un tel promoteur de l’unité catholique. Il en résulta que ce qui, pour des raisons spéciales, ne fut pas imposé par des lois, le Siège apostolique chercha à l’obtenir au moyen de prescriptions et d’exhortations, attitude qui est démontrée de plus d’une manière.
Et de fait, déjà dans le préambule du décret du 7 juillet 1624, par lequel était seulement interdit aux ecclésiastiques le passage au rite latin, il était prescrit que les prêtres de l’Eglise latine seraient invités à ne pas exhorter en confession les fidèles laïques à ce passage. Des avertissements de ce genre furent souvent réitérés et les nonces apostoliques en Pologne, sur l’ordre des Souverains Pontifes, s’efforcèrent de tout leur pouvoir d’en obtenir la mise en pratique. Que la pensée et les décisions du Siège apostolique en cette matière n’aient pas changé, même au cours des siècles suivants, on peut également le constater par les lettres envoyées par Notre prédécesseur Benoît XIV, en 1751, aux évêques de Lwów et de Przemysl, dans lesquelles il est dit entre autres choses : « On nous a remis votre lettre du 17 juillet, dans laquelle vous vous plaignez à juste titre du passage des Ruthènes du rite grec au rite latin, car vous savez bien, Vénérables Frères, que Nos prédécesseurs ont toujours déploré de tels passages, et Nous-même Nous les déplorons ; Nous désirons, en effet, vivement, non la destruction, mais la conservation du rite grec. » [11]
De plus, ce pontife promit aussi d’écarter tous les obstacles en cette matière et d’interdire enfin, par décret solennel, ce passage au rite latin. Mais des circonstances et des temps contraires ne permirent pas que les désirs et les promesses de ce pontife se réalisassent.
Finalement, après que les Pontifes romains Clément XIV et Pie VII eurent décrété que les catholiques de rite ruthène habitant les pays russes ne pourraient passer au rite latin, il fut établi dans la convention dite Concordia, conclue en 1863 entre les évêques latins et ruthènes, avec l’appui et sous la direction de la Sacrée Congrégation de la Propagande, que cette défense serait valable pour tous les Ruthènes.
Des faits que jusqu’ici, Vénérables Frères, Nous avons sommairement exposés dans les grandes lignes suivant le témoignage de l’histoire, il est facile de déduire avec quel soin le Siège apostolique a veillé à la pleine conservation du rite ruthène, soit en ce qui regarde la communauté ruthène tout entière, soit en ce qui concerne chacun de ses membres ; personne, cependant, ne s’étonnera si ce même Saint-Siège, tout en sauvegardant ce qu’il y a d’essentiel et de principal dans les rites et les cérémonies de l’Eglise ruthène, a, en raison de circonstances et de temps particuliers, permis ou approuvé provisoirement quelques changements secondaires. Ainsi, par exemple, il n’a pas permis qu’on fît aucun changement dans les rites liturgiques même ceux qui, petit à petit, s’étaient introduits, sinon quelques-uns décrétés au concile de Zamoscj par les évêques ruthènes eux-mêmes.
Cependant, comme quelques astucieux fauteurs du schisme, en apparence pour défendre l’intégrité primitive de leur rite, mais en réalité afin que le peuple non instruit se détachât plus facilement de la foi catholique, s’efforçaient d’introduire à nouveau, de leur autorité privée, des usages anciens déjà en partie tombés en désuétude, les Pontifes romains, conscients de leurs devoirs, dénoncèrent ouvertement leurs manœuvres secrètes et fourbes, résistèrent à de pareilles tentatives et décrétèrent que « rien ne devait être innové dans les rites de la liturgie sacrée, sans que le Siège apostolique ne fût au préalable consulté ; pas même sous prétexte de rétablir les cérémonies qui semblaient plus conformes aux liturgies approuvées par le Saint-Siège lui-même, sinon pour des raisons très graves et avec l’assentiment de l’autorité du Siège apostolique » [12].
Du reste, il s’en faut que le Siège apostolique ait eu la pensée de porter atteinte à l’intégrité et à la conservation du rite ruthène ; bien plutôt, il engagea l’Eglise ruthène à traiter avec le plus grand respect les usages transmis par l’antiquité en matière liturgique. On peut voir une preuve notoire de ce bienveillant et attentif intérêt pour le rite ruthène dans la nouvelle édition romaine des livres sacrés, commencée sous Notre pontificat et en partie déjà heureusement terminée, pour laquelle le Saint-Siège, accédant volontiers aux désirs des évêques ruthènes, s’est efforcé de redonner aux rites liturgiques ruthènes leurs formes anciennes et vénérables.
Une vitalité plus grande.
Un second bienfait, Vénérables Frères, se présente maintenant à Notre esprit, qui est venu sans nul doute à la communauté des Ruthènes du fait de son union avec le Siège apostolique. Grâce à elle, en effet, cette noble nation s’est unie étroitement à l’Eglise catholique et elle vit ainsi de sa vie même, de la vérité dont elle est éclairée, et elle participe à sa grâce. De l’Eglise catholique, source suprême, découlent les ruisseaux qui se répandent partout et pénètrent si bien toute chose qu’il peut en éclore les fleurs très belles de toutes les vertus et mûrir des fruits abondants et très salutaires.
En effet, alors qu’avant le retour à l’unité, les frères dissidents eux-mêmes avaient à se plaindre que dans ces régions la sainte religion avait été dévastée, que le vice de la simonie dans l’élection des évêques et des autres ministres sacrés se faisait partout envahissant, que les biens ecclésiastiques étaient dilapidés, les mœurs des moines corrompues, la discipline des cénobites relâchée et les liens de l’obéissance même envers les évêques chaque jour affaiblis et menacés de disparaître parmi les fidèles ; au contraire, après l’union, avec l’aide du Seigneur, les choses ont pris peu à peu un tour meilleur. Mais quelle force d’âme, quelle constance ne fallut-il pas aux évêques pour rétablir partout la discipline ecclésiastique, surtout au début à cause des troubles et des persécutions de toute nature ! Quelle application à la tâche et quelle patience dans les travaux ne durent-ils employer pour former un clergé de mœurs parfaites, pour réconforter le troupeau confié à leurs soins en butte à tant de misères, pour soutenir et fortifier par tous les moyens ceux dont la foi vacillait ! Cependant, contre toute prévision humaine, on eut la chance d’obtenir que non seulement cette unité tant souhaitée surmontât toutes les tempêtes contraires, mais encore qu’elle sortît de la lutte victorieuse, plus vigoureuse et plus forte. Et ce n’est point par l’épée ou la violence, ni par les promesses ou les menaces, mais par le sublime exemple de la vie religieuse, que, par une sorte de manifestation admirable de grâce divine, les Ruthènes catholiques obtinrent finalement le retour à l’unique bercail des éparchies dissidentes de Lwów et de Przemysl.
La tranquillité et la paix étant enfin rétablies, la situation florissante de l’Eglise ruthène, spécialement au XVIIIe siècle, resplendit même au-dehors de tout son éclat. De ce fait sont témoignage non seulement la cathédrale de Lwów, dédiée à saint Georges, mais encore les églises et les couvents érigés à Potchaïv, à Torolcany, à Zyrowici et ailleurs, monuments vraiment remarquables de cette époque.
Il paraît opportun de dire ici quelques mots des moines basiliens qui, par leur intense et diligente activité, ont rendu de si grands et de si beaux services dans toute cette affaire. Après que leurs monastères eurent été, grâce à l’autorité de Velamine Rutskyj, ramenés à une meilleure et plus sainte discipline et constitués en congrégations, de très nombreux religieux y vécurent d’une façon si exemplaire par leur piété, leur doctrine et leur zèle apostolique, qu’ils devinrent des guides et des maîtres de vie religieuse pour le peuple chrétien. Les écoles ou établissements scolaires classiques qu’ils ouvrirent, non seulement donnèrent aux jeunes gens souvent très intelligents une excellente connaissance des sciences profanes et sacrées, mais encore leur communiquèrent leur solide vertu, par quoi ils ne le cédèrent à aucun des autres élèves instruits dans les écoles latines. Le fait était connu et évident pour nos frères dissidents eux-mêmes, car un grand nombre de leurs jeunes gens, abandonnant patrie et famille, mirent beaucoup d’empressement à fréquenter ces maisons de science, afin de participer, eux aussi, à des fruits si délicieux.
La communauté ruthène a retiré, ces temps derniers, des avantages non moins appréciables de son union avec le Siège apostolique. Chacun peut s’en rendre manifestement compte, rien qu’en jetant un regard sur l’Eglise de Galicie, telle qu’elle était avant les épouvantables ruines et dévastations de la présente guerre. En effet, dans cette province, les fidèles atteignaient presque le chiffre de 3 600 000, et les prêtres celui de 2275, avec 2226 paroisses. En outre, hors de Galicie, de très nombreux catholiques ruthènes qui en étaient originaires, habitaient dans divers pays du monde, en Amérique surtout, au nombre de 400 000 ou 500 000. Ce nombre considérable de fidèles, qui ne fut peut-être jamais égalé au cours des siècles, se signalait dans chaque éparchie par un souci de vertu, de piété, de vie chrétienne aussi remarquable. Dans les séminaires éparchiaux, les élèves étaient, comme cela convenait, formés avec soin et préparés aux fonctions sacrées qu’ils auraient à remplir. Quant aux fidèles, ils prenaient part avec un grand amour et un grand respect au culte divin selon leur propre rite, et ils en retiraient d’excellents et abondants fruits de piété.
En rappelant et présentant par les sommets et brièvement cet état prospère de l’Eglise ruthène, Nous ne pouvons passer sous silence l’illustre métropolite que fut André Szeptyckyj qui, durant neuf lustres environ, déploya une infatigable activité, non dans une seule direction ni exclusivement en vue de résultats spirituels, et se fit bien venir du troupeau confié à ses soins. Pendant son épiscopat fut instituée la Société de Théologie pour stimuler plus sérieusement l’étude et les progrès des sciences sacrées parmi le clergé ; on érigea à Lwów une Académie ecclésiastique dans laquelle les jeunes Ruthènes bien doués pourraient s’adonner comme il convient à l’étude de la philosophie, de la théologie et des autres disciplines supérieures, suivant les programmes en usage dans les universités ; l’édition de tout genre : livres, journaux et revues, prit un grand développement et fut remarquée même à l’étranger ; par ailleurs, l’art sacré fut cultivé suivant les traditions ancestrales et le génie propre de la nation ; les musées et les autres établissements de beaux-arts furent pourvus de remarquables chefs‑d’œuvre de l’antiquité ; enfin, on créa et on encouragea de nombreuses institutions destinées à subvenir aux besoins des classes inférieures et à l’indigence des pauvres.
Nous ne pouvons pas non plus passer sous silence les mérites singuliers de pieuses associations d’hommes et de femmes qui obtinrent dans tous ces domaines un succès considérable et salutaire. Il nous plaît de mentionner tout d’abord les monastères des moines et des moniales basiliens qui, lors du règne de l’empereur d’Autriche Joseph II, tout en souffrant injustement et avec grave dommage l’ingérence du pouvoir civil dans leurs biens et leur vie régulière, finirent néanmoins, en 1882 et au cours des années suivantes, par retrouver leur splendeur première, grâce à la réforme dite de Dobromil ; à leur amour de la vie cachée et à leur esprit surnaturel, puisé dans les règles et les exemples de leur saint fondateur, ils joignent en même temps un zèle apostolique ardent.
A ces anciens foyers de la vie monastique s’ajoutèrent, avec des mérites égaux aux leurs, de nouvelles sociétés religieuses masculines et féminines, tels : l’Ordre des Studites, dont les moines s’appliquent surtout à la contemplation des choses célestes et aux œuvres saintes de la pénitence ; la Congrégation religieuse de rite ruthène du Très-Saint-Rédempteur, dont les membres travaillent avec tant de succès en Galicie et au Canada ; enfin, de nombreux instituts de femmes qui ont pour but l’éducation des jeunes filles, le soin des malades, et qui s’appellent les Servantes de la Vierge Immaculée, les Myrophores, les Sœurs de Saint-Joseph, de Saint-Josaphat, de la Sainte-Famille, de Saint-Vincent de Paul.
Nous avons plaisir aussi à mentionner ici le Séminaire pontifical de Saint-Josaphat, construit par Notre prédécesseur Pie XI sur les collines du Janicule et embelli par sa munificence. Après que, pendant de longs siècles, des jeunes gens d’élite se furent préparés en grand nombre au sacerdoce dans le Collège pontifical grec, un autre de Nos prédécesseurs, Léon XIII, d’immortelle mémoire, érigea, en 1897, un collège spécial pour les jeunes Ruthènes qui se sentaient appelés par Dieu au sacerdoce. Par la suite, cet établissement étant devenu trop étroit à cause du nombre croissant des élèves, Notre prédécesseur immédiat, poussé par l’affection particulière qu’il nourrissait envers le peuple ruthène, édifia, ainsi que Nous l’avons dit, une nouvelle et plus ample maison où les aspirants au sacerdoce, instruits et formés dans les sciences sacrées et dans les usages propres à leur rite, grandiraient heureusement, espoir de l’Eglise ruthène, pleins de vénération, de respect et d’amour pour le Vicaire du Christ.
Une phalange de confesseurs et de martyrs.
Vénérables Frères, un autre avantage de non moindre importance et utilité que le peuple ruthène retira de son union avec le Siège apostolique fut l’honneur de posséder une phalange éminente de confesseurs et de martyrs qui, pour conserver intacte la foi catholique et maintenir leur fidélité aimante au Pontife romain, n’hésitèrent pas à supporter toutes sortes de misères et à affronter avec joie la mort elle-même, suivant la parole du divin Rédempteur : « Heureux êtes-vous, si les hommes vous haïssent, s’ils vous frappent d’exclusion et s’ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme. Réjouissez-vous ce jour-là et exultez, car alors votre récompense sera grande dans le ciel » (Luc, vi, 22, 23).
Parmi eux, le premier qui se présente à Notre pensée est le saint évêque Josaphat Kuntsévitch, dont, plus haut, Nous avons rappelé et loué l’invincible fermeté, qui, poursuivi par les ennemis pervers du catholicisme qui voulaient le mettre à mort, se présenta spontanément aux bourreaux et s’offrit comme victime pour le retour tant désiré des frères dissidents. Il fut vraiment, à cette époque, le principal martyr de la foi catholique et de l’unité, mais non le seul, car beaucoup d’autres, aussi bien ecclésiastiques que laïques, le suivirent avec la palme de la victoire, qui, frappés de l’épée ou atrocement flagellés jusqu’à la mort, ou noyés dans les eaux du Dniepr, méritèrent, par leur triomphe sur la mort, de compter parmi les saints du ciel.
Cependant, peu d’années après, c’est-à-dire au milieu du XVIIe siècle, les Cosaques ayant pris les armes contre la Pologne, la haine de ceux qui combattaient l’unité religieuse s’accrut beaucoup et se manifesta plus violemment. Ils s’étaient mis dans l’esprit que tous les malheurs et calamités avaient leur première origine dans le rétablissement de cette union ; c’est pourquoi ils se proposèrent de la combattre et de la faire disparaître par tous les moyens et de toutes manières. De là résultèrent des maux presque sans nombre pour l’Eglise catholique ruthène ; plusieurs églises profanées, dépouillées, détruites et leur patrimoine et leur mobilier disparus ; un grand nombre de prêtres et de fidèles sauvagement battus, atrocement tourmentés, disparaissant dans une mort affreuse ; des évêques même dépouillés de leurs biens et chassés ignominieusement de leurs maisons épiscopales, contraints de fuir. Pourtant, eux aussi, en pleine tempête, ne perdirent jamais courage et n’abandonnèrent pas, dans la limite du possible, leur propre troupeau sans garde et sans défense. Bien plus, dans cette situation pleine d’angoisses, ils s’efforcèrent par la prière, la lutte, les efforts de tous genres, de ramener à l’unité toute l’Eglise russe ainsi que l’empereur Alexis.
Peu d’années avant que le royaume de Pologne ne fut démembré, il s’éleva une nouvelle et non moins violente persécution contre les catholiques. Lors de l’invasion de la Pologne par les soldats de l’impératrice de Russie, de nombreuses églises de rite ruthène furent arrachées aux catholiques de vive force et les armes à la main, et les prêtres qui refusaient de renier la foi furent mis aux fers, foulés aux pieds, frappés, jetés en prison, où ils pâtirent cruellement de la faim, de la soif et du froid.
Ils ne furent pas inférieurs à eux en constance et en fermeté, les prêtres qui, vers l’année 1839, souffrirent plutôt la perte de leurs propres biens et même de leur liberté que de manquer à leurs devoirs religieux. De leur nombre fut Joseph Ancevskyj, que Nous tenons à mentionner d’une façon spéciale : retenu pendant trente-deux ans au monastère de Suzdal dans une dure captivité, il couronna par une mort très pieuse, en 1877, une vie pleine de mérites exceptionnels. Comme lui, les 160 prêtres qui, parce qu’ils professaient ouvertement la foi catholique, furent enlevés à leurs familles laissées dans la misère, transférés à l’intérieur de la Russie et enfermés dans des monastères, ne purent être détournés de leur sainte vocation, malgré la faim et les autres vexations.
De nombreux catholiques de l’éparchie de Chelmno, tant du clergé que du laïcat, qui, avec un courage invincible, tinrent tête aux persécuteurs de la foi ne témoignèrent pas d’une moindre force d’âme. C’est ainsi, par exemple, que les habitants du village de Pratulin, au moment où les soldats venaient pour occuper leur église et la remettre aux schismatiques, n’opposèrent pas la force à la force, mais se serrant, désarmés, les uns contre les autres, opposèrent aux assaillants une sorte de mur vivant. Cette résistance valut à un grand nombre d’être frappés, de souffrir d’affreux tourments, tandis que d’autres furent incarcérés durant de longues années ou déportés dans des localités de la Sibérie glacée, et que d’autres enfin, passés au fil de l’épée, répandirent leur sang pour le Christ. On a déjà introduit dans leur propre éparchie la cause de plusieurs de ceux qui scellèrent de leur sang la foi catholique, et l’on espère ainsi pouvoir les vénérer un jour parmi les bienheureux du ciel. Ces crimes furent malheureusement commis, non pas dans un seul endroit, mais dans plusieurs villes, localités et villages ; et après que toutes les églises catholiques furent entre les mains des schismatiques, après que tous les prêtres, chassés de leur résidence, se virent contraints d’abandonner leur propre troupeau, laissé sans berger, les fidèles furent inscrits sur les registres de l’Eglise schismatique, sans qu’on tînt nul compte de leur volonté. Eux, cependant, bien que privés de leurs pasteurs, ne pouvant plus pratiquer leur religion ni en recevoir les secours, s’efforcèrent de maintenir énergiquement leur foi. Et ainsi, quand les Pères de la Compagnie de Jésus vinrent chez eux, déguisés et au péril de leur vie, pour les instruire dans les divins préceptes et leur apporter exhortation et réconfort, ils les reçurent avec une grande allégresse et un grand respect.
Quand, en 1905, la liberté, bien précaire, de professer n’importe quelle religion fut accordée, on put voir dans les pays ruthènes un merveilleux et consolant spectacle. En foule presque innombrable, les catholiques sortirent de leurs cachettes, en plein jour et, en une longue procession, l’étendard de la croix levé bien haut et les images des saints exposées ouvertement à la vénération, se rendirent, faute de prêtres de leur rite oriental, aux églises latines – dont l’accès leur avait été interdit sous les peines les plus sévères – en rendant grâce à Dieu. Là, ils demandèrent aux prêtres légitimes d’ouvrir leurs portos, de les recevoir, eux et leur profession de foi, et d’inscrire leurs noms sur les registres des catholiques. Si bien qu’en peu de temps, 200 000 fidèles rentrèrent dans l’Eglise catholique.
Cependant, même en ces dernières années, les occasions ne manquèrent pas aux évêques, aux prêtres et au fidèle troupeau de manifester leur fermeté d’âme et leur constance à conserver la foi catholique, à défendre l’Eglise et à maintenir sa liberté sacrée. Entre tous, Nous aimons à mentionner tout particulièrement André Szeptyckyj qui, sous l’occupation de la Galicie par les armées russes, lors de la première guerre européenne, chassé de son siège et déporté dans un couvent, y fut maintenu en prison pendant un certain temps ; là, il ne désirait rien tant que d’attester sa très profonde vénération pour le Siège apostolique et, avec la grâce de Dieu, de subir même le martyre, si c’était nécessaire, en faveur de son troupeau, pour le salut duquel il avait déjà depuis longtemps prodigué ses forces et ses soins.
III. Persécution actuelle contre l’Église Ruthène unie
Par les faits de l’histoire authentique, brièvement évoqués dans la présente lettre, Nous avons vu, Vénérables Frères, les grands et nombreux avantages et bénéfices procurés à la nation ruthène par son union avec l’Eglise catholique. Rien d’étonnant, car si « Dieu s’est plu à faire habiter en Jésus-Christ toute la plénitude » (Col., i, 19), il est certain que la jouissance de cette plénitude ne peut être le partage de celui qui est séparé de l’Eglise, « qui est son Corps » (Eph., I, 23) ; « quiconque, en effet – ainsi que l’affirme Notre prédécesseur de vénérée mémoire, Pélage II – n’est pas en paix et en communion avec l’Eglise ne peut avoir Dieu avec lui » [13]. Nous avons vu aussi la somme de tribulations, de privations, de dommages et de mauvais traitements que dut supporter ce cher peuple ruthène pour défendre, selon ses forces, sa fidélité à l’unité catholique ; cependant, la divine Providence l’a heureusement délivré par le rétablissement plusieurs fois renouvelé de la paix.
Dans les circonstances présentes, Notre cœur paternel éprouve une profonde angoisse en voyant une nouvelle et furieuse tempête menacer cette Église. Les renseignements parvenus jusqu’à Nous sont peu nombreux, il est vrai, mais ils suffisent à remplir à juste titre Notre âme d’inquiétude et d’anxiété. Voici l’anniversaire du jour où, il y a trois cent cinquante ans, cette ancienne communauté chrétienne s’unissait sous de favorables auspices à son suprême Pasteur, successeur du bienheureux Pierre ; mais ce jour lui-même s’est changé pour Nous en « jour de détresse et de tribulation, jour de désolation et de dévastation, jour d’obscurité et de sombres nuages, jour de nuées et de ténèbres » (Soph., i, 15).
C’est avec une affliction profonde que Nous avons appris que, dans les régions récemment attribuées à la Russie, Nos Frères et fils très chers appartenant à la nation ruthène souffrent de dures tribulations à cause de leur fidélité au Siège apostolique et que nombreux sont ceux qui s’efforcent, par tous les moyens, de les arracher du giron de l’Eglise Mère et de les pousser contre leur volonté et contre le devoir très strict de leur conscience à s’unir à l’Eglise et à la communauté des dissidents. C’est pourquoi le clergé de rite ruthène, la nouvelle s’en est répandue, s’est plaint dans une lettre adressée aux chefs de l’Etat, que sa propre Église, dans la région qu’on appelle aujourd’hui l’Ukraine occidentale, ait été placée dans une situation très difficile du fait que tous les évêques et un grand nombre de prêtres ont été incarcérés, avec interdiction en même temps pour quiconque d’oser prendre en main la direction de l’Eglise ruthène elle-même.
Nous savons également, Vénérables Frères, que l’on cherche à justifier ces rigueurs et ces cruautés par de prétendus motifs politiques. Pareille façon d’agir n’est pas nouvelle et ce n’est pas aujourd’hui qu’on l’applique pour la première fois : souvent au cours des siècles, les ennemis de l’Eglise, n’osant pas avouer ouvertement qu’ils tenaient la religion catholique pour une ennemie et la persécuter franchement en plein jour, ont, très habilement et avec des raisons spécieuses, accusé les catholiques de conspirer contre l’Etat ; tout comme jadis les Juifs accusèrent le divin Rédempteur lui-même devant le gouverneur romain en disant : « Nous l’avons surpris en train de bouleverser notre nation et d’interdire de payer le tribut à César » (Luc, xxiii, 2). Mais les faits eux-mêmes et les événements proclament aisément et mettent en pleine lumière quel a été et est encore le motif de semblables persécutions. Qui donc ignore qu’Alexis, élu récemment patriarche par les évêques dissidents des Russies, dans sa lettre à l’Eglise ruthène – lettre qui n’a pas peu contribué à déchaîner cette persécution – exalte ouvertement et prêche la défection d’avec l’Eglise catholique ?
Ces vexations Nous peinent d’autant plus profondément, Vénérables Frères, que presque toutes les nations de la terre s’étant réunies par l’intermédiaire de leurs représentants, alors que l’affreux conflit faisait encore rage, avaient, entre autres déclarations, solennellement proclamé dans leur assemblée que, désormais, il ne devait plus y avoir de persécution d’aucune sorte contre la religion. Nous en avions conçu l’espoir qu’à l’Eglise catholique aussi seraient accordées partout la paix et la liberté qui lui sont dues, étant donné surtout que toujours l’Eglise a enseigné et enseigne actuellement que c’est toujours un devoir de conscience d’obéir à l’autorité civile légitimement constituée, quand elle commande dans la sphère et dans les limites de sa juridiction. Malheureusement, les faits que Nous avons rappelés plus haut dans cette lettre ont profondément et douloureusement affaibli et presque détruit Nos espoirs et Notre confiance pour ce qui concerne la Ruthénie.
C’est pourquoi, les moyens humains semblant se révéler sans proportion avec de si graves calamités, il ne reste plus, Vénérables Frères, qu’à prier instamment le Dieu très miséricordieux qui « rendra justice aux nécessiteux et vengera les pauvres » (Ps., cxxxix, 13), afin qu’il veuille, dans sa bonté, apaiser cette terrible tempête et y mettre enfin un terme. Nous vous exhortons instamment, ainsi que le troupeau confié à vos soins, par des prières suppliantes et de pieuses pratiques de pénitence, de vous efforcer avec Nous d’obtenir de Celui qui éclaire de sa lumière céleste les esprits des hommes et plie leurs volontés à son suprême vouloir, qu’il prenne son peuple en pitié, n’expose pas son héritage à l’opprobre (cf. Joël, ii, 17) et libère le plus tôt possible l’Eglise de Ruthénie de la situation critique et dangereuse dans laquelle elle se trouve.
Mais en ces tristes et angoissantes circonstances, Notre cœur paternel se tourne tout particulièrement vers ceux qui sont si durement opprimés. Vers vous tout d’abord, Vénérables Frères, évêques de la nation ruthène, qui, bien qu’accablés sous le poids de grandes tribulations, êtes constamment bien plus préoccupés et inquiets du salut de votre troupeau que des offenses et des torts qu’on vous fait, suivant la parole : « Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis » (Jean, x, 11). Bien que le présent soit sombre et l’avenir incertain et angoissant, ne perdez pas courage, mais « donnés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes » (i Cor., iv, 9), signalez-vous de façon que tous les fidèles aient les yeux fixés sur votre patience et votre vertu exemplaires. Supportant avec courage et constance cette persécution et enflammés de charité divine pour l’Eglise, vous êtes devenus « pour Dieu la bonne odeur du Christ parmi ceux qui sont sauvés et parmi ceux qui se perdent » (II Cor., ii, 15). Si, emprisonnés et arrachés du milieu de vos fils, il ne vous est pas possible de leur enseigner la sainte religion, vos chaînes, elles, n’en annoncent et n’en prêchent pas moins le Christ d’une façon plus pleine et plus noble.
Nous Nous tournons maintenant paternellement vers vous, chers fils, honorés du sacerdoce, qui devez suivre de plus près les traces du Christ qui « a souffert pour nous » (I Pierre, ii, 21) ; et, partant, supporter et soutenir plus que les autres l’assaut de la bataille. Vos tribulations Nous affligent profondément, c’est vrai ; elles Nous réjouissent pourtant, car, faisant Nôtres les paroles du divin Rédempteur, il Nous est permis de Nous exprimer ainsi avec la plupart d’entre vous : « Je connais tes œuvres, ton amour, ta foi, ta bienfaisance, ta patience, et tes dernières œuvres sont plus nombreuses que les premières » (Apoc., ii, 19).
Continuez, Nous vous y exhortons, à persévérer dans votre foi avec fermeté et constance en ces temps de douleur, à soutenir les faibles et à encourager ceux qui vacillent. Prévenez, s’il le faut, les fidèles confiés à vos soins qu’il n’est jamais permis de renier ou d’abandonner le Christ et son Église même en apparence et en manifestations verbales ; démasquez les astucieuses habiletés de ceux qui promettent aux hommes des avantages terrestres et un bonheur accru en cette vie, mais qui font périr leurs âmes. Montrez-vous vous-mêmes « comme des ministres de Dieu, par une grande constance dans les tribulations, dans les nécessités, dans les détresses ; par la pureté, par la science, par la longanimité, par la bonté, par un esprit saint, par une charité sincère, par la parole de vérité, par la puissance de Dieu, par les armes offensives et défensives de la justice » (II Cor., vi, 4 et suiv.).
Nous Nous tournons enfin vers vous tous, catholiques de l’Eglise ruthène, aux privations et souffrances desquels Nous prenons part d’un cœur paternel. Nous n’ignorons pas que des pièges très perfides sont tendus à votre foi. Il semble même qu’il faille craindre que, dans un proche avenir, des tribulations encore plus grandes vont atteindre ceux qui ne consentiront pas à trahir leur devoir sacrosaint à l’égard de la religion. C’est pourquoi, encore une fois, très chers fils, Nous vous exhortons instamment à ne pas vous laisser abattre par des menaces et des maux d’aucun genre, pas même par l’exil et par le danger de perdre la vie et, ainsi, à ne jamais trahir votre fidélité envers l’Eglise Mère. Il s’agit, en effet, comme vous le savez, du trésor caché dans un champ : « L’homme qui l’a trouvé l’y cache à nouveau, et, dans sa joie, il s’en va, vend tout ce qu’il a et achète ce champ » (Matth., xiii, 44). Rappelez-vous également ce que le divin Rédempteur a dit dans l’Evangile : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi. Celui qui sauvera sa vie la perdra et celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera » (Matth., x, 37 et suiv.). A cette divine sentence, il Nous plaît d’ajouter ces mots de l’Apôtre des gentils : « C’est là une parole certaine : si nous mourons avec lui, nous vivrons aussi avec lui ; si nous persévérons dans l’épreuve, nous régnerons avec lui, si nous le renions, lui aussi nous reniera ; si nous sommes infidèles, lui restera fidèle, car il ne peut se démentir » (II Tim., ii, 11–13).
Nous ne croyons pas pouvoir mieux confirmer et terminer Notre paternelle exhortation, chers fils, qu’en vous adressant ces avertissements du même Apôtre des gentils : « Veillez, soyez constants dans la foi, travaillez virilement et fortifiez-vous » (I Cor., xvi, 13). « Soyez obéissants à vos supérieurs » (Hébr., xiii, 17), évêques et prêtres, lorsqu’ils vous commandent pour votre salut et suivant les préceptes de l’Eglise : résistez avec intrépidité à tous ceux qui, sous quelque forme que ce soit, tendent des pièges à votre foi, « vous efforçant de conserver l’unité de l’esprit par le lien de la paix. Il n’y a qu’un seul corps et un seul esprit, comme aussi vous avez été appelés par votre vocation à une même espérance » (Eph., iv, 3, 4). Au milieu de vos souffrances et de vos angoisses de toutes sortes, rappelez-vous « que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire à venir qui sera manifestée en vous » (Rom., viii, 18). « Mais le Seigneur est fidèle, il vous affermira et vous préservera du mal » (II Thess., iii, 3).
Nous espérons que vous répondrez à Notre exhortation avec bonne volonté et courage, sous l’inspiration et avec l’aide de la divine grâce, et alors Nous vous souhaitons et Nous implorons avec instance du Père des miséricordes et du Dieu de toute consolation (II Cor., i, 3) des temps meilleurs et plus tranquilles pour vous.
Comme gage des grâces célestes et en témoignage de Notre bienveillance, Nous accordons de tout cœur, à chacun de vous, Vénérables Frères, et à votre troupeau, mais d’une manière très spéciale aux évêques, aux prêtres et à tous les fidèles de l’Eglise ruthène, la Bénédiction apostolique.
Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, tome 7 (1945), Edition Saint-Augustin Saint-Maurice – D’après le texte latin des A. A. S., XXXVIII, 1946, p. 33 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. VI, p. 314.
- Léon XIII, lettre apost. Praeclara gratulationis, 20 juin 1894 ; Acta Leonis XIII, vol. XIV, p. 201.[↩]
- Léon XIII, loc. cit.[↩]
- Baronius, Annales, t. VII, Rome 1956, appendice, p. 681.[↩]
- A. Theiner, Vetera monumenta Poloniae et Lithuaniae, t. III, p. 240 sq.[↩]
- A. Theiner, loc. cit., p. 251.[↩]
- De nos jours, plus couramment appelée Lviv[↩]
- Cf. A. Theiner, loc. cit., p. 237.[↩]
- Acta et decr. SS. Conciliorum rec., col. 600, note 2.[↩]
- Loc. cit., col. 602.[↩]
- Loc. cit., col. 603.[↩]
- Loc. cit., col. 606.[↩]
- Cf. Pie IX, lettre Omnem sollicitudinem, 13 mai 1874, citant Grégoire XVI, Inter gravissimos ; Pie IX, Acta VI, 317.[↩]
- Epist, ad Episcopos Istriae, Acta Conc. œcum., IV, II, 107.[↩]