Le Saint-Père poursuit à l’occasion de cette audience son exposé sur la fidélité conjugale (cf. ci-dessus p. 257):
II. – Fidélité illusoire.
Vous avez bien raison, chers jeunes époux, après avoir célébré vos noces, de venir solliciter pour vous-mêmes, pour votre amour et votre fidélité, la bénédiction du Vicaire du Christ. La loi du divin Rédempteur, qui est une loi d’amour, est aussi une loi qui protège et conserve le véritable amour et la vraie fidélité. C’est une loi d’amour qui ne se confine pas dans l’étroitesse des prescriptions minutieuses et extérieures d’un code, mais qui pénètre l’esprit, le cœur, jusqu’à exclure le simple péché de désir (cf. Matth., v, 27–28).
Est-ce qu’il y aurait donc sous des apparences de fidélité une secrète infidélité cachée au plus profond du cœur ? Sans aucun doute, puisque c’est du cœur que viennent, dit Notre-Seigneur Jésus-Christ, les mauvaises pensées et les autres iniquités (cf. Matth., xv, 19). Hélas ! ce péché d’infidélité secrète est même si fréquent que le monde n’y fait plus attention et que la conscience s’y habitue, comme assoupie dans le charme d’une illusion.
Toutefois contre ces charmes trompeurs se dresse la vraie fidélité, laquelle a pour objet et pour fondement – Nous l’avons expliqué dans Notre dernière allocution – le don mutuel non seulement du corps des deux époux, mais de leur esprit et de leur cœur. N’est-il pas vrai que la moindre infraction à cette exquise et intime fidélité conduit facilement, tôt ou tard, aux grandes faillites de la vie et du bonheur conjugal ?
Délicate, la vraie fidélité est incompatible avec la licence de la vie actuelle.
1. C’est une vertu délicate entre toutes que la fidélité symbolisée par l’anneau nuptial. Avant d’être formulée et promulguée par le Christ, elle avait été inscrite par le Créateur au cœur des justes. D’où la mémorable et célèbre parole de Job sur le pacte conclu avec ses yeux de s’abstenir de tout regard impur (cf. Job, xxxi, 1).
A cette austère réserve, privilège d’un cœur maître de soi-même, comparez la conduite de tant de chrétiens qui ont été dès leur naissance lavés dans l’eau de la régénération et élevés dans la rayonnante lumière de l’Evangile. Pareils aux enfants toujours portés à découvrir une exagération dans les angoisses de la sollicitude maternelle, ils sourient des anxiétés morales de leur Mère l’Eglise. Et pourtant, elle n’est pas seule à s’inquiéter : tous les honnêtes gens, même éloignés du christianisme, jettent un cri d’alarme. Dans les rues, sur les plages, aux spectacles, femmes et jeunes filles se présentent et s’exposent sans pudeur aux regards indiscrets et sensuels, aux contacts déshonnêtes, aux familiarités d’indécentes promiscuités. Comme les passions bouillonnent dans ces rencontres ! A supposer même que par une sorte de miracle on n’aille pas jusqu’à l’extrême, jusqu’à la chute dans l’infidélité consommée, quelle différence discernez-vous entre de pareilles mœurs et la conduite des malheureux qui foulent ouvertement aux pieds toute pudeur ?
Il y a des hommes qui ont le sentiment de l’honneur, et qui tolèrent que leur fiancée ou leur épouse accepte de la part d’autres hommes l’audace de pareils regards et de pareilles familiarités ; il y a des fiancées et des épouses qui ont une haute conscience de leur dignité, et qui en viennent à permettre à leur fiancé ou à leur mari ces libertés et ces familiarités à l’égard d’autres femmes : voilà qui ne peut s’expliquer que par un fléchissement du sens moral. Pour se révolter contre ces graves outrages à la fidélité sacrée d’un légitime et chaste amour, ne suffit-il point de la moindre étincelle d’honnêteté ?
Méfiez-vous aussi des sympathies intellectuelles.
2. Mais Nous en avons assez dit là-dessus : laissons ces inconvenantes, ces déconcertantes bassesses. Dans le domaine des pensées et des affections, il est plus délicat de discerner le bien du mal. Certes, il y a des sympathies naturelles en soi irréprochables et les conditions de la vie actuelle en offrent de plus faciles et plus fréquentes occasions. Il peut arriver que ces sympathies soient dangereuses, mais en soi elles ne blessent point la fidélité. Nous devons néanmoins vous mettre en garde contre certaines intimités secrètement voluptueuses, contre un amour que l’on dit platonique, mais qui souvent n’est que le prélude ou le voile discret d’un amour moins licite et moins pur.
Tant que la sympathie intellectuelle ne dépasse pas le cadre d’une harmonie entre les vues sincères et spontanées de l’esprit, tant qu’elle s’en tient à la jouissance et à l’admiration qu’inspirent l’élévation et la noblesse d’une âme, il n’y a jusque-là rien de blâmable. Toutefois, saint Jean de la Croix[1] met en garde les personnes spirituelles elles-mêmes contre les déviations où peut mener cette sympathie. Il n’est pas rare qu’on en vienne insensiblement à déranger l’ordre des choses. Voici ce qui se passe : l’harmonie des pensées, des inclinations et des caractères a éveillé pour une personne une honnête sympathie et voilà que, par un consentement inconscient, on en arrive à mettre ses propres idées et ses propres vues en accord avec les idées et les vues de la personne admirée. L’influence de cette personne se fait sentir dans des questions futiles ; puis dans des choses plus sérieuses, dans la vie pratique, dans des questions d’art et de goût qui ont déjà quelque chose de plus intime ; ensuite dans le domaine proprement intellectuel ou philosophique, et enfin dans les idées morales et religieuses, au point de renoncer à son jugement personnel pour ne plus penser et juger que sous l’influence à laquelle on s’est soumis. C’est un renversement de ses propres principes, un bouleversement de ses normes de vie. Et pourtant, l’esprit humain est naturellement, et même jusqu’à l’excès, orgueilleux dans l’attachement au jugement propre : comment donc expliquer une soumission aussi servile, un aussi parfait assujettissement à la pensée d’autrui ?
Cependant, à mesure que l’esprit se modèle ainsi sur celui d’un étranger ou d’une étrangère, il s’éloigne tous les jours un peu plus du cœur de l’époux ou de l’épouse. On en arrive à éprouver pour tout ce que dit ou pense l’époux ou l’épouse, un instinctif et irrésistible sentiment de répugnance, d’irritation et de mépris. Le fait que ce sentiment peut être inconscient ne le rend pas moins dangereux : il marque que l’intelligence est conquise, accaparée, qu’elle est remise à des mains étrangères, alors que le jour des noces on en avait fait l’irrévocable don à son conjoint. Est-ce là la fidélité ?
Quelle illusion subtile et difficile à saisir ! Il a pu arriver que, sous l’influence d’âmes élevées, ardentes, poussées par le zèle le plus pur, une sympathie intellectuelle soit devenue l’aurore d’une conversion, oui, mais le plus souvent ce ne fut qu’une aurore et rarement la lumière du matin monta jusqu’au plein midi. Combien même y perdirent la foi et le sens chrétien ! D’illustres et bien rares exemples suffisent à rassurer ceux qui se prennent pour un Dante ou une Béatrice. Bien souvent, au contraire, ils en viennent, dans leur commun aveuglement, à s’engager sur la pente glissante et à tomber tous les deux dans la fosse (cf. Matth., xv, 14).
L’esprit gagné entraîne le cœur et il n’y a plus alors qu’un simulacre de fidélité.
3. Supposons même que l’esprit n’ait pas été, comme on l’a dit [2]« la dupe du cœur », la victime d’une illusion qui vient du cœur : le cœur, aveuglé lui aussi, n’en accompagne pas moins l’esprit et il ne tarde pas dans son élan à le dépasser, pour l’entraîner à son tour. C’est à la suite de l’esprit que le cœur se donne, mais il ne se donne qu’en devenant parjure à la personne à qui, le jour des noces, il avait fait l’irrévocable don de lui-même.
Le monde a beau proclamer fidèle l’épouse qui n’a pas matériellement consommé sa chute ; il a beau célébrer la fidélité de celle qui, par un sacrifice héroïque peut-être, mais d’un héroïsme tout humain, continue de vivre sans amour aux côtés de l’époux auquel elle a lié sa vie, alors que son cœur, tout son cœur, appartient définitivement, passionnément, à un autre : la morale du Christ est plus austère et plus sainte. On a beau exalter la noblesse d’une prétendue union de cœurs chastement unis « comme les astres avec les palmiers » ; on a beau entourer cette passion de l’auréole d’une vague religiosité, pure rêverie alimentée par la poésie et le roman et non point par l’Evangile et la fidélité chrétienne ; on a beau se flatter de maintenir cet amour à de sereines hauteurs : la nature, depuis le péché originel, n’est point si docile aux aphorismes ingénus et vaniteux de ceux qui se font de pareilles illusions, et c’est déjà violer la fidélité que d’accepter en son cœur une passion défendue.
Jeunes époux, gardez-vous de pareilles illusions ! Eclairés par la lumière divine, placés sous la protection de Marie la Mère très pure, aimez-vous l’un l’autre saintement et resserrez de plus en plus l’union de vos vies, de vos esprits, de vos cœurs, cette union sur laquelle Nous implorons de toute Notre âme de Père, en vous accordant la Bénédiction apostolique, les plus abondantes grâces de Dieu.
Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, Édition Saint-Augustin Saint-Maurice. – D’après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. IV, p. 265 ; cf. la traduction française des Discours aux jeunes époux, t. II, p. 228.