Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 15 mai 1961
Aux Vénérables Frères, Patriarches, Primats, Archevêques, Evêques et autres ordinaires, en paix et communion avec le Siège Apostolique, à tout le Clergé et aux fidèles du monde entier.
Vénérables frères et chers fils, Salut et bénédiction apostolique
MÈRE ET ÉDUCATRICE de tous les peuples, l’Eglise universelle a été instituée par Jésus-Christ pour que tous les hommes au long des siècles trouvent en son sein et dans son amour la plénitude d’une vie plus élevée et la garantie de leur salut.
A cette Eglise, « colonne et fondement de vérité » [1], son saint fondateur a confié une double tâche : engendrer des fils, les éduquer et les diriger, en veillant avec une providence maternelle sur la vie des individus et des peuples, dont elle a toujours respecté et protégé avec soin la dignité.
Le christianisme, en effet, rejoint la terre au ciel, en tant qu’il prend l’homme dans sa réalité concrète, esprit et matière, intelligence et volonté, et l’invite à élever sa pensée des conditions changeantes de la vie terrestre vers les cimes de la vie éternelle, dans un accomplissement sans fin de bonheur et de paix.
Bien que le rôle de la sainte Eglise soit d’abord de sanctifier les âmes et de les faire participer au bien de l’ordre surnaturel, elle est cependant soucieuse des exigences de la vie quotidienne des hommes, en ce qui regarde leur subsistance et leurs conditions de vie, mais aussi la prospérité et la civilisation dans ses multiples aspects et aux différentes époques.
Réalisant tout cela, la sainte Eglise met en pratique le commandement de son Fondateur, le Christ, qui fait allusion surtout au salut éternel de l’homme lorsqu’il dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » [2], et : « Je suis la Lumière du monde » [3], mais qui ailleurs, regardant la foule affamée, s’écrie gémissant : « J’ai compassion de cette foule » [4] ; donnant ainsi la preuve qu’il se préoccupe également des exigences terrestres des peuples. Par ses paroles, mais aussi par les exemples de sa vie, le divin Rédempteur manifesta ce souci quand, pour apaiser la faim de la foule, il multiplia plusieurs fois le pain d’une façon miraculeuse. Et par ce pain donné en nourriture du corps, il voulut annoncer cette nourriture céleste des âmes qu’il allait donner aux hommes la veille de sa Passion.
Rien d’étonnant donc à ce que l’Eglise catholique, à l’imitation et au commandement du Christ, pendant deux mille ans, de l’institution des diacres antiques jusqu’à nos jours, ait constamment tenu très haut le flambeau de la charité, par ses commandements, mais aussi par ses innombrables exemples ; cette charité, en harmonisant les préceptes de l’amour mutuel et leur pratique, réalise admirablement le commandement de ce double don, qui résume la doctrine et l’action sociale de l’Eglise.
C’est donc comme un témoin remarquable de la doctrine et de l’action exercée par l’Eglise au long des siècles que l’on peut, sans aucun doute, considérer l’immortelle encyclique Rerum novarum [5], promulguée il y a soixante-dix ans par Notre Prédécesseur de vénérée mémoire Léon XIII, pour énoncer les principes grâce auxquels on pourrait résoudre d’une manière chrétienne la question ouvrière.
Rarement comme alors la parole d’un Pape, eut une résonance aussi universelle par la : profondeur et l’ampleur des sujets traités non moins que par leur puissance de choc. En réalité ces orientations et ces rappels de doctrine eurent une telle importance que jamais ils ne pourront tomber dans l’oubli. Une voie nouvelle s’ouvrit à l’action de l’Eglise. Le Pasteur suprême, faisant siennes les souffrances, les plaintes et les aspirations des humbles et des opprimés, une fois de plus se dressa comme le protecteur de leurs droits.
Et aujourd’hui, même après un temps si long, l’actualité de ce message est encore réelle. Elle l’est dans les documents des Papes qui ont succédé à Léon XIII, et qui, dans leur enseignement social, se réclament continuellement de l’encyclique léonine, tantôt pour y prendre leur inspiration, tantôt pour en éclairer la portée, toujours pour fournir encouragement à l’action des catholiques ; elle l’est également dans l’organisation même des peuples. Voilà la preuve que les principes approfondis avec soin, les directives historiques et les monitions paternelles contenues dans la magistrale encyclique de Notre Prédécesseur conservent encore aujourd’hui leur valeur et même suggèrent des normes nouvelles et actuelles grâce auxquelles les hommes soient à même de mesurer le contenu de la question sociale, comme elle se présente aujourd’hui, et se décident à prendre leurs responsabilités.
Première partie
Les enseignements de l’encyclique Rerum novarum et ses développements opportuns dans le magistère de Pie XI et de Pie XII
L’époque de l’Encyclique « Rerum Novarum »
Léon XIII parla à une époque de transformations radicales, de contrastes accusés et d’âpres révoltes. Les ombres de ce temps-là nous font d’autant mieux apprécier la lumière qui émane de son enseignement.
Comme on le sait, la conception du monde économique alors la plus répandue et traduite le plus communément dans les faits était une conception naturaliste, qui nie tout lien entre morale et économie. Le motif unique de l’activité économique, affirmait-on, est l’intérêt individuel. La loi suprême qui règle les rapports entre les facteurs économiques est la libre concurrence illimitée. L’intérêt du capital, le prix des biens et services, le profit et le salaire sont exclusivement et automatiquement déterminés par les lois du marché. L’Etat doit s’abstenir de toute intervention dans le domaine économique. Les syndicats, suivant les pays, sont interdits, ou tolérés, ou considérés comme personnes juridiques de droit privé.
Dans un monde économique ainsi conçu, la loi du plus fort trouvait sa pleine justification sur le plan théorique et l’emportait dans les rapports concrets entre les hommes, Il en résultait un ordre social radicalement bouleversé.
Tandis que d’immenses richesses s’accumulaient entre les mains de quelques-uns, les masses laborieuses se trouvaient dans des conditions de gêne croissante : salaires insuffisants, ou de famine, conditions de travail épuisantes et sans aucun égard pour la santé physique, les mœurs et la foi religieuse ; inhumaines surtout les conditions de travail auxquelles étaient soumis les enfants et les femmes ; spectre du chômage toujours menaçant ; la famille livrée à un processus de désintégration.
En conséquence, les classes laborieuses étaient en proie à une insatisfaction profonde ; l’esprit de protestation et de révolte s’insinuait, se développait parmi elles. Ce qui explique la grande faveur que trouvaient dans ces classes des théories extrémistes proposant des remèdes pires que les maux.
Les voies de la reconstruction
Dans ce chaos, il échut à Léon XIII de publier son message social, basé sur la nature humaine et pénétré des principes et de l’esprit de l’Evangile ; message qui, dés son apparition, suscita, même au milieu d’oppositions bien compréhensibles, l’admiration universelle et l’enthousiasme.
Ce n’était certes pas la première fois que le Siège apostolique s’occupait des intérêts matériels pour prendre la défense des humbles. D’autres documents du même Léon XIII avaient déjà aplani la route ; mais cette fois étaient formulées une synthèse organique des principes et une perspective historique tellement vaste qu’elles firent de l’encyclique Rerum novarum une Somme catholique en matière économique et sociale.
Ce ne fut pas un acte dépourvu de courage. Tandis que certains osaient accuser l’Eglise catholique de se borner, devant la question sociale, à prêcher la résignation aux Pauvres et exhorter les riches à la générosité, Léon XIII n’hésita pas à proclamer et à défendre les droits légitimes de l’ouvrier. S’apprêtant à exposer les principes de la doctrine catholique dans le domaine social, il déclarait solennellement : « c’est avec assurance que Nous abordons ce sujet, et dans toute la plénitude de Notre droit ; car la question qui s’agite est d’une nature telle, qu’à moins de faire appel à la religion et à l’Eglise, il est impossible de lui trouver jamais une solution efficace. » [6]
Ils vous sont bien connus, vénérables Frères, ces principes de base que l’immortel Pontife exposait avec une clarté égale à l’autorité et selon lesquels doit être réorganisé le secteur économique et social de la société humaine.
Ceux-ci concernent d’abord le travail, qui doit être traité non plus comme une marchandise, mais comme une expression de la personne humaine. Pour la grande majorité des hommes, le travail est la source unique d’où ils tirent leurs moyens de subsistance. En conséquence, sa rétribution ne peut pas être abandonnée au jeu automatique des lois du marché. Elle doit, au contraire, être déterminée selon la justice et l’équité, qui, autrement, resteraient profondément lésées, même si le contrat de travail avait été arrêté en toute liberté entre les parties. La propriété privée même des biens de production est un droit naturel que l’Etat ne peut supprimer. Elle comporte une fonction sociale intrinsèque ; elle est donc un droit exercé à l’avantage personnel du possédant et dans l’intérêt d’autrui.
L’Etat, dont la raison d’être est la réalisation du bien commun dans l’ordre temporel, ne peut rester absent du monde économique ; il doit être présent pour y promouvoir avec opportunité la production d’une quantité suffisante de biens matériels, « dont l’usage est nécessaire à l’exercice de la vertu » [7], et pour protéger les droits de tous les citoyens, surtout des plus faibles, comme les ouvriers, les femmes et les enfants. C’est également son devoir inflexible de contribuer activement à l’amélioration des conditions de vie des ouvriers.
C’est, en outre, le devoir de l’Etat de veiller à ce que les relations de travail se développent en justice et équité, que dans les milieux de travail la dignité de la personne humaine, corps et esprit, ne soit pas lésée. A cet égard, l’encyclique de Léon XIII marque les traits dont s’est inspirée la législation sociale des Etats contemporains ; traits, comme l’observait déjà Pie XI, dans l’encyclique Quadragesimo anno [8], qui ont contribué efficacement à l’apparition et au développement d’une nouvelle branche du droit, « le droit du travail ».
Aux travailleurs, affirme encore l’encyclique, on reconnaît le droit naturel de créer des associations pour ouvriers seuls ou pour ouvriers et patrons, comme aussi le droit de leur donner la structure organique qu’ils estimeront la plus apte à la poursuite de leurs intérêts légitimes, économiques et professionnels, et le droit d’agir d’une manière autonome, de leur propre initiative, à l’intérieur de ces associations, en vue de la poursuite de leurs intérêts.
Les ouvriers et les employeurs doivent régler leurs rapports en s’inspirant du principe de la solidarité humaine et de la fraternité chrétienne, puisque tant la concurrence au sens du libéralisme économique que la lutte des classes dans le sens marxiste, sont contre nature et opposées à la conception chrétienne de la vie. Voilà, vénérables Frères, les principes fondamentaux sur lesquels repose un ordre économique et social qui soit sain.
Nous ne devons donc pas nous étonner si les catholiques les plus éminents, sensibles aux avertissements de l’encyclique, ont créé de multiples initiatives pour traduire ces principes dans les faits. Dans la même direction et sous l’impulsion des exigences objectives de la nature, des hommes de bonne volonté de tous les pays du monde se sont aussi mis en branle. C’est pourquoi, à bon droit, l’encyclique a été et continue à être reconnue comme la « grande charte » [9] de la reconstruction économique et sociale de l’époque moderne.
L’Encyclique « Quadragesimo Anno »
Pie XI, Notre Prédécesseur de sainte mémoire, à quarante ans de distance, commémora l’encyclique Rerum novarum par un nouveau document solennel : l’encyclique Quadragesimo anno [10].
Dans ce document, le Souverain Pontife rappelle le droit et le devoir pour l’Eglise d’apporter sa contribution irremplaçable à l’heureuse solution des problèmes sociaux les plus graves et les plus urgents qui tourmentent la famille humaine. Il réaffirme les principes fondamentaux et les directives historiques de l’encyclique de Léon XIII. Il saisit, en outre, l’occasion de préciser quelques points de doctrine sur lesquels des doutes s’étaient élevés parmi les catholiques eux-mêmes et pour expliquer la pensée sociale chrétienne eu égard aux conditions nouvelles des temps. Les doutes exprimés concernaient spécialement la propriété privée, le régime des salaires, le comportement des catholiques en présence d’une forme de socialisme modéré.
Quant à la propriété privée, Notre Prédécesseur affirme à nouveau son caractère de droit naturel, accentue son aspect et sa fonction sociale.
A propos du régime des salaires, il rejette la thèse qui le déclare injuste par nature ; il réprouve cependant les formes inhumaines et injustes selon lesquelles il est parfois pratiqué ; redit et développe les normes dont il doit s’inspirer et les conditions auxquelles il doit satisfaire pour ne léser ni la justice ni l’équité.
En cette matière, indique clairement Notre Prédécesseur, il est opportun, étant donné les conditions actuelles, de tempérer le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société, de manière à ce que « les ouvriers et employés soient appelés à participer à la propriété de l’entreprise, à sa gestion, et, en quelque manière, aux profits qu’elle apporte » [11].
On doit considérer de la plus haute importance doctrinale et pratique l’affirmation selon laquelle il est impossible « d’estimer le travail à sa juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération si l’on néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel et social » [12].
En conséquence, pour déterminer la rémunération du travail, la justice exige, déclare le Pape, que l’on tienne compte non seulement des besoins des travailleurs et de leurs responsabilités familiales, mais aussi de la situation de l’entreprise, où les ouvriers apportent leur travail, et des exigences de l’économie générale [13].
Entre le communisme et le christianisme, le Pape rappelle que l’opposition est radicale. Il ajoute qu’on ne peut admettre en aucune manière que les catholiques donnent leur adhésion au socialisme modéré, soit parce qu’il est une conception de vie close sur le temporel, dans laquelle le bien-être est considéré comme objectif suprême de la société ; soit parce qu’il poursuit une organisation sociale de la vie commune au seul niveau de la production, au grand préjudice de la liberté humaine ; soit parce qu’en lui fait défaut tout principe de véritable autorité sociale.
Mais il n’échappe pas à Pie XI que depuis la promulgation de l’encyclique de Léon XIII, en quarante ans, la situation historique a profondément évolué. De fait, la libre concurrence, en vertu d’une logique interne, avait fini par se détruire elle-même ou presque ; elle avait conduit à une grande concentration de la richesse et à l’accumulation d’un pouvoir économique énorme entre les mains de quelques hommes, « qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants d’un capital qu’ils administrent à leur gré » [14].
Entre temps, comme observe avec perspicacité le Souverain Pontife, « à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle » [15], déterminant l’asservissement des pouvoirs publics aux intérêts de groupes et aboutissant à l’hégémonie internationale de l’argent.
Pour porter remède à cette situation, le Pasteur suprême indique, comme principes fondamentaux, une nouvelle insertion du monde économique dans l’ordre moral et la poursuite des intérêts, individuels ou de groupes, dans la sphère du bien commun. Ceci comporte, selon son enseignement, le remaniement de la vie en commun moyennant la, reconstruction des corps intermédiaires autonomes, à but économique et professionnel, non imposés par l’Etat, mais créés spontanément par leurs membres ; la reprise de l’autorité par les pouvoirs publics pour assurer les tâches qui leur reviennent dans la réalisation du bien commun ; la collaboration économique sur le plan mondial entre communautés politiques.
Mais deux thèmes fondamentaux caractérisent la magistrale encyclique de Pie XI et s’imposent à notre considération.
Le premier interdit absolument de prendre comme règle suprême des activités et des institutions du monde économique, soit l’intérêt individuel ou d’un groupe, soit la libre concurrence, soit l’hégémonie économique, soit le prestige ou la puissance de la nation, soit d’autres normes du même genre.
On doit, au contraire, considérer comme règles suprêmes de ces activités et des institutions la justice et la charité sociales.
Le second thème recommande la création d’un ordre, juridique, national et international, doté d’institutions stables, publiques et privées, qui s’inspire de la justice sociale et auquel doit se conformer l’économie ; ainsi les facteurs économiques auront moins de difficultés à s’exercer en harmonie avec les exigences de la justice dans le cadre du bien commun.
Le radio message de la Pentecôte 1941
Pie XII, Notre Prédécesseur de vénérée mémoire, a beaucoup contribué, lui aussi, à définir et à développer la doctrine sociale chrétienne. Le 1er juin 1941, en la fête de Pentecôte, il transmettait un message radiophonique « pour attirer l’attention du monde catholique sur un anniversaire qui mérite d’être inscrit en lettres d’or dans les fastes de l’Eglise le cinquantenaire de la publication, le 15 mai 1891, de l’encyclique sociale fondamentale de Léon XIII, Rerum novarum [16] —.., et pour rendre à Dieu tout-puissant…, d’humbles actions de grâces pour le don accordé… à l’Église avec cette encyclique de son Vicaire ici-bas, et pour le louer du souffle de l’Esprit régénérateur qui, par elle, s’est répandu depuis lors et n’a cessé de croître sur l’humanité entière » [17].
Dans son message radiophonique, le grand Pontife revendique « l’incontestable compétence de l’Eglise…, pour juger si les bases d’une organisation sociale donnée sont conformes à l’ordre immuable des choses que Dieu, créateur et Rédempteur, a manifesté par le droit naturel et la Révélation » [18]. Il réaffirme l’immortelle vitalité des enseignements de l’encyclique Rerum novarum et leur fécondité inépuisable ; il saisit cette occasion « pour rappeler les principes directifs de la morale sur trois valeurs fondamentales de la vie sociale et économique…, ces trois éléments fondamentaux qui s’entrecroisent, s’unissent et s’appuient mutuellement sont : l’usage des biens matériels, le travail, la famille » [19].
En ce qui concerne l’usage des biens matériels, Notre Prédécesseur affirme que le droit qu’a tout homme d’user de ces biens pour son entretien est prioritaire par rapport à tout autre droit de nature économique ; et même par rapport au droit de propriété. Certes, ajoute Notre Prédécesseur, le droit de propriété des biens est aussi un droit naturel ; cependant, selon l’ordre objectif établi par Dieu, le droit de propriété doit être délimité de manière à ne pas mettre obstacle à « l’imprescriptible exigence que les biens, créés par Dieu pour tous les hommes, soient équitablement à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité » [20].
Au sujet du travail, reprenant un thème que l’on retrouve dans l’encyclique de Léon XIII, Pie XII rappelle qu’il est en même temps un devoir et un droit de chaque être humain. C’est, en conséquence, aux hommes en premier lieu qu’il revient de régler leurs rapports mutuels de travail. C’est uniquement dans le cas où les intéressés ne remplissent pas ou ne peuvent pas remplir leur tâche qu’il « entre dans les attributions de l’Etat d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris » [21].
Pour ce qui regarde la famille, le Souverain Pontife affirme que la propriété privée des biens matériels doit être considérée comme l” « espace vital de la famille », c’est-à-dire comme un moyen apte « à assurer au père de famille la saine liberté dont il a besoin pour pouvoir remplir les devoirs que le créateur lui a assignés, pour le bien-être physique, spirituel et religieux de la famille » [22].
Cela comporte aussi pour la famille le droit à l’émigration. Sur ce point, Notre Prédécesseur relève que lorsque les Etats, ceux qui permettent l’émigration comme ceux qui accueillent de nouveaux sujets, mettent tout en œuvre pour éliminer ce qui « pourrait empêcher la naissance ou le développement d’une vraie confiance » [23] entre eux, ils obtiendront un avantage mutuel et contribueront ensemble à l’accroissement du bien-utile de l’humanité comme au progrès de la culture.
Derniers changements
La situation déjà bien évoluée au moment de la commémoration faite par Pie XII a encore subi en vingt ans de profondes transformations, soit à l’intérieur des Etats, soit dans leurs rapports mutuels.
Dans le domaine scientifique, technique et économique : la découverte de l’énergie nucléaire, ses premières applications à des buts de guerre, son utilisation croissante pour des fins pacifiques ; les possibilités illimitées offertes à la chimie par les produits synthétiques ; l’extension de l’automation dans le secteur industriel et dans celui des services ; la modernisation du secteur agricole ; l’abolition presque complète de la distance dans les communications grâce surtout à la radio et à la télévision ; la rapidité croissante des transports ; le début de la conquête des espaces interplanétaires.
Dans le domaine social : le développement des assurances sociales et, dans certains pays économiquement mieux développés, l’instauration de régimes de sécurité sociale ; la formation et l’extension, dans les mouvements syndicaux, d’une attitude de responsabilité vis-à-vis des principaux problèmes économiques et sociaux ; une élévation progressive de l’instruction de base, un bien-être toujours plus répandu ; une plus grande mobilité dans la vie sociale et la réduction des barrières entre les classes ; l’intérêt de l’homme de culture moyenne pour les événements quotidiens de portée mondiale. En outre, l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques dans un nombre croissant de pays met mieux en relief le déséquilibre économique et social entre le secteur agricole d’une part et le secteur de l’industrie et des services d’autre part, entre les régions d’économie développée et les régions d’économie moins développée à l’intérieur de chaque pays ; et, sur le plan mondial, le déséquilibre économique et social encore plus flagrant entre les pays économiquement développés et les pays en voie de développement économique.
Dans le domaine politique : la participation à la vie publique d’un plus grand nombre de citoyens d’origine sociale variée, en de nombreux pays ; l’extension et la pénétration de l’action des pouvoirs publics dans le domaine économique et social. A cela s’ajoute sur le plan international le déclin des régimes coloniaux et la conquête de l’indépendance politique de la part des peuples d’Asie et d’Afrique ; la multiplication et la complexité des rapports entre peuples ; l’approfondissement de leur interdépendance ; la naissance et le développement d’un réseau toujours plus dense d’organismes à la dimension du monde qui tendent à s’inspirer de critères supranationaux : des organismes à buts économiques, sociaux, culturels et politiques.
Thèmes de la nouvelle Encyclique
C’est pourquoi Nous aussi Nous éprouvons le devoir de maintenir vive la flamme allumée pas Nos Prédécesseurs et d’exhorter tous les hommes à en tirer élan et lumière pour résoudre la question sociale d’une manière plus adaptée à notre temps. Ainsi donc, en commémorant solennellement l’encyclique de Léon XIII, Nous sommes heureux de saisir l’occasion de rappeler et de préciser des points de doctrine qui ont déjà été exposés par Nos Prédécesseurs et en même temps d’expliquer la pensée de l’Eglise du Christ sur les nouveaux et les plus importants problèmes du moment.
Deuxième partie
Précisions et développements apportés aux enseignement de Rerum novarum
Initiative personnelle et intervention des pouvoirs publics en matière économique
Qu’il soit entendu avant toute chose que le monde économique résulte de l’initiative Personnelle des particuliers, qu’ils agissent individuellement ou associés de manières diverses à la poursuite d’intérêts communs.
Toutefois, en vertu des raisons déjà admises par Nos Prédécesseurs, les pouvoirs publics doivent, d’autre part, exercer leur présence active en vue de dûment promouvoir le développement de la production, en fonction du progrès social et au bénéfice de tous les citoyens. Leur action a un caractère d’orientation, de stimulant, de suppléance et d’intégration. Elle doit être inspirée par le principe de subsidiarité [24], formulé par Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno : « Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale ; de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens. Ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. » [25].
Il est vrai que de nos jours le développement des sciences et des techniques de production offre aux pouvoirs publics de plus amples possibilités de réduire les déséquilibres entre les divers secteurs de production, entre les différentes zones à l’intérieur des communautés politiques, entre les divers pays sur le plan mondial. Il permet aussi de limiter les oscillations dans les alternances de la conjoncture économique, de faire front aux phénomènes de chômage massif, avec la perspective de résultats positifs. En conséquence, les pouvoirs publics, responsables du bien commun, ne peuvent manquer de se sentir engagés à exercer dans le domaine économique une action aux formes multiples, plus vaste, plus profonde, plus organique ; à s’adapter aussi, dans ce but, aux structures, aux compétences, aux moyens, aux méthodes.
Mais il faut toujours rappeler ce principe : la présence de l’Etat dans le domaine économique, si vaste et pénétrante qu’elle soit, n’a pas pour but de réduire de plus en plus la sphère de liberté de l’initiative personnelle des particuliers, tout au contraire elle a pour objet d’assurer à ce champ d’action la plus vaste ampleur possible, grâce à la protection effective, pour tous et pour chacun, des droits essentiels de la personne humaine. Et il faut retenir parmi ceux-ci le droit qui appartient à chaque personne humaine d’être et demeurer normalement première responsable de son entretien et de celui de sa famille, Cela comporte que, dans tout système économique, soit permis et facilité le libre exercice des activités productrices.
Au reste, le développement même de l’histoire fait apparaître chaque jour plus clairement qu’une vie commune ordonnée et féconde n’est possible qu’avec l’apport dans le domaine économique, tant des particuliers que des pouvoirs publics, apport simultané, réalisé dans la concorde, en des proportions qui répondent aux exigences du bien commun, eu égard aux situations changeantes et aux vicissitudes humaines.
Au fait, l’expérience enseigne que là où fait défaut l’initiative personnelle des individus surgit la tyrannie politique, mais languissent aussi les secteurs économiques orientés surtout à produire la gamme indéfinie des biens de consommation et services satisfaisant en plus des besoins matériels les exigences de l’esprit : biens et services qui engagent de façon spéciale le génie créateur des individus. Tandis que là où vient à manquer l’action requise de l’Etat, apparaît un désordre inguérissable, l’exploitation des faibles par les forts moins scrupuleux, qui croissent en toute terre et en tout temps, comme l’ivraie dans le froment.
La « socialisation » – Origine et amplitude du phénomène
La « socialisation » est un des aspects caractéristiques de notre époque. Elle est une multiplication progressive des relations dans la vie commune ; elle comporte des formes diverses de vie et d’activités associées et l’instauration d’institutions juridiques. Ce fait s’alimente à la source de nombreux facteurs historiques, parmi lesquels il faut compter les progrès scientifiques et techniques, une plus grande efficacité productive, un niveau de vie plus élevé des habitants.
La « socialisation » est à la fois cause et effet d’une intervention croissante des pouvoirs publics, même dans les domaines les plus délicats : soins médicaux, instruction et éducation des générations nouvelles, orientation professionnelle, méthodes de récupération et réadaptation des sujets diminués. Elle est aussi le fruit et l’expression d’une tendance naturelle, quasi incoercible, des humains : tendance à l’association en vue d’atteindre des objectifs qui dépassent les capacités et les moyens dont peuvent disposer les individus. Pareille disposition a donné vie, surtout en ces dernières décennies, à toute une gamme de groupes, de mouvements, d’associations, d’institutions, à buts économiques, culturels, sociaux, sportifs, récréatifs, professionnels, politiques, aussi bien à l’intérieur des communautés politiques que sur le plan mondial.
Estimation
Il est clair que la « socialisation », ainsi comprise, apporte beaucoup d’avantages. En fait, elle permet d’obtenir la satisfaction de nombreux droits personnels, en particulier ceux qu’on appelle économiques et sociaux. Par exemple, le droit aux moyens indispensables à un entretien vraiment humain, aux soins médicaux, à une instruction de base plus élevée, à une formation professionnelle plus adéquate, au logement, au travail, à un repos convenable, à la récréation, En outre, grâce à une organisation de plus en plus parfaite des moyens modernes de diffusion de la pensée — presse, cinéma, radio, télévision — il est loisible à toute personne de participer aux vicissitudes humaines sur un rayon mondial.
Par contre, la « socialisation » multiplie les méthodes d’organisation, et rend de plus en plus minutieuse la réglementation juridique des rapports humains, en tous domaines. Elle réduit en conséquence le rayon d’action libre des individus. Elle utilise des moyens, emploie des méthodes, crée des ambiances qui rendent difficile pour chacun une pensée indépendante des influences extérieures, une action d’initiative propre, l’exercice de sa responsabilité, l’affirmation et l’enrichissement de sa personne. Faut-il conclure que la « socialisation », croissant en amplitude et profondeur, transformera nécessairement les hommes en automates ? A cette question, il faut répondre négativement.
Il ne faut pas considérer la « socialisation » comme le résultat de forces naturelles mues par un déterminisme. Elle est, au contraire, comme nous l’avons noté, œuvre des hommes, êtres conscients, libres, portés par nature à agir comme responsables, même s’ils sont tenus, dans leur action, à reconnaître et respecter les lois du développement économique et du progrès social, s’ils ne Peuvent se soustraire entièrement à la pression de l’ambiance.
Aussi bien, concluons-Nous que la « socialisation » peut et doit être réalisée de manière à en tirer les avantages qu’elle comporte, et conjurer ou comprimer ses effets négatifs.
Dans ce but, il est requis que les hommes investis d’autorité publique soient animés par une saine conception du bien commun. Celui-ci comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité. Nous estimons, en outre, nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s’exprime et se réalise la « socialisation », jouissent d’une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapports de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun.
Il n’est pas moins nécessaire que ces corps sociaux se présentent en forme de vraie communauté ; cela signifie que leurs membres seront considérés et traités comme des personnes, stimulés à participer activement à leur vie.
Les organisations de la société contemporaine se développent et l’ordre s’y réalise de plus en plus, grâce à un équilibre renouvelé : exigence d’une part de collaboration autonome apportée par tous, individus et groupes ; d’autre part, coordination en temps opportun et orientation venue des pouvoirs publics.
Si la « socialisation » s’exerçait dans le domaine moral suivant les lignes indiquées, elle ne comporterait pas par nature de périls graves d’étouffement aux dépens des particuliers. Elle favoriserait, au contraire, le développement en eux des qualités propres à la personne, Elle réorganiserait même la vie commune, telle que Notre Prédécesseur Pie XI la préconisait dans l’encyclique Quadragesimo anno [26] comme condition indispensable en vue de satisfaire les exigences de la justice sociale.
La rémunération du travail – Normes de justice et d’équité
Notre âme est saisie de profonde amertume devant le spectacle infiniment triste : une foule de travailleurs, en de nombreux pays et sur des continents entiers, reçoivent un salaire qui les oblige, eux et leurs familles, à des conditions de vie sous-humaines, Cela est dû sans doute aussi à ce que dans ces pays et continents le processus d’industrialisation en est encore à ses débuts, ou en période insuffisamment avancée,
Pourtant, en certains de ces pays, criant et outrageant est le contraste entre l’extrême misère des multitudes et l’abondance, le luxe effréné de quelques privilégiés. En d’autres pays, la génération actuelle est contrainte à subir des privations inhumaines, en vue d’accroître l’efficacité de l’économie nationale suivant un rythme d’accélération disproportionné avec les exigences de la justice et de l’humanité. En d’autres, une part considérable du revenu est employée à mettre en valeur ou entretenir un prestige national mal compris, des sommes immenses sont dépensées en armements.
De plus, dans les pays économiquement développés, il n’est pas rare que des rétributions élevées, très élevées, soient accordées à des prestations peu absorbantes ou de valeur discutable, tandis que des catégories entières de citoyens honnêtes et travailleurs ne reçoivent pour leur activité assidue et féconde que des rémunérations trop infimes, insuffisantes ou, en tout état de cause, disproportionnées à leur apport au bien commun, au rendement de l’entreprise comme au revenu global de l’économie nationale.
Aussi bien, Nous estimons être de Notre devoir d’affirmer une fois de plus que la rétribution du travail ne peut être ni entièrement abandonnée aux lois du marché ni fixée arbitrairement : elle est déterminée en justice et équité. Cela exige que soit accordée aux travailleurs une rémunération qui leur permette, avec un niveau de vie vraiment humain, de faire face avec dignité à leurs responsabilités familiales. Cela demande en outre que, pour déterminer les rétributions, on considère leur apport effectif à la production, les situations économiques des entreprises, les exigences du bien commun de la nation. On prendra en spéciale considération les répercussions sur l’emploi global du travail dans l’ensemble du pays, et aussi les exigences du bien commun universel, intéressant les communautés internationales, diverses en nature et en étendue.
Il est clair que les principes exprimés ci-dessus valent partout et toujours. On ne saurait toutefois déterminer la mesure dans laquelle ils doivent être appliqués sans tenir compte des richesses disponibles ; celles-ci peuvent varier, varient en effet en quantité et qualité de pays à pays, et, dans le même pays, d’une période à l’autre.
Adaptations entre développement économique et progrès social
Tandis que les économies des divers pays se développent rapidement, avec un rythme encore plus rapide depuis la dernière guerre, il Nous paraît opportun d’attirer l’attention sur un principe fondamental. Le progrès social doit accompagner et rejoindre le développement économique, de telle sorte que toutes les catégories sociales aient leur part des produits accrus, Il faut donc veiller avec attention, et s’employer efficacement, à ce que les déséquilibres économiques et sociaux n’augmentent pas, mais s’atténuent dans la mesure du possible.
« L’économie nationale elle aussi, observe à bon droit Notre Prédécesseur Pie XII, de même qu’elle est le fruit de l’activité d’hommes qui travaillent unis dans la communauté politique, ne tend pas non plus à autre chose qu’à assurer sans interruption les conditions matérielles dans lesquelles, pourra se développer pleinement la vie individuelle des citoyens. Là où cela sera obtenu, et de façon durable, un peuple sera, en vérité, économiquement riche, parce que le bien-être général, et par conséquent le droit personnel de tous à l’usage des biens terrestres, se trouve ainsi réalisé conformément au plan voulu par le Créateur. » [27]
D’où il suit que la richesse économique d’un Peuple ne résulte pas seulement de l’abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d’assurer l’épanouissement Personnel des membres de la communauté : car telle est la véritable fin de l’économie nationale.
Nous ne saurions ici négliger le fait que de nos jours les grandes et moyennes entreprises obtiennent fréquemment, en de nombreuses économies, une capacité de production rapidement et considérablement accrue, grâce à l’autofinancement. En ce cas, Nous estimons pouvoir affirmer que l’entreprise doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu’elle emploie, surtout s’ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum.
Nous rappelons à ce sujet le Principe exprimé par Notre Prédécesseur Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno : « Il serait donc radicalement faux de voir soit dans le seul capital, soit dans le seul travail, la cause unique de tout ce que produit leur effort combiné ; c’est bien injustement que l’une des parties, contestant à l’autre toute efficacité, en revendiquerait pour soi tout le fruit. » [28].
Il peut être satisfait à cette exigence de justice en bien des manières que suggère l’expérience. L’une d’elles, et des plus désirables, consiste à faire en sorte que les travailleurs arrivent à participer à la propriété des entreprises, dans les formes et les mesures les plus convenables. Aussi bien, de nos jours plus qu’au temps de Notre Prédécesseur, « il faut donc tout mettre en œuvre afin que, dans l’avenir du moins, la part des biens qui s’accumule aux mains des capitalistes soit réduite à une plus équitable mesure et qu’il s’en répande une suffisante abondance parmi les ouvriers » [29].
Il Nous faut en outre rappeler que l’équilibre entre la rémunération du travail et le revenu doit être atteint en harmonie avec les exigences du bien commun, soit de la communauté nationale, soit de la famille humaine dans son ensemble.
Il faut considérer les exigences du bien commun sur le plan national : donner un emploi au plus grand nombre possible de travailleurs ; éviter la formation de catégories privilégiées, même parmi ces derniers ; maintenir une proportion équitable entre salaires et prix ; donner accès aux biens et services au plus grand nombre possible de citoyens ; éliminer ou réduire les déséquilibres entre secteurs : agriculture, industrie, services ; équilibrer expansion économique et développement des services publics essentiels ; adapter, dans la mesure du possible, les structures de production aux progrès des sciences et des techniques ; tempérer le niveau de vie amélioré des générations présentes par l’intention de préparer un avenir meilleur aux générations futures.
Le bien commun a en outre des exigences sur le plan mondial : éviter toute forme de concurrence déloyale entre les économies des divers pays ; favoriser, par des ententes fécondes, la collaboration entre économies nationales ; collaborer au développement économique des communautés politiques moins avancées.
Il va de soi que ces exigences du bien commun, national ou mondial, entrent aussi en considération quand il s’agit de fixer la part de revenu à attribuer sous forme de profits aux responsables de la direction des entreprises, et sous forme d’intérêts ou dividendes à ceux qui fournissent les capitaux.
Exigences de la justice au regard des structures – Structures conformes à la dignité de l’homme
La justice doit être observée non seulement dans la répartition des richesses, mais aussi au regard des entreprises ou se développent les processus de production. Il est inscrit, en effet, dans la nature des hommes qu’ils aient la possibilité d’engager leur responsabilité et de se perfectionner eux-mêmes, là où ils exercent leur activité productrice.
C’est pourquoi si les structures, le fonctionnement, les ambiances d’un système économique sont de nature à compromettre la dignité humaine de ceux qui s’y emploient, à émousser systématiquement leur sens des responsabilités, à faire obstacle à l’expression de leur initiative personnelle, pareil système économique est injuste, même si, par hypothèse, les richesses qu’il produit atteignent un niveau élevé, et sont réparties suivant les règles de la justice et de l’équité.
Rappel d’une consigne
Il n’est pas possible de fixer dans leur détail les structures d’un système économique qui répondent le mieux à la dignité de l’homme et soient le plus aptes à développer en lui le sens des responsabilités. Toutefois, Notre Prédécesseur Pie XII donne opportunément cette consigne : « La petite et moyenne propriété agricole, artisanale et professionnelle, commerciale, industrielle, doit être garantie et favorisée ; les unions coopératives devront leur assurer les avantages de la grande exploitation. Et là où la grande exploitation continue de se montrer plus heureusement productive, elle doit offrir la possibilité de tempérer le contrat de travail par un contrat de société. » [30].
Entreprise artisanale et coopératives de production
Il faut conserver et promouvoir, en harmonie avec le bien commun, et dans le cadre des possibilités techniques, l’entreprise artisanale, l’exploitation agricole à dimensions familiales et aussi l’entreprise coopérative, comme intégration des deux précédentes.
Sur l’exploitation agricole à dimensions familiales, Nous reviendrons plus loin. Nous estimons opportun de faire ici quelques remarques au sujet de l’entreprise artisanale et des coopératives.
Il faut noter tout d’abord que ces deux formes d’entreprises doivent, pour être viables, s’adapter constamment aux structures, au fonctionnement, aux productions, aux situations toujours nouvelles, déterminées par les progrès de la science et des techniques, et aussi par les exigences mouvantes et les préférences des consommateurs. Cette adaptation doit être réalisée en premier lieu par les artisans et les coopérateurs eux-mêmes.
A cette fin, il est nécessaire que les uns et les autres aient une bonne formation technique et humaine et soient organisés professionnellement. Il est non moins indispensable que soit appliquée une politique économique idoine, en ce qui regarde surtout l’instruction, le régime fiscal, le crédit, les assurances sociales
Au reste, l’action des pouvoirs publics en faveur des artisans et coopérateurs trouve sa justification dans ce fait aussi que leurs catégories sont porteuses de valeurs humaines authentiques et contribuent au progrès de la civilisation.
Pour ces raisons, Nous invitons en esprit paternel Nos très chers fils, les artisans et coopérateurs dispersés dans le monde entier, à prendre conscience de la noblesse de leur profession, de leur contribution importante à l’éveil du sens des responsabilités, de l’esprit de collaboration, pour que demeure vif, dans la nation, le goût d’un travail fin et original.
Présence active des travailleurs dans les moyennes et grandes entreprises
De plus, avançant sur les traces de Nos Prédécesseurs, Nous estimons légitime l’aspiration des ouvriers à prendre part active à la vie des entreprises où ils sont enrôlés et travaillent. On ne peut déterminer à l’avance le genre et le degré de cette participation, car ils sont en rapport avec la situation concrète de chaque entreprise. Cette situation peut varier d’entreprise à entreprise ; à l’intérieur de chacune d’elles elle est sujette à des changements souvent rapides et substantiels. Nous estimons toutefois opportun d’attirer l’attention sur le fait que le problème de la présence active des travailleurs existe toujours dans l’entreprise, soit privée soit publique. Il faut tendre, en tout cas, à ce que l’entreprise devienne une communauté de personnes, dans les relations, les fonctions et les situations de tout son personnel.
Cela requiert que les relations entre entrepreneurs et dirigeants d’une part, apporteurs de travail d’autre part, soient imprégnées de respect, d’estime, de compréhension, de collaboration active et loyale, d’intérêt à l’œuvre commune ; que le travail soit conçu et vécu par tous les membres de l’entreprise, non seulement comme source de revenus, mais aussi comme accomplissement d’un devoir et prestation d’un service. Cela comporte encore que les ouvriers puissent faire entendre leur voix, présenter leur apport au fonctionnement efficace de l’entreprise et à son développement. Notre Prédécesseur Pie XII fait observer : « La fonction économique et sociale que tout homme désire accomplir exige que l’activité de chacun ne soit pas totalement soumise à l’autorité d’autrui. » [31] Une conception humaine de l’entreprise doit sans doute sauvegarder l’autorité et l’efficacité nécessaire de l’unité de direction ; mais elle ne saurait réduire ses collaborateurs quotidiens au rang de simples exécutants silencieux, sans aucune possibilité de faire valoir leur expérience, entièrement passifs au regard des décisions qui dirigent leur activité.
Il faut noter enfin que l’exercice de la responsabilité, de la part des ouvriers, dans les organismes de production, en même temps qu’il répond aux exigences légitimes inscrites au cœur de l’homme, est aussi en harmonie avec le déroulement de l’histoire en matière économique, sociale et publique.
Malheureusement, comme nous l’avons déjà noté et comme on le verra plus abondamment par la suite, nombreux sont, de notre temps, les déséquilibres économiques et sociaux qui blessent la justice et l’humanité. Des erreurs profondes affectent les activités, les buts, les structures, le fonctionnement du monde économique. C’est toutefois un fait incontestable que les régimes économiques, sous la poussée du progrès scientifique et technique, se modernisent sous nos yeux, deviennent plus efficients avec des rythmes bien plus rapides qu’autrefois. Cela demande aux travailleurs des aptitudes et des qualifications professionnelles plus relevées. En même temps et par voie de conséquence, des moyens supérieurs, des marges de temps plus étendues sont mises à leur disposition pour leur instruction et leur tenue à jour, pour leur culture et leur formation morale et religieuse. Une prolongation des années destinées à l’instruction de base et à la formation professionnelle est aussi devenu réalisable.
De la sorte, une ambiance humaine est créée, qui favorise pour les classes laborieuses, la prise de plus grandes responsabilités, même à l’intérieur de l’entreprise. Les communautés politiques, de leur part, ont de plus en plus intérêt à ce que tout citoyen se sente responsable de la réalisation du bien commun dans tous les secteurs de la vie sociale.
Présence des travailleurs à tous les échelons
De notre temps, le mouvement vers l’association des travailleurs s’est largement développé ; il a été généralement reconnu dans les dispositions juridiques des États et sur le plan international, spécialement en vue de la collaboration, surtout grâce au contrat collectif. Nous ne saurions toutefois omettre de dire à quel point il est opportun, voire nécessaire, que la voix des travailleurs ait la possibilité de se faire entendre et écouter hors des limites de chaque organisme de production à tous les échelons.
La raison en est que les organismes particuliers de production, si larges que soient leurs dimensions, si élevées que soient leur efficacité et leur incidence, demeurent toutefois inscrits vitalement dans le contexte économique et social de leur communauté politique, et sont conditionnés par lui.
Néanmoins, les choix qui influent davantage sur ce contexte ne sont pas décidés à l’intérieur de chaque organisme productif, mais bien par les pouvoirs publics, ou des institutions à compétence mondiale, régionale ou nationale, ou bien qui relèvent soit du secteur économique, soit de la catégorie de production. D’où l’opportunité — la nécessité — de voir présents dans ces pouvoirs ou ces institutions, outre les apporteurs de capitaux et ceux qui représentent leurs intérêts, aussi les travailleurs et ceux qui représentent leurs droits, leurs exigences, leurs aspirations.
Notre pensée affectueuse, Notre encouragement paternel se tournent vers les associations professionnelles et les mouvements syndicaux d’inspiration chrétienne présents et agissant sur plusieurs continents. Malgré des difficultés souvent graves, ils ont su agir, et agissent, pour la poursuite efficace des intérêts des classes laborieuses, pour leur relèvement matériel et moral, aussi bien à l’intérieur de chaque État que sur le plan mondial.
Nous remarquons avec satisfaction que leur action n’est pas mesurée seulement par ses résultats directs et immédiats, faciles à constater, mais aussi par ses répercussions positives sur l’ensemble du monde du travail, où ils répandent des idées correctement orientées et exercent une impulsion chrétiennement novatrice.
Nous observons aussi qu’il faut prendre en considération l’action exercée dans un esprit chrétien par Nos chers fils, dans les autres associations professionnelles et syndicales qu’animent les principes naturels de la vie commune, et qui respectent la liberté de conscience.
Nous sommes heureux d’exprimer Notre cordiale estime envers l’Organisation internationale du travail (O. I. T.). Depuis plusieurs décennies elle apporte sa contribution valide et précieuse à l’instauration dans le monde d’un ordre économique et social imprégné de justice et d’humanité, où les requêtes légitimes des travailleurs trouvent leur expression.
La propriété privée – Situation nouvelle
Durant ces dernières décennies, on le sait, la brèche entre propriété des biens de production et responsabilités de direction dans les grands organismes économiques est allée s’élargissant. Nous savons que cela pose des problèmes difficiles de contrôle aux pouvoirs publics. Comment s’assurer que les objectifs poursuivis par les dirigeants des grandes entreprises, celles surtout qui ont plus grande incidence sur l’ensemble de la vie économique dans la communauté politique, ne s’opposent pas aux exigences du bien commun ? Ces problèmes surgissent aussi bien, l’expérience le prouva, quand les capitaux qui alimentent les grandes entreprises sont d’origine privée, et quand ils proviennent d’établissements publics.
Il est vrai que de nos jours, nombreux sont les citoyens – et leur nombre va croissant – qui, du fait qu’ils appartiennent à des organismes d’assurances ou de sécurité sociale, en tirent argument pour considérer l’avenir avec sérénité ; sérénité qui s’appuyait autrefois sur la possession d’un patrimoine, fût-il modeste.
On note enfin qu’aujourd’hui on aspire à conquérir une capacité professionnelle plus qu’à posséder des biens ; on a confiance en des ressources qui prennent leur origine dans le travail ou des droits fondés sur le travail, plus qu’en des revenus qui auraient leur source dans le capital, ou des droits fondés sur le capital.
Cela, du reste, est en harmonie avec le caractère propre du travail, qui, procédant directement de la personne, doit passer avant l’abondance des biens extérieurs, qui, par leur nature, doivent avoir valeur d’instrument ; ce qui est assurément l’indice d’un progrès de l’humanité. Ces aspects du monde économique ont certainement contribué à répandre le doute suivant : est-ce que, dans la conjoncture présente, un principe d’ordre économique et social fermement enseigné et défendu par Nos Prédécesseurs, à savoir le principe de droit naturel de la propriété privée, y compris celle des biens de production, n’aurait pas perdu sa force, ou ne serait pas de moindre importance ?
Affirmation renouvelée du droit de propriété
Ce doute n’est pas fondé. Le droit de propriété, même des biens de productions a valeur permanente, pour cette raison précise qu’il est un droit naturel, fondé sur la priorité, ontologique et téléologique, des individus sur la société. Au reste, il serait vain de revendiquer l’initiative personnelle et autonome en matière économique, si n’était pas reconnue à cette initiative la libre disposition des moyens indispensables à son affirmation. L’histoire et l’expérience attestent, de plus, que sous les régimes politiques qui ne reconnaissent pas le droit de propriété privée des biens de production, les expressions fondamentales de la liberté sont comprimées ou étouffées. Il est, par suite, légitime d’en déduire qu’elles trouvent en ce droit garantie et stimulant.
Cela explique pourquoi des mouvements sociaux et politiques, qui se proposent de concilier dans la vie commune justice et liberté, hier encore nettement opposés à la propriété privée des biens de production, aujourd’hui mieux instruits de la réalité sociale, reconsidèrent leur position et prennent à l’égard de ce droit une attitude substantiellement positive.
Aussi bien Nous faisons Nôtres, en cette matière, les remarques de Notre Prédécesseur Pie XII : « En défendant le principe de la propriété privée, l’Eglise poursuit un haut objectif tout à la fois moral et social. Ce n’est pas qu’elle prétende soutenir purement et simplement l’état actuel des choses, comme si elle y voyait l’expression de la volonté divine, ni protéger par principe le riche et le ploutocrate contre le pauvre et le prolétaire.… L’Eglise vise plutôt à faire en sorte que l’institution de la propriété devienne ce qu’elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature. » [32] C’est dire qu’elle doit être à la fois garantie de la liberté essentielle de la personne humaine et élément indispensable de l’ordre social.
Nous avons noté en outre que les économies, de nos jours, accroissent rapidement leur efficacité productive en de nombreux pays. Toutefois, tandis que s’élève le revenu, justice et équité requièrent, Nous l’avons vu, que s’élève aussi la rémunération du travail, dans les limites consenties par le bien commun. Cela donnerait aux travailleurs plus grande opportunité d’épargner, et par suite de se constituer un patrimoine. On ne voit pas alors comment pourrait être contesté le caractère naturel d’un droit qui trouve sa source principale et son aliment perpétuel dans la fécondité du travail ; qui constitue un moyen idoine pour l’affirmation de la personne et l’exercice de la responsabilité en tous domaines ; qui est élément de stabilité sereine pour la famille, d’expansion pacifique et ordonnée dans l’existence commune.
Diffusion effective
Affirmer que le caractère naturel du droit de propriété privée concerne aussi les biens de production ne suffit pas : il faut insister, en outre, pour qu’elle soit effectivement diffusée parmi toutes les classes sociales. Comme le déclare Notre Prédécesseur Pie XII : « La dignité de la personne humaine exige normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous. » [33]. D’autre part, il faut placer parmi les exigences qui résultent de la noblesse du travail… « la conservation et le perfectionnement d’un orare social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle sort, une propriété privée à toutes les classes du peuple » [34].
Il faut d’autant plus urger cette diffusion de la propriété en notre époque où, Nous l’avons remarqué, les structures économiques de pays de plus en plus nombreux se développent rapidement. C’est pourquoi, si on recourt avec prudence aux techniques qui ont fait preuve d’efficacité, il ne sera pas difficile de susciter des initiatives, de mettre en branle une politique économique et sociale qui encourage et facilite une plus ample accession à la propriété privée des biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l’équipement d’une ferme familiale, quelques actions d’entreprises moyennes ou grandes. Certains pays, économiquement développés et socialement avancés, en ont fait l’heureuse expérience.
Propriété publique
Ce qui vient d’être exposé n’exclut évidemment pas Que l’Etat et les établissements publics détiennent, eux aussi, en propriété légitime, des biens de production, et spécialement lorsque ceux-ci « en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains de personnes privées » [35].
Notre temps marque une tendance à l’expansion de la propriété publique : Etat et collectivités. Le fait s’applique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics. Cependant, il convient, ici encore, de se conformer au principe de subsidiarité sus énoncé. Aussi bien l’Etat et les établissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire, pire encore, de supprimer la propriété privée.
Il convient de retenir que les initiatives d’ordre économique, qui appartiennent à l’Etat ou aux établissements publics, doivent être confiées à des personnes qui unissent à une compétence éprouvée un sens aigu de leur responsabilité devant le pays. De plus, leur activité doit être objet d’un contrôle attentif et constant, ne serait-ce que pour éviter la formation, au sein de l’Etat, ne noyaux de puissance économique au préjudice du bien de la communauté, qui est pourtant leur raison d’être.
Fonction sociale
Voici un autre point de doctrine, constamment enseigné par Nos Prédécesseurs : au droit de propriété est intrinsèquement rattachée une fonction sociale. Dans les plans du Créateur, en effet, les biens de la terre sont avant tout destinés à la subsistance décente de tous les hommes, comme l’enseigne avec sagesse Notre Prédécesseur Léon XIII dans l’encyclique Rerum novarum : « Quiconque a reçu de la divine bonté une plus grande abondance, soit des biens externes et du corps soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement, et tout ensemble, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres. » C’est pourquoi « quelqu’un a‑t-il le don de la parole, qu’il prenne garde de se taire ; une surabondance de biens, qu’il ne laisse pas la miséricorde s’engourdir au fond de son cœur ; l’art de gouverner, qu’il s’applique avec soin à en partager avec son frère et l’exercice et les fruits. » [36]
De nos jours, l’Etat et les établissements publics ne cessent d’étendre le domaine de leur initiative. La fonction sociale de la propriété privée n’en est pas pour autant désuète, comme certains auraient tendance à le croire par erreur : elle a sa racine dans la nature même du droit de propriété. Il y a toujours une multitude de situations douloureuses, d’indigences lancinantes et délicates, auxquelles l’assistance publique ne saurait atteindre ni porter remède. C’est pourquoi un vaste champ reste ouvert à la sensibilité humaine, à la charité chrétienne et privée. Notons, enfin, que souvent les initiatives variées des individus et des groupes ont plus d’efficacité que les pouvoirs publics pour susciter les valeurs spirituelles.
Il nous est agréable de rappeler ici comment l’Evangile reconnaît fondé le droit de propriété privée. Mais en même temps, le Divin Maître adresse fréquemment aux riches de pressants appels, afin qu’ils convertissent leurs biens temporels en biens spirituels, que le voleur ne prend pas, que la mite ou la rouille ne rongent pas, qui s’accumulent dans les greniers du Père céleste : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs perforent et cambriolent. » [37] Et le Seigneur tiendra pour faite ou refusée à lui-même l’aumône faite ou refusée au pauvre : « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » [38]
Troisième partie
Nouveaux aspects de la question sociale
Le déroulement de l’histoire met en plus grand relief les exigences de la justice et de l’équité. Elles n’interviennent pas seulement dans les relations entre ouvriers et entreprises ou direction. Elles concernent encore les rapports entre les divers secteurs économiques, entre zones développées et zones déprimées à l’intérieur de l’économie nationale, et, sur le plan mondial, elles intéressent les relations entre pays diversement développés en matière économique et sociale.
Exigences de la justice par rapport aux secteurs de production
L’agriculture secteur sous-développé
A l’échelle mondiale, il ne semble pas, en chiffres absolus, que la population rurale ait diminué. On ne saurait toutefois contester un exode des populations rurales vers les agglomérations et les centres urbains. Il se constate en presque tous les pays ; il prend parfois des proportions massive ; il pose des problèmes complexes, difficiles à résoudre.
C’est un fait connu : à mesure qu’une économie se développe, se résorbe la main d’œuvre employée en agriculture, croit le pourcentage de main-d’œuvre occupée par l’industrie et les services. Nous estimons toutefois que l’exode de populations du secteur agricole vers les autres secteurs productifs n’est pas provoqué seulement par le développement économique. Souvent aussi il est dû à de multiples raisons, où nous rencontrons l’angoisse d’échapper à un milieu fermé et, sans avenir ; la soif de nouveauté et d’aventure qui étreint la génération présente ; l’attrait d’une fortune rapide ; le mirage d’une vie plus libre, avec la jouissance de facilités qu’offrent les agglomérations urbaines. Il est à noter cependant – et cela ne fait aucun doute – que cet exode est aussi provoqué parce fait que le secteur agricole, à peu près partout, est un secteur déprimé ; qu’il s’agisse de l’indice de productivité, de la main-d’œuvre, ou du niveau de vie des populations rurales.
D’où un problème de fond qui se pose à tous les Etats : Comment faire pour comprimer le déséquilibre de la productivité entre secteur agricole d’une part, secteur industriel et des services d’autre part ; pour que le niveau de vie des populations rurales s’écarte le moins possible du niveau de vie des citadins ; pour que les agriculteurs n’aient pas un complexe d’infériorité ; qu’ils soient convaincus au contraire que, dans le milieu rural aussi, ils peuvent développer leur personnalité par leur travail et considérer l’avenir avec confiance ?
C’est pourquoi il Nous paraît à propos d’indiquer quelques directives qui pourront contribuer à résoudre le problème. Elles valent, pensons-Nous, quelle que soit la donnée historique, à cette condition évidente d’être appliquées dans la manière et la mesure que le milieu permet.
Adaptation des services essentiels
En premier lieu, chacun doit s’employer, et d’abord les pouvoirs publics, à ce que les milieux ruraux disposent, comme il convient, des services essentiels : routes, transports, communications, eau potable, logement, soins médicaux, instruction élémentaire et formation professionnelle, service religieux, loisirs ; et tout ce que requiert la maison rurale pour son ameublement et sa modernisation. Que de tels services, qui de nos jours constituent les éléments essentiels d’un niveau de vie décent, viennent à manquer dans les milieux ruraux, le développement économique et le progrès social y deviennent quasi impossibles ou trop lents. Il en résulte que l’exode des populations rurales devient à peu près irrésistible et difficilement contrôlable.
Développement graduel et harmonieux de l’ensemble économique
Il importe en outre que le développement économique de la nation s’exerce graduellement, et avec harmonie, entre tous les secteurs de production. Il convient à cet effet que soient réalisées dans le secteur agricole les transformations qui regardent les techniques de production, le choix des cultures, les structures des entreprises telles que les tolère ou requiert la vie économique dans son ensemble ; et de manière à atteindre, dès que possible, un niveau de vie décent par rapport aux secteurs industriel et des services.
Ainsi l’agriculture pourrait consommer une plus grande abondance de produits industriels et demander des services plus qualifiés. Elle offrirait de son côté aux deux autres secteurs et à l’ensemble de la communauté des produits qui répondent mieux, en quantité et en qualité, aux exigences des consommateurs. Elle contribuerait ainsi à la stabilité de la monnaie : apport positif au développement ordonné du système économique global. De la sorte, il devrait, semble-t-il, être moins difficile de contrôler, dans les régions de départ et d’arrivée, les mouvements de la main-d’œuvre libérée par la modernisation progressive de l’agriculture ; et on pourrait la munir de la formation professionnelle voulue pour son insertion profitable dans les autres secteurs de production. Elle recevrait aussi l’aide économique, la préparation, le secours spirituel requis pour son intégration sociale.
Politique économique adaptée
Afin d’obtenir un développement économique harmonieux entre tous les secteurs de production, une politique attentive, dans le domaine rural, est nécessaire. Elle concerne le régime fiscal, le crédit, les assurances sociales, le soutien des prix, le développement des industries de transformation, la modernisation des établissements.
Régime fiscal
Le principe de base d’un régime fiscal Juste et équitable consiste en ce que les charges soient proportionnelles à la capacité contributive des citoyens.
C’est une autre exigence du bien commun, qu’il soit tenu compte de ce fait, pour la répartition des impôts, que les revenus du secteur agricole se forment plus lentement et avec : plus de risques en cours de formation. Il est plus difficile de trouver les capitaux nécessaires à leur accroissement.
Capitaux à intérêts judicieux
Pour les raisons indiquées, les porteurs de capitaux ne sont pas très enclins à investir dans le secteur agricole ; ils investissent plus volontiers dans les autres domaines.
Pour les mêmes raisons, l’agriculteur ne peut verser de hauts intérêts ; pas même, en principe, les intérêts courants qui lui permettraient de se procurer les capitaux nécessaires à son développement, à l’exercice normal de son entreprise. Il convient donc, pour des raisons de bien commun, de suivre une politique de crédit particulière à l’agriculture, et d’instituer des établissements de crédit, qui lui procurent des capitaux à un taux raisonnable d’intérêt.
Assurances sociales et sécurité sociale
Il semble indispensable en agriculture d’instituer deux systèmes d’assurances : l’un pour les produits agricoles, l’autre en faveur des agriculteurs et leurs familles.
Du fait que les revenus agraires pro capite sont généralement inférieurs au revenu pro capite des secteurs industriels et des services, il ne parait entièrement conforme ni à la justice sociale ni à l’équité d’établir des régimes d’assurances sociales ou de sécurité sociale, où les agriculteurs et leurs familles seraient traités de façon nettement inférieure à ce qui est garanti au secteur industriel ou aux services. Nous estimons en conséquence que la politique sociale devrait avoir pour objet d’offrir aux citoyens un régime d’assurances qui ne présente pas de différences trop notables suivant le secteur économique où ils s’emploient, d’où ils tirent leurs revenus.
Les régimes d’assurances ou de sécurité sociale peuvent contribuer efficacement à une distribution de revenu global de la communauté nationale, en conformité avec les normes de justice et d’équité : on peut ainsi voir en eux un moyen de réduire les déséquilibres de niveaux de vie entre les diverses catégories de citoyens.
Tutelle des prix
Vu la nature des produits agricoles, on doit recourir à une discipline efficace en vue d’en protéger les prix, utiliser à cet effet les ressources variées que la technique économique moderne est capable de proposer. Il est hautement désirable que cette discipline soit avant tout l’œuvre des intéressés ; on ne saurait toutefois négliger l’action régulatrice des pouvoirs publics.
On n’oubliera pas en l’espèce Que le prix des produits agricoles constitue souvent une rémunération du travail, plutôt qu’une rémunération de capitaux.
Le Souverain Pontife Pie XI observe à bon droit, dans l’encyclique Quadragesimo anno : « Au même résultat contribuera encore un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires » ; mais il ajoute aussitôt : « Et, ce qui s’y rattache étroitement, un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des diverses branches de l’activité économique, telles que l’agriculture, l’industrie et d’autres encore, » [39]
Il est vrai que les produits agricoles sont destinés d’abord à satisfaire les besoins primaires : aussi bien leurs prix doivent-ils être tels qu’ils soient accessibles à l’ensemble des consommateurs. Mais il est clair qu’on ne peut s’appuyer sur ce motif pour réduire toute une catégorie de citoyens à un état permanent d’infériorité économique et sociale, et la priver d’un pouvoir d’achat indispensable à un niveau de vie décent, cela, au reste, en opposition évidente avec le bien commun.
Intégration des revenus agricoles
Il convient aussi de promouvoir, dans les régions agricoles, les industries et services qui se rapportent au stockage, à la transformation et au transport des produits agraires. Il est désirable aussi que les initiatives se manifestent, concernant les autres secteurs économiques et les autres activités professionnelles. De la sorte, les familles rurales trouveront le moyen d’incorporer leurs revenus dans le milieu même où elles vivent et travaillent.
Adaptation structurelle de l’entreprise agricole
On ne saurait déterminer a priori la structure la plus convenable pour l’entreprise agricole, tant les milieux ruraux varient à l’intérieur de chaque pays, plus encore entre pays dans le monde. Toutefois, dans une conception humaine et chrétienne de l’homme et de la famille, on considère naturellement comme idéale l’entreprise qui se présente comme une communauté de personnes : alors les elations entre ses membres et ses structures répondent aux normes de la justice et à l’esprit que Nous avons exposé, plus spécialement s’il s’agit d’entreprises à dimensions familiales. On ne saurait trop s’employer à ce que cet idéal devienne réalité, compte tenu du milieu donné.
Il convient donc d’attirer l’attention sur ce fait que l’entreprise à dimensions familiales est viable à condition toutefois qu’elle puisse donner à ces familles un revenu suffisant pour un niveau de vie décent. A cet effet, il est indispensable que les cultivateurs soient instruits, constamment tenus au courant et reçoivent l’assistance technique adaptée à leur profession.
Il est non moins désirable qu’ils établissent un réseau d’institutions coopératives variées, qu’ils s’organisent professionnellement, qu’ils aient leur place dans la vie publique, aussi bien dans les administrations que dans la politique.
Les agriculteurs, agents de leur promotion
Nous sommes persuadé que les promoteurs du développement économique, du progrès social, du relèvement culturel dans les milieux ruraux doivent être les intéressés eux-mêmes : les agriculteurs. Il leur est facile de constater la noblesse de leur travail : ils vivent dans le temple majestueux de la création, ils sont en rapports fréquents avec la vie animale et végétale, inépuisable en ses manifestations, inflexible en ses lois, qui sans cesse évoque la Providence du Dieu Créateur. Elle produit les aliments variés dont vit la famille humaine ; elle fournit à l’industrie une provision toujours accrue de matières premières.
Ce travail, en outre, révèle la dignité de leur profession. Celle-ci manifeste la richesse de leurs aptitudes, la mécanique, la chimie, la biologie, aptitudes incessamment tenues à jour, par suite des répercussions du progrès scientifique et technique sur le secteur agricole. Ce travail est en outre caractérisé par les valeurs morales qui lui sont propres. Car il exige souplesse pour s’orienter et s’adapter, patience pour attendre, ressort et esprit d’entreprise.
Solidarité et collaboration
Il est rappelé encore que, dans le secteur agricole comme au reste dans tous les secteurs productifs, l’association est aujourd’hui de nécessité vitale, plus encore si le secteur est basé sur l’entreprise familiale. Les travailleurs de la terre doivent se sentir solidaires les uns des autres et collaborer pour donner existence à des organisations coopératives, à des associations professionnelles ou syndicales. Les unes et les autres sont indispensables pour tirer profit du progrès technique dans la production, pour contribuer efficacement à la défense des prix, pour s’établir à niveau d’égalité avec les professions des autres secteurs de production ordinairement organisées, pour avoir voix au chapitre dans les domaines politique et administratif. De nos jours, une voix isolée n’a quasi jamais le moyen de se faire entendre, moins encore de se faire écouter.
Sensibilité aux exigences du bien commun
Les agriculteurs, comme au reste tous les autres travailleurs, doivent se maintenir dans le domaine moral et juridique, quand ils mettent en action leurs diverses organisations. C’est dire qu’ils doivent concilier leurs droits et leurs intérêts avec ceux des autres professions, subordonner au bien commun les exigences des uns et des autres. Les agriculteurs, alors qu’ils s’appliquent à promouvoir le monde rural, peuvent demander à bon droit que leur action soit appuyée par les pouvoirs publics, quand eux-mêmes se montrent sensibles aux exigences du bien commun, contribuent à y satisfaire.
Il Nous est agréable à cette occasion de féliciter ceux de Nos fils qui s’emploient de par le monde entier, dans les organisations coopératives, professionnelles et syndicales, à la promotion économique et sociale de quiconque travaille la terre.
Vocation et mission
La personne humaine trouve, dans le travail de la terre, des stimulants sans nombre pour s’affirmer, se développer, s’enrichir, y compris dans le champ des valeurs spirituelles. Ce travail doit donc être conçu, vécu, comme une vocation, comme une mission ; comme une réponse à l’appel de Dieu nous invitant à prendre part à la réalisation de son plan providentiel dans l’histoire ; comme un engagement à s’élever soi-même avec les autres ; comme une contribution à la civilisation humaine.
Rééquilibre et promotion des régions sous-développées
Il n’est pas rare de rencontrer des déséquilibres accentués, économiques et sociaux, entre citoyens d’une même communauté politique. Ce qui provient avant tout de ce que les uns travaillent en régions économiquement plus développées, les autres en régions économiquement arriérées. Justice et équité demandent que les pouvoirs publics s’appliquent à réduire ou éliminer ces déséquilibres. A cet effet, il faut veiller à ce que les services publics essentiels soient assurés dans les régions moins développées, dans la manière et la mesure voulues par le milieu, répondant en principe au niveau de vie en vigueur dans la communauté nationale. Mais une politique économique et sociale n’est pas moins requise, concernant surtout l’offre de travail, les migrations, les salaires, les impôts, le crédit, les investissements, attentive en particulier aux industries à caractère stimulant. Cette politique devrait être capable de promouvoir l’absorption et l’emploi rentable de la main-d’œuvre, de stimuler l’esprit d’entreprise, de tirer parti des ressources locales.
Toutefois, l’action des pouvoirs publics doit toujours être justifiée par des raisons de bien commun. Elle s’exercera par suite suivant des normes d’unité sur le plan national. Elle se donnera pour objectif constant de contribuer au développement graduel, simultané, proportionnel, des trois secteurs de production : agricole, industriel et des services. Elle veillera à ce que les habitants des régions moins développées se sentent et soient le plus possible responsables et promoteurs de leur relèvement économique.
Rappelons enfin que l’initiative privée doit contribuer à établir l’équilibre économique et social entre régions d’un même pays. Et c’est Pourquoi, en vertu du principe de subsidiarité, les pouvoirs publics doivent venir en aide à cette initiative et lui confier de prendre en main le développement économique, dès que c’est efficacement possible.
Elimination ou réduction des déséquilibres entre terre et peuplement
Il convient de noter ici qu’il existe en plusieurs pays des déséquilibres marqués entre terre et peuplement. Dans certains pays, les hommes sont rares et les terres cultivables abondent ; en d’autres régions, à l’inverse, les hommes abondent et les terres cultivables sont rares.
En d’autres pays, malgré la richesse des ressources potentielles, le caractère primitif des cultures ne permet pas de produire des biens en suffisance pour satisfaire aux besoins élémentaires de la population. Ailleurs, la modernisation très poussée des cultures entraîne une surproduction de biens agraires, avec une incidence négative sur l’économie nationale.
Il est évident que solidarité humaine et fraternité chrétienne requièrent entre peuples des rapports de collaboration active et variée. Celle-ci doit favoriser les mouvements de biens, d’hommes, de capitaux, en vue d’éliminer ou au moins de réduire les déséquilibres trop profonds. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet.
Mais Nous voulons exprimer ici Notre sincère estime envers l’œuvre, hautement bienfaisante, exercée par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (F. A. O.) ; elle s’emploie à favoriser entre peuples une entente féconde, à promouvoir la modernisation des cultures, surtout dans les pays en voie de développement, à soulager la misère des populations sous-alimentées.
Exigences de la justice dans les relations entre pays inégalement développés
Le problème de notre époque
Le problème le plus important de notre époque est peut-être celui des relations entre communautés politiques économiquement développées et pays en voie de développement économiques. Les premières jouissent d’un niveau de vie élevé, les autres souffrent de privations souvent graves. La solidarité qui unit tous les hommes en une seule famille impose aux nations qui surabondent en moyens de subsistance le devoir de n’être pas indifférentes à l’égard des pays dont les membres se débattent dans les difficultés de l’indigence, de la misère, de la faim, ne jouissent même pas des droits élémentaires reconnus à la personne humaine. D’autant plus, vu l’interdépendance de plus en plus étroite entre peuples, Qu’une paix durable et féconde n’est pas possible entre eux si sévit un trop grand écart entre leurs conditions économiques et sociales.
Conscient de Notre universelle paternité, Nous éprouvons le devoir de répéter solennellement ce que déjà Nous avons affirmé : « Nous sommes tous solidairement responsables des populations sous-alimentées… [40] aussi bien faut-il former les consciences au sens de la responsabilité qui incombe à tous et chacun et spécialement aux plus favorisés » [41].
Il est évident que le devoir, que l’Eglise a toujours proclamé, de venir en aide à qui se débat dans l’indigence et la misère doit être spécialement ressenti par les catholiques. Le fait d’être membres du Corps mystique du Christ est pour eux le plus noble motif. « En cela nous avons connu la charité divine, proclame l’apôtre Jean, que Jésus a donné sa vie pour nous. De même, nous devons donner notre vie pour nos frères. Celui qui posséderait les biens du monde et, voyant son frère dans le besoin, lui fermerait son cœur, comment la charité divine pourrait-elle demeurer en lui ? » [42]
Nous voyons donc avec plaisir les nations qui disposent de régimes économiques hautement productifs venir en aide aux peuples en voie de développement économique, de sorte qu’ils aient moins de difficultés à améliorer leurs conditions de vie.
Secours d’urgence
En certains pays, les biens de consommation, surtout les fruits de la terre, sont produits en excédent. En d’autres, de larges couches de la population combattent la misère et la faim. Justice et humanité requièrent que les premiers viennent au secours des seconds. Détruire ou gaspiller des biens qui sont indispensables à la survie d’êtres humains, c’est blesser la justice et l’humanité.
Nous le savons, une production de biens, surtout agricoles, excédentaire par rapport aux besoins d’une communauté politique, peut avoir des répercussions économiques nuisibles à certaines catégories de citoyens. Ce n’est là une raison qui dispense de l’obligation de porter un secours d’urgence aux indigents et aux affamés. Toutes mesures doivent cependant être prises pour que ces répercussions soient limitées et équitablement réparties entre tous les citoyens.
Coopération scientifique, technique et financière
Certes, les secours d’urgence répondent à un devoir d’humanité et de justice. Ils ne suffisent pas toutefois à éliminer, pas même à réduire, les causes qui engendrent en beaucoup de pays un état permanent d’indigence, de misère ou de famine. Ces causes proviennent avant tout d’un régime économique primitif ou arriéré. Elles ne peuvent être éliminées ou comprimées que par diverses organisations coopératives qui donneront aux habitants aptitudes et qualifications professionnelles, compétence technique et scientifique. Elles mettront à leur disposition les capitaux indispensables pour mettre en route et accélérer le développement économique suivant les normes et les méthodes modernes.
Nous savons fort bien qu’en ces dernières années une conscience plus universelle, plus approfondie, a été prise du devoir de s’employer à favoriser le développement économique et le progrès social dans les pays qui se débattent dans les plus grandes difficultés.
Des organisations mondiales et régionales ; des Etats, des fondations, des sociétés privées offrent à ces pays, en mesure croissante, leur coopération technique dans tous les domaines de la production. Les facilités offertes à des milliers de jeunes se multiplient afin qu’ils puissent étudier dans les universités des pays plus développés, acquérir une formation scientifique, technique et professionnelle qui réponde à notre époque. Des instituts bancaires à rayon mondial, les Etats, des personnes privées apportent des capitaux, mettent en œuvre un ensemble croissant d’initiatives économiques dans les pays en voie de développement. Nous ne pouvons toutefois ne pas observer que la coopération scientifique, technique et économique entre communautés politiques économiquement développées et pays qui sont encore au début ou aux premiers pas de leur développement, veut une autre ampleur que celle que nous connaissons. Il est à désirer que les prochaines décennies soient témoins de ces relations accrues entre pays développés et pays en voie de développement.
A ce propos, Nous estimons opportuns quelques rappels et quelques réflexions.
Eviter les erreurs du passé
C’est sagesse que les pays qui sont au début ou aux premiers stades de leur développement économique tiennent compte des expériences vécues par les pays économiquement développés.
Produire plus et mieux est raison et inévitable nécessité. Il est non moins nécessaire et juste que les richesses produites soient équitablement réparties parmi tous les membres de la communauté. Il faut donc veiller à ce que développement économique et progrès social aillent de pair. Cela comporte que ce développement soit autant que possible graduel et harmonieux entre les secteurs de production : agriculture, industrie, services.
Respect dû aux caractéristiques de chaque pays
Les communautés politiques en voie de développement économique ont, d’ordinaire, leur individualité qui ne peut être confondue ; qu’il s’agisse de leurs ressources, des caractères spécifiques de leur milieu naturel, de leurs traditions souvent riches de valeurs humaines, des qualités typiques de leurs membres. Les pays économiquement développés, leur venant en aide, doivent discerner, respecter cette individualité, vaincre la tentation qui les porte à projeter leur propre image sur les pays en voie de développement.
Action désintéressée
Les Etats économiquement développés doivent, en outre, veiller avec le plus grand soin, tandis qu’ils viennent en aide aux pays en voie de développement, à ne pas chercher en cela leur avantage politique, en esprit de domination.
Si cela venait à se produire, il faudrait déclarer hautement que c’est là établir une colonisation d’un genre nouveau, voilée sans doute, mais non moins dominante que celles dont de nombreuses communautés politiques sont sorties récemment. Il en résulterait une gêne pour les relations internationales et un danger pour la paix du monde.
Il est donc indispensable, et la justice exige, que cette aide technique et financière soit apportée dans le désintéressement politique le plus sincère. Elle doit avoir pour objet de mettre les communautés en voie de développement économique à même de réaliser par leur propre effort leur montée économique et sociale.
De la sorte, une contribution précieuse aura été apportée à la formation d’une communauté mondiale, dont tous les membres seront sujets conscients de leurs devoirs et de leurs droits, travailleront en situation d’égalité à la réalisation du bien commun universel.
Respect de la hiérarchie des valeurs
Le progrès scientifique et technique, le développement économique, de meilleures conditions de vie, voilà des éléments incontestablement positifs d’une civilisation. Il Nous faut toutefois rappeler que ce ne sont, en aucune manière, des valeurs suprêmes, mais essentiellement des moyens en vue de la valeur absolue.
Avec amertume il Nous faut observer que dans les pays économiquement développés la conscience de la hiérarchie des valeurs s’est affaiblie, éteinte, inversée en trop d’êtres humains. Les valeurs de l’esprit sont négligées, oubliées, niées. Le progrès des sciences et des techniques, le développement économique, le bien-être matériel ont les faveurs ; souvent on les recherche comme biens supérieurs, on en fait l’unique raison de vivre. C’est l’embûche la plus dissolvante, la plus délétère, insinuée dans l’action qu’exercent les peuples économiquement, développés auprès des peuples en voie de développement, alors que parmi ces derniers souvent les traditions ancestrales ont conservé vif et efficace le sens de certaines valeurs humaines et des plus importantes.
Blesser cette conscience est immoral par essence. Elle doit, au contraire, être respectée, éclairée autant que possible et développée, afin de demeurer ce qu’elle est : fondement de civilisation vraie.
L’apport de l’Eglise
L’Eglise, on le sait, est universelle de droit divin ; elle l’est également en fait puisqu’elle est présente à tous les peuples ou tend à le devenir.
L’insertion de l’Eglise dans un peuple comporte toujours d’heureuses conséquences dans le domaine économique et social, comme le montrent l’histoire et l’expérience. Nul, en effet, de ceux qui deviennent chrétiens ne pourrait ne pas se sentir obligé d’améliorer les institutions temporelles par respect pour la dignité humaine et pour éliminer les obstacles à la diffusion du bien.
De plus, l’Eglise, entrant dans la vie des peuples, n’est pas une institution imposée du dehors et le sait. Sa présence, en effet, coïncide avec la nouvelle naissance ou la résurrection des hommes dans le Christ ; celui qui naît à nouveau ou ressuscite dans le Christ, n’éprouve jamais de contrainte extérieure ; il se sent, au contraire, libéré au plus profond de lui-même pour s’ouvrir à Dieu ; tout ce qui, en lui, a quelque valeur se renforce et s’ennoblit.
« L’Eglise du Christ, observe avec sagesse Notre Prédécesseur Pie XII, fidèle dépositaire de la divine sagesse éducatrice, ne peut penser ni ne pense à attaquer ou à mésestimer les caractéristiques particulières que chaque peuple, avec une piété jalouse et une compréhensible fierté, conserve et considère comme un précieux patrimoine. Son but est l’unité surnaturelle dans l’amour universel senti et pratiqué, et non l’uniformité exclusivement extérieure, superficielle, et par là débilitante. Toutes les orientations, toutes les sollicitudes, dirigées vers un développement sage et ordonné des forces et tendances particulières, qui ont leurs racines dans les fibres les plus profondes de chaque rameau ethnique, pourvu qu’elles ne s’opposent pas aux devoirs dérivant pour l’humanité de son unité d’origine et de sa commune destinée, l’Eglise les salue avec joie et les accompagne de ses vœux maternels. » [43] Nous constatons avec profonde satisfaction qu’aujourd’hui les citoyens catholiques des nations en voie de développement économique ne le cèdent, en général, à personne pour participer à l’effort de développement et d’élévation de leurs pays dans le domaine économique et social.
D’autre part, les catholiques des nations de niveau économique élevé multiplient les initiatives pour améliorer l’aide apportée aux nations en voie de développement. Nous apprécions spécialement l’assistance variée, toujours croissante, qu’ils apportent aux étudiants d’Afrique et d’Asie dispersés dans les universités d’Europe et d’Amérique ; Nous louons ceux qui se préparent à porter aux pays sous-développés leur aide technique et professionnelle.
A tous Nos chers fils qui témoignent sur tous les continents de l’éternelle vitalité de l’Eglise, par leur zèle pour le vrai progrès des peuples et la civilisation, Nous voulons adresser une parole paternellement affectueuse de louange et d’encouragement.
Accroissements démographiques et développement économique
Déséquilibre entre peuplement et moyens de subsistance
Un problème souvent évoqué ces derniers temps est celui des rapports entre l’accroissement démographique, le développement économique et les moyens de subsistance disponibles, soit sur le plan mondial, soit dans les pays sous-développés.
Sur le plan mondial, certains prétendent que, suivant des statistiques assez sérieuses, le genre humain, dans quelques dizaines d’années, aura sensiblement augmenté en nombre, alors que le développement économique ne fera que des progrès plus lents. Ils en déduisent que si on ne limite pas les taux d’accroissement démographique, en peu de temps le déséquilibre s’accentuera d’une manière aiguë entre population et moyens de subsistance.
Quant aux pays sous-développés, on observe, toujours sur données statistiques, que là diffusion rapide des mesures d’hygiène et des soins médicaux réduit de beaucoup le taux de mortalité, surtout infantile, tandis que, durant une période encore assez longue, le taux de natalité, assez élevé dans ces régions, tend à demeurer sensiblement constant. De la sorte, l’excédent des naissances sur les décès s’accroît sensiblement, et le rendement des régimes économiques ne croît pas en proportion. Il est donc impossible que le niveau de vie s’améliore dans les pays sous-développés ; le contraire est même inévitable. C’est pourquoi, si l’on veut éviter les situations extrêmes, il devient indispensable, à leur avis, de recourir à des mesures drastiques pour empêcher ou freiner la natalité.
Les termes du problèmes
A dire vrai, sur le plan mondial, le rapport entre l’accroissement démographique d’une part, et le développement économique et des moyens de subsistance disponibles, d’autre part, ne semble pas créer de difficultés, au moins actuellement et dans un proche avenir. Du reste, pour tirer des conclusions valables, les éléments dont on dispose sont trop incertains et instables.
En outre, Dieu, dans sa bonté et sa sagesse, a doté la nature de ressources inépuisables et a donné aux hommes intelligence et génie pour inventer les instruments aptes à leur procurer les biens nécessaires à la vie. La solution de base du problème ne doit pas être cherchée dans des expédients qui offensent l’ordre moral établi par Dieu et s’attaquent aux sources mêmes de la vie humaine, mais dans un nouvel effort scientifique de l’homme pour augmenter son emprise sur la nature. Les progrès déjà réalisés par les sciences et les techniques ouvrent des horizons illimités. Nous savons cependant que dans certaines régions et dans certains pays sous-développés peuvent surgir, surgissent, en fait, de graves problèmes dus à une organisation économique et sociale déficiente, qui n’offre pas des moyens de subsistance proportionnés au taux d’accroissement démographique, dus aussi à une solidarité insuffisante entre peuples.
Mais, même dans ce cas, nous devons aussitôt affirmer nettement que ces problèmes ne doivent pas être affrontés, que ces difficultés ne doivent pas être résolues par le recours à des moyens indignes de l’homme, dérivant d’une conception nettement matérialiste de l’homme et de la vie.
La vraie solution se trouve seulement dans le développement économique et le progrès social, qui respectent les vraies valeurs humaines, individuelles et sociales. Ce développement économique et ce progrès social doivent être réalisés moralement, d’une manière digne de l’homme et de l’immense valeur : que représente la vie de tout individu. Il requiert aussi une collaboration mondiale qui permette et favorise une circulation ordonnée et féconde des connaissances, des capitaux et des hommes.
Respect des lois de la vie
Il Nous faut proclamer solennellement que la vie humaine doit être transmise par la famille fondée sur le mariage, un et indissoluble, élevé pour les chrétiens à la dignité de sacrement. La transmission de la vie humaine est confiée par la nature à un acte personnel et conscient, et comme tel soumis aux lois très sages de Dieu, lois inviolables et immuables, que tous doivent reconnaître et observer.
On ne peut donc pas employer des moyens, suivre des méthodes qui seraient illicites dans la transmission de la vie des plantes et des animaux. La vie humaine est sacrée, puisque, dès son origine, elle requiert l’action créatrice de Dieu. Celui qui viole ses lois offense la divine Majesté, se dégrade et avec soi l’humanité, affaiblit en outre la communauté dont il est membre.
Education au sens de la responsabilité
Il est de la plus haute importance que les nouvelles générations reçoivent non seulement une formation culturelle et religieuse adéquate – ce qui est le droit et le devoir des parents – mais aussi une éducation solide au sens de la responsabilité dans toutes les manifestations de la vie ; particulièrement en ce qui touche la fondation d’une famille, le devoir de mettre au monde et élever des enfants. Il faut leur inculquer une foi vive, une confiance profonde en la divine Providence, afin qu’ils aient le courage d’accepter peines et sacrifices dans l’accomplissement d’une mission aussi noble, souvent aussi ardue, que celle de collaborer avec Dieu dans la transmission de la vie et l’éducation des enfants. Pour cette éducation, aucune institution ne dispose d’autant de moyens efficaces que l’Eglise qui, pour ce motif, a le droit d’exercer sa mission en toute liberté.
Au service de la vie
On se rappelle que dans la Genèse, Dieu a adressé aux premiers hommes deux commandements qui se complètent : celui de transmettre la vie : « Croissez et multipliez » [44] ; et celui de soumettre la nature : « Remplissez la terre et soumettez-la » [45].
Le commandement de soumettre la nature, loin d’avoir un but destructeur, est orienté au service de la vie.
Nous relevons avec tristesse une des contradictions les plus déconcertantes qui affligent notre époque : d’une part, on met l’accent sur les pires éventualités et l’on agite le spectre de la misère et de la famine ; d’autre part, on utilise largement les inventions scientifiques, les réalisations techniques et les ressources économiques pour produire de terribles instruments de ruine et de mort
La Providence divine a accordé au genre humain des moyens suffisants pour résoudre dans la dignité les problèmes multiples et délicats de la transmission de la vie. Ces problèmes peuvent n’obtenir qu’une solution boiteuse ou même demeurer insolubles, si l’esprit faussé des hommes ou leur volonté pervertie utilisent ces moyens contre la raison, pour des fins qui ne répondent plus à leur nature sociale et au plan de la Providence.
Collaboration à l’échelle mondiale
Dimensions mondiales de tout problème humain important
Les progrès des sciences et des techniques dans tous les domaines de la vie sociale multiplient et resserrent les rapports entre les nations, rendent leur interdépendance toujours plus profonde et vitale.
Par suite, on peut dire que tout problème humain de quelque importance, quel qu’en soit le contenu, scientifique, technique, économique, social, politique, culturel, revêt aujourd’hui des dimensions supranationales et souvent mondiales.
C’est pourquoi, prises isolément, les communautés politiques ne sont plus à même de résoudre convenablement leurs plus grands problèmes par elles-mêmes et avec leurs seules forces, même si elles se distinguent par une haute culture largement répandue, par le nombre et l’activité de leurs citoyens, par l’efficience de leur régime économique, par l’étendue et la richesse de leur territoire. Les nations se conditionnent réciproquement, et on peut affirmer que chacune se développe en contribuant au développement des autres. Par suite, entente et collaboration s’imposent entre elles.
Méfiance réciproque
On peut ainsi comprendre comment se propage toujours plus dans l’esprit des individus et des peuples la conviction d’une nécessité urgente d’entente et de collaboration. Mais en même temps, il semble que les hommes, ceux surtout qui portent de plus grandes responsabilités, se montrent impuissants à réaliser l’une et l’autre. Il ne faut pas chercher la racine de cette impuissance dans des raisons scientifiques, techniques, économiques, mais dans l’absence de confiance réciproque. Les hommes et par suite les Etats se craignent les uns les autres. Chacun craint que l’autre ne nourrisse des projets de suprématie et ne cherche le moment favorable pour les mettre à exécution. Il organise donc sa propre défense, et il développe ses armements, non pas, déclare-t-il, pour attaquer, mais pour dissuader de toute agression l’hypothétique agresseur.
La conséquence en est que des énergies humaines immenses et des ressources gigantesques se consument en des buts non constructifs, tandis que s’insinue et grandit dans l’esprit des individus et des peuples un sentiment de malaise et de pesanteur qui ralentit l’esprit d’initiative pour des tâches de large envergure.
Méconnaissance de l’ordre moral
L’absence de confiance réciproque trouve son explication dans le fait que les hommes, les plus responsables surtout, s’inspirent dans leurs activités de conceptions de vie différentes ou radicalement opposées. Malheureusement, certaines de ces conceptions ne reconnaissent pas l’existence d’un ordre moral, d’un ordre transcendant, universel, absolu, d’égale valeur pour tous. Il devient ainsi impossible de se rencontrer et de se mettre pleinement d’accord, avec sécurité, à la lumière d’une même loi de justice admise et suivie par tous. Il est vrai que le mot « justice » et l’expression « les exigences de la justice » continuent à sortir des lèvres de tous ; mais ce mot et cette expression prennent chez les uns et chez les autres des contenus différents ou opposés.
C’est pourquoi les appels répétés et passionnés à la justice et aux exigences de la justice, loin d’offrir une possibilité de rencontre ou d’entente, augmentent la confusion, avivent les contrastes, échauffent les controverses ; en conséquence, la persuasion se répand que pour faire valoir ses droits et poursuivre ses intérêts, il n’est d’autre moyen que le recours à la violence, source de maux très graves.
Le vrai Dieu, fondement de l’ordre moral
La confiance réciproque entre les peuples et les États ne peut naître et se renforcer que dans la reconnaissance et le respect de l’ordre moral.
Mais l’ordre moral ne peut s’édifier que sur Dieu ; séparé de Dieu, il se désintègre. Car l’homme n’est pas seulement un organisme matériel ; il est aussi un esprit doué de pensée et de liberté. Il exige donc un ordre moral et religieux qui, plus que toute valeur matérielle, influe sur les orientations et les solutions à donner aux problèmes de la vie individuelle et sociale, à l’intérieur des communautés nationales et dans leurs rapports mutuels.
On a affirmé que, à l’époque des triomphes de la science et de la technique, les hommes pouvaient construire leur civilisation sans avoir besoin de Dieu. La vérité est au contraire que les progrès eux-mêmes de la science et de la technique posent des problèmes humains de dimensions mondiales qui ne peuvent trouver leur solution qu’à la lumière d’une foi sincère et vive en Dieu, principe et fin de l’homme et du monde.
Ces vérités sont confirmées par la constatation que les horizons sans mesure ouverts par la recherche scientifique contribuent eux-mêmes à faire naître dans les esprits la persuasion que les sciences mathématiques peuvent bien manifester les phénomènes, mais sont incapables de saisir et encore moins d’exprimer entièrement les aspects les plus profonds de la réalité. La tragique expérience du passé, que les forces gigantesques mises à la disposition de la technique peuvent être utilisées pour des fins aussi bien constructives que destructives, met en évidence l’importance souveraine des valeurs spirituelles pour que les progrès scientifiques conservent leur caractère essentiel de moyens pour la civilisation.
Le sentiment de croissante insatisfaction qui se propage parmi les membres de communautés nationales à haut niveau de vie détruit l’illusion rêvée d’un paradis sur terre ; mais en même temps se fait toujours plus claire la conscience des droits inviolables et universels de la personne, plus vive l’aspiration à des relations plus justes et plus humaines. Ce sont là des motifs qui tous contribuent à rendre les hommes plus conscients de leurs propres limites, à faire refleurir en eux la recherche des valeurs spirituelles. Tout cela ne peut pas ne pas susciter un espoir d’ententes sincères et de collaborations fécondes.
QUATRIÈME PARTIE
RENOUER DES LIENS DE VIE EN COMMUN
DANS LA VÉRITÉ, LA JUSTICE ET L’AMOUR
Idéologies tronquées ou erronées
Après tant de progrès scientifiques, et même à cause d’eux, le problème reste encore de relations sociales plus humainement équilibrées tant à l’intérieur de chaque communauté politique que sur le plan international.
A cette fin, diverses idéologies ont été de nos jours élaborées et diffusées ; quelques-unes se sont déjà dissoutes, comme brume au soleil ; d’autres ont subi et subissent des retouches substantielles ; d’autres enfin ont perdu beaucoup et perdent chaque jour davantage leur attirance sur les esprits. La raison en est que ces idéologies ne considèrent de l’homme que certains aspects, et souvent, les moins profonds. De plus, elles ne tiennent pas compte des inévitables imperfections de l’homme, comme la maladie et la souffrance, imperfections que les systèmes sociaux et économiques, même les plus poussés, ne réussissent pas à éliminer. Il y a enfin l’exigence spirituelle, profonde et insatiable, qui s’exprime partout et toujours, même quand elle est écrasée avec violence ou habilement étouffée.
L’erreur la plus radicale de l’époque moderne est bien celle de juger l’exigence religieuse de l’esprit humain comme une expression du sentiment ou de l’imagination, ou bien comme un produit de contingences historiques, qu’il faut éliminer comme un élément anachronique et un obstacle au progrès humain. Les hommes, au contraire, se révèlent justement dans cette exigence ce qu’ils sont en réalité : des êtres créés par Dieu pour Dieu, comme écrit saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en toi. » [46]
Quel que soit le progrès technique et économique, il n’y aura donc dans le monde ni justice ni paix tant que les hommes ne retrouveront pas le sens de leur dignité de créatures et de fils de Dieu, première et dernière raison d’être de toute la création. L’homme séparé de Dieu devient inhumain envers lui-même et envers les autres, car des rapports bien ordonnés entre les hommes supposent des rapports bien ordonnés de la conscience personnelle avec Dieu, source de vérité, de justice et d’amour.
Il est vrai que la persécution, qui depuis des dizaines d’années sévit sur de nombreux pays, même d’antique civilisation chrétienne, sur tant de Nos frères et de Nos fils, à Nous pour cela spécialement chers, met toujours mieux en évidence la digne supériorité des persécutés et la barbarie raffinée des persécuteurs ; ce qui ne donne peut-être pas encore des fruits visibles de repentir, mais induit beaucoup d’hommes à réfléchir.
Il n’en reste pas moins que l’aspect plus sinistrement typique de l’époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fondement sur lequel il puisse subsister, et de vouloir proclamer la grandeur de l’homme en le coupant de la source dont cette grandeur jaillit et où elle s’alimente ; en réprimant, et si possible en éteignant, ses aspirations vers Dieu. Mais l’expérience de tous les jours continue à attester, au milieu des désillusions les plus amères, et souvent en langage de sang, ce qu’affirme le Livre inspiré : « Si ce n’est pas Dieu qui bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent. » [47]
Eternelle actualité de la doctrine sociale de l’Eglise
L’Eglise apporte et annonce aux hommes une conception toujours actuelle de la vie sociale. Suivant le principe de base de cette conception – comme il ressort de tout ce que Nous avons dit jusqu’ici, – les êtres humains sont et doivent être fondement, but et sujets de toutes les institutions où se manifeste la vie sociale. Chacun d’entre eux, étant ce qu’il est, doit être considéré selon sa nature intrinsèquement sociale et sur le plan providentiel de son élévation à l’ordre surnaturel.
Partant de ce principe de base qui protège la dignité sacrée de la personne, le Magistère de l’Eglise, avec la collaboration de prêtres et de laïcs avertis, a mis au point, spécialement en ce dernier siècle, une doctrine sociale. Celle-ci indique clairement les voies sûres pour rétablir les rapports de la vie sociale selon des normes universelles en conformité avec la nature et les divers milieux d’ordre temporel, comme aussi avec les caractéristiques de la société contemporaine ; normes qui, par suite, peuvent être acceptées par tous.
Il est cependant indispensable, aujourd’hui plus que jamais, que cette doctrine soit connue, assimilée, traduite dans la réalité sociale sous les formes et dans la mesure que permettent ou réclament les situations diverses. Cette tâche est ardue, mais bien noble. C’est à sa réalisation que Nous invitons ardemment non seulement Nos frères et fils répandus dans le monde entier, mais aussi tous les hommes de bonne volonté.
Instruction
Nous réaffirmons avant tout que la doctrine sociale chrétienne est partie intégrante de la conception chrétienne de la vie.
Tout en observant avec satisfaction que dans divers instituts cette doctrine est déjà enseignée, depuis longtemps, Nous insistons pour que l’on en étende l’enseignement dans des cours ordinaires, et en forme systématique, dans tous les séminaires, dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés. Elle doit de plus être inscrite au programme d’instruction religieuse des paroisses et des groupements d’apostolat des laïcs ; elle doit être propagée par tous les moyens modernes de diffusion : presse quotidienne et périodique, ouvrages de vulgarisation ou à caractère scientifique, radiophonie, télévision.
A cette diffusion, Nos fils du laïcat peuvent contribuer beaucoup par leur application à connaître la doctrine, par leur zèle à la faire comprendre aux autres et en accomplissant à sa lumière leurs activités d’ordre temporel.
Qu’ils n’oublient pas que la vérité et l’efficacité de la doctrine sociale catholique se prouvent surtout par l’orientation sûre qu’elle offre à la solution des problèmes concrets. De cette manière, on réussit même à attirer sur elle l’attention de ceux qui l’ignorent ou qui l’attaquent parce qu’ils l’ignorent ; peut-être même à faire pénétrer dans leur esprit une étincelle de sa lumière.
Education
Une doctrine sociale ne doit pas seulement être proclamée, mais aussi traduite en termes concrets dans la réalité. C’est d’autant plus vrai de la doctrine sociale chrétienne, dont la lumière est la Vérité, dont l’objectif est la Justice et la force dynamique l’Amour.
Nous attirons donc l’attention sur la nécessité qu’il y a pour Nos fils à ne pas être seulement instruits de la doctrine sociale, mais d’être éduqués d’une manière sociale.
L’éducation chrétienne doit être intégrale. Elle doit s’étendre à tous les devoirs. Elle doit donc faire naître et s’affirmer chez les chrétiens la conscience du devoir qui consiste à accomplir chrétiennement même les activités de nature économique et sociale.
Le passage de la théorie à la pratique est de soi difficile. Il l’est d’autant plus qu’il s’agit de traduire en termes concrets une doctrine sociale comme la doctrine chrétienne, à cause de l’égoïsme profondément enraciné dans les hommes, du matérialisme où baigne la société moderne, des difficultés à découvrir avec clarté et précision les exigences objectives de la justice dans les cas concrets.
C’est pourquoi il ne suffit pas de faire prendre conscience du devoir d’agir chrétiennement en matière économique et sociale, mais l’éducation doit viser également à enseigner la méthode qui rend apte à accomplir ce devoir.
Une tâche pour les associations d’apostolat des laïcs
L’éducation à l’action chrétienne, même en matière économique et sociale, sera rarement efficace, si les sujets eux-mêmes ne prennent pas une part active à leur propre éducation et si l’éducation ne se réalise dans l’action.
On a raison de dire que l’on n’acquiert pas l’aptitude au bon exercice de la liberté, si ce n’est par le bon usage de la liberté. D’une manière analogue l’éducation à l’action chrétienne en matière économique et sociale ne s’acquiert que par l’action chrétienne concrète en ce domaine.
C’est pourquoi, dans l’éducation sociale, une tâche importante est réservée aux associations et aux organisations d’apostolat des laïcs, à celles en particulier qui se proposent comme objectif propre l’animation chrétienne de quelque secteur d’ordre temporel. En effet, beaucoup de membres de ces associations peuvent utiliser leurs expériences quotidiennes pour s’éduquer toujours mieux et contribuer à l’éducation sociale des jeunes.
A ce propos, il est opportun de rappeler à tous, aux grands et aux humbles, que le sens chrétien de la vie impose l’esprit de sobriété et de sacrifice. De nos jours, hélas ! prévaut çà et là une tendance hédoniste, qui voudrait réduire la vie à la recherche du plaisir et à la complète satisfaction de toutes les passions, au grand dam de l’esprit et même du corps.
Sur le plan naturel, une conduite réglée et la modération des bas appétits est sagesse et source de bien ; sur le plan surnaturel, l’Evangile, l’Eglise et toute sa tradition ascétique exigent le sens de la mortification et de la pénitence, qui assure la victoire de l’esprit sur la chair et offre un moyen efficace d’expier les peines dues pour les péchés, auxquels personne n’échappe, sauf Jésus-Christ et sa Mère immaculée.
Suggestions pratiques
Pour traduire en termes concrets les principes et les directives sociales, on passe d’habitude par trois étapes : relevé de la situation, appréciation de celle-ci à la lumière de ces principes et directives, recherche et détermination de ce qui doit se faire pour traduire en actes ces principes et ces directives selon le mode et le degré que la situation permet ou commande.
Ce sont ces trois moments que l’on a l’habitude d’exprimer par les mots : voir, juger, agir. Il est plus que jamais opportun que les jeunes soient invités souvent à repenser ces trois moments, et, dans la mesure du possible, à les traduire en actes ; de cette façon, les connaissances apprises et assimilées ne restent pas en eux à l’état d’idées abstraites, mais les rendent capables de traduire dans la pratique les principes et les directives sociales.
A ce stade de l’application concrète des principes, des divergences de vue peuvent surgir, même entre catholiques droits et sincères. Lorsque cela se produit, que jamais ne fassent défaut la considération réciproque, le respect mutuel et la bonne volonté qui recherche les points de contact en vue d’une action opportune et efficace ; que l’on ne s’épuise pas en discussions interminables ; et sous le prétexte du mieux, que l’on ne néglige pas le bien qui peut et doit être fait.
Les catholiques qui s’adonnent à des activités économiques et sociales se trouvent fréquemment en rapport avec des hommes qui n’ont pas la même conception de la vie. Que dans ces rapports Nos fils soient vigilants pour rester cohérents avec eux-mêmes, pour n’admettre aucun compromis en matière de religion et de morale ; mais qu’en même temps ils soient animés d’esprit de compréhension, désintéressés, disposés à collaborer loyalement en des matières qui en soi sont bonnes ou dont on peut tirer le bien. Il est cependant clair que dès que la Hiérarchie ecclésiastique s’est prononcée sur un sujet, les catholiques sont tenus à se conformer à ses directives, puisque appartiennent à l’Eglise le droit et le devoir non seulement de défendre les principes d’ordre moral et religieux, mais aussi d’intervenir d’autorité dans l’ordre temporel, lorsqu’il s’agit de juger de l’application de ces principes à des cas concrets.
Action multiple et responsabilité
De l’instruction et de l’éducation il convient de passer à l’action. C’est une tâche qui concerne surtout Nos fils du laïcat, puisque habituellement ils s’adonnent en vertu de leur état de vie à des activités et à des institutions à contenu et finalité temporels.
Pour accomplir cette noble tâche il est nécessaire que Nos fils ne soient pas seulement compétents dans leur profession et qu’ils exercent leurs activités temporelles selon les lois naturelles qui conduisent efficacement au but ; mais il est aussi indispensable que ces activités s’exercent dans la mouvance des principes et des directives de la doctrine sociale chrétienne, dans une attitude de confiance sincère et d’obéissance filiale envers l’autorité ecclésiastique. Que Nos fils veuillent bien noter que lorsque dans l’exercice des activités temporelles ils ne suivent pas les principes et les directives de la doctrine sociale chrétienne, non seulement ils manquent à un devoir et lèsent souvent les droits de leurs propres frères, mais ils peuvent même arriver à jeter le discrédit sur la doctrine elle-même, comme si sans doute elle était noble en soi, mais dépourvue de toute vigueur efficace d’orientation.
Un grave danger
Comme Nous l’avons déjà fait remarquer, les hommes ont aujourd’hui approfondi et grandement étendu la connaissance des lois de la nature ; ils ont créé des instruments pour accaparer ses forces ; ils ont produit et continuent à produire des œuvres gigantesques et spectaculaires. Cependant, dans leur volonté de dominer et de transformer le monde extérieur, ils risquent de se négliger et de s’affaiblir eux-mêmes. Comme le notait avec une profonde amertume Notre Prédécesseur Pie XI dans l’Encyclique Quadragesimo anno : « Le travail corporel que la divine Providence, même après le péché originel, avait destiné au perfectionnement matériel et moral de l’homme, tend, dans ces conditions, à devenir un instrument de dépravation : la matière inerte sort ennoblie de l’atelier, tandis que les hommes s’y corrompent et s’y dégradent. » [48]
De même le Souverain Pontife Pie XII affirme avec raison que notre époque se distingue par le contraste existant entre l’immense progrès scientifique et technique et un recul effrayant de l’humanité : notre époque achèvera « son chef-d’œuvre monstrueux, en transformant l’homme en un géant du monde physique aux dépens de son esprit, réduit à l’état de pygmée du monde surnaturel et éternel » [49].
Aujourd’hui encore se vérifie sur une très vaste échelle ce que le Psalmiste affirmait des païens : l’activité des hommes leur fait oublier leur nature ; ils admirent leurs propres œuvres au point d’en faire des idoles : « Leurs idoles, or et argent ; une œuvre de main d’homme. » [50]
Reconnaissance et respect de la hiérarchie des valeurs
Dans Notre paternelle sollicitude de Pasteur universel des âmes, Nous invitons avec insistance Nos fils à veiller sur eux-mêmes, pour maintenir lucide et vivante la conscience de la hiérarchie des valeurs dans l’exercice de leurs activités temporelles et dans la poursuite des fins particulières à chacune.
Il est vrai qu’en tout temps l’Eglise a enseigné et enseigne toujours que les progrès scientifiques et techniques, le bien-être matériel qui en résulte, sont des biens authentiques et qui marquent donc un pas important dans le progrès de la civilisation humaine. Ils doivent cependant être appréciés selon leur vraie nature, c’est-à-dire comme des instruments ou des moyens utilisés pour atteindre plus sûrement une fin supérieure, qui consiste à faciliter et promouvoir la perfection spirituelle des hommes dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel.
La parole du divin Maître retentit comme un avertissement éternel : « Que sert-il à l’homme de gagner l’univers, s’il ruine sa propre vie ? Ou que pourra donner l’homme en échange de sa propre vie ? » [51]
Sanctification des jours de fête
Pour protéger la dignité de l’homme comme créature douée d’une âme faite à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’Eglise a toujours rappelé l’observance exacte du troisième précepte du Décalogue : « Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat. » [52] Dieu a le droit d’exiger de l’homme qu’il dédie à son culte un jour de la semaine, pendant lequel l’esprit, délivré des occupations matérielles, puisse s’élever et s’ouvrir à la pensée et à l’amour des choses célestes, en examinant dans le secret de sa conscience les devoirs envers son Créateur.
C’est aussi un droit, et même un besoin pour l’homme, de cesser par moments le dur travail quotidien, pour reposer ses membres fatigués, pour procurer à ses sens une honnête détente, pour fomenter dans la famille une union plus grande, qui ne peut être obtenue que par un contact fréquent et une sereine vie en commun de tous les membres de la famille.
La religion, la morale et l’hygiène sont d’accord sur la nécessité d’un repos régulier, que depuis des siècles l’Eglise traduit par la sanctification du dimanche, accompagnée de la participation au Saint Sacrifice de la messe, mémorial et application de l’œuvre rédemptrice du Christ aux âmes.
Avec une vive douleur, Nous devons constater et déplorer la négligence, sinon le mépris, de cette sainte loi, avec les conséquences néfastes que cela comporte pour le salut de l’âme et pour la santé du corps des chers ouvriers.
Au nom de Dieu et dans l’intérêt matériel et spirituel des hommes, Nous rappelons à tous, autorités, patrons et ouvriers, l’observance du commandement de Dieu et de l’Eglise, en mettant chacun d’entre eux devant la grave responsabilité qu’il encourt aux yeux de Dieu et vis-à-vis de la société.
Engagement renouvelé
Il serait cependant erroné de déduire de ce que Nous avons brièvement exposé ci-dessus que Nos fils, surtout les laïcs, doivent chercher avec prudence à diminuer leur engagement chrétien dans le monde. Ils doivent, au contraire, le renouveler et l’accentuer.
Le Seigneur, dans sa prière sublime pour l’unité de l’Eglise ne demande pas au Père de retirer les siens du monde, mais de les préserver du mal : « Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du mal. » [53] Il ne faut pas créer d’opposition artificielle là où elle n’existe pas, entre la perfection personnelle et l’activité de chacun dans le monde, comme si on ne pouvait se perfectionner qu’en cessant d’exercer une activité temporelle, ou comme si le fait d’exercer ces activités compromettait fatalement notre dignité d’homme et le croyant.
Il est, au contraire, parfaitement conforme au plan de la Providence que chacun se perfectionne par son travail quotidien, qui, pour la presque totalité du genre humain, est un travail à matière et finalité temporelles. L’Église affronte aujourd’hui une tâche immense : donner un accent humain et chrétien à la civilisation moderne, accent que cette civilisation même réclame, implore presque, pour le bien de son développement et de son existence même. Comme Nous y avons fait allusion, l’Eglise accomplit cette tâche surtout par le moyen de ses fils, les laïcs, qui, dans ce but, doivent se sentir engagés à exercer leurs activités professionnelles comme l’accomplissement d’un devoir, comme un service que l’on rend, en union intime avec Dieu, dans le Christ et pour sa gloire, comme l’indique l’apôtre saint Paul : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » [54] « Quoi que volts puissiez dire ou faire, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus, rendant par lui grâces au Dieu Père. » [55]
Une plus grande efficacité dans les activités temporelles
Lorsque dans les activités et les institutions temporelles on s’ouvre aux valeurs spirituelles et aux fins surnaturelles, leur efficacité propre et immédiate se renforce d’autant. La parole du divin Maître reste toujours vraie : « Cherchez avant tout le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. » [56]
Car celui qui est devenu « lumière du Seigneur » [57] et qui marche comme « un fils de la lumière » [58] perçoit plus sûrement les exigences fondamentales de la justice, même dans les domaines les plus complexes et les plus difficiles de l’ordre temporel, ceux dans lesquels bien souvent les égoïsmes des individus, des groupes et des races, s’insinuent et répandent d’épais brouillards. Celui qui est animé par la charité du Christ se sent uni aux autres et éprouve les besoins, les souffrances et les joies des autres comme les siennes propres.
En conséquence, l’action de chacun, quelqu’en soit l’objet ou quel que soit le milieu où elle s’exerce, ne peut pas ne pas être plus désintéressée, plus vigoureuse, plus humaine, puisque la charité « est patiente, elle est bienveillante…, elle ne cherche pas son intérêt…, elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais met sa joie dans la vérité…, elle espère tout, elle supporte tout » [59].
Membres vivants du Corps mystique du Christ
Mais Nous ne pouvons pas conclure Notre encyclique sans rappeler une autre vérité qui est en même temps une sublime réalité, c’est-à-dire que nous sommes les membres vivants du Corps mystique du Christ, qui est l’Eglise : « De même, en effet, que le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu’un seul corps ; ainsi en est-il du Christ. » [60]
Nous invitons avec une paternelle insistance tous Nos fils, qui appartiennent tant au clergé qu’au laïcat, à prendre profondément conscience de la dignité si haute d’être entés sur le Christ, comme les sarments sur la vigne : « Je suis la vigne, vous êtes les sarments » [61], et d’être appelés par conséquent à vivre de sa vie. Si bien que lorsque chacun exerce ses propres activités, même d’ordre temporel, en union avec le divin Rédempteur Jésus, tout travail devient comme une continuation de son travail et pénétré de vertu rédemptrice : « Celui qui demeure en moi comme moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits. » [62] Le travail, grâce auquel on réalise sa propre perfection surnaturelle, contribue à répandre sur les autres les fruits de la Rédemption, et la civilisation dans laquelle on vit et travaille est pénétrée du levain évangélique.
Notre époque est envahie et pénétrée d’erreurs fondamentales, elle est en proie à de profonds désordres ; cependant, elle est aussi une époque qui ouvre à l’Eglise des possibilités immenses de faire le bien.
Chers frères et fils, le regard que nous avons pu porter ensemble sur les divers problèmes de la vie sociale contemporaine, depuis les premières lumières de l’enseignement du Pape Léon XIII, Nous a amené à développer toute une suite de constatations et de propositions, sur lesquelles Nous vous invitons à vous arrêter, pour les méditer et pour nous encourager à collaborer chacun pour notre part à la réalisation du règne du christ sur la terre : « Règne de vérité et de vie ; règne de sainteté et de grâce : règne de justice, d’amour et de paix » [63], qui nous assure la jouissance des biens célestes, pour lesquels nous sommes créés et que nous appelons de tous nos vœux.
En effet, il s’agit de la doctrine de l’Eglise catholique et apostolique, Mère et éducatrice de tous les peuples, dont la lumière illumine et enflamme ; dont la voix pleine de céleste sagesse appartient à tous les temps ; dont la force apporte toujours un remède efficace et adapté aux nécessités croissantes des hommes, aux difficultés et aux craintes de la vie présente, A cette voix répond la voix antique du Psalmiste qui ne cesse de réconforter et de soulever nos âmes ; « J’écoute ! Que dit Yahvé ? Ce que Dieu dit, c’est la paix pour son peuple, ses amis, pourvu qu’ils ne reviennent à leur folie… La vérité et la bonté se rencontrent ; la justice et la paix s’embrassent, La vérité germera de la terre et des cieux la justice se penchera. Yahvé lui-même donne le bonheur et notre terre donne son fruit ; la justice marchera devant lui et la paix sur la trace de ses pas. » [64]
Tels sont les vœux, vénérables frères, que Nous formulons en conclusion de cette lettre, à laquelle Nous avons depuis longtemps appliqué Notre sollicitude pour l’Eglise universelle. Nous les formulons pour que le divin Rédempteur des hommes, « qui de par Dieu est devenu pour nous sagesse, justice et sanctification, et rédemption » [65], règne et triomphe à travers les siècles en tous et sur toutes choses. Nous les formulons encore pour qu’après le rétablissement de la société dans l’ordre, tous les peuples jouissent finalement de la prospérité, de la joie et de la paix.
Comme présage de ces vœux et en gage de Notre paternelle bienveillance, que descende sur vous la Bénédiction apostolique que de grand cœur Nous accordons dans le Seigneur à vous, vénérables frères, et à tous les fidèles confiés à votre ministère, spécialement à ceux qui répondront avec ardeur à Notre exhortation.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 15 mai 1961, troisième de Notre pontificat.
Jean XXIII, Pape
- Cf. 1 Tim., III, 15.[↩]
- Jean, XIV, 6[↩]
- Jean, VIII, 12.[↩]
- Marc, VIII, 2.[↩]
- Acta Leonis XIII, XI, I891, p. 97–144.[↩]
- ibid., p. 107[↩]
- S. THOM., De regimine principum, p. 185.[↩]
- Cf. A. A. S., XXIII, 1931, p. 185.[↩]
- Cf. ibid., p 189.[↩]
- ibid., p, 177–228.[↩]
- Cf, ibid., p, 199.[↩]
- Cf. ibid., p. 200.[↩]
- Cf. ibid., p. 201.[↩]
- Cf. ibid., p. 210 s.[↩]
- Cf. ibid., p. 211.[↩]
- Cf. ibid., XXXIII, 1941, p. 196.[↩]
- Cf. ibid., p. 197.[↩]
- Cf. ibid., p. 196.[↩]
- Cf. ibid., p. 198 s.[↩]
- Cf. ibid., p. 199.[↩]
- Cf. ibid., p. 201.[↩]
- Cf. ibid., p. 202.[↩]
- Cf. ibid., p. 203[↩]
- A. A. S., XXIII, 1931, p. 203.[↩]
- Cf. ibid., p. 203.[↩]
- Cf. ibid., p. 222 s.[↩]
- Cf. A. A. S., XXXIII, 1941, p. 200.[↩]
- A. A. S., XXIII, 1931, p. 195.[↩]
- Ibid., p. 198.[↩]
- Nuntius radiophonicus, d. die 1 septembris 1944 ; cf. A. A. S., XXXVI, 1944, p. 254.[↩]
- Allocutio habita die 8 octobris anno 1956 ; cf. A. A. S., XLVIII, 1956, p. 799–800.[↩]
- Radiophonicus nuntius datus die 1 septembris anno 1944 ; cf. A. A. S., XXXVI, 1944, p. 253.[↩]
- Radiophonicus nuntius datus die 24 decembris anno 1912 ; cf. A. A S., XXXV, 1943, p. 17.[↩]
- Cf. ibid., p. 20.[↩]
- Lettre encycl. Quadragesimo anno ; A A S., XXIII, I931, p. 214.[↩]
- Acta Leonis XIII, XI, 1891 p. 114.[↩]
- Matth., VI, 19–20.[↩]
- Matth., XXV, 40.[↩]
- Cf. A. A. S., XXIII, 1931, p. 202.[↩]
- Allocutio, habita die 3 maii amie 1960 ; cf. A A S LII, 1960, p. 465.[↩]
- Cf. ibid.[↩]
- 1Jean III 16–17.[↩]
- Lettre encycl. Summi Pontificius ; A. A. S., XXXI, 1939, p. 428–429.[↩]
- Gen., I 28.[↩]
- Ibid.[↩]
- Conf., I, 1.[↩]
- Ps. CXXVI 1.[↩]
- A. A. S., XXIII, 1931, p. 221 s.[↩]
- Nuntius radiophonicus datus in pervigiglio Nativitatis D. N.i. C., anno 1953 ; cf. A. A. S., XLVI, p. 10.[↩]
- Ps, CXIII, 4.[↩]
- Matth., XVI, 26.[↩]
- Exod., XX, 8.[↩]
- Jean, XVII, 15.[↩]
- I Cor., X, 31.[↩]
- Col. III, 17.[↩]
- Matth., VI, 33.[↩]
- Ephés., V, 8.[↩]
- Cf. ibid.[↩]
- 1 Cor., XIII 4–7.[↩]
- 1 Cor., XII, 12.[↩]
- Jean, XV, 5.[↩]
- Ibid.[↩]
- in Praefatione de Iesu Christo Rege.[↩]
- Ps. LXXXIV, 9 s.[↩]
- Cor., I, 30.[↩]