Pie XI

259ᵉ pape ; de 1922 à 1939

30 avril 1926

Lettre encyclique Rite expiatis

À l’occasion du septième centenaire de la mort de saint François d’Assise

Aux patriarches, pri­mats, arche­vêques, évêques et autres ordi­naires de lieu, en paix et com­mu­nion avec le Siège Apostolique

PIE XI, PAPE

Vénérables frères,
Salut et béné­dic­tion apostolique

Purifiées sui­vant les rites du grand Jubilé don­né en cette Ville sainte, nombre d’âmes se sont exci­tées à une vie plus par­faite. Aussi avons-​Nous pro­ro­gé les béné­fices du Jubilé au monde entier jusqu’à la fin de la pré­sente année. Mais Nous avons pen­sé que les immenses avan­tages qu’on en a reti­rés et qui res­tent à espé­rer trou­ve­ront en quelque sorte leur cou­ron­ne­ment dans une solen­nelle com­mé­mo­ra­tion qui se pré­pare en tout pays : Nous enten­dons le VIIe cen­te­naire de l’anniversaire du jour où l’exil de cette terre se chan­gea pour François d’Assise en la béa­ti­tude de la patrie céleste.

Dieu l’avait don­né pour amen­der non seule­ment la socié­té trou­blée de son temps, mais celle de tous les temps ; Notre der­nier pré­dé­ces­seur en avait donc fait le Patron céleste de l’Action catho­lique. Que Nos fils, dévoués à cette œuvre et fidèles à Nos pré­ceptes, unissent par con­séquent leur voix à celle des nom­breux fils de saint François, pour rap­pe­ler et glo­ri­fier ses actes, ses ver­tus, son esprit.

Rejetant le men­son­ger por­trait que se font de l’homme séra­phique les fau­teurs modernes de l’erreur ou quelques mon­dains et mon­daines raf­fi­nés, tous les chré­tiens auront à cœur d’imiter et de revê­tir cette forme de sain­te­té que saint François avait choi­sie lui-​même et qui est tout imbue de la chas­te­té et de la sim­pli­ci­té évangéliques.

Au cours de cette année sécu­laire, Nous vou­lons en effet que céré­monies sacrées, solen­ni­tés publiques, dis­cours ou pané­gy­riques, montrent le Patriarche séra­phique tel qu’il était, riche des dons de la nature comme de la grâce, et les unis­sant mer­veilleu­se­ment pour atteindre la per­fec­tion la plus abso­lue de lui-​même et du pro­chain ; tel on doit aus­si l’honorer – sans le modi­fier en rien– par les mani­festations d’une véri­table piété.

Il est témé­raire de vou­loir com­pa­rer entre eux les héros de la sain­teté, main­te­nant les hôtes de la patrie céleste ; c’est le Saint-​Esprit qui les a choi­sis, pour rem­plir en ce monde une mis­sion déter­mi­née ou répondre à des néces­si­tés par­ti­cu­lières ; ces com­pa­rai­sons, du reste, nées le plus sou­vent de la pas­sion et com­plè­te­ment vaines, font injure à Dieu, auteur de toute sainteté.

Et cepen­dant on a de la peine à conce­voir un saint qui ait jamais fait res­plen­dir l’image et la vie évan­gé­liques du Christ Notre-​Seigneur avec une simi­li­tude plus par­faite et plus frap­pante que saint François. C’est pour­quoi celui qui s’ap­pe­lait le héraut du grand Roi était regar­dé, à juste titre, comme un autre Christ.

Aux hommes de son temps, de même qu’aux siècles à venir, il appa­raît presque comme un Christ revi­vant par­mi nous. Aussi est-​il tou­jours vivant pour nous et il en sera de même pour toutes les géné­ra­tions futures.

Faut-​il s’étonner alors que ses pre­miers dis­ciples, en décri­vant la vie ou les actes de leur Père et Législateur, l’aient jugé d’une gran­deur et d’une per­fec­tion presque sur­hu­maines ? que ceux de Nos prédé­cesseurs qui vécurent dans son inti­mi­té n’aient pas hési­té à recon­naître sa pro­vi­den­tielle et divine mis­sion pour le salut des peuples et la défense de l’Eglise ?

Pourquoi, si long­temps après sa mort, la pié­té des catho­liques envers l’homme séra­phique et même l’admiration des non-​catholiques s’en­flamment-elles d’une nou­velle ardeur ? N’est-ce pas en rai­son de ce que l’image du Saint brille à notre époque avec non moins d’éclat qu’autrefois ? qu’on a le sen­ti­ment que sa force et sa ver­tu sont tou­jours néces­saires et tou­jours capables de don­ner aux peuples le salut ? Son action réfor­ma­trice, en effet, s’adressait au genre humain dans son uni­ver­sa­li­té et dans une mesure si large que, sans par­ler d’une ample res­tau­ra­tion de la foi et de la pure­té des mœurs, elle finit par adou­cir la vie sociale, en y fai­sant péné­trer beau­coup plus inti­me­ment les prin­cipes de la jus­tice et de la cha­ri­té évangéliques.

En rai­son de l’heureux et impor­tant évé­ne­ment qui se pré­pare, Nous ne pou­vons mieux faire, Vénérables Frères, que de Nous adres­ser à vous, les mes­sa­gers et les inter­prètes de Nos exhor­ta­tions ; pro­fi­tant de cette oppor­tu­ni­té, Nous rap­pel­le­rons les ensei­gne­ments et les exemples les plus salu­taires que nous offre la vie du Patriarche d’Assise ; ain­si revi­vra dans le peuple chré­tien cet esprit fran­cis­cain, si plei­ne­ment conforme, du reste, aux paroles comme à l’esprit de l’Evangile.

Il Nous plaît, en effet, de riva­li­ser de pié­té avec Nos pré­dé­ces­seurs immé­diats, qui ne lais­sèrent jamais pas­ser le retour sécu­laire des prin­cipales dates de son exis­tence ou de ses œuvres sans les glo­ri­fier avec toute l’autorité du magis­tère apos­to­lique et sans faire appel au concours des fidèles.

Nous avons un extrême plai­sir à Nous rap­pe­ler – et tous ceux qui ont fran­chi l’âge de la jeu­nesse ne peuvent l’avoir oublié – que la dévo­tion des peuples envers saint François et ses ins­ti­tu­tions reçut par­tout une vive impul­sion grâce à la lettre ency­clique Auspicato, écrite par Léon XIII voi­ci quarante-​trois ans ; elle com­mé­mo­rait le VIIe cen­te­naire de la nais­sance de l’homme d’Assise. Et puisque cette dévo­tion se tra­dui­sit par les mani­fes­ta­tions mul­tiples d’une écla­tante pié­té, ain­si que par une heu­reuse réno­va­tion des esprits, Nous avons la convic­tion que le pro­chain évé­ne­ment, d’une impor­tance égale, ne peut avoir qu’un égal suc­cès – et même bien supé­rieur, – si l’on en juge par l’époque que tra­verse la socié­té chré­tienne actuelle.

Qui ne voit, en effet, que le monde com­mence à faire plus de cas des biens spi­ri­tuels et que Les peuples, ins­truits par l’expérience du pas­sé, com­prennent qu’ils n’auront de paix et de sécu­ri­té qu’en reve­nant à Dieu et que déjà ils lèvent les yeux vers l’unique source du salut, l’Eglise catho­lique ? Et l’extension du Jubilé romain à l’u­ni­vers entier, ain­si que Nous l’avons dit, ne concorde-​t-​elle pas heu­reu­se­ment avec ces fêtes sécu­laires, insé­pa­rables de l’esprit de péni­tence et de charité ?

Personne n’ignore, Vénérables Frères, en quelle dif­fi­cile et cruelle époque vécut saint François. La foi chré­tienne, il est vrai, pous­sait alors de pro­fondes racines dans le cœur des peuples ; on le voit non seule­ment à ces armées de sol­dats, mais à ces mul­ti­tudes de citoyens de toute condi­tion qui d’un saint élan cou­rurent vers la Palestine pour libé­rer le tom­beau du Christ. Et cepen­dant le rep­tile de l’hérésie se glis­sait peu à peu dans le champ du Seigneur ; tan­tôt des hommes connus, tan­tôt des agents occultes s’entendaient à la pro­pa­ger ; fai­sant parade d’austérité, se cou­vrant des appa­rences de la ver­tu et d’une vie réglée, ils éga­raient faci­le­ment les simples et les faibles ; ain­si cou­vaient dans les foules les feux de la haine et de la révolte. Impu­tant à l’Église de Dieu les souillures pri­vées de quelques hommes, d’orgueilleux réfor­ma­teurs se crurent char­gés par Dieu de puri­fier l’Eglise ; mais reje­tant bien­tôt les ensei­gne­ments et l’autorité du Siège Apostolique, ils mon­trèrent clai­re­ment leurs des­seins ; la plu­part d’entre eux, on le sait, ne tar­dèrent pas à tom­ber dans la débauche et la luxure.

Bouleversant l’Etat, ils ébran­laient en même temps les fon­de­ments de la reli­gion, de la pro­prié­té, de la famille et de la cité. On vit alors – ce qui depuis s’est répé­té bien des fois et en bien des lieux – la rébel­lion contre l’Eglise allant de pair avec l’insurrection contre l’Etat, et toutes deux se prê­tant un mutuel appui.

D’autre part, bien que la foi catho­lique demeu­rât intacte ou ne fût. pas entiè­re­ment obs­cur­cie dans les âmes, l’esprit évan­gé­lique avait presque dis­pa­ru et, au sein de la socié­té, la cha­ri­té chré­tienne était à ce point refroi­die qu’elle sem­blait prête à s’éteindre. Car, sans par­ler des dis­cordes entre les par­ti­sans de l’Empire et ceux de l’Eglise, les cités ita­liennes s’entre-déchiraient dans des luttes intes­tines ; les unes, éprises de liber­té poli­tique, cher­chaient à s’affranchir de toute suze­raineté ; d’autres, les plus puis­santes, s’efforçaient de sub­ju­guer les plus faibles ; enfin, dans une seule et même ville, les fac­tions lut­taient entre elle pour la conquête du pou­voir. Et par­tout c’était d’horribles mas­sacres, des incen­dies, des pillages, des dévas­ta­tions, des exils, des confiscations.

Rien de plus inique que le sort du plus grand nombre : des sei­gneurs aux clients, des majeurs aux mineurs, des maîtres aux pay­sans, une inéga­li­té criante, indigne de la civi­li­sa­tion ; le menu peuple en proie, sans recours, à l’oppression et aux vexa­tions des plus puis­sants. N’écoutant que l’égoïsme et l’intérêt, tous ceux qui n’appartenaient pas à la plèbe tout à fait misé­rable étaient dévo­rés d’une soif insa­tiable de richesses ; en dépit de quelques lois somp­tuaires, édic­tées çà et là, ils déployaient le luxe le plus insen­sé dans leurs vête­ments, leurs fes­tins, leurs plai­sirs ; ils mépri­saient la pau­vre­té et les pauvres ; ils avaient l’horreur des lépreux, alors si nom­breux, et les abandon­naient une fois séquestrés.

Cette soif de richesses et de plai­sirs, il faut l’avouer, n’épargnait même pas ceux qui auraient dû mener une vie plus reli­gieuse ; nom­breux étaient pour­tant les clercs se dis­tin­guant par l’austérité de leurs mœurs. C’était, par suite, un usage que cha­cun ramas­sât et thésau­risât le plus de pro­fits pos­sible et de toutes choses pos­sibles ; non seu­lement on extor­quait l’argent par la vio­lence ou des prêts usu­raires, mais on ven­dait les charges publiques, les hon­neurs, les arrêts de la jus­tice et jus­qu’à l’impunité des cou­pables ; tels étaient les moyens qui fai­saient ou gros­sis­saient les fortunes.

L’Eglise pour­tant ne se tai­sait pas ; elle ne renon­çait pas non plus à punir ; mais quel avan­tage en espé­rer, quand des empe­reurs eux-​mêmes don­naient publi­que­ment les pires exemples, pro­vo­quaient les ana­thèmes du Siège Apostolique ou les bra­vaient impu­dem­ment ? Les ins­ti­tu­tions monas­tiques, il est vrai, avaient fait mûrir nombre de beaux fruits ; mais, étouf­fant sous les sco­ries dû siècle, elles deve­naient moins aptes à lut­ter et à résis­ter. La fon­da­tion de nou­veaux Ordres reli­gieux avait bien pu venir en aide à la dis­ci­pline ecclé­sias­tique ; mais, pour remé­dier aux maux dont souf­frait la socié­té humaine, il fal­lait une effu­sion beau­coup plus abon­dante et de lumière et de charité.

C’est dans cette socié­té, dont Nous venons d’esquisser les traits, que les des­seins de la Providence firent paraître le Saint d’Assise, autant pour l’éclairer que pour la rame­ner à la pure doc­trine évan­gé­lique. Il y brilla comme le soleil ; ain­si chan­tait Dante1, et c’est la même pen­sée qu’exprime Thomas de Celano : « Il rayon­na comme l’étoile qui brille dans l’obscurité de la nuit, comme l’aube qui s’étend sur les ténèbres. »2

Jeune encore, doué d’une riche et ardente nature, il s’habillait somp­tueu­se­ment, dit-​on, fré­quen­tait d’aimables et licen­cieux compa­gnons, leur offrait des sou­pers raf­fi­nés et cou­rait avec eux les rues de la ville au milieu de joyeux refrains ; on recon­nais­sait pour­tant la pure­té de ses mœurs, la réserve de ses dis­cours, son mépris des richesses. Mais, après sa cap­ti­vi­té de Pérouse et les souf­frances que lui valut une mala­die, il s’aperçut non sans éton­ne­ment qu’il avait subi une trans­for­ma­tion inté­rieure. Et cepen­dant, comme pour échap­per à la main de Dieu, il part pour la Pouille, en quête d’exploits héroïques. En route, un aver­tis­se­ment dont il ne peut mécon­naître la divine ori­gine lui pres­crit de reprendre le che­min d’Assise ; là, il sera infor­mé de ce qu’il doit faire. Après de longues et angois­santes incer­ti­tudes, une ins­pi­ra­tion divine l’éclaire ; il venait éga­le­ment d’entendre, au milieu d’une céré­mo­nie solen­nelle, ce pas­sage de l’Evangile qui parle de la mis­sion et du genre de vie des Apôtres, il com­prend aus­si­tôt qu’il doit vivre et ser­vir le Christ, « en pre­nant le saint Evangile pour modèle ».

Dès lors, il s’unit au Christ inti­me­ment ; il s’applique à lui ressem­bler inté­gra­le­ment. « Toutes les pen­sées de l’homme de Dieu, aus­si bien en public qu’en par­ti­cu­lier, se tour­naient ardem­ment vers la croix du Seigneur ; à peine eut-​il entre­pris sa lutte pour le Christ que les divers mys­tères de la croix res­plen­dirent autour de lui. »3 Par la noblesse, par la géné­ro­si­té de sou âme, il est vrai­ment le bon sol­dat, le che­va­lier du Christ. Il ne craint qu’une chose : que lui-​même ou ses dis­ciples dif­fé­rent en un rien de son Seigneur ; non seule­ment il recourt volon­tiers au texte des Evangiles et le consulte comme un oracle, mais il est le seul à cal­quer la règle des Ordres qu’il fonde sur l’Evangile même, et la vie de ses reli­gieux sur la vie apos­to­lique. C’est pour cette rai­son qu’il écrit en tête de sa règle : « La règle et la vie des Frères Mineurs consistent à pra­ti­quer fidè­le­ment le saint Evangile de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ. »4

Voyons donc de plus près, Vénérables Frères, par quel magni­fique exer­cice des ver­tus les plus par­faites saint François se pré­pare à ser­vir les des­seins de la divine misé­ri­corde et se rend capable de tra­vailler à l’amendement de la société.

S’il est aisé de conce­voir sa pas­sion d’évangélique pau­vre­té, il Nous semble bien dif­fi­cile de la dépeindre.

On sait que par tem­pé­ra­ment il était tou­jours prêt à secou­rir les misé­reux ; comme l’atteste saint Bonaventure, il avait une telle bon­té que, « déjà docile à la voix de l’Evangile », il s’était fait une loi de ne jamais refu­ser une aumône à un men­diant, sur­tout à ceux qui la deman­de­raient « pour l’amour de Dieu »5. Mais la grâce mit le comble à ses dons natu­rels. Ayant un jour écon­duit un pauvre, il est pris de remords et, cédant à l’ins­pi­ra­tion de Dieu, il se met aus­si­tôt à la recherche du mal­heu­reux, dont il sou­lage ten­dre­ment, abon­dam­ment, la misère.

Peu après, escor­té de jeunes gens et sor­tant d’un joyeux ban­quet, il cou­rait la ville en chan­tant, quand brus­que­ment il s’arrête, pris d’une sorte d’extase infi­ni­ment douce ; il revient à lui, ses com­pa­gnons lui demandent s’il pen­sait à prendre femme ; et lui de répli­quer vive­ment qu’ils ont devi­né juste, car il se pro­pose d’en épou­ser une et plus noble, et plus riche, et plus belle qu’aucune autre ; il enten­dait par là soit la pau­vre­té, soit la reli­gion s’appuyant essen­tiel­le­ment sur le culte de la pau­vre­té. Du Christ, en effet, lui qui pour nous se fit pauvre, de riche qu’il était, afin de nous enri­chir de son indi­gence (Cf. 2 Co 8, 9.), il apprit cette divine science, que toutes les erreurs de la sagesse humaine ne par­vien­dront pas à détruire et qui seule, par sa sainte nou­veau­té, peut tout res­tau­rer. Car Jésus ensei­gnait : Bienheureux les pauvres d’es­prit (Mt 5, 3.) : Si tu veux être par­fait, va, vends ce que tu pos­sèdes, dis­tri­bue le pro­duit aux pauvres et tu auras un tré­sor dans le ciel ; puis viens et suis-​moi (Mt 19, 21.). Et cette pau­vre­té, faite de l’abandon volon­taire et géné­reux de toutes choses sur l’inspiration du Saint-​Esprit, est en oppo­si­tion abso­lue avec la pau­vre­té contrainte, morose, osten­ta­toire, de quelques phi­lo­sophes anciens. Ce fut elle aus­si que notre Saint appe­lait, avec autant de révé­rence que d’amour, sa reine, sa mère, son épouse. Saint Bonaventure dit à ce pro­pos : « Personne n’a jamais dési­ré l’or, comme lui la pau­vre­té ; et per­sonne n’a jamais gar­dé ses tré­sors avec plus de vigi­lance, comme lui cette perle évan­gé­lique. »6

Dans la règle de son Ordre, saint François lui-​même recom­mande et pres­crit à ses reli­gieux la stricte pra­tique de cette ver­tu ; il fait cer­tai­ne­ment bien voir alors eu quelle estime, mais aus­si en quel amour, il la tenait : « Telle est la gran­deur de la plus pro­fonde pau­vreté ; c’est elle, mes très chers frères, qui vous ins­ti­tue les héri­tiers et les rois du royaume des cieux, qui vous prive de tout bien, mais vous enri­chit des plus sublimes ver­tus. Telle est votre part … ; vous y atta­chant tout entiers, soyez réso­lus, pour le nom de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ, à ne jamais avoir d’autre bien sous le ciel. »7

C’est pour­quoi saint François aimait sur­tout la pau­vre­té, parce qu’il la voyait inti­me­ment asso­ciée à l’existence de la Mère de Dieu et, mieux encore, prise pour épouse par le Christ Jésus et clouée avec lui sur le bois de la croix ; mais depuis, oubliée des hommes, elle était pour le monde un objet d’amertume et d’im­por­tu­ni­té. La médi­ta­tion de ces sujets lui fai­sait habi­tuel­le­ment ver­ser des tor­rents de larmes. Quel spec­tacle extra­or­di­naire et bien digne d’émouvoir ! Par amour de la pau­vre­té, un homme consen­tant à pas­ser pour fou auprès de ses anciens com­pa­gnons de fêtes et de bien d’autres encore ! Et que dire de ces géné­ra­tions, si éloi­gnées de la com­pré­hen­sion et de la pra­tique de l’Evangile, celles mêmes de notre époque, et que sai­sit une admi­ration tou­jours plus pro­fonde pour ce grand amant de la pau­vre­té ? Dante a cer­tai­ne­ment devan­cé la pos­té­ri­té en chan­tant les épou­sailles de saint François et de la Pauvreté1, et dans ses vers on ne sait ce qu’il faut admi­rer le plus de la majes­té et de l’élévation de la pen­sée ou de la dou­ceur et du charme du rythme.

Mais la concep­tion très haute et le géné­reux désir de la pau­vre­té qui rem­plis­saient l’esprit et le cœur de saint François ne pou­vaient se conten­ter du seul renon­ce­ment aux biens exté­rieurs. Car est-​il pos­sible de pra­ti­quer et de pro­fes­ser une pau­vre­té véri­table, à l’exemple du Christ Notre-​Seigneur, sans se rendre pauvre d’esprit et se faire tout petit par la ver­tu de l’humilité ? Loyal envers ces deux ver­tus, le Saint ne les sépa­rait jamais l’une de l’autre ; il les hono­rait éga­lement et vou­lait qu’on les hono­rât de même : « Sainte Reine de la Pauvreté, que Dieu te garde toi et ta sainte sœur l’Humilité… La sainte pau­vre­té confond toute cupi­di­té, toute ava­rice, tous les sou­cis du siècle. La sainte humi­li­té confond l’orgueil, et tout homme de ce monde et toutes choses de ce monde. »8 L’auteur de ce livre d’or, l’Imitation du Christ dépeint saint François d’un mot : il l’appelle « l’humble » : « Ce que cha­cun de nous est à vos yeux (mon Dieu), voi­là ce qu’il est, et rien de plus, comme le dit l’humble François. »9

Son prin­ci­pal sou­ci fut cer­tai­ne­ment de se com­por­ter hum­ble­ment, comme s’il avait été le moindre et le der­nier de tous.

C’est pour cette rai­son que, dès les débuts de son amen­de­ment, il éprou­vait un ardent besoin d’être en butte aux moque­ries et aux risées des hommes ; bien que Fondateur, Père et Législateur des Frères Mineurs, il prit pour maître et direc­teur un de ses reli­gieux et lui obéis­sait en tout ; dès qu’il le put, sans se lais­ser vaincre par les prières et les larmes de ses reli­gieux, il abdi­qua la direc­tion de son Ordre, « afin d’observer la ver­tu de la sainte humi­li­té » et demeu­rer, « à par­tir de cet ins­tant, sou­mis jusqu’à la mort, et se conduire plus hum­ble­ment qu’aucun autre »10. Les car­di­naux ou les notables de la ville lui offrirent sonvent une large et somp­tueuse hos­pi­ta­li­té ; il la refu­sa constam­ment. Des hommes en géné­ral il avait une pro­fonde estime et leur en don­nait toutes sortes de témoi­gnages. Il se met­tait, « pour ain­si dire, au nombre des pécheurs ». Car, à ses propres yeux, il était le plus grand des pécheurs ; on l’entendait répé­ter que, si un scé­lé­rat avait reçu de Dieu les mêmes grâces que lui-​même, il serait deve­nu dix fois plus par­fait ; que du reste il fal­lait attri­buer à Dieu, qui en était l’unique Auteur, tout ce qu’on trou­vait de louable et de bien eu lui. C’est pour cette rai­son qu’il dis­si­mu­lait de son mieux les privi­lèges et les grâces qui auraient pu lui valoir l’estime et la louange des hommes, notam­ment les stig­mates du Seigneur Jésus, impri­més dans sa chair par la main divine. Si jamais, en par­ti­cu­lier ou en public, il rece­vait quelque louange, non seule­ment il se jugeait et se confes­sait digue de mépris et d’insultes, mais il éprou­vait un cha­grin inouï, allant jusqu’aux gémis­se­ments et aux larmes. Ne sait-​on pas que le sen­ti­ment de son indi­gni­té le condui­sit à refu­ser le sacerdoce ?

Ce fut sur l’humilité qu’il vou­lut fon­der et main­te­nir l’Ordre des Frères Mineurs. Dans ses exhor­ta­tions, pleines d’une admi­rable sagesse, il ensei­gnait constam­ment à ses reli­gieux qu’on ne doit tirer vani­té d’aucune chose, encore moins de ses ver­tus ou des grâces célestes ; mais ses exhor­ta­tions allaient jusqu’aux sup­pli­ca­tions, quand il s’adressait aux Frères que leurs propres devoirs expo­saient aux dan­gers de l’orgueil ou de la vani­té, par exemple les pré­di­ca­teurs, les Frères ins­truits dans les arts ou les lettres, les supé­rieurs des commu­nautés ou des pro­vinces. Il serait long de tout dire ; rap­pe­lons au moins ce trait : saint François avait emprun­té aux exemples et aux paroles du Christ l’humilité11 et il en vou­lait faire le signe par­ti­cu­lier de son Ordre ; car ses Frères, « il vou­lut qu’on les appe­lât Mineurs et les supé­rieurs de l’Ordre Ministres ; il se ser­vait ain­si des termes mêmes de l’Evangile, qu’il avait pro­mis d’observer, et ses dis­ciples devaient apprendre par ces seuls noms qu’ils s’étaient mis à l’école de l’humble Christ pour apprendre l’humilité »12.

Nous avons vu que l’homme séra­phique, en ver­tu de la pau­vre­té abso­lue, telle qu’il la conce­vait, se fai­sait si petit et si humble que, tout en diri­geant son Ordre, il obéis­sait avec une sim­pli­ci­té naïve à l’un de ses reli­gieux – pour ne pas dire à tous ; qui­conque, en effet, ne se renonce pas à lui-​même et ne sacri­fie pas entiè­re­ment sa volon­té, on n’en peut cer­tai­ne­ment dire qu’il se soit dépouillé de tout ni qu’il puisse deve­nir humble. C’est pour cette rai­son que notre Saint consa­cra et remit toute sa liber­té de vou­loir – le don le plus éle­vé que le Créa­teur ait fait à l’homme – au Vicaire de Jésus-​Christ par un vœu spé­cial d’obéissance.

Quelle absur­di­té, quelle incom­pré­hen­sion de l’homme d’Assise chez cer­tains habi­tués de l’erreur ou des pré­ju­gés ! Ils inventent ou façonnent un saint François – le croirait-​on ? – impa­tient de la dis­cipline ecclé­sias­tique, indif­fé­rent aux doc­trines de la foi et pré­cur­seur même de cette fausse liber­té de tout faire qui se prône depuis le com­mencement du siècle der­nier et qui, dans l’Eglise comme dans l’Etat, a cau­sé tant de désordres. Par ses exemples magni­fiques, attes­tant sou indis­so­luble union à la hié­rar­chie de l’Eglise, au Siège Apostolique, à la doc­trine du Christ, le héraut du grand Roi donne une leçon que tous les catho­liques et non-​catholiques devraient entendre. Comme nous l’apprennent les écrits contem­po­rains les plus dignes de foi, « il véné­rait les prêtres et por­tait la plus vive affec­tion à l’état ecclé­sias­tique tout entier »13… ; « Lui, l’homme catho­lique et tout apos­to­lique, il exhor­tait volon­tiers ses audi­teurs à gar­der une foi invio­lable envers l’Eglise romaine ; invo­quant la digni­té du Sacrement divin, réa­li­sé par le minis­tère des prêtres, il leur recom­man­dait d’avoir une extrême révé­rence pour l’ordre sacer­do­tal. Il leur ensei­gnait encore à res­pec­ter sou­ve­rai­ne­ment les maîtres de la loi divine et toute la hié­rar­chie ecclé­sias­tique. »14 Ce qu’il ensei­gnait aux fidèles du haut de la chaire, il l’in­cul­quait à ses Frères avec encore plus d’énergie ; à maintes reprises –il le fit encore dans son tes­ta­ment, et mou­rant il ne ces­sait de les y exhor­ter, – il leur recom­man­dait une humble sou­mis­sion aux pré­lats et au cler­gé ; dans l’exercice du saint minis­tère, il vou­lait qu’ils agissent à leur égard en enfants de paix.

Mais il y a plus : dès qu’il eut com­po­sé et rédi­gé la règle spé­ciale de son Ordre, le patriarche séra­phique s’empressa, accom­pa­gné de ses onze pre­miers dis­ciples, de la pré­sen­ter à l’approbation d’Innocent III. Profondément tou­ché par les paroles et la vue de cet homme si pauvre et si humble, mû aus­si par une ins­pi­ra­tion divine, le Pontife d’im­mortelle mémoire embras­sa ten­dre­ment François, sanc­tion­na de son auto­ri­té apos­to­lique la règle pré­sen­tée et y ajou­ta, pour les nou­veaux ouvriers, le droit de prê­cher la péni­tence ; l’his­toire nous apprend que cette règle, légè­re­ment modi­fiée, reçut d’Honorius III, à la demande de saint François, une nou­velle confirmation.

Dans l’esprit du patriarche séra­phique, la règle et la vie des Frères Mineurs sont d’observer « Je saint Evangile de Notre-​Seigneur Jesus-​Christ » « en vivant dans l’obéissance, sans biens per­son­nels, et dans la chas­te­té », non point sui­vant leur gré ou leur caprice, mais sui­vant la volon­té des Pontifes romains cano­ni­que­ment élus. Tous ceux qui veulent « embras­ser ce genre de vie…, que les ministres… les exa­minent atten­ti­ve­ment sous le rap­port de la foi catho­lique et des sacre­ments ecclé­sias­tiques ; qu’ils s’en­quièrent s’ils croient toutes ces véri­tés et s ils sont réso­lus a les confes­ser fidè­le­ment et les obser­ver fer­me­ment jusqu’à la fin » ; que ceux qui entrent dans l’Ordre ne s’en éloignent à aucun prix, « confor­mé­ment à la volon­té du Pape, notre Maître ». Aux clercs il pres­crit de célé­brer l’of­fice divin « sui­vant les réglés de la Sainte Eglise Romaine » ; aux Frères, en géné­ral, de ne point prê­cher dans le dio­cèse d’un évêque sans l’autorisation de ce der­nier, et de ne point péné­trer dans les cou­vents de reli­gieuses, pour cause de minis­tère, sans une per­mis­sion spé­ciale du Siège Apostolique. On ne sent pas une moindre révé­rence et une moindre sou­mis­sion envers le Siège Apostolique dans ces paroles de saint François, à pro­pos de la demande d’un car­di­nal pro­tec­teur : « Au nom de l’obéissance j’enjoins aux ministres de deman­der au Pape, notre Maître, un des car­di­naux de la Sainte Eglise Romaine comme gouver­neur, pro­tec­teur et cor­rec­teur de notre Fraternité, afin que, tou­jours hum­ble­ment sou­mis à notre Sainte Eglise Romaine, inébran­lable dans la foi, nous obser­vions le saint Evangile de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ, ain­si que nous l’a­vons fer­me­ment pro­mis. »15

Nous ne pou­vons taire non plus « cette beau­té et cette pure­té de la modes­tie » qu’« il aimait par-​dessus tout », Nous vou­lons dire cette chas­te­té du corps et de l’esprit qu’il main­te­nait et défen­dait par les plus rigou­reuses mor­ti­fi­ca­tions. Dans sa jeu­nesse, alors qu’il vivait au milieu des fêtes et des élé­gances, nous l’avons vu repous­ser avec hor­reur l’immoralité, même du lan­gage. Mais, dès qu’il eut renon­cé aux vains plai­sirs du siècle, il s’appliqua éner­gi­que­ment à domp­ter, ses pas­sions. Si jamais il lui arri­vait d’être ému par quelque mou­vement de la chair, il se rou­lait sans hési­ter dans les épines ou bien, en plein hiver, se plon­geait dans l’eau gla­cée. Notre Saint, on ne l’ignore pas, s’efforçait de rame­ner les hommes aux règles de la vie évan­gé­lique ; constam­ment il les exhor­tait « à aimer et craindre Dieu et faire péni­tence de leurs péchés »16 ; mais son exemple ins­pi­rait à tous le désir de la péni­tence. Revêtu d’un cilice et d’une tunique aus­si pauvre que gros­sière, il mar­chait pieds nus, dor­mait la tête appuyée sur une pierre ou quelque mor­ceau de bois, ne pre­nait de nour­ri­ture que juste pour ne point mou­rir, la mélan­geant le plus sou­vent à de l’eau ou de la cendre pour lui don­ner un mau­vais goût ; il pas­sait même à jeun la plus grande par­tie de l’année. Malade ou à peu près bien por­tant, il trai­tait son corps – qu’il com­pa­rait à une bête de somme – avec une impi­toyable rigueur ; à la moindre appa­rence de révolte, il le châ­tiait dou­ble­ment ; dans les der­niers temps de sa vie, alors qu’il était une si fidèle image du Christ que les stig­mates le clouaient en quelque sorte à la croix et que la mala­die le tor­tu­rait de souf­frances mul­tiples, il n’accorda même pas quelque adou­cis­se­ment ou quelque repos à son corps.

Il ne tut pas moins atten­tif à rendre l’austérité de la péni­tence fami­lière à ses reli­gieux ; il leur don­na pour­tant l’ordre – et sur ce point « les actes et les paroles de ce père très saint étaient en désac­cord »17 – d’éviter les pri­va­tions et les mor­ti­fi­ca­tions exagérées.

N’est-il pas évident que chez lui tout déri­vait d’une même source, d’un même prin­cipe, celui de la divine cha­ri­té ? Ainsi que l’écrit Thomas de Celano18, « il brû­lait de l’amour divin… il s’appliquait tou­jours aux tâches les plus ardues, et le cœur dila­té, mar­chant dans la voie des com­man­de­ments divins, il visait aux som­mets de la perfec­tion. » Citons encore saint Bonaventure19 : « Tel un char­bon ardent, il sem­blait tout entier consu­mé par la flamme de l’amour divin. » Com­bien ver­saient des larmes en le voyant « par­ve­nu si tôt à un tel eni­vrement de l’amour divin »20 ! Cette divine cha­ri­té refluait lar­ge­ment sur le pro­chain, sur les pauvres, et notam­ment sur les plus misé­rables de tous, sur les lépreux ; dans sa jeu­nesse, il avait de ces der­niers une hor­reur ins­tinc­tive ; triom­phant de ses répu­gnances, il les entou­ra d’une ten­dresse spé­ciale ; avec son Ordre tout entier, il se mit à leur ser­vice et leur voua ses soins. Mais entre ses dis­ciples il ne vou­lait pas que régnât une moindre cha­ri­té fra­ter­nelle ; c’est ain­si que la famille fran­cis­caine « s’éleva comme un noble monu­ment de cha­ri­té ; des pierres vivantes, recueillies dans toutes les par­ties du monde, s’y trou­vaient assem­blées pour édi­fier une demeure au Saint-​Esprit »21.

Nous Nous sommes plu, Vénérables Frères, à Nous attar­der dans cette sorte de contem­pla­tion des ver­tus les plus hautes. De nos jours, en effet, par­mi ceux qu’infecte la peste du laï­cisme, il en est plu­sieurs qui dépouillent volon­tiers nos héros des splen­deurs et des gloires de la véri­table sain­te­té ; ils les rabaissent, en ne voyant en eux que des hommes supé­rieurs, sans autre foi qu’une vague reli­gio­si­té ; s’ils les vantent, s’ils les exaltent, c’est uni­que­ment pour avoir bien méri­té de la science ou des arts, des œuvres de bien­fai­sance ou de leur patrie, voire du genre humain tout entier. Et Nous Nous deman­dons ce que l’admiration d’un saint François de ce genre, dimi­nué de moi­tié, si l’on peut dire, et même contre­fait, peut rap­por­ter à ses plus récents ama­teurs, eux qui ne rêvent que luxe et richesses, qui, raf­fi­nés, élé­gants, fré­quentent les places publiques, les danses, les théâtres, qui se vautrent dans des plai­sirs immondes ou qui mécon­naissent, s’ils ne les rejettent, les ensei­gne­ments du Christ et de l’Eglise. A eux s’applique on ne peut mieux cette parole : « Celui que charment les mérites d’un saint, une même obser­va­tion du ser­vice de Dieu doit le char­mer éga­lement. Qu’il l’imite, s’il le loue ; mais il n’a point le droit de le louer s’il se refuse à l’imiter ; que celui donc qui admire les mérites des saints se rende lui-​même admi­rable par la sain­te­té de sa vie. »22

Telles furent les éner­giques ver­tus dont saint François se munit pour rem­plir sa mis­sion de réforme et de salut auprès de ses contem­porains, en même temps que secou­rir l’Eglise uni­ver­selle. A Saint-​Damien, où il avait l’habitude de prier, au milieu des sou­pirs et des gémis­se­ments, il avait par trois fois enten­du cette voix d’en haut : « Va, François, res­taure ma mai­son qui s’écroule. »23 Le sens de cet aver­tissement lui échap­pait, car dans sa pro­fonde humi­li­té, il se jugeait abso­lu­ment inca­pable de grandes choses. Innocent III com­prit mieux les des­seins de la divine misé­ri­corde, quand une vision céleste lui eut mon­tré François sou­te­nant de ses épaules l’Eglise de Latran prête à s’effondrer.

Ainsi donc, après avoir fon­dé deux Ordres, l’un d’hommes, l’autre de femmes, voués à la per­fec­tion évan­gé­lique, le Patriarche séra­phique se hâta de par­cou­rir les villes ita­liennes, soit par lui-​même, soit par ses pre­miers dis­ciples ; avec une élo­quence brève, mais ardente, il annon­çait et prê­chait la péni­tence aux peuples ; et dans ce minis­tère, où il joi­gnait l’exemple au pré­cepte, il obtint des suc­cès incroyables. En quelque lieu que l’entraînât sa mis­sion apos­to­lique, Je cler­gé et le peuple allaient pro­ces­sion­nel­le­ment à sa ren­contre, au son des cloches, chan­tant des can­tiques et por­tant des branches d’olivier ; les fidèles de tout âge, de tout sexe, de tout rang, l’escortaient ; de jour ou de nuit on entou­rait la mai­son qui l’abritait, afin de le voir à sa sor­tie, le tou­cher, lui par­ler, l’entendre ; per­sonne ne pou­vait résis­ter à ses exhor­tations, pas même ceux qui avaient vieilli dans le vice et le déshon­neur. Tantôt l’on voyait des chré­tiens, même d’âge mûr, renon­cer en masse à tous leurs biens, pour se vouer à l’existence évan­gé­lique ; tan­tôt des popu­la­tions entières de l’Italie reve­naient au bien et se met­taient à l’école de saint François. Ses fils spi­ri­tuels se mul­ti­pliaient à tel point, par­tout régnait une telle ardeur à le suivre, que le Patriarche séra­phique lui-​même dut sou­vent détour­ner dos époux de leur inten­tion de quit­ter le monde ou les empê­cher d’abandonner l’état de mariage et la vie domestique.

Toutefois, les nou­veaux mes­sa­gers de la péni­tence avaient une mis­sion encore plus impor­tante : celle de rame­ner la paix non seule­ment entre les indi­vi­dus, mais entre les familles, les cités, les pro­vinces que des dis­cordes per­pé­tuelles ne ces­saient de trou­bler et d’ensan­glanter. C’est grâce à l’éloquence de ces hommes simples – élo­quence plus puis­sante que celle des let­trés – qu’Assise, Arezzo, Bologne et bien d’autres villes retrou­vèrent une heu­reuse et par­faite concorde, quel­que­fois sanc­tion­née par des pactes solennels.

Pacification et réforme des mœurs eurent dans le Tiers-​Ordre un auxi­liaire immen­sé­ment utile.

Ordre reli­gieux, le Tiers-​Ordre l’était en effet ; mais, par une nou­veauté sans pré­cé­dent, les membres ne pro­non­çaient aucun vœu ; l’institution n’avait d’autre but que d’offrir et de don­ner à tous, hommes ou femmes vivant dans le siècle, les moyens d’observer la loi divine et de suivre les voies de la per­fec­tion chrétienne.

Enumérons les prin­ci­paux cha­pitres de la règle impo­sée à la nou­velle confré­rie : on ne doit admettre que ceux qui pro­fessent la foi catho­lique et une res­pec­tueuse obéis­sance envers l’Eglise ; les membres des deux sexes peuvent entrer dans l’Ordre et, après un an d’épreuve, embras­ser la règle, mais les époux ne le pour­ront qu’a­près un consen­te­ment réci­proque ; les vête­ments doivent être conve­nables, mais pauvres, et les femmes doivent modé­rer leur goût pour la toi­lette ; les Tertiaires ne doivent pas prendre part à des ban­quets et spec­tacles incon­ve­nants ou à des danses ; de l’abstinence et du jeûne ; de la confes­sion à faire et de la com­mu­nion à rece­voir trois fois par an, après s’être récon­ci­lié avec son entou­rage et avoir res­ti­tué à leurs pos­ses­seurs les biens illé­gi­ti­me­ment déte­nus ; à moins d’autorisation spé­ciale des Frères ministres, ne point por­ter les armes, si ce n’est pour la défense de l’Eglise Romaine, de la foi chré­tienne, de sa patrie ; de la réci­ta­tion des heures cano­niales et autres prières ; du tes­ta­ment à faire, sui­vant les formes légales, dans les trois mois qui suivent l’admission dans l’Ordre ; de la paix à réta­blir au plus vite entre les Tertiaires ou avec les étran­gers ; de la conduite à tenir par les membres, si leurs droits ou pri­vi­lèges sont jamais atta­qués ou vio­lés ; ne jamais s’engager par ser­ment solen­nel, hors le cas d’une néces­si­té urgente et recon­nue par le Saint-​Siège. A ces règles s’en ajou­taient quelques autres de non moindre impor­tance : de l’assistance à la messe et des assem­blées à tenir pério­di­que­ment ; de l’offrande à faire par cha­cun, sui­vant ses moyens, pour venir en aide aux moins for­tu­nés, notam­ment aux malades, et pour assu­rer aux membres des funé­railles conve­nables ; com­ment les Tertiaires doivent se visi­ter les uns les autres en cas de mala­die et se reprendre en cas de faute ou d’obstina­tion dans une faute ; ne point refu­ser les fonc­tions ou devoirs qui sont impo­sés et ne pas les rem­plir négli­gem­ment ; du règle­ment des différends.

Par cet expo­sé, Nous avons vou­lu mon­trer que saint François par son apos­to­lat infa­ti­gable, par celui de ses reli­gieux et par l’institution du Tiers-​Ordre, jetait les fon­de­ments d’une socié­té nou­velle, c’est-​à-​dire la trans­for­mait presque entiè­re­ment sui­vant le modèle évangé­lique. Malgré leur impor­tance, Nous omet­tons les points de la règle qui touchent à la litur­gie et à la for­ma­tion spi­ri­tuelle de l’âme ; mais ce qui pré­cède démontre avec évi­dence qu’elle mit en vigueur un ordre nou­veau de vie publique et pri­vée : par-​là, non seule­ment la socié­té civile deve­nait une sorte d’union fra­ter­nelle, cimen­tée par les devoirs de la sanc­ti­fi­ca­tion, mais les droits des pauvres et des faibles se trou­vaient éga­le­ment pro­té­gés contre les riches et les grands, sans que l’ordre ou la jus­tice en fussent nul­le­ment lésés. Les Tertiaires étant assi­mi­lés au cler­gé, il en résul­tait cette heu­reuse consé­quence que les exemp­tions et les immu­ni­tés dont jouis­sait le cler­gé se trou­vaient échoir aux membres de la nou­velle confré­rie. C’est ain­si que, dès l’origine, les Tertiaires ne prê­tèrent plus le ser­ment solen­nel, dit de vas­sa­li­té, et ne prirent plus les armes en cas d’appel ou de guerre pro­je­tée ; car, à la loi dite féo­dale, ils pou­vaient oppo­ser la loi du Tiers-​Ordre, et à l’obligation ser­vile qu’on leur objec­tait, répondre par les liber­tés qui leur étaient acquises.

Ils eurent tout d’abord gran­de­ment à souf­frir de ceux qui avaient le plus vif inté­rêt à rame­ner et réta­blir l’ancien ordre de choses : par contre, ils furent sou­te­nus et défen­dus par Honorius III et Grégoire IX, qui usèrent des châ­ti­ments, même les plus durs, pour bri­ser toute hos­ti­li­té. Une évo­lu­tion des plus salu­taires se fit ain­si dans la socié­té ; la nou­velle ins­ti­tu­tion dont saint François était le Père et le Législa­teur réta­blit la pure­té des mœurs, en sus­ci­tant le zèle de la péni­tence ; du reste, elle s’étendit et s’accrut lar­ge­ment ; non seule­ment des Papes, des car­di­naux, des évêques, mais des rois et des princes régnants, dont quelques-​uns brillèrent des gloires de la sain­te­té, prirent avec fer­veur les insignes du Tiers-​Ordre et se péné­trèrent de la doc­trine évan­gé­lique avec l’esprit fran­cis­cain. L’estime et la glori­fication des ver­tus les plus déli­cates furent remises en hon­neur dans les cités ; bref, « la face de la terre » se trou­va renouvelée.

Saint François était « l’homme catho­lique et tout apos­to­lique », Sans ces­ser de tra­vailler, avec un suc­cès mer­veilleux, à l’amen­dement des chré­tiens, il s’occupait de rame­ner les infi­dèles à la foi et aux com­man­de­ments du Christ ; il vou­lut de même que ses reli­gieux s’y appli­quassent de toutes leurs forces. Nous n’avons pas à rap­pe­ler un fait bien connu : très dési­reux de répandre l’Evangile et de gagner le mar­tyre, saint François pas­sa en Egypte avec quelques dis­ciples ; avec autant de cou­rage que d’audace, il vint se pré­sen­ter au sul­tan lui-​même. Et tous les Frères Mineurs qui, au début et pour ain­si dire au prin­temps de leur Ordre, furent mas­sa­crés comme mis­sion­naires en Syrie et dans l’Afrique du Nord, l’Eglise ne les a‑t-​elle pas ins­crits dans ses fastes, en leur accor­dant les suprêmes hon­neurs ? Au cours des siècles et en répan­dant lar­ge­ment leur sang, les nom­breux fils de saint François rem­plirent si bien cet apos­to­lat que les Pontifes Romains leur confièrent l’évangélisation de plu­sieurs régions infidèles.

En dépit des sept siècles écou­lés, per­sonne ne s’étonnera donc que le sou­ve­nir des mul­tiples bien­faits venus de cet homme ait jamais pu être détruit ni même effa­cé. Mais il y a plus : sa vie et ses actes que les voix du ciel, comme l’a dit Dante, chan­te­raient encore mieux que celles de la terre, les siècles se les trans­mettent, pleins d’une admi­ra­tion inces­sam­ment renou­ve­lée ; ce n’est plus seule­ment dans le monde catho­lique que le Patriarche séra­phique brille du glo­rieux éclat de la sain­te­té, car l’univers entier connaît main­te­nant le nom d’Assise et, dans sa patrie, il a les hon­neurs d’un véri­table culte natio­nal. Peu de temps après sa mort, à la demande des peuples, de nom­breux temples furent dres­sés à son nom, mer­veilles de style et de déco­ra­tion ; des artistes consom­més riva­li­saient à qui ren­drait avec la plus magni­fique fidé­li­té l’image de saint François, à qui reprodui­rait le mieux par la pein­ture ou la sculp­ture, sur le bronze ou les mosaïques, les prin­ci­pales scènes de sa vie ; à Sainte-​Marie des Anges, dans cette plaine d’où « pauvre et humble, mais riche », il fit son entrée au ciel, ain­si qu’auprès de son glo­rieux tom­beau sur le flanc d’Assise, les étran­gers accourent, iso­lés ou en troupe, autant pour véné­rer la mémoire de ce grand homme, au meilleur pro­fit de leur âme, que pour contem­pler les monu­ments d’un art éternel.

Comme nous l’avons vu, pané­gy­riste incom­pa­rable, Dante Alighieri a chan­té le Saint d’Assise ; mais dans la suite des temps, les lit­té­ra­tures ita­lienne, ou étran­gères n’ont point man­qué d’illustres repré­sen­tants pour le célébrer.

C’est de nos jours pour­tant que les ques­tions fran­cis­caines ont été sur­tout l’objet d’études scien­ti­fiques appro­fon­dies ; des hommes de talent ont pro­duit de nom­breux ouvrages en diverses langues ou des œuvres d’art de grande valeur ; une immense admi­ra­tion pour saint François, bien que pas tou­jours d’un sens très juste, s’est empa­rée des contemporains.

Les uns se plaisent à consi­dé­rer l’aptitude natu­relle de son esprit à tra­duire les émo­tions de l’âme sous une forme poé­tique, et cet hymne, le plus ancien monu­ment de la langue nais­sante de sa patrie, fait les délices des savants modernes ; d’autres admirent en lui l’amant de la nature, et non pas seule­ment l’homme déli­cieu­se­ment ému devant la majes­té des objets inani­més, l’éclat des astres, les charmes des mon­tagnes et des val­lées de l’Ombrie, les beau­tés des ani­maux, mais celui dont la voix – tel Adam inno­cent dans le para­dis ter­restre – se fai­sait obéir des ani­maux, aux­quels il se sen­tait lié par une sorte de fra­ter­ni­té,; d’autres louent en lui le patriote, car notre Italie, son heu­reuse et glo­rieuse mère, a joui, plus qu’aucune autre nation, de ses nom­breux bien­faits ; d’autres enfin goûtent plus spé­cia­le­ment l’amour sin­gu­lier qui le met­tait en com­mu­nion avec le genre humain tout entier.

Ces divers traits sont exacts, mais ce sont les moindres : il faut même les bien entendre. Quiconque leur accorde trop d’importance ou n’y voit qu’un motif d’excuser sa mol­lesse, d’étayer les inven­tions de son esprit, de flat­ter ses goûts, celui-​là défi­gure le véri­table saint François.

C’est, en effet, dans la tota­li­té des ver­tus héroïques que nous avons esquis­sées, dans l’austérité de sa vie et sa pré­di­ca­tion de la péni­tence, dans son effort mul­tiple et labo­rieux pour réfor­mer la socié­té, que saint François se montre tout entier, et non pas tant pour être admi­ré que pour être imi­té du peuple chré­tien ; lui, le héraut du grand Roi, il n’avait d’autre but que de com­mu­ni­quer aux hommes la sain­te­té évan­gé­lique et l’amour de la croix ; il se sou­ciait fort peu d’en faire des amis des fleurs, des oiseaux, des agneaux, des pois­sons ou des lièvres. Que s’il témoigne une tendre affec­tion envers les créa­tures, s’il leur donne, « quelque petites qu’elles soient », les « noms de frère et de sœur » – affec­tion du reste nul­le­ment illé­gi­time, quand elle n’a rien d’excessif, – c’était uni­que­ment en rai­son de son amour pour Dieu ; il était por­té à aimer les choses qu’il « savait… avoir le même prin­cipe que lui »24 et dans les­quelles il recon­nais­sait la bon­té de Dieu ; car « il sui­vait par­tout le Bien-​Aimé à la trace de ses pas impri­més sur les choses ; il se fai­sait de tout une échelle pour atteindre son trône »25.

Quant au reste, pour­quoi les Italiens ne seraient-​ils pas fiers d’un Italien qui, dans la litur­gie ecclé­sias­tique elle-​même, est appe­lé « la lumière de sa patrie »26 ? Pourquoi les nommes dévoués aux inté­rêts popu­laires ne loueraient-​ils pas la cha­ri­té de François envers tous les hommes, notam­ment les plus pauvres ? Mais qu’on évite néan­moins de se lais­ser entraî­ner par un amour-​propre natio­nal exa­gé­ré et de don­ner en exemple de ce natio­na­lisme brû­lant et exclu­sif « l’homme catho­lique », car ce serait l’amoindrir ; qu’on n’aille pas non plus voir en lui l’auteur et le pré­cur­seur de théo­ries erro­nées dont il était on ne peut plus éloi­gné. Beaucoup s’arrêtent com­plai­sam­ment à ces qua­lités secon­daires chez le Saint d’Assise ; ils n’en éprouvent pas moins pour lui une cer­taine affec­tion, et c’est avec une sorte de pié­té qu’ils s’appliquent à l’organisation des solen­ni­tés sécu­laires ; ils méritent donc Nos louanges ; mais plaise à Dieu qu’ils puisent dans cet heu­reux évé­ne­ment un plus vif désir de mieux connaître la véri­table image du grand imi­ta­teur du Christ et, à son exemple, de recher­cher des grâces tou­jours plus hautes !

Nous éprou­vons cepen­dant une grande joie, Vénérables Frères, en voyant tous les hommes de bien s’unir pour glo­ri­fier la mémoire du très saint Patriarche. En l’honneur du VIIe cen­te­naire de sa mort, par­tout s’organisent des solen­ni­tés reli­gieuses ou publiques, et sur­tout dans les régions où il vécut, tout enno­blies main­te­nant par les sou­ve­nirs de sa pré­sence, de son écla­tante sain­te­té et de ses glo­rieux miracles. Dans ce mou­ve­ment, il Nous est extrê­me­ment agréable de vous voir à la tête de votre cler­gé et de vos fidèles. Dès main­te­nant, par la pen­sée, presque de Nos yeux, Nous pou­vons contem­pler la foule des pèle­rins ; ils vont voir et véné­rer ou bien Assise et les sanc­tuaires voi­sins de la verte Ombrie, ou bien les escar­pe­ments de l’Alverne, ou bien encore les pentes sacrées qui dominent la val­lée de Rieti. De la pieuse salu­ta­tion de ces lieux où l’on dirait que François res­pire tou­jours, offrant ses ver­tus en exemple, ils ne peuvent que ren­trer chez eux plus lar­ge­ment impré­gnés de l’esprit fran­cis­cain. Car – pour emprun­ter les paroles de Léon XIII – « les solen­ni­tés qui se pré­parent en l’honneur de saint François seront d’autant plus agréables à celui qui en est l’objet qu’elles seront plus fruc­tueuses pour ceux-​là mêmes qui les célèbrent. Mais le fruit le plus durable et le moins capable de se flé­trir, le voi­ci : que les hommes qui admirent son émi­nente ver­tu lui empruntent quelque res­sem­blance et s’appli­quent à deve­nir meilleurs en l’imitant »27. On dira peut-​être que, pour res­tau­rer la socié­té chré­tienne, il nous fau­drait un autre François. Mais que, pleins d’un zèle nou­veau, les hommes prennent ce grand saint pour maître et deviennent plus pieux et plus saints ; qu’ils imitent les exemples de sa vie, quand il était « le miroir de la ver­tu, la voie du bien, la règle des mœurs »28 ; que tous ils les repro­duisent dans leur conduite ; ne serait-​ce pas déjà suf­fi­sant pour gué­rir ou détruire les vices du temps présent ?

Mais qu’avant tout l’image admi­rable de leur Père et Législateur soit pré­sente à l’esprit de ses nom­breux enfants des trois Ordres. « Répandus par toute la terre – comme l’écrivait Grégoire IX à la bien­heu­reuse Agnès, fille du roi de Bohême, – ils rendent chaque jour un hom­mage mul­tiple au Tout-​Puissant. »29 Aux reli­gieux du Premier Ordre, c’est-à-dire à tous ceux que couvre l’appellation de Franciscains, Nous don­nons de bien vives féli­ci­ta­tions ; après les per­sé­cu­tions et les spo­lia­tions les plus indignes, tel que l’or pas­sé au creu­set, ils reprennent chaque jour un éclat de plus en plus conforme à leur ancienne splen­deur ; nous sou­hai­tons aus­si de toute notre âme que, par l’exemple de leur péni­tence et de leur humi­li­té, ils dénoncent en quelque sorte plus éner­gi­que­ment cette concu­pis­cence de la chair et cet orgueil de la vie si lar­ge­ment répan­dus. C’est à eux de rap­pe­ler la socié­té aux pré­ceptes de la vie évan­gé­lique : ils y par­vien­dront d’autant plus aisé­ment qu’ils obser­ve­ront plus scru­pu­leu­se­ment cette très sainte Règle que le fon­da­teur appe­lait « le livre de vie, l’espoir du salut, la moelle de l’Evangile, la voie de la per­fec­tion, La clé du para­dis, le pacte de l’alliance éter­nelle »30. Que du haut du ciel le Patriarche séra­phique ne cesse de contem­pler et de pro­té­ger cette vigne mys­tique qu’il a plan­tée de ses propres mains ; qu’il nour­risse et for­ti­fie sa mul­tiple pos­té­ri­té de la pure sève de la cha­ri­té fra­ter­nelle ; ne for­mant plus qu’ « un seul cœur et une seule âme », tous ses fils tra­vaille­ront avec le zèle le plus ardent à la régé­né­ra­tion de la famille chrétienne.

Quant aux vierges sacrées du Second Ordre, elles qui par­ti­cipent à la « vie angé­lique qui res­plen­dit en sainte Claire » et qui, tels des lis, s’élèvent dans les jar­dins du Seigneur, qu’elles conti­nuent à exha­ler le par­fum le plus pur et char­mer le regard de Dieu par des âmes blanches comme neige. Que, grâce à leurs prières, les pécheurs fassent de plus en plus appel à la clé­mence du Christ Notre-​Seigneur et que l’Eglise notre Mère éprouve d’innombrables joies en voyant tous ces enfants recou­vrer la faveur divine et l’espoir du salut.

Et pour finir, nous en appe­lons aux Tertiaires, soit qu’ils forment des com­mu­nau­tés régu­lières, soit qu’ils vivent dans le siècle. Par leur apos­to­lat ils s’efforceront, eux aus­si, de hâter les pro­grès spiri­tuels du peuple chré­tien. Grégoire IX les nom­mait les sol­dats du Christ et de nou­veaux Machabées ; qu’ils se montrent dignes de leurs ori­gines, et leur apos­to­lat peut aujourd’hui encore gran­de­ment contri­buer au salut com­mun ; ils se sont mul­ti­pliés par toute la terre, et il suf­fit que, for­més à l’image de François, leur Père, ils donnent l’exemple de l’innocence et de l’intégrité des mœurs.

Le bien vif désir que Nos pré­dé­ces­seurs Léon XIII, dans sa lettre Auspicato, et Benoît XV, dans sa lettre Sacra pro­pe­diem, expri­maient aux évêques de l’univers catho­lique, à Notre tour, Vénérables Frères, Nous en atten­dons l’accomplissement de votre zèle pas­to­ral : Nous dési­rons en effet que vous favo­ri­siez de toute façon le Tiers-​Ordre fran­cis­cain ; ensei­gnez à vos fidèles par vous-​mêmes ou par des prêtres ayant la culture et les apti­tudes néces­saires à la pré­di­ca­tion le but de cet Ordre sécu­lier d’hommes et de femmes, l’estime qu’il mérite, com­bien il est aisé d’y être admis et d’en obser­ver les lois très saintes, de quels tré­sors d’indulgences et de pri­vi­lèges jouissent les Tertiaires et enfin de quelle utili:é per­son­nelle et sociale est le Tiers-​Ordre. Que ceux qui n’ont pas encore don­né leur adhé­sion la donnent cette année même, sur vos conseils, et qu’ils entrent dans celle magni­fique milice ; ceux qui, en rai­son de leur âge, ne peuvent encore se faire ins­crire, se feront admettre comme pos­tu­lants ; de la sorte, les enfants eux-​mêmes se for­meront à cette sainte discipline.

En Nous offrant l’occasion de célé­brer tant d’événements salu­taires, Dieu semble vou­loir, dans sa bon­té, que Notre Pontificat ne s’achève point sans que le catho­li­cisme recueille les fruits les plus heu­reux. Ces solen­ni­tés sécu­laires en l’honneur de saint François, qui durant sa vie raf­fer­mit la mai­son du Seigneur et dans ses jours conso­li­da le temple (Si 50, 1.), nous les voyons donc se pré­pa­rer avec une joie extrême ; joie d’autant plus vive que, dès Notre jeu­nesse, Nous avons entou­ré ce Saint d’une pro­fonde véné­ra­tion, comme Notre Patron, et que Nous avons comp­té par­mi ses fils, puisque Nous avons autre­fois reçu les insignes du Tiers-​Ordre. Puisse donc cette année, le VIIe cen­te­naire de la mort du Père séra­phique, appor­ter au monde catho­lique, ain­si qu’à Notre patrie, de tels bien­faits, grâce à l’intercession de saint François ; qu’elle en devienne à jamais mémo­rable dans l’histoire de l’Eglise.

En atten­dant, comme gage des faveurs célestes et en témoi­gnage de Notre bien­veillance pater­nelle, Nous vous accor­dons du fond du cœur, à vous, Vénérables Frères, à votre cler­gé et vos fidèles, la Bénédiction apos­to­lique en le Seigneur.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 30 avril 1926, de notre Ponti­ficat la cin­quième année.

PIE XI, PAPE.

Source : Actes de S. S. Pie XI, tome 3, pp. 176–213

  1. Par. XI [] []
  2. Leg. I, n. 37. []
  3. Thomas de Celano, Traité des miracles, n. 2 []
  4. Règle des frères mineurs, intro­duc­tion []
  5. Legenda maior, c. 1, n. 1. []
  6. Legenda maior, c. 7. []
  7. Règle des frères mineurs, c. 6 []
  8. Opusc. Salutatio vir­tu­tum, Ed. 1904, p. 20 et suiv. []
  9. Livre 3, chap. 50. []
  10. Thomas de Celano, Leg. II, n. 143. []
  11. Cf. Mt 20, 26–28 ; Lc 22, 26. []
  12. Saint Bonaventure, Leg. Mai., c. 6, n.5 []
  13. Thomas de Celano, Leg. I, n. 62. []
  14. Julien de Spire, Vie de saint François, N. 28 []
  15. Règle des frères mineurs, pas­sim. []
  16. Légende des Trois Compagnons, n. 33 et suiv. []
  17. Thomas de Celano, Leg. II, n. 129. []
  18. Leg. I, n. 55 []
  19. Leg. mai., c. 9, n. 1. []
  20. Légende des Trois Compagnons, n. 21. []
  21. Thomas de Celano, Leg. I, n. 38 et suiv. []
  22. Bréviaire romain, 7 nov., leçon. IV. []
  23. Saint Bonaventure, Leg. mai., c. 2. []
  24. Saint Bonaventure, Leg. mai., c. 8, n. 6. []
  25. Thomas de Celano, Leg. II, n. 165. []
  26. Bréviaire des Frères mineurs []
  27. Encyclique Auspicato, 17 sep­tembre 1882. []
  28. Bréviaire des frères mineurs []
  29. Lettre De Conditoris omnium, 9 mai 1238. []
  30. Thomas de Celano, Leg. II, 208. []
12 novembre 1923
À l’occasion du IIIe centenaire de la mort de saint Josaphat, martyr, archevêque de Polotsk, pour le rite oriental.
  • Pie XI