L’abbé Félicité de Lamennais était un des pionniers du catholicisme libéral. Il avait fondé en 1830 le journal l’Avenir. Imbu des idées de la Révolution, celui-ci répandait des thèses libérales prônant l’indifférentisme de l’État en matière de religion. En 1832, le pape Grégoire XVI avait réagit énergiquement par l’encyclique Mirari vos qui condamnait les idées libérales, telle la liberté de conscience, qualifiée de « délire ». Lamennais s’était apparemment soumis à cette condamnation, mais il répandit à nouveau ses thèses libérales dans un opuscule paru en 1834 : Paroles d’un croyant. Dans la présente encyclique, le pape condamne de nouveau Lamennais et son ouvrage. Il réitère la condamnation des thèses libérales, étant toutefois prêt à accueillir de nouveau le repentir de Lamennais si celui-ci revenait de son égarement [1].
A tous les patriarches, primats, archevêques et évêques.
Grégoire XVI Pape.
Vénérables Frères, Salut et Bénédiction apostolique.
C’est pour nous un sujet de joie bien vive, que ces témoignages éclatants de foi, d’obéissance et de religion qui nous parviennent sur l’accueil fait de toutes parts à notre Encyclique du 15 août 1832, dans laquelle, suivant les devoirs de notre charge, nous avons annoncé à tout le troupeau catholique la saine doctrine, la seule qu’il soit permis de suivre sur les points qui y sont traités. Notre joie fut augmentée par les déclarations faites sur ce sujet par quelques-uns de ceux qui avaient approuvé les projets et les fausses opinions dont nous nous plaignions, et s’en étaient faits imprudemment les fauteurs et les défenseurs. Nous reconnaissions bien que tout le mal n’était pas disparu ; et des livres audacieux, répandus dans le peuple, et de sourdes machinations nous annonçaient assez qu’il se tramait quelque chose contre la religion et la société. Nous improuvâmes donc fortement ces manœuvres dans des lettres écrites au mois d’octobre à notre vénérable frère l’évêque de Rennes. Mais, lorsque nous étions dans l’anxiété et dans la plus grande sollicitude à ce sujet, ce fut pour nous une chose très-agréable, que celui-là même de qui nous venait ce chagrin, nous assura formellement, par une déclaration qui nous fut envoyée le 11 décembre de l’année dernière, qu’il suivait uniquement et absolument la doctrine exposée dans notre Encyclique, et qu’il n’écrirait ni n’approuverait rien qui y fût contraire. Nous avons donc dilaté les entrailles de notre charité paternelle pour un fils que nous devions croire avoir été touché de nos avis, et être disposé à donner de jour en jour, en paroles et en effets, des preuves plus décisives de son obéissance à notre jugement.
Mais, ce qui paraissait à peine croyable, celui que nous avions accueilli avec tant de bonté, oubliant notre indulgence, manqua bientôt à ses promesses ; et cette heureuse espérance, que nous avions conçue du fruit de nos instructions, fut tout-à-fait trompée, quand nous apprîmes qu’il venait de publier lui-même, en français, et de répandre partout un livre anonyme, dont les papiers publics nommèrent ouvertement l’auteur : ce livre, petit par son volume, mais énorme par sa perversité, a pour titre : Paroles d’un Croyant.
Nous avons été saisi d’horreur, vénérables frères ; et, dès le premier coup‑d’œil, touché de compassion sur l’aveuglement de fauteur, nous avons compris à quel excès peut se porter la science qui n’est point selon Dieu, mais selon les idées du monde. Car, contre la foi donnée solennellement dans sa propre déclaration, il a entrepris d’attaquer et de renverser, par des paroles captieuses et par des déguisements et des fictions, la doctrine que nous avions proclamée dans notre Encyclique, en vertu de l’autorité confiée à notre faiblesse, soit sur la soumission due aux puissances ; soit sur la nécessité d’éloigner des peuples le fléau de l’indifférentisme, et de mettre un frein à la licence croissante des opinions et des discours ; soit sur le besoin de condamner la liberté entière de conscience, et cette funeste conspiration de sociétés composées même des sectateurs de toute fausse religion, pour la ruine de la société religieuse et civile.
L’esprit se refuse à lire ce que l’auteur a écrit pour s’efforcer de rompre tout lien de fidélité et de soumission envers les princes, en allumant partout le flambeau de la révolte pour renverser l’ordre public, livrer les magistrats au mépris, enfreindre les lois, et arracher tous les fondements de la puissance sacrée et de la puissance civile. De là, par une fiction nouvelle et inique, il présente la puissance des princes comme contraire à la loi divine, et même, par une calomnie monstrueuse, comme l’ouvrage du péché et la puissance de Satan ; et il applique aux pasteurs de l’Eglise les mêmes notes flétrissantes qu’aux princes, pour une alliance criminelle qu’il rêve avoir été formée entr’eux contre les droits des peuples. Non content de cette audace, il met en avant une liberté entière d’opinions, de discours et de conscience ; il souhaite toute espèce de bonheur a des soldats qui vont combattre pour se délivrer, comme il le dit, de la tyrannie, il provoque avec fureur des associations formées de tout l’univers, et pousse avec tant d’instances à ces criminels projets, que nous voyons bien que, sous ce rapport aussi, il a foulé aux pieds nos avis et nos ordres.
Nous ne saurions passer ici en revue tout ce qui est entassé dans cette détestable production de l’impiété et de l’audace, pour troubler toutes les choses divines et humaines. Mais ce qui excite surtout l’indignation, et ce que la religion ne peut tolérer, c’est que les préceptes divins sont cités par l’auteur pour appuyer de si grandes erreurs, et que, pour affranchir le peuple de la loi de l’obéissance, comme s’il était envoyé de Dieu et inspiré par lui, après avoir invoqué le nom sacré de l’auguste Trinité, il présente partout des passages de l’Ecriture, et détourne avec ruse et audace les paroles de Dieu même pour inculquer ses perverses extravagances, afin de répandre avec plus d’assurance, comme disait saint Bernard, les ténèbres au lieu de la lumière, et d’offrir du poison au lieu de miel, ou plutôt dans le miel même, forgeant un nouvel Evangile pour les peuples, et posant un autre fondement que celui qui a été établi.
Dissimuler par notre silence une si fatale atteinte portée à la saine doctrine, c’est ce que nous défend celui qui nous a placés comme des sentinelles dans Israël, afin d’avertir de l’erreur ceux que Jésus, l’auteur et le consommateur de la foi, a confiés à nos soins.
Ainsi, après avoir entendu plusieurs de nos vénérables frères les Cardinaux de la sainte Eglise Romaine, de notre propre mouvement, de notre science certaine et de la plénitude de la puissance apostolique, nous réprouvons et condamnons, et voulons et prononçons qu’on doit tenir à jamais pour réprouvé et condamné le livre ci-dessus nommé, et intitulé Paroles d’un Croyant, dans lequel, par un abus impie de la parole de Dieu, les peuples sont excités a briser les liens de tout ordre public, à ruiner l’une et l’autre autorité, à provoquer, favoriser, perpétuer dans les Etats des séditions, des troubles et des révoltes ; nous le condamnons comme contenant des propositions respectivement fausses, calomnieuses, téméraires, conduisant à l’anarchie, contraires à la parole de Dieu, impies, scandaleuses, erronées, et déjà condamnées par l’Eglise, surtout dans les Vaudois, les Wiclefistes, les Hussites et autres hérétiques de cette espèce.
Ce sera maintenant à vous, vénérables frères, de seconder de tous vos efforts ce jugement que demandait nécessairement de nous, l’intérêt et la conservation de la religion et de la société, de peur que cet écrit sorti des ténèbres pour le malheur général, ne devienne d’autant plus pernicieux, qu’il favorise davantage une passion folle de nouveautés, et qu’il s’étende comme la gangrène parmi les peuples. Ce sera votre tâche d’insister sur la saine doctrine dans une matière d’aussi haute importance, de dévoiler la ruse des novateurs, et de veiller avec plus de vigueur à la garde du troupeau chrétien, afin que le zèle pour la religion, la piété dans les actions et la paix publique fleurissent et augmentent heureusement. Nous l’attendons avec confiance de votre foi et de votre vive sollicitude pour le bien commun ; afin que, par le secours de celui qui est le Père des lumières, nous nous félicitions, nous le disons avec saint Cyprien, que l’erreur ait été comprise et réprimée, et renversée par là même qu’elle a été reconnue et découverte.
Au reste il est déplorable de voir jusqu’à quel excès se précipitent les délires de la raison humaine ; quand quelqu’un se jette dans les nouveautés, qu’il veut, contre l’avis de l’apôtre, être plus sage qu’il ne faut l’être, et par une extrême présomption prétend qu’il faut chercher la vérité hors de l’Eglise catholique, dans laquelle elle se trouve sans le plus léger mélange d’erreur, et qui pour cela est appelée et est en effet la colonne et le fondement de la vérité. Vous comprenez bien, vénérables frères, qu’ici nous parlons aussi de ce fallacieux système de philosophie introduit récemment et tout-à-fait condamnable, dans lequel, par un désir effréné des nouveautés, on ne cherche pas la vérité là où elle se trouve certainement ; et, négligeant les traditions saintes et apostoliques, on admet d’autres doctrines vaines, futiles, incertaines, et non approuvées par l’Eglise, doctrines que des hommes superficiels croient faussement propres à soutenir et appuyer la vérité.
Tandis que nous vous écrivons ceci par suite du soin qui nous a été confié d’en haut de connaître, de décider et de garder la saine doctrine, nous gémissons de la plaie profonde faite à notre cœur par l’erreur d’un fils ; et dans le chagrin qui nous accable il n’est point pour nous d’espérance de consolation, à moins qu’il ne rentre dans les voies de la justice. Levons donc ensemble les yeux et les mains vers celui qui est le guide de la sagesse et qui redresse les sages. Prions-le avec instance de donner à ce fils un cœur docile et une grande force d’âme, pour qu’il écoute la voix du père le plus aimant et le plus affligé, et que promptement il remplisse de joie l’Eglise, votre ordre, ce saint Siège et notre personne. Certes, nous regarderons comme heureux et fortuné ce jour où il nous sera donné de presser sur notre sein paternel, ce fils revenu à lui-même ; et nous espérons beaucoup que son exemple fera rentrer en eux-mêmes ceux qu’il avait pu induire en erreur, de sorte qu’il y ait chez tous accord de doctrine, conformité de vues, concorde d’actions et de soins pour le bien de la chose publique et de la religion. Nous demandons et nous attendons de votre sollicitude pastorale, que vous imploriez de Dieu avec nous un si grand bienfait par des vœux et des supplications. En sollicitant pour cela le secours divin, nous vous accordons avec affection, à vous et vos troupeaux, la bénédiction apostolique comme gage de ce secours.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 7 avant les calendes de juillet (25 juin) 1834, an IV de notre Pontificat.
GRÉGOIRE XVI PAPE.
- ce qui n’arriva malheureusement pas[↩]