Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 31 juillet 1940
L’été est d’habitude la saison des vacances. Les vacances ! Ce nom chante à bien des oreilles comme le son d’une cloche joyeuse, parce qu’il annonce après de longs mois de travail une période de repos. Vous goûtez ce repos, chers jeunes époux, dans ce voyage de noces, peut-être bien court, qui vous a conduits dans la Ville éternelle. Les vacances offrent à quelques familles l’occasion d’un séjour dans une contrée hospitalière du voisinage, dans les montagnes ou sur les plages d’Italie. Pour d’autres familles, qui, moins aisées, ne peuvent quitter leur demeure, les vacances sont au moins le temps où parents et enfants se retrouvent plus longuement unis dans la paix du sanctuaire domestique.
La paix ! Que de familles aujourd’hui soupirent après elle ! Que d’épouses, de mères, de fiancées — fermement résolues pourtant et prêtes aux derniers sacrifices dans l’accomplissement de leurs devoirs patriotiques — ont le cœur déchiré par le départ d’un être cher pour une destination lointaine, peut-être inconnue et souvent périlleuse ! Il y en a d’autres qui ont le cœur plus tourmenté encore : leur pensée s’agite et se perd dans la nuit d’une angoissante incertitude ; elles interrogent terre et ciel, en quête d’un renseignement digne de foi sur le sort, tragique peut-être, de l’être bien-aimé dont elles n’ont plus de nouvelles. La paix ! Blanche colombe qui, ne trouvant où poser le pied sur une terre couverte de cadavres et submergée par un déluge de violence, semble avoir regagné l’arche de la Nouvelle Alliance, le Cœur de Jésus – Cor, arca legem continens… : « Cœur, arche qui contenez la Loi » [1] – pour n’en sortir que le jour où elle pourra enfin cueillir, sur l’arbre de l’Evangile, le vert rameau de la charité fraternelle entre les hommes et entre les peuples.
Malgré les tristesses de l’heure présente, il y en a plus d’un parmi vous, Nous le souhaitons du fond du cœur, qui ne laissera pas de goûter quelque repos. Mais l’homme ne saurait se contenter d’étendre mollement ses membres fatigués et de s’abandonner à un sommeil réparateur ; le repos de l’homme comprend aussi de saines distractions et, pour l’ordinaire, des lectures. Et comme il n’existe plus de notre temps, pour ainsi dire, une seule famille où n’entrent point le livre, la brochure et le journal, et que les loisirs des vacances multiplient les occasions de lecture, Nous voudrions vous adresser quelques paroles à ce sujet.
L’influence des lectures
Le premier homme qui, désireux de communiquer à d’autres sa pensée sous une forme plus durable que le son fugitif des paroles, grava, peut-être avec un grossier silex sur la paroi d’une caverne, des signes conventionnels dont il fixa et expliqua l’interprétation, cet homme inventa par le fait même l’écriture et l’art de la lecture. Lire, c’est entrer à travers des signes graphiques plus ou moins compliqués dans la pensée d’autrui. Or, puisque « les pensées des justes sont l’équité, et les conseils des méchants la fraude », il s’ensuit que certains livres comme certaines paroles, sont des sources de lumière, de force, de liberté intellectuelle et morale, tandis que d’autres ne font qu’apporter périls et occasions de péché. Tel est l’enseignement de l’Ecriture sainte : Cogitationes justorum judicia, et consilia impiorum fraudulenta. Verba impiorum insidiantur sanguini ; os justorum liberabit eos. « Les pensées des justes sont l’équité, et les conseils des méchants, la fraude. Les paroles des méchants sont des pièges de mort, mais la bouche des hommes droits les sauve » (Pr 12, 5–6). Il y a donc de bonnes et de mauvaises lectures comme il y a de bonnes et de mauvaises paroles.
La parole n’est souvent qu’un éclair. Dans la nuit et la tempête l’éclair peut suffire à remettre le voyageur sur le bon sentier ; et, même sur le chemin le plus sûr, un éclair, un seul, suffit à foudroyer l’imprudent. Tels sont les effets de la bonne ou de la mauvaise parole. Quant au livre, son action est moins rapide, mais elle se prolonge dans le temps. C’est une flamme qui peut couver sous la cendre ou une faible lueur dans la nuit, une lueur qui tout à coup se rallume, bienfaisante ou dévastatrice. Le livre sera la lampe du sanctuaire, toujours prête à signaler au fidèle qui s’avance le saint tabernacle et son hôte divin, ou ce sera le volcan dont les terribles éruptions jettent des cités entières dans la désolation et la mort. Vous désirez les agréables conversations, les paroles sages et réconfortantes ; vous haïssez non sans raison le blasphème et les propos corrupteurs ; cherchez donc de même les bons livres et détestez les mauvais.
Nous n’entendons pas vous décrire en cette allocution les dommages causés par la mauvaise presse ; Nous aimons mieux vous montrer, pour vous exhorter à les aimer et à les répandre, l’heureuse influence des bonnes lectures, comme Nous en trouvons un éclatant exemple dans la vie du saint que l’Eglise fête aujourd’hui, Ignace de Loyola.
L’exemple de saint Ignace.
Capitaine assoiffé de renom et de gloire, défenseur intrépide de Pampelune contre les soldats du roi de France, Ignace avait été frappé par le projectile d’une bombarde et il en avait eu la jambe gauche cassée et la droite grièvement atteinte. Estimant à sa juste valeur l’héroïque courage qu’il avait montré, les Français, lors de la prise de la citadelle, le traitèrent d’une manière chevaleresque et le firent transporter sur un brancard au château de Loyola. Entré en convalescence après des opérations extrêmement douloureuses, il se serait volontiers jeté, pour chasser l’ennui, sur des livres de chevalerie, des romans d’amour et de prouesses alors en vogue, comme Amadis de Gaule ; mais il ne s’en trouva aucun dans cet austère château. On lui offrit par contre la Grande Vie de Jésus-Christ par Ludolphe de Saxe et les Légendes des Saints par Jacques de Voragine. Faute d’autres livres, Ignace se résigne à lire ceux-là. Mais, bien vite, insensiblement, dans son âme loyale, d’abord surprise, puis subjuguée, se glisse une lumière plus pure, plus douce et plus brillante que le vain éclat des cours d’amour, des tournois de chevaliers et des actes de bravoure sur les champs de bataille.
Devant ses yeux encore brûlants de fièvre, la vision jusqu’alors tant admirée des grands gentilshommes aux armures damasquinées pâlissait ; d’autres héros se levaient à leur place, jusqu’alors à peine entrevus dans quelques instants de prière. Et peu à peu, dans les longues nuits sans sommeil, sous le pinceau de Jacques de Voragine, les ombres des martyrs couverts de sang, des moines à la cagoule grise, des vierges aux vêtements de lys, prenaient corps. Leurs froides figures s’animaient ; leurs gestes acquéraient expression et relief. Et au-dessus d’elles l’image d’un Roi généreux surgissait des pages de Ludolphe, l’image d’un Roi qui appelait à sa suite, pour conquérir la terre des infidèles, des légions de soldats obéissants et une petite troupe de chevaliers enthousiastes, désireux de se signaler à son service. Mais ce Roi souverain et Seigneur éternel ne parlait plus d’héroïques épopées ni de sanglantes mêlées où l’on frappait d’estoc et de taille. Il disait : « Qui veut me suivre, il faut qu’il souffre avec moi, afin que, m’ayant suivi dans mes labeurs, il me suive également dans la gloire. » L’âme d’Ignace, éclairée par cette lumière nouvelle, se détachait ainsi de plus en plus de ses fallacieux songes terrestres et commençait son oblation totale au Seigneur de toutes choses.
Conseils du Saint-Père
Bien-aimés fils et filles, rentrez en vous-mêmes, recueillez-vous un instant et recherchez avec sincérité d’où vient ce qu’il y a de meilleur en vous. Pourquoi croyez-vous en Dieu, en son Fils incarné pour la Rédemption du monde, en sa Mère dont il a fait votre Mère ? Pourquoi obéissez-vous à ses commandements ? Pourquoi aimez-vous vos parents, votre patrie, votre prochain ? Pourquoi êtes-vous résolus à fonder un foyer qui ait Jésus pour Roi et où vous puissiez transmettre à vos enfants le trésor familial des vertus chrétiennes ? Il est certain que c’est parce que la foi vous a été donnée dans le baptême ; parce que vos parents, votre curé, vos maîtres et maîtresses d’école vous ont enseigné par la parole et par l’exemple à faire le bien et à éviter le mal. Mais examinez vos souvenirs mieux encore ; parmi les meilleurs et les plus décisifs, vous trouverez probablement celui d’un livre bienfaisant : le catéchisme, l’histoire sainte, l’Evangile, le missel, le bulletin paroissial, l’Imitation de Jésus-Christ, la vie d’un saint ou d’une sainte. Vous reverrez des yeux de l’esprit un de ces livres, qui n’est peut-être ni le plus beau, ni le plus riche, ni le plus savant, mais sur les pages duquel votre lecture, un soir, s’est tout à coup arrêtée, votre cœur a battu plus fort, vos yeux se sont mouillés de larmes. Et alors, sous l’irrésistible action du Saint-Esprit, s’est creusé dans votre âme un sillon profond qui, malgré les ans, malgré les écarts plus ou moins longs, peut encore vous servir de guide dans le chemin qui vous mène à Dieu.
Si, du moins les plus jeunes, vous n’avez pas encore tous fait cette expérience, vous en sentirez probablement un jour la pénétrante douceur quand vous retrouverez sur une étagère encombrée ou dans une vieille armoire un petit livre de vos premières années, et que vous découvrirez avec émotion dans les pages jaunies, comme une fleur desséchée dans le jardin de votre enfance, l’histoire édifiante, la maxime, la pieuse prière que vous aviez laissée ensevelie sous la poussière des occupations et préoccupations de la vie quotidienne, mais qui tout de suite reprendra le même parfum, la même saveur, la même vigueur de coloris qu’au temps où elle avait enchanté et réconforté votre âme.
C’est là un des grands avantages du bon livre. Si vous dédaignez les sages avertissements et le juste blâme d’un ami, il vous abandonne ; mais le livre que vous abandonnez vous restera fidèle négligé ou repoussé à plus d’une reprise, il est toujours prêt à vous redonner l’aide de ses enseignements, la salutaire amertume de ses reproches, la claire lumière de ses conseils. Ecoutez donc ses avis aussi discrets que directs. Il vous adresse un blâme trop souvent mérité peut-être, il vous rappelle un devoir trop souvent oublié, comme il l’a fait à bien d’autres avant vous ; mais il ne vous découvrira pas leur nom, et il ne dévoilera pas le vôtre. Tandis que, sous la lampe silencieuse, le livre par vos yeux entre en vous et qu’il vous réprimande ou vous réconforte, personne n’entendra sa voix, hormis votre propre cœur.
PIE XII, Pape.
- Office du Sacré-Cœur de Jésus, à Laudes[↩]