Donné à Rome, près Saint-Pierre, en la fête de la Visitation
de la Très Sainte Vierge, le 2 juillet de l’année 1957Très Chers et Vénérables Frères,
Salut et Bénédiction apostolique !
Première partie
Le pèlerinage de Lourdes que Nous avons eu la joie d’accomplir en allant présider, au nom de Notre Prédécesseur Pie XI, les fêtes eucharistiques et mariales de la clôture du Jubilé de la Rédemption, a laissé en Notre âme de profonds et doux souvenirs. Aussi Nous est-il particulièrement agréable d’apprendre que, sur l’initiative de l’évêque de Tarbes et Lourdes, la cité mariale s’apprête à célébrer avec éclat le centenaire des Apparitions de la Vierge Immaculée, dans la Grotte de Massabielle, et qu’un Comité international a même été constitué à cet effet sous la présidence de l’Éminentissime cardinal Eugène Tisserant, doyen du Sacré-Collège.
Avec vous, chers Fils et Vénérables Frères, Nous tenons à remercier Dieu pour l’insigne faveur faite à votre patrie et pour tant de grâces répandues depuis un siècle sur la multitude des pèlerins. Nous voulons également convier tous Nos Fils à renouveler, en cette année jubilaire, leur piété confiante et généreuse envers Celle qui, selon le mot de saint Pie X, daigna établir à Lourdes « le siège de son immense bonté ». [1]
Toute terre chrétienne est une terre mariale, et il n’est pas de peuple racheté dans le sang du Christ, qui n’aime à proclamer Marie sa Mère et sa Patronne. Cette vérité prend toutefois un relief saisissant quand on évoque l’histoire de la France. Le culte de la Mère de Dieu remonte aux origines de son évangélisation et, parmi les plus anciens sanctuaires marials, Chartres attire encore les pèlerins en grand nombre et des milliers de jeunes. Le Moyen Age qui, avec saint Bernard notamment, chanta la gloire de Marie et célébra ses mystères, vit l’admirable efflorescence de vos cathédrales dédiées à Notre-Dame : Le Puy, Reims, Amiens, Paris et tant d’autres… Cette gloire de l’Immaculée, elles l’annoncent de loin par leurs flèches élancées, elles la font resplendir dans la pure lumière de leurs vitraux et l’harmonieuse beauté de leurs statues ; elles attestent surtout la foi d’un peuple se haussant au-dessus de lui-même dans un élan magnifique pour dresser dans le ciel de France l’hommage permanent de sa piété mariale.
Dans les villes et les campagnes, au sommet des collines ou dominant la mer, les sanctuaires consacrés à Marie – humbles chapelles ou splendides basiliques – couvrirent peu à peu le pays de leur ombre tutélaire. Princes et pasteurs, fidèles innombrables y sont accourus au long des siècles vers la Vierge Sainte, qu’ils saluèrent des titres les plus expressifs de leur confiance ou de leur gratitude. Ici l’on invoque Notre-Dame de Miséricorde, de Toute Aide ou de Bon Secours ; là, le pèlerin se réfugie auprès de Notre-Dame de la Garde, de Pitié ou de Consolation ; ailleurs, sa prière monte vers Notre-Dame de Lumière, de Paix, de Joie ou d’Espérance ; ou encore il implore Notre-Dame des Vertus, des Miracles ou des Victoires. Admirable litanie de vocables, dont l’énumération jamais achevée raconte, de province en province, les bienfaits que la Mère de Dieu répandit au cours des âges sur la terre de France.
Le XIXème siècle devait pourtant, après la tourmente révolutionnaire, être à bien des titres le siècle des prédilections mariales. Pour ne citer qu’un fait, qui ne connaît aujourd’hui la « médaille miraculeuse » ? Révélée, au cœur même de la capitale française, à une humble fille de S. Vincent de Paul que Nous eûmes la joie d’inscrire au catalogue des Saints, cette médaille frappée à l’effigie de « Marie conçue sans péché » a répandu en tous lieux ses prodiges spirituels et matériels. Et quelques années plus tard, du 11 février au 16 juillet 1858, il plaisait à la Bienheureuse Vierge Marie, par une faveur nouvelle, de se manifester sur la terre pyrénéenne à une enfant pieuse et pure, issue d’une famille chrétienne, laborieuse dans sa pauvreté. « Elle vient à Bernadette, disions-Nous jadis, elle en fait sa confidente, la collaboratrice, l’instrument de sa maternelle tendresse et de la miséricordieuse toute-puissance de son Fils, pour restaurer le monde dans le Christ par une nouvelle et incomparable effusion de la Rédemption ». [2]
Les événements qui se déroulèrent alors à Lourdes, et dont on mesure mieux aujourd’hui les proportions spirituelles, vous sont bien connus. Vous savez, chers Fils et Vénérables frères, dans quelles conditions étonnantes, malgré railleries, doutes et oppositions, la voix de cette enfant, messagère de l’Immaculée, s’est imposée au monde. Vous savez la fermeté et la pureté du témoignage, éprouvé avec sagesse par l’autorité épiscopale et sanctionné par elle dès 1862. Déjà les foules étaient accourues, et elles n’ont pas cessé de déferler vers la Grotte des Apparitions, à la source miraculeuse, dans le sanctuaire élevé à la demande de Marie. C’est l’émouvant cortège des humbles, des malades et des affligés ; c’est l’imposant pèlerinage de milliers de fidèles d’un diocèse ou d’une nation ; c’est la discrète démarche d’une âme inquiète qui cherche la vérité… « Jamais, disions-Nous, en un lieu de la terre, on n’a vu pareil cortège de souffrance, jamais pareil rayonnement de paix, de sérénité et de joie !» [3] Jamais, pourrions-Nous ajouter, on ne saura la somme de bienfaits dont le monde est redevable à la Vierge secourable ! « Ô heureuse grotte, honorée de l’apparition de la divine Mère ! rocher vénérable, duquel ont jailli à pleins flots des eaux vivifiantes ». [4])
Ces cent années de culte marial, au surplus, ont en quelque sorte tissé entre le Siège de Pierre et le sanctuaire pyrénéen des liens étroits, qu’il Nous plaît de reconnaître. La Vierge Marie elle-même n’a‑t-elle pas désiré ces rapprochements ? « Ce qu’à Rome par son Magistère infaillible le Souverain Pontife définissait, la Vierge Immaculée, Mère de Dieu, bénie entre toutes les femmes, voulut, semble-t-il, le confirmer de sa bouche, quand peu après elle se manifesta par une célèbre apparition à la Grotte de Massabielle…» [5] Certes, la parole infaillible du Pontife romain, interprète authentique de la vérité révélée, n’avait besoin d’aucune confirmation céleste pour s’imposer à la foi des fidèles. Mais avec quelle émotion et quelle gratitude le peuple chrétien et ses pasteurs ne recueillirent-ils pas des lèvres de Bernadette cette réponse venue du ciel : « Je suis l’Immaculée Conception » !
Aussi n’est-il pas étonnant que Nos Prédécesseurs se soient plu à multiplier leurs faveurs envers ce sanctuaire. Dès 1869, Pie IX, de sainte mémoire, se réjouissait de ce que les obstacles suscités contre Lourdes par la malice des hommes eussent permis de « manifester avec plus de force et d’évidence la clarté du fait ». [6] Et, fort de cette assurance, il comble de bienfaits spirituels l’église nouvellement édifiée et fait couronner la statue de Notre Dame de Lourdes. Léon XIII, en 1892, accorde l’office propre et la messe de la fête de « l’apparition de la Bienheureuse Vierge Marie Immaculée », que son successeur étendra bientôt à l’Eglise universelle ; l’antique appel de l’Ecriture y trouvera désormais une application nouvelle : « Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens : ma colombe, qui te tiens dans les fentes des rochers, qui te caches dans les parois escarpées !» (Ct 2,13–14) [7]) Vers la fin de sa vie, le grand Pontife tint à inaugurer et à bénir lui-même la reproduction de la Grotte de Massabielle édifiée dans les jardins du Vatican et, à la même époque, sa voix s’élevait vers la Vierge de Lourdes pour une prière ardente et confiante : « Que dans sa puissance la Vierge Mère, qui coopéra autrefois par son amour à la naissance des fidèles dans l’Eglise, soit encore maintenant l’instrument et la gardienne de notre salut ; … qu’elle rende la tranquillité de la paix aux esprits angoissés ; qu’elle hâte enfin, dans la vie privée comme dans la vie publique, le retour à Jésus-Christ ». [8]
Le cinquantenaire de la Définition dogmatique de l’Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge offrit à S. Pie X l’occasion d’attester dans un document solennel le lien historique entre cet acte du Magistère et l’apparition de Lourdes : « A peine Pie IX avait-il défini de foi catholique que Marie fut dès l’origine exempte de péché, que la Vierge elle-même commençait à opérer à Lourdes des merveilles ». [9] Peu après, il crée le titre épiscopal de Lourdes, rattaché à celui de Tarbes, et signe l’introduction de la cause de béatification de Bernadette. Il était surtout réservé à ce grand Pape de l’Eucharistie de souligner et de favoriser l’admirable conjonction qui existe à Lourdes entre le culte eucharistique et la prière mariale : « La piété envers la Mère de Dieu, note-t-il, y fit fleurir une remarquable et ardente piété envers le Christ Notre Seigneur. » [10] Pouvait-il d’ailleurs en être autrement ? Tout en Marie nous porte vers son Fils, unique Sauveur, en prévision des mérites duquel elle fut immaculée et pleine de grâces ; tout en Marie nous élève à la louange de l’adorable Trinité, et bienheureuse fut Bernadette, égrenant son chapelet devant la Grotte, qui apprit des lèvres et du regard de la Vierge Sainte à rendre gloire au Père, au Fils et à l’Esprit Saint ! Aussi sommes-Nous heureux, en ce Centenaire, de Nous associer à cet hommage rendu par S. Pie X : « La gloire unique du sanctuaire de Lourdes réside en ce fait que les peuples y sont de partout attirés par Marie à l’adoration du Christ Jésus dans l’auguste sacrement, en sorte que ce sanctuaire, à la fois centre de culte marial et trône du mystère eucharistique, surpasse, semble-t-il, en gloire, tous les autres dans le monde catholique ». [11]
Ce sanctuaire déjà comblé de faveurs, Benoît XV tint à l’enrichir de nouvelles et précieuses indulgences et, si les tragiques circonstances de son Pontificat ne lui permirent pas de multiplier les actes publics de sa dévotion, il voulut néanmoins honorer la cité mariale en accordant à son évêque le privilège du pallium au lieu des apparitions. Pie XI, qui avait lui-même été pèlerin de Lourdes, poursuivit son œuvre et eut la joie d’élever sur les autels la privilégiée de la Vierge, devenue sous le voile Sœur Marie-Bernard, de la Congrégation de la Charité et de l’Instruction chrétienne. N’authentifiait-il pas pour ainsi dire à son tour la promesse de l’Immaculée à la jeune Bernadette « d’être heureuse non pas en ce monde, mais dans l’autre » ? Et désormais Nevers, qui s’honore de garder la châsse précieuse, attire en grand nombre les pèlerins de Lourdes, désireux d’apprendre auprès de la Sainte à accueillir comme il convient le message de Notre-Dame. Bientôt l’illustre Pontife, qui venait à l’exemple de ses Prédécesseurs d’honorer d’une Légation les fêtes anniversaires des Apparitions, décidait de clôturer le Jubilé de la Rédemption à la Grotte de Massabielle, là où, selon ses propres termes, « la Vierge Marie Immaculée se montra plusieurs fois à la Bienheureuse Bernadette Soubirous, où avec bonté elle exhorta tous les hommes à la pénitence, en ce lieu même de l’étonnante apparition qu’elle combla de grâces et de prodiges ». [12] En vérité, concluait Pie XI, ce sanctuaire « passe maintenant à juste titre pour l’un des principaux sanctuaires marials du monde ». [13]
A ce concert unanime de louanges, comment n’aurions-Nous pas uni Notre voix ? Nous le fîmes notamment dans Notre Encyclique Fulgens corona, en rappelant à la suite de Nos Prédécesseurs que la « Bienheureuse Vierge Marie elle-même voulut confirmer, semble-t-il, par un prodige, la sentence que le Vicaire de son divin Fils sur la terre venait de proclamer aux applaudissements de l’Eglise entière ». [14] Et Nous rappelions, à cette occasion, comment les Pontifes Romains, conscients de l’importance de ce pèlerinage, n’avaient cessé de « l’enrichir de faveurs spirituelles et des bienfaits de leur bienveillance » [15]. L’histoire de ces cent années, que Nous venons d’évoquer à grands traits, n’est-elle pas en effet une constante illustration de cette bienveillance pontificale, dont le dernier acte fut la clôture à Lourdes de l’année centenaire du Dogme de l’Immaculée Conception ? Mais à vous, chers Fils et Vénérables Frères, Nous aimons rappeler spécialement un Document récent par lequel Nous favorisions l’essor d’un apostolat missionnaire dans votre chère Patrie. Nous eûmes à cœur d’y évoquer « les mérites singuliers que la France s’est acquis au cours des siècles dans le progrès de la foi catholique » et, à ce titre, « Nous tournions Notre esprit et Notre cœur vers Lourdes où, quatre ans après la définition du Dogme, la Vierge Immaculée elle même confirma surnaturellement par des apparitions, des entretiens et des miracles la déclaration du Docteur Suprême ». [16]
Aujourd’hui encore, Nous Nous tournons vers le célèbre sanctuaire qui s’apprête à accueillir sur les rives du Gave la foule des pèlerins du centenaire. Si, depuis un siècle, d’ardentes supplications, publiques et privées, y ont obtenu de Dieu, par l’intercession de Marie, tant de grâces de guérison et de conversion, Nous avons la ferme confiance qu’en cette année jubilaire Notre-Dame voudra répondre encore avec largesse à l’attente de ses enfants ; mais Nous avons surtout la conviction qu’elle nous presse de recueillir les leçons spirituelles des apparitions et de nous engager sur la voie qu’elle nous a si clairement tracée.
Seconde partie
Ces leçons, écho fidèle du message évangélique, font ressortir de façon saisissante le contraste qui oppose les jugements de Dieu à la vaine sagesse de ce monde. Dans une société qui n’a guère conscience des maux qui la rongent, qui voile ses misères et ses injustices sous des dehors prospères, brillants et insouciants, la Vierge Immaculée, que jamais le péché n’effleura, se manifeste à une enfant innocente. Avec une compassion maternelle, elle parcourt du regard ce monde racheté par le sang de son Fils, où, hélas ! le péché fait chaque jour tant de ravages, et, par trois fois, elle lance son pressant appel : « Pénitence, pénitence, pénitence !» Des gestes expressifs sont même demandés : « Allez baiser la terre en pénitence pour les pécheurs. » Et au geste, il faut joindre la supplication : « Vous prierez Dieu pour les pécheurs. » Ainsi, comme au temps de Jean Baptiste, comme au début du ministère de Jésus, la même injonction, forte et rigoureuse, dicte aux hommes la voie du retour à Dieu : « Repentez-vous !» (Mt 3, 2 ; 4, 17) Et qui oserait dire que cet appel à la conversion du cœur a, de nos jours, perdu de son actualité ?
Mais la Mère de Dieu pourrait-elle venir vers ses enfants, si ce n’est en messagère de pardon et d’espérance ? Déjà l’eau ruisselle à ses pieds : « Vous tous qui avez soif, venez vers les eaux, et vous puiserez le salut dans le Seigneur » (Is 55, 1 ; Pr 8, 35) [17]) A cette source, où Bernadette docile est allée la première boire et se laver, afflueront toutes les misères de l’âme et du corps. « J’y suis allé, je me suis lavé et j’ai vu » (Jn 9, 11), pourra répondre, avec l’aveugle de l’Evangile, le pèlerin reconnaissant. Mais, comme pour les foules qui se pressaient autour de Jésus, la guérison des plaies physiques y demeure, en même temps qu’un geste de miséricorde, le signe du pouvoir que le Fils de l’Homme a de remettre les péchés (cf. Mc 2, 10). Auprès de la Grotte bénie, la Vierge nous invite, au nom de son divin Fils, à la conversion du cœur et à l’espérance du pardon. L’écouterons-nous ?
Dans cette humble réponse de l’homme qui se reconnaît pécheur réside la vraie grandeur de cette année jubilaire. Quels bienfaits ne serait-on pas en droit d’en attendre pour l’Eglise, si chaque pèlerin de Lourdes –et même tout chrétien uni de cœur aux célébrations du Centenaire –réalisait d’abord en lui-même cette œuvre de sanctification, « non pas en paroles et de langue, mais en actes et en vérité !» (1 Jn 3, 18). Tout l’y invite, d’ailleurs, car nulle part peut-être autant qu’à Lourdes on ne se sent à la fois porté à la prière, à l’oubli de soi et à la charité. A voir le dévouement des brancardiers et la paix sereine des malades, à constater la fraternité qui rassemble dans une même invocation des fidèles de toute origine, à observer la spontanéité de l’entraide et la ferveur sans affectation des pèlerins agenouillés devant la Grotte, les meilleurs sont saisis par l’attrait d’une vie plus totalement donnée au service de Dieu et de leurs frères, les moins fervents prennent conscience de leur tiédeur et retrouvent le chemin de la prière, les pécheurs plus endurcis et les incrédules eux-mêmes sont souvent touchés par la grâce ou du moins, s’ils sont loyaux, ils ne restent pas insensibles au témoignage de cette « multitude de croyants n’ayant qu’un cœur et qu’une âme ». (Ac 4, 32)
A elle seule pourtant, cette expérience de quelques brèves journées de pèlerinages ne suffit généralement pas à graver en caractères indélébiles l’appel de Marie à une authentique conversion spirituelle. Aussi exhortons-Nous les pasteurs des diocèses et tous les prêtres à rivaliser de zèle pour que les pèlerinages du Centenaire bénéficient d’une préparation, d’une réalisation et surtout de lendemains aussi propices que possible à une action profonde et durable de la grâce. Le retour à une pratique assidue des sacrements, le respect de la morale chrétienne dans toute la vie, l’engagement enfin dans les rangs de l’Action Catholique et des diverses œuvres recommandées par l’Eglise : à ces conditions seulement, n’est-il pas vrai, l’important mouvement de foules prévu à Lourdes pour l’année 1958 portera, selon l’attente même de la Vierge Immaculée, les fruits de salut si nécessaires à l’humanité présente.
Mais, pour primordiale qu’elle soit, la conversion individuelle du pèlerin ne saurait ici suffire. En cette année jubilaire, Nous vous exhortons, chers Fils et Vénérables Frères, à susciter parmi les fidèles commis à vos soins un effort collectif de renouveau chrétien de la société, en réponse à l’appel de Marie : « Que les esprits aveuglés… soient illuminés par la lumière de la vérité et de la justice, demandait déjà Pie XI lors des fêtes mariales du Jubilé de la Rédemption ; que ceux qui s’égarent dans l’erreur soient ramenés dans le droit chemin ; qu’une juste liberté soit partout accordée à l’Eglise, et qu’une ère de concorde et de vraie prospérité se lève sur tous les peuples ». [18]
Or le monde, qui offre de nos jours tant de justes motifs de fierté et d’espoir, connaît aussi une redoutable tentation de matérialisme, souvent dénoncée par Nos Prédécesseurs et par Nous-même. Ce matérialisme, il n’est pas seulement dans la philosophie condamnée qui préside à la politique et à l’économie d’une portion de l’humanité ; il sévit aussi dans l’amour de l’argent, dont les ravages s’amplifient à la mesure des entreprises modernes et qui commande, hélas ! tant de déterminations pesant sur la vie des peuples ; il se traduit par le culte du corps, la recherche excessive du confort et la fuite de toute austérité de vie ; il pousse au mépris de la vie humaine, de celle même que l’on détruit avant qu’elle ait vu le jour ; il est dans la poursuite effrénée du plaisir, qui s’étale sans pudeur et tente même de séduire, par les lectures et les spectacles, des âmes encore pures ; il est dans l’insouciance de son frère, dans l’égoïsme qui l’écrase, dans l’injustice qui le prive de ses droits, en un mot dans cette conception de la vie qui règle tout en vue de la seule prospérité matérielle et des satisfactions terrestres. « Mon âme, disait un riche, tu as quantité de biens en réserve pour longtemps ; repose-toi, mange, bois, fais la fête. Mais Dieu lui dit : Insensé, cette nuit même on va te redemander ton âme ». (Lc 12, 19–20.)
A une société qui, dans sa vie publique, conteste souvent les droits suprêmes de Dieu, qui voudrait gagner l’univers au prix de son âme (cf. Mc 8, 36) et courrait ainsi à sa perte, la Vierge maternelle a lancé comme un cri d’alarme. Attentifs à son appel, que les prêtres osent prêcher à tous sans crainte les grandes vérités du salut. Il n’est de renouveau durable, en effet, que fondé sur les principes infrangibles de la foi et il appartient aux prêtres de former la conscience du peuple chrétien. De même que l’Immaculée, compatissante à nos misères mais clairvoyante sur nos vrais besoins, vient aux hommes pour leur rappeler les démarches essentielles et austères de la conversion religieuse, les ministres de la Parole de Dieu doivent, avec une surnaturelle assurance, tracer aux âmes la route étroite qui mène à la vie (cf. Mt 7, 14). Ils le feront sans oublier de quel esprit de douceur et de patience ils se réclament (cf. Lc 9, 55), mais sans rien voiler des exigences évangéliques. A l’école de Marie, ils apprendront à ne vivre que pour donner le Christ au monde, mais, s’il le faut aussi, à attendre avec foi l’heure de Jésus et à demeurer au pied de la croix.
Autour de leurs prêtres, les fidèles se doivent de collaborer à cet effort de renouveau. Là où la Providence l’a placé, qui donc ne peut faire davantage encore pour la cause de Dieu ? Notre pensée se tourne d’abord vers la multitude des âmes consacrées, qui se dévouent dans l’Eglise à d’innombrables œuvres de bien. Leurs vœux de religion les appliquent plus que d’autres à lutter victorieusement, sous l’égide de Marie, contre le déferlement sur le monde des appétits immodérés d’indépendance, de richesse et de jouissance ; aussi, à l’appel de l’Immaculée, voudront-elles s’opposer à l’assaut du mal par les armes de la prière et de la pénitence et par les victoires de la charité. Notre pensée se tourne également vers les familles chrétiennes, pour les conjurer de demeurer fidèles à leur irremplaçable mission dans la société. Qu’elles se consacrent, en cette année jubilaire, au Cœur Immaculé de Marie ! Cet acte de piété sera pour les époux une aide spirituelle précieuse dans la pratique des devoirs de la chasteté et de la fidélité conjugales ; il gardera dans sa pureté l’atmosphère du foyer où grandissent les enfants ; bien plus, il fera de la famille, vivifiée par sa dévotion mariale, une cellule vivante de la régénération sociale et de la pénétration apostolique. Et certes, au delà du cercle familial, les relations professionnelles et civiques offrent aux chrétiens soucieux de travailler au renouveau de la société un champ d’action considérable. Rassemblés aux pieds de la Vierge, dociles à ses exhortations, ils porteront d’abord sur eux-mêmes un regard exigeant et ils voudront extirper de leur conscience les jugements faux et les réactions égoïstes, craignant le mensonge d’un amour de Dieu qui ne se traduirait pas en amour effectif de leurs frères (cf. 1 Jn 4, 20). Ils chercheront, chrétiens de toutes classes et de toutes nations, à se rencontrer dans la vérité et la charité, à bannir les incompréhensions et les suspicions. Sans doute, énorme est le poids des structures sociales et des pressions économiques qui pèse sur la bonne volonté des hommes et souvent la paralyse. Mais, s’il est vrai, comme Nos Prédécesseurs et Nous-même l’avons souligné avec insistance, que la question de la paix sociale et politique est d’abord, en l’homme, une question morale, aucune réforme n’est fructueuse, aucun accord n’est stable sans un changement et une purification des cœurs. La Vierge de Lourdes le rappelle à tous en cette année jubilaire !
Et si, dans sa sollicitude, Marie se penche avec quelque prédilection vers certains de ses enfants, n’est-ce pas, chers Fils et Vénérables Frères, vers les petits, les pauvres et les malades, que Jésus a tant aimés ? « Venez à moi, vous tous qui êtes las et accablés, et je vous soulagerai », semble-t-elle dire avec son divin Fils. (Mt 11, 28.) Allez à elle, vous qu’écrase la misère matérielle, sans défense devant les rigueurs de la vie et l’indifférence des hommes ; allez à elle, vous que frappent les deuils et les épreuves morales ; allez a elle, chers malades et infirmes, qui êtes vraiment reçus et honorés à Lourdes comme les membres souffrants de Notre-Seigneur ; allez à elle et recevez la paix du cœur, la force du devoir quotidien, la joie du sacrifice offert. La Vierge Immaculée, qui connaît les cheminements secrets de la grâce dans les âmes et le travail silencieux de ce levain surnaturel du monde, sait de quel prix sont, aux yeux de Dieu, vos souffrances unies à celles du Sauveur. Elles peuvent grandement concourir, Nous n’en doutons pas, à ce renouveau chrétien de la société que Nous implorons de Dieu par la puissante intercession de sa Mère. Qu’à la prière des malades, des humbles, de tous les pèlerins de Lourdes, Marie tourne également son regard maternel vers ceux qui demeurent encore hors de l’unique bercail de l’Eglise, pour les rassembler dans l’unité ! Qu’elle porte son regard sur ceux qui cherchent et qui ont soif de vérité, pour les conduire à la source des eaux vives ! Qu’elle parcoure enfin du regard ces continents immenses et ces vastes zones humaines où le Christ est, hélas ! si peu connu, si peu aimé, et qu’elle obtienne à l’Eglise la liberté et la joie de répondre en tous lieux, toujours jeune, sainte et apostolique, à l’attente des hommes !
« Voulez-vous avoir la bonté de venir…», disait la Sainte Vierge à Bernadette. Cette invitation discrète, qui ne contraint pas, qui s’adresse au cœur et sollicite avec délicatesse une réponse libre et généreuse, la Mère de Dieu la propose de nouveau à ses fils de France et du monde. Sans s’imposer, elle les presse de se réformer eux-mêmes et de travailler de toutes leurs forces au salut du monde. Les chrétiens ne resteront pas sourds à cet appel ; ils iront à Marie. Et c’est à chacun d’eux qu’au terme de cette Lettre Nous voudrions dire avec saint Bernard : « Dans les périls, dans les angoisses, dans les perplexités, songez à Marie, invoquez Marie… En la suivant, on ne s’égare point ; en la priant, on ne tombe pas dans le désespoir ; en pensant à elle, on n’erre point. Si elle vous soutient, vous ne tomberez pas ; si elle vous protège, vous n’aurez rien à craindre ; si elle vous accompagne, vous ne connaîtrez pas la fatigue ; sa faveur vous conduira au terme…» [19])
Nous avons confiance, chers Fils et Vénérables Frères, que Marie exaucera votre prière et la Nôtre. Nous le lui demandons en cette fête de la Visitation, bien propre à célébrer Celle qui daigna, il y a un siècle, visiter la terre de France. Et en vous invitant à chanter à Dieu, avec la Vierge Immaculée, le Magnificat de votre gratitude, Nous appelons sur vous mêmes et vos fidèles, sur le sanctuaire de Lourdes et ses pèlerins, sur tous ceux qui portent la responsabilité des fêtes du centenaire, la plus large effusion de grâces, en gage desquelles Nous vous accordons de grand cœur, dans Notre constante et paternelle bienveillance, la Bénédiction apostolique.
Pie XII, Pape.
- S. PIE X, Lettre du 12 juillet 1914 : AAS 6 (1914), p. 376.[↩]
- Discours du 28 avril 1935 à Lourdes : CARD. EUGÈNE PACELLI, Discorsi e panegirici, Vatican 1956, p. 435.[↩]
- Ibidem, p. 437.[↩]
- Office de la fête des Apparitions, Hymne des 2es Vêpres. (en latin dans le texte original[↩]
- PIE XI, Décret de Tuto pour la Canonisation de Sainte Bernadette (2 juillet 1933) : AAS 25 (1933), p. 377.[↩]
- B. PIE IX, Lettre du 4 sept. 1869 à Henri Lasserre : Archivio Secreto Vaticano, Ep. lat., an. 1869, n. 388, f. 695.[↩]
- Graduel de la Messe de la fête des Apparitions. (en latin dans le texte original[↩]
- S. PIE X, Bref du 8 septembre 1901 : Acta Leonis XIII, vol. 21, pp. 159–160.[↩]
- S. PIE X, Lettre encyclique Ad diem illum (2 février 1904) : Acta Pii X, vol, 1, p. 149.[↩]
- S. PIE X, Lettre du 12 juillet 1914 : AAS 6 (1914), p. 377.[↩]
- S. PIE X, Bref du 25 avril 1911 : Arch. Brev. Ap., Pius X, an. 1911, Div. Lib. IX, pars I, f. 337.[↩]
- PIE XI, Bref du 11 janvier 1933 : Arch. Brev. Ap., Pius XI, Ind. Perpet. f.128.[↩]
- Ibidem.[↩]
- PIE XII, Lettre encyclique Fulgens corona (8 sept. 1953) : AAS 45 (1953), p. 578.[↩]
- Ibidem.[↩]
- PIE XII, Constitution apostolique Omnium Ecclesiarum (15 août 1954) : AAS 46 (1954), p. 567.[↩]
- Office de la fête des Apparitions, 1er Répons du 3e Noct. (en latin dans le texte original[↩]
- PIE XI, Lettre du 10 janvier 1935 : AAS 27 (1935), p. 7.[↩]
- S. BERNARD, 2e Homélie sur l’évangile « Missus est » : PL 183, 70–71. (en latin dans le texte original[↩]