Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 10 juillet 1940
Comme vous le savez, chers fils et filles, l’Eglise, durant le mois de juillet, honore particulièrement le Précieux Sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et dans sa liturgie elle supplie le Père céleste, « qui a constitué son Fils unique Rédempteur du monde et a voulu se laisser apaiser par son sang » [1], de nous en faire sentir la bienfaisante efficacité. Tel fut l’objet de notre bref discours à l’audience de mercredi dernier ; tel sera — mais sous un autre aspect — le sujet de la présente allocution. Le mystère de ce sang généreusement versé est aussi inépuisable que sa source ; et la méditation de l’œuvre rédemptrice, c’est-à-dire du plus généreux des pardons, est à l’heure actuelle plus que jamais salutaire et opportune.
Dans le monde visible apparaissent, au cours des siècles, non seulement des taches, mais des torrents de sang, qui couvrent les cités détruites et les campagnes dévastées. Or, trop souvent, le sang versé par la violence fait germer la rancune, et la rancune du cœur humain est profonde comme un abîme, et cet abîme appelle un autre abîme, comme l’onde suit l’onde, comme la calamité suit la calamité (Ps 41, 8). Il en va autrement du monde des âmes. Là aussi courent des fleuves de sang, mais ce sang répandu par amour porte avec lui le pardon des injures. Le Cœur de l’Homme-Dieu, dont il émane, est un abîme : « Cœur de Jésus, abîme de toutes les vertus », disent en effet les litanies du Sacré-Cœur. Abîme de vertus qui n’appelle au fond des cœurs qu’un autre abîme de douceur et de miséricorde. Depuis que le Christ a offert son sang pour l’humanité qui croit en lui, elle nage dans un océan de bonté et respire une atmosphère de pardon.
Avez-vous déjà, au soir d’une accablante journée d’été, regardé la terre rafraîchie par une pluie d’orage ? Sur les monts et dans les vallées, les trombes d’eau ont en quelques instants détrempé le sol, et lorsque le ciel redevient serein et que l’arc-en-ciel étend son ruban aux sept couleurs sur le gris du firmament, il monte du sol humide une vapeur chargée d’odeurs végétales : on dirait l’haleine tiède d’un grand organisme vivant, avide d’expansion. A ce parfum de l’eau, l’arbre coupé — comme disait Job (Jb 14, 7–9) — et qui semblait mort, reprend espoir et retrouve bien vite la chevelure de son feuillage. C’est là une faible image des bienfaits dont les torrents du Sang rédempteur ont inondé la terre. Si les cataractes du ciel, ouvertes quarante jours durant, suffirent à la submerger (Gn 7, 11), comment le sang divin, qui jaillit depuis dix-neuf siècles du Cœur de Jésus sur des milliers d’autels, n’aurait-il pas inondé et pour ainsi dire imprégné le monde des âmes ? David songeait peut-être à cette bienfaisante effusion lorsqu’il parlait d’une abondante pluie réservée à la postérité de Dieu. Pluviam volontariam segregabis, Deus, hereditati tuae (Ps., Lxvii, 10). La pluie, condition essentielle de la fertilité pour la Palestine et grande récompense de Dieu pour ceux qui observent ses commandements (Dt 11, 11–14), symbolise donc, bien qu’imparfaitement, la régénération du genre humain dans le sang du Christ.
Du reste, ce serait une erreur de croire que l’Ancien Testament n’ait pas enseigné le pardon des injures. On y trouve à ce sujet de sages avertissements qui s’adressent en particulier à vous, jeunes époux. « Ne garde le souvenir d’aucune offense de la part du prochain », dit l’Ecclésiastique (x, 6). Or, il est parfois plus dur d’oublier les offenses que de les pardonner. Avant tout pardonnez-vous, et Dieu vous fera la grâce de savoir oublier. Mais chassez par-dessus tout le désir de la vengeance, que le Seigneur condamnait ainsi dans l’Ancienne Loi : « Ne cherche pas la vengeance et ne conserve point le souvenir de l’injure de tes concitoyens » (Lv 19, 18). On pourrait dire aujourd’hui en d’autres paroles : « Gardez-vous de la rancune contre vos voisins : cette famille qui habite au-dessus, au-dessous, ou en face de vous ; ce propriétaire avec qui vous avez un mur mitoyen ; ce négociant dont le commerce vous fait concurrence ; cette personne de votre parenté dont la conduite vous humilie. » Voici un autre avertissement de l’Ecriture : « Ne dites point : Je lui ferai ce qu’il m’a fait, je rendrai à chacun selon sa conduite envers moi » (Pr 24, 29). Car celui qui veut se venger subira la vengeance du Seigneur, qui tiendra un compte exact de ses péchés (Si 28, 1). Quelle est grande, en effet, la folie de la rancœur dans une âme pécheresse qui a un si grand besoin d’indulgence ! L’écrivain sacré souligne ce contraste criant : « Un homme conserve de la colère contre un autre homme, et il demande à Dieu sa guérison !… Il n’a pas pitié d’un homme, son semblable, et il supplie pour ses propres fautes ! » (ib., 3–4).
Mais c’est surtout après que la Nouvelle Alliance entre Dieu et les hommes fut scellée dans le sang du Christ (Lc 22, 20) que devint générale la loi de l’inlassable pardon et de la colère qui le cède à l’amour : « O Pierre, répondit le Christ à l’apôtre qui l’interrogeait, tu pardonneras à ton frère, je ne dis pas sept fois, mais septante fois sept fois » (Mt 18, 22), c’est-à-dire que, sans réserves et sans limites, le chrétien doit se tenir prêt à pardonner les offenses du prochain. Le divin Maître enseigne ailleurs : « Lorsque vous êtes debout pour faire votre prière, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, pardonnez, afin que votre Père qui est dans les cieux vous pardonne aussi vos offenses » (Mc 11, 25). Et il ne suffit même pas de ne pas rendre le mal pour le mal. « Vous savez, ajoutait Jésus, qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent » (Mt 5, 43–44). Telle est la doctrine chrétienne de l’amour et du pardon, doctrine qui exige parfois de lourds sacrifices.
Le danger de l’heure actuelle, par exemple, c’est que dans bien des cœurs le noble et légitime sentiment du patriotisme ne dégénère en passion de vengeance, en orgueil insatiable chez les uns, en incurable rancœur chez les autres. Un chrétien fidèle et courageux dans la défense de sa patrie n’a pas le droit de haïr ceux qu’il est obligé de combattre. On voit sur les champs de bataille les personnes attachées au service des ambulances, les infirmiers et infirmières, se prodiguer pour les soins des malades et des blessés sans distinction de nationalité. Mais faut-il donc que les hommes arrivent jusqu’au seuil de la mort pour se reconnaître frères les uns des autres ? Cette admirable, mais peut-être tardive charité, ne suffit point ; il faut que, par la méditation et la pratique de l’Evangile, la multitude des chrétiens prenne enfin conscience des liens fraternels qui l’unissent dans une commune rédemption par les mérites du sang de Jésus-Christ ; il faut que les âmes trouvent, dans ce même sang devenu leur breuvage, la force, héroïque au besoin, d’un mutuel pardon, lequel n’exclut point le rétablissement, indispensable à toute vraie et durable concorde, de la justice ou du droit lésé.
Mais revenons à vous, chers jeunes époux. Ne vous faudra-t-il pas, dans la vie où vous venez de vous engager, pratiquer un jour l’oubli des offenses d’une manière que d’aucuns estimeront dépasser les forces humaines ? Ce cas heureusement rare entre époux vraiment chrétiens, n’est pas impossible, car le démon et le monde hantent le cœur humain, si prompt dans ses mouvements, et tourmentent sa chair bien faible (Mc 14, 38). Mais sans aller à de pareilles extrémités, combien de petites contrariétés dans la vie quotidienne, que de légers heurts qui peuvent, si l’on n’y porte remède aussitôt, établir entre les époux une aversion latente et douloureuse ! De même entre parents et enfants ; si l’autorité doit agir, si elle doit maintenir ses droits au respect, les appuyer d’avertissements, de réprimandes et, au besoin, de punitions, combien serait déplorable, de la part d’un père ou d’une mère, la moindre apparence de ressentiment ou de vengeance personnelle ! Il n’en faut pas davantage, quelquefois, pour ébranler et détruire dans le cœur des enfants la confiance et l’affection filiales.
L’exemple de saint Jean Gualbert
Après-demain, 12 juillet, la liturgie célèbre la fête d’un grand saint italien, Jean Gualbert, né d’une famille noble, à Florence, vers la fin du XIIe siècle. Son histoire montre jusqu’où peut aller le pardon des offenses et quelle récompense il reçoit de Dieu. Jeune chevalier, tout armé et escorté de soldats, il se rendait à une ville par un étroit chemin lorsque, à l’improviste, il se trouva devant l’assassin d’un membre très cher de sa famille. Le meurtrier, seul et sans armes, se vit perdu ; il tomba à genoux et étendit les bras en croix, attendant la mort. Mais Jean, par respect pour ce signe sacré, lui donna la vie, le releva et le laissa s’en aller librement. Puis, poursuivant son chemin, il entra dans l’église de San Miniato pour prier : il vit alors l’image du Crucifié pencher vers lui la tête dans un geste de tendresse infinie. Profondément ému, Jean prit la résolution de ne plus combattre que pour Dieu ; il coupa de ses propres mains sa belle chevelure et prit l’habit monastique ; la victoire qu’il avait remportée sur lui-même préludait à une longue vie de sainteté.
Chers fils et filles, vous n’aurez probablement pas à pratiquer un héroïsme aussi extraordinaire, et vous ne recevrez probablement pas une aussi prodigieuse faveur. Mais vous n’en devez pas moins vous tenir prêts chaque jour à pardonner les offenses reçues dans la vie familiale et sociale, selon cette parole que vous répétez chaque jour à genoux devant l’image du Crucifié : « Notre Père… pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (Mt 6, 12). Si alors vous ne voyez pas le Christ se pencher vers vous visiblement dans un sourire, la tête couronnée d’épines, vous saurez pourtant, dans la conviction de la foi et de la confiance, que de ce front divin, que des mains et des pieds du Sauveur Jésus, que de ce Cœur surtout à jamais ouvert, le sang rédempteur déversera ses flots de pardon dans votre âme avec d’autant plus d’abondance que vous aurez vous-même pratiqué le pardon des offenses avec plus de générosité.
PIE XII, Pape.
- Bréviaire romain, oraison du 1er juillet[↩]