Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 24 juillet 1940
Après le tabernacle, où nous possédons l’invisible mais réelle présence de Jésus-Christ vivant ; après la Palestine, qui garde son saint Sépulcre et les vestiges de ses pas sur la terre ; après Rome, qui conserve les glorieux tombeaux des princes des apôtres, il n’est pas de lieu qui ait vu accourir, au fil des siècles, une telle foule de pieux pèlerins que Saint-Jacques de Compostelle, où reposent, selon une antique tradition, les reliques de l’apôtre Jacques le Majeur1. Et comme demain est le jour de sa fête, Nous aimerions Nous rendre en esprit avec vous, bien-aimés fils et filles, à ce célèbre sanctuaire, pour y recueillir quelques enseignements.
Si nous y allions par voie de terre, les chemins qu’ont tracés les pèlerins du moyen âge enveloppés du manteau et le bourdon à la main, ces longs chemins que montrent encore certains pays nous permettraient de relire les pieuses chroniques qui ornent la vie du saint de multiples détails. Mais nous voyageons en esprit, et nous pouvons nous en tenir à ce que nous rapportent les Evangiles et les Actes des apôtres.
Ces notes sont brèves, mais elles suffisent pour nous montrer que ce saint a bien commencé, que pour un temps il a moins bien continué, mais qu’il a fort bien couronné sa vie.
Jacques eut un bon commencement. L’Evangile résume en peu de lignes l’appel du Christ à Jacques et à Jean, et la réponse des deux frères : « Laissant à l’heure même leur barque et leur père, ils le suivirent » (Mt 4, 21–22). C’est peu en apparence, et beaucoup en réalité. Lorsque Jacques (pour ne parler que de lui), laissait son père Zébédée dans la barque qui flottait près du rivage et où séchaient les filets suspendus aux antennes, il noyait à jamais dans les eaux du lac ses tendresses du passé et remettait sans réserve son avenir entre les mains du divin Maître. Vous aussi, chers jeunes époux, donnez-vous à Dieu sans retard dans la vie nouvelle où il vous a appelés. Prenez-en dès aujourd’hui les graves obligations au sérieux. Si jamais jusqu’ici vous avez connu une vie étourdie et légère, vous, jeunes hommes, une vie d’indiscipline ou d’indolence, et vous, jeunes femmes, une vie de frivolité et de vains attifements, ayez bien soin d’y renoncer. Appliquez toutes vos énergies aux devoirs de votre nouvel état. Le temps n’est plus des jeunes filles qui entrent dans le mariage sans pour ainsi dire le connaître ; mais il dure encore, hélas ! le temps où de jeunes époux s’imaginent qu’ils peuvent s’accorder dans les débuts de leur mariage une période de liberté morale et jouir de leurs droits sans tenir compte de leurs devoirs. C’est là une faute grave qui provoque la colère de Dieu ; une source de malheurs même temporels, dont la menace devrait inspirer de la crainte à tous. Celui qui commence par méconnaître ou mépriser son devoir, le négligera de plus en plus et finira presque par l’oublier, ainsi que les saines joies qu’il procure. Quand plus tard il s’en ressouviendra avec amertume, il comprendra qu’il est trop tard et versera peut-être de vaines larmes ; le couple infidèle à sa mission n’aura plus qu’à se dessécher dans la solitude désertique et désespérante de son stérile égoïsme.
Ce n’est pas tout qu’un heureux départ : le salut de l’âme n’est promis qu’à la persévérance (Mt 10, 22). Par la générosité de son élan, Jacques avait bien débuté ; mais comment a‑t-il continué ? L’Evangile nous renseigne en quelques traits. Il devint pour Jésus, qui ne reprend point son amour, un objet de prédilection. Jacques et Jean composaient avec Pierre, leur voisin et leur camarade de pêche, une triade à laquelle Jésus réservait d’exceptionnelles faveurs : ils furent les seuls témoins de son éclatante bonté dans la résurrection de la fille de Jaïre (Lc 8,49–56), de sa gloire dans la Transfiguration (Mt 17, 1–8), de sa tristesse et de sa soumission dans l’agonie de Gethsemani (Mc 14, 33). Mais c’est ici précisément que Jacques manqua de fidélité à son divin Maître. Il avait pourtant aimé Jésus avec sincérité ; il l’avait suivi avec ardeur ; et ce n’est pas sans raison que Notre-Seigneur avait donné aux deux frères de Zébédée le nom de « fils du tonnerre » (Mc 3,17). Leur bonne mère, ambitieuse comme bien d’autres, avait osé demander un jour à Jésus pour ses fils les premiers postes de son royaume. A la question du Sauveur : « Pouvez-vous boire le calice que je boirai ? » les deux intéressés avaient donné une réponse sincère : « Nous le pouvons » (Mt 20, 20–22). O Jacques, ton frère Jean, l’Apôtre de l’amour, sera au moins présent sur le Calvaire ; mais toi, où seras-tu alors ? La défection commença à Gethsemani, quand les trois apôtres préférés s’attirèrent cette douloureuse plainte du Sauveur : « Ainsi, vous n’avez pu veiller une heure avec moi ? » — « Veillez et priez, ajoutait Jésus, afin que vous n’entriez point en tentation ! » (Mt 26, 40–41).
Ainsi le maintien de la ferveur initiale exige la vigilance et la prière. Si vous avez imité saint Jacques dans la générosité de ses débuts, profitez de cette seconde leçon pour chercher dans la vigilance et la prière le secret de la persévérance. La plupart des enfants de nos pays catholiques l’apprennent certes de bonne heure. Mais il y a des jeunes gens qui pensent que dans le monde la prière, à partir de leur âge, est un encens dont il convient de laisser le parfum aux femmes, ainsi que certaines odeurs à la mode ; d’autres vont parfois à la messe, quand ils en ont le loisir, mais ils se jugent, semble-t-il, trop grands pour s’agenouiller, et il leur arrive de se dire trop peu mystiques pour s’approcher de la Table sainte. Il se rencontre aussi des jeunes femmes qui, malgré l’éducation soignée reçue de leurs mères ou de bonnes religieuses, se croient, une fois mariées, dispensées des normes de la plus élémentaire prudence : lectures, spectacles, danses, distractions dangereuses, elles se permettent tout.
Tout autre est la vie d’une véritable famille chrétienne. Ici le père sait que son âme est de même nature que celle de sa femme et de ses enfants. Il unit donc chaque jour sa prière à la leur et, comme il aime à les voir réunis autour de lui à la table du foyer, ainsi il aime à s’approcher avec eux de la Table eucharistique. L’épouse, avant même de sentir les responsabilités que lui imposera l’éducation des enfants, se dit à elle-même ce que plus tard elle devra dire à ses fils et à ses filles : Qui joue avec le feu se brûle et « qui aime le danger y périra » (Eccli., III, 27). Elle écoute la Sagesse divine qui proclame que l’épouse prudente est à l’époux un don spécial de Dieu (Prov. 19, 14). Elle ne peut enfin se rappeler sans effroi le grave avertissement de l’Ecriture, esquissé dans l’Ancien Testament et exprimé dans le Nouveau, que l’amour déréglé du monde tourne en inimitié contre Dieu (Jc. 4, 4).
La troisième leçon, saint Jacques nous la donne dans sa mort. Ici, comme pour le reste, l’Ecriture est sobre : « Le roi Herode (-Agrippa) fit mourir par le glaive Jacques, frère de Jean » (Ac 12, 2). De tout ce qu’avait entrepris l’apôtre après la Résurrection, de ses voyages, de ses fatigues pour sauver les âmes, aucune mention spéciale dans l’Ecriture. Mais il ressort du texte cité plus haut que saint Jacques but effectivement le calice que Jésus lui avait prédit et qu’il avait accepté généreusement : il mourut martyr. Le Rédempteur avait d’autre part oublié et pardonné la faiblesse dont l’apôtre s’était rendu coupable aux tristes heures de la Passion : le soir même de sa glorieuse résurrection Jésus apparaissait à ses disciples et il leur adressait non point d’amers reproches, mais un salut plein d’amour : « Que la paix soit avec vous » : Pax vobis ! (Jn 20, 19).
Chers fils et filles, Nous avons déjà plus d’une fois durant ce mois de juillet parlé du Précieux Sang de Notre-Seigneur ; c’est sur une évocation de ce Sang que Nous allons terminer Notre exhortation. Si graves que soient les péchés des hommes, le Cœur de Jésus leur reste toujours ouvert, source vive de Sang rédempteur. Tous les disciples abandonnèrent Jésus au premier moment de la Passion et s’enfuirent (Mt 26, 56), et tous reçurent son pardon. Tous, excepté celui qui n’osa compter sur le Cœur de Jésus et se barra d’une corde fatale le chemin du pardon. Même coupables de tous les péchés du monde, vous ne devriez pas y ajouter celui de refuser d’admettre que la bonté divine est plus vaste que vos fautes, et puissante à les pardonner. Généreux dans l’accomplissement de vos devoirs, fidèles à la prière et à la vigilance sur vous-mêmes, faites vôtre l’humble supplication du prêtre à la sainte messe avant la communion : « Seigneur Jésus, … qui par votre mort avez rendu au monde la vie, délivrez-moi, par votre saint Corps et votre Sang, de toutes mes iniquités et de tous les maux ; faites que je reste toujours attaché à vos commandements et ne permettez pas que je sois jamais séparé de vous. » Non, jamais, jamais, ni en ce monde, ni dans l’éternité !
PIE XII, Pape.